mercredi 28 août 2019

Mars convive des femmes #6 Aigiarm la forte damoiselle

Illustration : manuscrit du Devisement du monde de Marco Polo, 1410 - 1412

J'ai longtemps été sceptique quant à toutes ces princesses guerrières, utilisées par Disney, ou autre, pour moderniser et renouveler le genre du conte de fées. L'idée, en effet, m'en semblait trop moderne, pour n'être pas anachronique !
Et puis, en m'intéressant de plus près à la question, j'ai constaté qu'il ne s'agissait point là d'une invention de ce début de siècle, qui déclinerait au féminin un modèle historiquement exclusivement masculin. Car la princesse guerrière est une figure existant de longue date aussi bien dans la réalité que dans l'imaginaire collectif, et mon article (clic) sur les grandes héroïnes qui peuplent la littérature épique, a achevé de me convaincre de son importance.

La lecture de la Jérusalem délivrée du Tasse (1581), a également radicalement changé mon opinion sur une proche représentation très répandue dans les œuvres de fiction contemporaines, qui se déroulent dans des univers médiévaux (je pense ici à la série « Games of Thrones »). Cette représentation est structurée par l'opposition entre princesse « conventionnelle », se conformant aux injonctions sociales masculines, et « rebelle » (pour reprendre le titre du célèbre dessin animé), qui s'extrait de la place assignée à son sexe pour évoluer dans le monde des hommes et gagner par là indépendance et liberté. Dans cette opposition, un jugement péjoratif est attaché à la princesse conventionnelle, tandis que la princesse rebelle remplit un rôle fortement valorisé, montré d'ailleurs comme l'avenir désirable de la première, ce vers quoi elle doit tendre...
Cette vision des choses me paraissait très marquée par nos valeurs et conceptions modernes... Et pourtant c'est exactement celle que développe l'une des héroïnes du Tasse, la princesse musulmane Herminie, qui déplore sa condition et envie l'existence virile de sa très chère amie, la valeureuse Clorinde :

« Trop heureuse guerrière, se dit-elle, ah ! que ne puis-je te ressembler ! Ce ne sont point tes exploits, ce n'est point le vain honneur de ta beauté que j'envie... Une longue robe n'enchaîne point ses pas ; une jalouse retraite ne captive point sa valeur. Elle revêt son armure, et si elle veut sortir, elle part ; ni la crainte ni la pudeur ne l'arrêtent. Ah ! pourquoi la nature et le ciel me refusèrent-ils sa vigueur et son courage ? J'aurais pu, comme elle, échanger contre une cuirasse, contre un casque, ce voile et ces vêtements importuns. Les feux de l'été, les glaces de l'hiver, les tempêtes, les orages, rien ne pourrait m'arrêter. Seule ou accompagnée, j'irais dans la plaine, à la clarté du jour ou à la lueur des étoiles. (...). Pourquoi du moins une fois ne prendrais-je pas les armes ? Pourquoi ces bras, tout faibles, tout débiles qu'ils sont, ne pourraient-ils pas au moins un instant en soutenir le poids ? Ils le pourront. »

Cet étonnant monologue reprend des idées qui nous sont familières jusque dans leur formulation (double enfermement des femmes dans leurs vêtements et leur « foyer », favorisé par une éducation à la peur et à la honte).

Afin de poursuivre l'exploration de cette riche figure de la princesse guerrière, je vous propose aujourd'hui de partir pour l'Asie, avec un exemple cette fois médiéval et turco-mongol, la princesse tartare Aigiarm / Khutulun.
C'est néanmoins par l'intermédiaire d'un œil occidental qu'elle va vous être présentée, celui de Marco Polo. Dans son œuvre Le devisement du monde, ou Livre des merveilles, ou Livre de Marco Polo, écrite en 1298 sous sa dictée par un compagnon de cellule, le célèbre marchand et explorateur vénitien fait un récit de la vie d'Aigiarm, qui emprunte aux univers du conte de fées et des romans de chevalerie, et rappelle la légende béotienne d'Atalante par le motif du refus du mariage et de la mise à l'épreuve des prétendants...

« Or sachez que le roi Caidu (roi du Turkestan, neveu du Grand Khan) avait une fille qui s'appelait Aigiarm, ce qui veut dire, en tartare : luisante lune. Cette damoiselle était si belle, si forte et si vaillante qu'en tout le royaume de son père ne trouvait-on homme qui la pût vaincre de force : en toute épreuve elle montrait une plus grande force qu'aucun homme. Son père la voulut plusieurs fois marier, mais elle ne le voulait, disant qu'elle ne se marierait jamais jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un homme qui la vainquît en toutes épreuves. Et son père, quand il connut sa volonté, lui accorda le privilège à leur usage de pouvoir se marier avec qui elle voudrait et quand il lui plairait. Elle était si grande et si robuste, si forte et si bien bâtie qu'elle ressemblait à une géante. Elle avait envoyé des lettres dans chaque pays que quiconque se voudrait venir exercer contre elle vînt à telle condition que, si elle le vainquait, elle gagnerait cent chevaux, et que s'il la vainquait, il l'aurait pour femme. Si bien que plusieurs fils de gentilshommes étaient venus s'exercer contre elle, mais elle les avait tous vaincus, tant qu'elle avait gagné plus de 10.000 chevaux.
Or il advint que l'an 1280 du Christ, vint un gentil seigneur, fils d'un roi riche et puissant, qui était preux, vaillant et très fort : il avait ouï parler de l'épreuve de cette damoiselle et était venu s'exercer contre elle, afin, s'il la vainquait, qu'il la pût avoir comme femme, selon les conventions. Et il avait très grande envie de l'avoir, car elle était très belle damoiselle de grande manière, et il était très beau, jeune preux et fort de toutes forces : il n'avait trouvé homme, au royaume de son père, qui pût tenir contre lui. Aussi était-il venu hardiment, et avait amené mille chevaux d'un seul coup, mais le jeune homme se fiait tant à sa force qu'il pensait gagner tout de suite.
Et sachez que le roi Caidu et sa femme la reine, mère de la forte damoiselle, prièrent leur fille privément qu'elle se laissât vaincre de toute manière, se disant très heureux si leur fille devenait sa femme, parce qu'il était gentilhomme et fils d'un grand roi. Mais la damoiselle leur répondit qu'en aucune manière elle ne se laisserait vaincre, mais que s'il la vainquait par force, elle voulait bien être sa femme selon les conventions, autrement non.
Or advint qu'au jour nommé tout le monde s'assembla au palais du roi Caidu. Et y furent le roi et la reine. Et quand toute la gent fut assemblée, dont il y en avait beaucoup pour voir cette lutte, sortit, la première, la damoiselle, avec une cotte étroite de samit (velours de soie), et puis vint le jeune homme, avec une cotte de cendel (étoffe tissée d'or et de soie) qui était très belle chose à voir. Et avait-on convenu que si le damoiseau la pouvait renverser à terre, il l'épouserait ; et si, au contraire, la princesse (le versait à terre) il perdrait les mille chevaux.
Et quand ils furent tous deux ensemble, se prirent l'un l'autre à bras, et dura longtemps que l'un ne pouvait abattre l'autre. Mais à la fin fut telle aventure que la demoiselle le jeta sous elle très vaillamment. Et quand il se vit jeté sous elle, il en eut très grande honte et très grand-vergogne ; et sitôt qu'il fut levé, il ne fit autre chose que s'en partir aussitôt qu'il put, avec toute sa compagnie, et s'en retourna chez son père, honteux et dolent de ce qui lui était advenu, qu'il eût été vaincu par une damoiselle qui oncques n'avait pu trouver homme qui tînt contre elle. Et laissa les mille chevaux qu'il avait amenés.
Quant au roi Caidu, je vous dis que lui et sa femme furent très courroucés, car par leur vouloir le damoiseau eût gagné leur fille, et chacun voulait qu'il l'eût pour femme, parce qu'il était tenu pour riche homme, et encore était très beau jeune homme, fort, preux et plaisant.
Or, je vous ai conté de la fille du roi. Et sachez que, depuis ce fait, son père n'allait en nul fait d'armes qu'elle n'allât avec lui. Et il la menait volontiers, parce qu'il n'avait nul chevalier avec lui qui tant fît d'exploits comme elle faisait. Et quelquefois, elle quittait l'armée de son père et allait à l'armée des ennemis, et s'emparait d'un homme, par force, aussi légèrement qu'un oisel, et l'apportait à son père. »

Ce récit diffère notablement du mythe grec en ce que l'héroïne, contrairement à Atalante, ne se marie pas. Quoique tout fasse attendre un tel dénouement (l'insistance des parents, le rang, la beauté et la valeur du prétendant, égal de la princesse), cette fin sans mariage n'est pas négative pour autant : Aigiarm ne se voit aucunement blâmée de ce choix de vie peu conventionnel, qui lui vaut, au contraire, l'affection préférentielle de son père. La pratique du rapt, dont la description clôt le récit, peut faire l'objet d'une lecture symbolique, qui réaffirme cette préférence paternelle. Si l'on file la métaphore qui fait des soldats ennemis des oisels dont se saisit la jeune guerrière, celle-ci apparaît dès lors comme un rapace, plus précisément un faucon : elle est dans la guerre ce que le faucon est dans la chasse, loisir préféré des seigneurs tartares, qui voient dans cet oiseau de proie une créature d'élite, avec laquelle ils entretiennent des relations privilégiées (dont Marco Polo donne des exemples dans plusieurs passages de son œuvre). Assimiler Aigiarm à un animal, de surcroît domestique, n'est absolument pas dépréciatif et exprime seulement la force de l'attachement de son père pour elle, ainsi que ses qualités d'adresse et sa fidélité à servir celui qui est son seigneur et maître (les khanats mongols sont organisés selon un modèle féodal).

La figure d'Aigiarm a beaucoup marqué la culture occidentale, qui la connaît sous le nom de Turandot (du persan Turandokht توراندخت qui signifie « Fille d'Asie centrale ») et l'a fait apparaître dans de nombreuses œuvres littéraires et / ou musicales, dont la plus célèbre est l'opéra éponyme de Puccini (1924). Ces œuvres transforment radicalement et affadissent le récit original pour le rendre plus acceptable au public moderne européen : Turandot, fille de l'empereur de Chine, n'est plus ni une athlète, ni une guerrière, et finit par succomber à l'amour.