mardi 6 mars 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les Indo-européens #2 Activité pastorale, richesse et don


« Tout ce qui se rapporte à des notions économiques est lié à des représentations beaucoup plus vastes qui mettent en jeu l'ensemble des relations humaines ou des relations avec les divinités », écrit Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Humaines ou masculines ? Tel sera le fil conducteur de la réflexion qui suit.


ACTIVITÉ PASTORALE

Les peuples indo-européens étant initialement (semi-)nomades, une part centrale de leur activité était consacrée à l'élevage et au pâturage du bétail. Avec la sédentarisation, cette part a diminué au profit de la culture des céréales, du maraîchage et de l'agroforesterie, mais elle est restée importante, parce qu'élevage et pastorat continuaient de répondre à certains besoins : matière première textile (laine), force de travail civile ou militaire (trait, portage, labour), sacrifices sanglants (viande).

C'est l'élevage et le pastorat d'une part, la chasse d'autre part, qui commandent la vision indo-européenne du monde animal. Les animaux sont distingués entre eux par l'espèce à laquelle ils appartiennent, qui est définie, non par des caractères morphologiques communs, mais par la capacité à s'accoupler et se reproduire (appartiennent à une même espèce les animaux qui peuvent se reproduire entre eux). C'est la chasse qui nomme les espèces animales dont la capacité à s'accoupler et se reproduire ne dépend pas de l'être humain. C'est l'élevage et le pastorat qui nomment les animaux dont la capacité à s'accoupler et se reproduire dépend de l'être humain.

La chasse indo-européenne est traditionnellement de deux types : chasse masculine rituelle et chasse domestique.
Les hommes ne chassant rituellement que les mâles, ils ont appris à différencier les mâles des femelles et les nomment différemment. La chasse n'a pas besoin d'aller plus loin dans sa compréhension du monde animal.
Cette distinction sexuelle ne joue pas particulièrement pour la chasse domestique (qu'importe que la proie chassée et mangée soit un oiseau ou une oiselle), dont la pratique est commune aux hommes et aux femmes, chaque sexe lui donnant un sens différent : pour les hommes, il s'agit d'un exercice maintenant leur disposition à la guerre, pour les femmes, il s'agit d'un rituel d'ensauvagement divin (en Grèce : vierges dévouées à Artémis, bacchantes liées à Dionysos).

La division sexuelle des tâches existe aussi pour l'élevage et le pastorat : l'élevage en tant que tel est en effet une tâche féminine, tandis que l'activité pastorale proprement dite (le fait de mener un troupeau à pâture) est une tâche masculine. Les espèces qui donnent lieu à élevage et pastorat font l'objet d'une distinction entre l'état sauvage dont elles sont tirées et l'état domestique. C'est le pastorat (ensemble de savoir-faire spécialisés selon les espèces animales) qui nomme l'espèce à l'état domestique. L'élevage n'intervient que pour nommer (par suffixation sur le radical créé par les hommes) la partie féminine du troupeau, collectivement par référence à l'allaitement, individuellement par référence à la prédominance proprement féminine (suffixation en gunè, d'où provient le mot anglais queen).
Une importance particulière est donnée au mâle reproducteur, dans la mesure où l'élevage passe inévitablement par la sélection d'un reproducteur unique parmi les mâles, les autres étant châtrés et/ou sacrifiés. Le mâle reproducteur est le trait d'union entre l'élevage féminin et l'activité pastorale masculine : le pasteur le considère comme le leader du troupeau des femelles, l'éleveuse comme le moyen de sa perpétuation. Le choix du mâle reproducteur est l'enjeu pratique d'un conflit entre culture féminine et culture masculine : si ce sont les femmes qui choisissent, l'idéologie de la perpétuation féminine prédomine, si ce sont les hommes qui choisissent, prédomine l'idéologie de la virilité exacerbée vs la neutralité émasculée. On sait qui l'a emporté dans ce conflit.
Quoi qu'il en soit, le pastorat, activité masculine, reste la source de la désignation de l'état domestique de l'espèce, dont dérivent toutes les autres désignations.

RICHESSE ET DON

L'activité de pasteur a une double fonction, ce qui explique son importance linguistique par rapport à l'élevage, qui n'en a qu'une. Outre l'entretien des bêtes, celle-ci a en effet pour but d'exhiber la richesse familiale, richesse attribuée aux hommes et exhibée par les hommes à la vue des autres hommes.
Le troupeau que l'on mène à pâture est une forme bien visible de la richesse familiale, ce qui explique que le troupeau en général ou un troupeau en particulier puisse s'appeler du nom de la richesse mobilière, par opposition à la richesse séquestrée et invisible (le trésor).

Structure du don

La richesse masculine s'exhibe (ou au contraire se cache), et le mode préférentiel de son exhibition est paradoxalement sa destruction dans le don, initialement identifié à une dépense de prestige. Ce qui est en jeu dans le don, c'est le capital symbolique (le fait de primer sur les autres), aboutissement des pratiques agonistiques masculines, qui s'inscrivent notamment dans le cadre culturel de la religion, qui les a intégrées. Le don est caractérisé par le fait, pour un ensemble de rivaux, d'opérer un prélèvement sur leur richesse, d'en exhiber la valeur, et de la liquider pour la jouissance de tous, des rivaux bien sûr, mais plus largement du public rassemblé (d'où l'ancrage sur le calendrier des fêtes religieuses, réunissant tous les membres de la communauté, dieux compris, lors desquelles les hommes rivalisent pour en relever le faste, y apposer leur signature et acquérir le titre de meilleur dépensier). On ne possède pas une richesse pour la posséder, mais pour se déposséder et gagner en capital symbolique. La richesse dépensée doit être regagnée pour entretenir la pratique du don et cette capacité à reconstituer son bien permet de prouver sa valeur individuelle.
On se situe donc à l'opposé de l'homo œconomicus, même si certains de ses traits sont déjà présents (la distinction entre entrepreneurs concurrents et consommateurs, l'esprit d'entreprise qui pousse à réaliser des exploits économiques).

Le don dispose dès l'origine d'une structure complexe associant :
  • un facteur de genre (les rivaux dans le don sont exclusivement des hommes),
  • un facteur de distinction (les rivaux se distinguent du reste de la communauté et se distinguent entre eux, l'enjeu étant ici la représentation de la communauté par un seul individu : le rival vainqueur),
  • un facteur libidinal (l'exhibition d'une partie de soi et sa destruction pour la jouissance de tous constituent le motif profond du don),
  • un facteur culturel (l'identité et la valeur, chez les Indo-européens, sont liées à la capacité d'un individu à représenter la communauté et cette capacité se manifeste dans la dépense de la richesse),
  • un facteur vital (c'est par la destruction d'une partie de soi, le sacrifice partiel de soi, le quasi-suicide, que l'on accède au statut de mi-mort, lien magique entre l'humain et le divin, et que l'on peut prétendre à une place aux côtés des dieux et au statut d'ancêtre de la communauté après la mort individuelle, garantis par une vie de largesses et par l'obtention répétée de la représentation communautaire).
Dans la version première du don, prendre et donner appartiennent à la même opération globale : on ne fait d'abord don que de ce qui nous appartient, que de ce qu'on prend dans ses propres biens.

Variations dans la structure du don

La structure du don admet des variantes, qui correspondent aux différentes formes que prend la sociabilité masculine dans les sociétés indo-européennes.

L'une de ces variantes de la structure du don est liée à la séparation entre l'acte de prendre et l'acte de donner, cela sous la pression d'une autre pratique masculine indo-européenne, celle de la razzia entre communautés non-alliées et du partage du butin qui la conclut. Dans le don canonique, on prend pour donner, dans la razzia, quelqu'un laisse un bien qui sera pris. En effet, le razzié, dans sa fuite, délaisse son bien, qui devient un bien vacant, sans maître, et qui nécessite, pour devenir propriété, un acte de prise (par exemple après un concours) ou un acte d'attribution (par le chef aux membres de la troupe). La séparation entre prendre et donner correspond donc à une institution masculine particulière et à une forme spécifique de don : la distribution de parts. Le cadre social de cette variante du don n'est plus la fête religieuse communautaire, mais le camp de la troupe guerrière.
À Rome, le champ économique a fait de la razzia le modèle de l'acte d'achat : le mot qui désigne celui-ci a pour signification « tirer à soi », « prendre ». À l'issue d'une négociation, la vente est conclue par le fait que l'acheteur se saisit de la marchandise et l'emporte. Il devient par là le débiteur du vendeur et honorera sa dette en payant dans un second temps la marchandise emportée. Le vendeur est l'équivalent du razzié et l'acheteur, du razzieur. La différence avec la razzia tient à la reconnaissance par l'acheteur de sa faute à l'égard du vendeur, qu'il efface par le paiement de sa dette. La razzia se civilise quand elle intègre le champ économique.

Dans la dépense de prestige, (1) le don n'est jamais contraint, car celui qui cède quelque chose (son corps aussi bien) par la violence ne donne pas, par contre il est contraignant, la contrainte étant de l'ordre de l'émulation ; (2) le don engage les témoins du don à accorder leur reconnaissance, mais pas à rendre à la place du donataire. En Grèce, cette structure subsiste, mais peut connaître trois types de variation :
Une première variation concerne le caractère contraignant du don, avec le don gratuit qui n'invite pas à la surenchère, mais vaut simplement au donateur une reconnaissance symbolique de la part du donataire.
La seconde variation concerne elle aussi le caractère contraignant du don : alors que dans la dépense de prestige, la contrainte du don s'exerce synchroniquement (chaque donateur étant contraint par le don des autres donateurs), l'hospitalité, forme alternative de don, est contraignante diachroniquement.
Une troisième variation concerne la capacité du don à engager : si le don de prestige n'engage pas la communauté, certaines formes alternatives de don engagent les proches du donateur ou l'ensemble de la communauté.

Le champ du don s'élargit à mesure de l'enrichissement de la sociabilité masculine, lignages masculins d'un côté, institutions politiques de l'autre.