«
Tout ce qui se rapporte à des notions économiques est lié à des
représentations beaucoup plus vastes qui mettent en jeu l'ensemble
des relations humaines ou des relations avec les divinités », écrit
Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes.
Humaines ou masculines ? Tel sera le fil conducteur de la réflexion
qui suit.
ACTIVITÉ
PASTORALE
Les
peuples indo-européens étant initialement (semi-)nomades, une part
centrale de leur activité était consacrée à l'élevage et au
pâturage du bétail. Avec la sédentarisation, cette part a
diminué au profit de la culture des céréales, du maraîchage et de
l'agroforesterie, mais elle est restée importante,
parce qu'élevage et pastorat continuaient de répondre à certains
besoins : matière première textile (laine), force de travail
civile ou militaire (trait, portage, labour), sacrifices sanglants
(viande).
C'est
l'élevage et le pastorat d'une part, la chasse d'autre part, qui
commandent la vision indo-européenne du monde animal. Les
animaux sont distingués entre eux par l'espèce à laquelle ils
appartiennent, qui est définie, non par des caractères
morphologiques communs, mais par la capacité
à s'accoupler et se reproduire (appartiennent à une même espèce
les animaux qui peuvent se reproduire entre eux). C'est la
chasse qui nomme les espèces animales dont la capacité à
s'accoupler et se reproduire ne dépend pas de l'être humain. C'est
l'élevage et le pastorat qui nomment les animaux dont la capacité à
s'accoupler et se reproduire dépend de l'être humain.
La
chasse indo-européenne est traditionnellement de deux types : chasse
masculine rituelle et chasse domestique.
Les
hommes ne chassant rituellement que
les mâles, ils ont appris à différencier les mâles des
femelles et les nomment différemment. La chasse n'a pas besoin
d'aller plus loin dans sa compréhension du monde animal.
Cette
distinction sexuelle ne joue pas particulièrement pour la chasse
domestique (qu'importe que la proie chassée et mangée soit un
oiseau ou une oiselle), dont la pratique est commune
aux hommes et aux femmes, chaque sexe lui donnant un sens
différent : pour les hommes, il s'agit d'un exercice maintenant leur
disposition à la guerre, pour les femmes, il s'agit d'un rituel
d'ensauvagement divin (en Grèce : vierges dévouées à
Artémis, bacchantes liées à Dionysos).
La
division sexuelle des tâches existe aussi pour l'élevage et le
pastorat
: l'élevage en tant que tel est en effet une tâche féminine,
tandis que l'activité pastorale proprement dite (le
fait de mener un troupeau à pâture)
est une tâche masculine. Les espèces qui donnent lieu à élevage
et pastorat font l'objet d'une distinction entre l'état sauvage dont
elles sont tirées et l'état domestique. C'est le pastorat (ensemble
de savoir-faire spécialisés selon les espèces animales) qui nomme
l'espèce à l'état domestique.
L'élevage n'intervient que pour nommer (par suffixation sur le
radical créé par les hommes) la partie féminine du troupeau,
collectivement par référence à l'allaitement, individuellement par
référence à la prédominance proprement féminine (suffixation en
gunè,
d'où provient le mot anglais queen).
Une importance particulière est donnée au mâle
reproducteur,
dans la mesure où l'élevage passe inévitablement par la sélection
d'un reproducteur unique parmi les mâles, les
autres étant châtrés
et/ou sacrifiés.
Le mâle reproducteur est le trait d'union entre l'élevage féminin
et l'activité pastorale masculine : le pasteur le considère comme
le leader du troupeau des femelles, l'éleveuse comme le moyen de sa
perpétuation. Le choix du mâle reproducteur est l'enjeu pratique
d'un conflit entre culture féminine et culture masculine : si ce
sont les femmes qui choisissent, l'idéologie de la perpétuation
féminine prédomine, si ce sont les hommes qui choisissent,
prédomine l'idéologie de la virilité exacerbée vs
la neutralité émasculée. On sait qui l'a emporté dans ce conflit.
Quoi
qu'il en soit, le
pastorat, activité masculine, reste la source de la désignation de l'état domestique de
l'espèce, dont dérivent toutes les autres désignations.
RICHESSE
ET DON
L'activité
de pasteur a une double fonction, ce qui explique son
importance linguistique par rapport à l'élevage, qui n'en a qu'une.
Outre l'entretien des bêtes, celle-ci a en effet pour but
d'exhiber la richesse familiale, richesse attribuée aux hommes et
exhibée par les hommes à la vue des autres hommes.
Le
troupeau que l'on mène à pâture est une forme bien visible de la
richesse familiale, ce qui explique que le troupeau en général ou
un troupeau en particulier puisse s'appeler du nom de la richesse
mobilière,
par opposition à la richesse séquestrée et invisible (le
trésor).
→
Structure du don
La
richesse masculine s'exhibe (ou au contraire se cache), et le
mode préférentiel de son exhibition est paradoxalement sa
destruction dans le don, initialement identifié à une dépense
de prestige. Ce qui est en jeu
dans le don, c'est le capital symbolique (le
fait de primer sur les autres), aboutissement des
pratiques agonistiques masculines, qui
s'inscrivent notamment dans le cadre culturel de la religion,
qui les a intégrées. Le don est caractérisé par le fait,
pour un ensemble de rivaux, d'opérer un prélèvement sur leur
richesse, d'en exhiber la valeur, et de la liquider pour la
jouissance de tous, des rivaux bien sûr, mais plus largement du
public rassemblé (d'où l'ancrage sur le calendrier des fêtes
religieuses, réunissant tous les membres de la communauté, dieux
compris, lors desquelles les hommes rivalisent pour en relever le
faste, y apposer leur signature et acquérir le titre de meilleur
dépensier). On ne possède pas une richesse pour la posséder,
mais pour se déposséder et gagner en capital symbolique. La
richesse dépensée doit être regagnée pour entretenir la pratique
du don et cette capacité à reconstituer son bien permet de prouver
sa valeur individuelle.
On
se situe donc à l'opposé de l'homo
œconomicus, même si certains de ses traits sont déjà
présents (la distinction entre entrepreneurs concurrents et
consommateurs, l'esprit d'entreprise qui pousse à réaliser des
exploits économiques).
Le
don dispose dès l'origine d'une structure complexe associant :
- un facteur de genre (les rivaux dans le don sont exclusivement des hommes),
- un facteur de distinction (les rivaux se distinguent du reste de la communauté et se distinguent entre eux, l'enjeu étant ici la représentation de la communauté par un seul individu : le rival vainqueur),
- un facteur libidinal (l'exhibition d'une partie de soi et sa destruction pour la jouissance de tous constituent le motif profond du don),
- un facteur culturel (l'identité et la valeur, chez les Indo-européens, sont liées à la capacité d'un individu à représenter la communauté et cette capacité se manifeste dans la dépense de la richesse),
- un facteur vital (c'est par la destruction d'une partie de soi, le sacrifice partiel de soi, le quasi-suicide, que l'on accède au statut de mi-mort, lien magique entre l'humain et le divin, et que l'on peut prétendre à une place aux côtés des dieux et au statut d'ancêtre de la communauté après la mort individuelle, garantis par une vie de largesses et par l'obtention répétée de la représentation communautaire).
Dans
la version première du don, prendre
et donner appartiennent à la même opération globale : on ne fait
d'abord don que de ce qui nous appartient, que de ce qu'on prend dans
ses propres biens.
→
Variations dans la
structure du don
La structure du don admet des variantes, qui correspondent aux différentes formes que prend la sociabilité masculine dans les sociétés indo-européennes.
L'une
de ces variantes de la structure du don est liée à la séparation
entre l'acte de prendre et l'acte de donner, cela sous la
pression d'une autre pratique masculine indo-européenne, celle de la
razzia entre communautés non-alliées et du partage du butin
qui la conclut. Dans le don canonique, on prend pour donner, dans la
razzia, quelqu'un laisse un bien qui sera pris. En effet, le razzié,
dans sa fuite, délaisse son bien, qui devient un bien vacant, sans
maître, et qui nécessite, pour devenir propriété, un acte de
prise (par exemple après un concours) ou un acte
d'attribution (par le chef aux membres de
la troupe). La séparation entre prendre et donner correspond
donc à une institution masculine particulière et à une forme spécifique de don : la
distribution de parts. Le cadre social de cette variante du don n'est
plus la fête religieuse communautaire, mais le camp de la troupe
guerrière.
À
Rome, le champ économique a fait de la razzia le modèle de l'acte
d'achat : le mot qui désigne celui-ci a pour signification «
tirer à soi », « prendre ». À l'issue d'une négociation, la
vente est conclue par le fait que l'acheteur se saisit de la
marchandise et l'emporte. Il devient par là le débiteur du vendeur
et honorera sa dette en payant dans un second temps la marchandise
emportée. Le vendeur est l'équivalent du razzié et l'acheteur, du
razzieur. La différence avec la razzia tient à la reconnaissance
par l'acheteur de sa faute à l'égard du vendeur, qu'il efface par
le paiement de sa dette. La razzia se civilise quand elle intègre le champ
économique.
Dans
la dépense de prestige, (1)
le don n'est jamais contraint, car celui qui cède quelque chose (son
corps aussi bien) par la violence ne donne pas, par contre il est
contraignant, la contrainte étant de l'ordre de l'émulation ; (2)
le don engage les témoins du don à accorder leur reconnaissance, mais pas à rendre à la place du donataire. En Grèce, cette structure
subsiste, mais peut connaître trois types de variation :
Une
première variation concerne le caractère contraignant du don, avec
le don gratuit qui n'invite pas à la surenchère, mais vaut
simplement au donateur une reconnaissance symbolique de la part du donataire.
La
seconde variation concerne elle aussi le caractère contraignant du
don : alors que dans la dépense de prestige, la contrainte du don
s'exerce synchroniquement (chaque donateur étant contraint par le
don des autres donateurs), l'hospitalité, forme alternative
de don, est contraignante diachroniquement.
Une
troisième variation concerne la capacité du don à engager : si le don de prestige n'engage pas la communauté,
certaines formes alternatives de don engagent les proches du
donateur ou l'ensemble de la communauté.
→ Le
champ du don s'élargit à mesure de l'enrichissement de la
sociabilité masculine, lignages masculins d'un côté, institutions
politiques de l'autre.