mercredi 16 décembre 2020

Bourdieu #1 Les jeunes

Source : Bourdieu Pierre, La distinction, Collection Le sens commun, Les Éditions de Minuit, 1979.


La société française qu’observe Pierre Bourdieu entre 1960 et 1975 et qui fait l’objet de son livre La distinction, est caractérisée :

  • d’un point de vue statique, par une division en classes, sources d’autant de styles de vie « distinctifs », qui dépendent principalement du degré de possession de capital économique et de capital culturel ;

  • d’un point de vue dynamique, par une fragilisation économique liée à la consolidation progressive d’un marché commun et à l’alignement sur le modèle concurrentiel étasunien, ainsi que par une forte normalisation culturelle des individus, à la française cette fois, c’est-à-dire sur un plan essentiellement scolaire ;

  • d’un point de vue croisé, par une dévaluation continue des diplômes scolaires classiques et par une création continuée de nouvelles disciplines adaptées à la nouvelle économie de services, de nouvelles formations et de nouveaux diplômes qui visent à recréer de la valeur distinctive là où la valeur établie ne permet plus de distinguer l’appartenance sociale.

En France, à cette époque, une part importante de la population continue à construire sa trajectoire sociale sur la base des valeurs scolaires établies et sur le socle professionnel de l’économie industrielle et bureaucratique, dans un contexte où l’on se souvient encore du temps où les titres scolaires et les positions professionnelles coïncidaient parfaitement, mais où cette coïncidence est fortement compromise par la création des collèges et l'accès généralisé à l'enseignement supérieur :

  • au sein d'une même génération, des personnes ayant le même niveau scolaire n'occupent pas la même place dans la hiérarchie professionnelle ;

  • entre deux générations successives, le même diplôme n'ouvre plus aux mêmes emplois. À diplôme équivalent, le ou la moins âgé.e atteindra, en fin de carrière, une place moins élevée que son aîné.e. Il arrivera aussi et surtout que le ou la jeune titulaire d’un diplôme se trouve aux ordres d'un.e chef.fe moins diplômé.e, et cela pendant toute sa carrière, s’iel ne suit pas des formations diplômantes parallèles.

Ce trouble à l’ordre social (l’identique supérieur et inférieur à lui-même, le supérieur qui obéit à l’inférieur) est structurellement géré par l’explosion des formations alternatives. Mais cette réponse structurelle est (encore pour partie aujourd’hui) marginale. Pour justifier des distinctions qui n'ont pas lieu d'être, sans sortir de l'ancien modèle de société, s'impose une solution originale : la culture de la fête. Celle-ci a certes un coût social non négligeable (en termes de santé, de tranquillité publique, de sécurité des biens et des personnes...), que la société accepte cependant d'assumer en vue d'un profit supérieur : amortir les évolutions sociétales.

La culture de la fête mise au service de la distinction intragénérationnelle est typiquement celle des « petites » écoles, celles qui forment les « petits » cadres supérieurs destinés à se soumettre aux « grands » cadres supérieurs issus des « grandes » écoles (IRA/ENA, ESC/HEC, ETP/ENPC, ENSAM/ECP, petites et grandes Mines, etc.). La différence de niveau des « petits » et des « grands » à l’entrée de leurs écoles respectives est particulièrement faible (l’équivalent d’une année scolaire, d’où, par exemple, l’interdiction de passer plus de trois ans en classes préparatoires ou de se présenter à un concours plus de deux fois). Elle s’accroît sensiblement en sortie d’école, et ceci grâce à la culture de la fête, sciemment promue par les administrations des « petites » écoles (« il faut savoir tenir l’alcool »), souvent tenues par d'ancien.ne.s élèves des « grandes » écoles. Elle se renforce ensuite durant la vie active par un système de parrainage réservé aux « grands » cadres. Sans le renforcement des différences de niveau permis par la fête (plus régressives dans les petites écoles, plus intégrées à la formation dans les grandes écoles), un tel déséquilibre entre « petits » et « grands » serait vécu comme inadmissible par les premiers.

La culture de la fête mise au service de la distinction intergénérationnelle est typiquement celle des universités, dont l’absence d’encadrement est en soi une invitation à la fête (et à la non obtention des diplômes). Sa pratique s’y oppose au travail de formation (sur lequel elle empiète largement). Sa fréquence décroît rapidement à mesure qu’on approche de la thèse. Sa valeur est négative jusque dans le cadre universitaire. L’étudiant.e fêtard.e est coupable de s’être exclu.e de l'ordre social et d’avoir joui de cette exclusion, et lorsqu’iel entre dans le monde du travail (sauf au sein de l’université, où le fait d’avoir obtenu sa thèse prouve son innocence), on ne manque pas de le lui rappeler : iel a passé son temps à s'amuser, iel ne sait pas ce que c'est que de travailler et son diplôme ne change rien à l’affaire ! Ayant lui-même / elle-même dévalué son diplôme, il devient normal qu'iel obéisse au détenteur ou à la détentrice d'un diplôme inférieur au sien.

La culture de la fête permet, par ailleurs, de rendre inaudible tout discours politique porté par les jeunes générations. Ainsi Bourdieu observe-t-il que les mouvements étudiants qui se succèdent après Mai 68 sont souvent moqués par les actifs / actives, alors même que certaines de leurs revendications les concernent en premier lieu et devraient logiquement les amener à soutenir la jeunesse contestataire. C'est le cas, par exemple, de celles qui ont trait à la dévaluation des diplômes, interprétée par les étudiant.e.s comme une dévaluation de l'enseignement. La solution, pour iels, est à chercher du côté de sa rénovation complète, dont Marx a énoncé le principe : faire émerger la théorie de la pratique et non l’inverse. Les « vieux hiboux » de l’université, qui n’ont jamais connu la vie « pratique » que depuis le haut de leur chaire, sont sommés de vider les lieux. La prise de pouvoir des étudiant.e.s dans les universités ne peut avoir lieu sans celle, dans les usines, des ouvrier.ère.s doté.e.s de la même culture marxiste, d'où l'appel qui leur est adressé à rejoindre le mouvement. Quoiqu'il soit dans l’intérêt du parti communiste de rendre non seulement légitime (rappelons que l'université est le lieu de la légitimation du savoir) mais dominante la culture qu’il transmet à ses cadres et dont sont imprégné.e.s les « bon.ne.s » ouvrier.ère.s, qui « savent leur Marx », il n’entendra pas l’appel des étudiant.e.s, ces « gauchistes », « têtes folles » qui par leur « inexpérience » perdent immanquablement un mouvement révolutionnaire.

Bourdieu n'est pas tendre envers cette culture, outil de domination choisi et adopté, selon un mécanisme social classique, par celleux qu'il permet de dominer, instrument de contrôle social perçu comme un moyen d'émancipation par les « jeunes » et comme une licence inacceptable par leurs aîné.e.s. Il reproche à la jeunesse sa passivité à l’égard de ce passage obligé (et anxieusement désiré), passivité qui ne lui permet pas de s’interroger sur cette nécessité de faire la fête qui s'impose à elle. Quelques-un.e.s refusent cependant d'y satisfaire, avec un profit à moyen terme (un poste d’assistant.e en thèse), mais avec, à court terme, un coût important : l'ostracisme de leurs camarades. La plupart, à l'inverse, recherche un profit à court terme (la progression dans le monde exclusif de la fête) ayant un coût très important à moyen terme (la dévaluation sociale). C’est cette économie que critique Bourdieu : ce troc d’une légitimité dans l’ordre de la fête contre la dévaluation de sa personnalité sociale.

Il constate par ailleurs que la culture de la fête, pseudo-contre-culture, conforte au final les valeurs sociales les plus traditionnelles du virilisme dans lequel nous baignons, avec la mise en avant du corps athlétique et valide, du dépassement et de la mise en danger de soi comme facteur d'intégration au groupe, de la camaraderie, des conduites agressives… Il n’emploie pas le terme, mais il est clair que la fête fonctionne, au niveau des rituels sociaux, non pas comme un rite de passage à l’âge adulte, mais comme un rite d’initiation. Il ne s’agit pas d'ôter à un.e adolescent.e ce qui le ou la différencie des adultes, mais de le ou la faire renaître socialement. D'où les salaires bas, le sous-emploi et la précarité qui marquent le début de sa vie professionnelle et qui traduisent sa « nullité » (iel a tout oublié, iel a tout à apprendre) et sa « sauvagerie » (iel ne se maîtrise pas et ne peut se voir confier de responsabilités). Si la sociabilité et la culture de la fête empruntent aux rites initiatiques les plus variés, contrairement à ces rites, elles ne permettent pas de construire des fraternités générationnelles au sein du monde adulte : une fois dans la vie active, les fêtard.e.s semblent se fondre dans la normalité, leur groupe se dissolvent peu à peu, leurs désirs se fixent sur le franchissement de toutes les grandes étapes d'une intégration sociale réussie : mariage, achat immobilier, enfants, promotion professionnelle... Là encore, il y a un échec de la jeunesse à donner du sens à l’obligation qui lui est imposée.

Bref, Bourdieu regrette que la stratégie mise en œuvre pour simultanément créer et encadrer le « péril jeune » fonctionne trop bien, avec trop peu de ratés et de résistances.

jeudi 5 novembre 2020

Foucault #2 Flirt et mariage dans le monde rural du XVIe au XIXe siècle

Sources :

Bourdieu Pierre, « Célibat et condition paysanne », dans Études rurales, avrilseptembre 1962.

Flandrin Jean-Louis, Les amours paysannes, Amour et sexualité dans les campagnes de l'ancienne France (XVIe – XIXe siècle), Archives Gallimard-Julliard, 1975.

Foucault Michel, 1974–1975 : Les anormaux, Gallimard, 1999.

 

Flirt et mariage, un couple indissociable

Dans la période qui va du XVIe au XIXe siècle, le mariage arrangé est la norme. Il présente cependant des variations, pouvant aller du plus rigide (mariage sans rencontre préalable) au plus souple (mariage précédé d'une période de flirt, qui laisse une certaine latitude dans le choix du / de la partenaire), en passant par le moyen terme que constitue le mariage à l'essai.

1) Le mariage arrangé strict

Le mariage arrangé a pour objet l'union de deux familles, commandée par la nécessité de maintenir patrimoine et statut social dans le temps. Il met en œuvre tout un ensemble de stratégies familiales d'ordre économique, vitales dans le monde paysan, où il n'existe aucun système assurantiel permettant de pallier un tant soit peu aux « accidents de la vie ». Le mariage est donc une affaire de la plus haute importance, qui se traite entre chefs de famille, mais suppose l'accord de leurs épouses respectives et le « consentement » des jeunes gens à marier (Restif de La Bretonne, dans la Vie de mon père, 1779, montre par l'exemple de ses parents comment ce consentement pouvait être obtenu par la contrainte).

Le mariage arrangé strict requiert les services d'un entremetteur ou d'une entremetteuse. Dans le Béarn de la fin du XIXe siècle, c'est toujours un homme, professionnel ou non, amené à fréquenter les villages éloignés d'un même « pays », qui remplit ce rôle. Il va mettre en relation celles et ceux qu'il juge de conditions égales et ayant un intérêt économique à se marier. Si l'entremetteur est l'acteur essentiel des mariages béarnais, le cabaret est le lieu où ceux-ci s'ébauchent et se concluent : le futur est abordé au cabaret où les jeunes hommes ont coutume de passer leurs dimanches ; on évoque avec lui une telle, on cherche à savoir s'il la trouve à son goût. Si c'est le cas ou si la description qu'on lui en fait le contente, le jeune homme emmène l'entremetteur chez son père pour une première discussion. L'étape suivante, s'il y en a une, est un rendez-vous au cabaret, où sont conviées les deux familles et leurs deux enfants. Les pères causent des modalités du mariage tout en vidant force bouteilles. S'ils parviennent à se mettre d'accord, on invite le curé à trinquer, puis à célébrer les fiançailles. La compagnie se sépare et ne se réunira de nouveau que le jour de la cérémonie religieuse, après que la demande d'autorisation de mariage, faite par le prêtre auprès de la chancellerie papale, aura été approuvée et le contrat de mariage, signé.

Ailleurs les choses peuvent être différentes, notamment avec le recours à des entremetteuses, qui déplace les arrangements préalables au mariage dans la sphère féminine et fait des aïeules des interlocutrices incontournables. Plus on s'élève dans la société, plus la place des femmes est importante...

2) Le mariage à l'essai

Le déroulé du mariage à l'essai est identique jusqu'aux fiançailles (familiales). Après une cohabitation des fiancé.e.s qui peut durer, en moyenne, de deux mois à deux ans, après la célébration de leur mariage, où il est fréquent que la jeune femme arrive enceinte, le jeune homme emménage chez ses beaux-parents.

Ce type d'union s'est pratiqué dans une aire géographique passablement restreinte : en Corse, où l'embracia était considéré comme le seul vrai mariage, chez les Basques, auxquels Pierre de Lancre, le tristement célèbre chasseur de sorcières, reprochait, entre autres vices, « (...) la liberté qu'ils prennent d'essayer leurs femmes quelques années avant de les épouser, et les prendre comme à l'essay », enfin dans la Loire, où, encore au début du siècle dernier, il était fort honorable pour une fille de tomber enceinte avant le mariage.

Loin d'attester de mœurs libérales et/ou d'une indifférence envers la bénédiction religieuse, qui reste très importante aux yeux des populations évoquées, le mariage à l'essai est un test de fécondité. Il n'implique pas plus de relations affectives au sein du couple que le mariage arrangé strict.

3) Le flirt

La pratique du flirt prend des formes diverses, plus ou moins libérales :

  • Les louées et les foires aux filles : la formation du couple passe par une phase d'exposition de l'un des sexes, dans le premier cas, des garçons, dans le second, des filles.

    Les louées ont eu cours tout au long du XVIe siècle dans le Cotentin et des XIXe et XXe siècles dans la Loire : une fois par an, le 30 novembre, les adolescents qui désirent se louer comme domestiques, se rendent dans le bourg le plus voisin pour y rencontrer de potentiels employeurs. Les filles nubiles les y suivent, repèrent l'élu de leur cœur dans les files d'attente, l'abordent. Les couples constitués finissent au café, où ils boivent et mangent aux frais du jeune homme. Des danses, des promenades, des baisers succèdent, et ce jusque tard dans la nuit. Le garçon raccompagne enfin sa partenaire au plus près de chez elle. La chose se répète ensuite plusieurs fois. C'est le père qui met fin à cette étape du flirt, en demandant à sa fille si son compagnon a quelque chose à lui dire, exigeant par là de le rencontrer. Lors de la rencontre, le jeune homme est systématiquement rudoyé, rudoiement qui signifie ou la volonté paternelle de voir finir le flirt, ou la bénédiction paternelle et l'ouverture des négociations de mariage.

    Les foires aux filles ont perduré, en Artois et en Bretagne, du XIXe au début du XXe siècle. Deux témoignages circonstanciés montrent également leur existence, dans la même période, à Niort et à Challans. À Niort, ce sont les mères qui viennent exhiber leurs filles en âge de se marier à l'occasion de la foire annuelle. À Challans, chaque lundi de Pâques, le train amène plus de 1500 jeunes gens : tandis que les adolescentes se rangent le long des façades de la rue principale, avec l'espoir que leurs secrets béguins viendront à elles, les adolescents, en petits groupes pour se donner du courage, passent, repassent, examinent, repèrent les jeunes filles de leur connaissance qui leur plaisent, les interpellent et les abordent. Le caractère public du choix masculin et de l'assentiment féminin vaut engagement réciproque, sinon fiançailles. Le témoin qui relate l'une de ces foires, à laquelle il a assisté, relève la situation de fragilité des exposées, anxieuses de n'être pas choisies et de repartir seules.

  • Les danses rituelles ont été observées dans les Landes, au cours des premières années du XIXe siècle. Une fois l'an, à Pâques, après l'office, les couples de jeunes gens se forment pour danser devant l'église, en présence du notaire et du curé, et sous le regard scrutateur de leurs géniteur.trice.s. De loin en loin, des couples délaissent la danse pour aller annoncer à leurs parents qu'ils « s'agréent », c'est-à-dire qu'ils désirent s'épouser. Exception remarquable à la norme du mariage arrangé, leur désir ne rencontre aucune opposition. Notaire et curé sont aussitôt sollicités et la date de la cérémonie fixée.

    Si le témoin qui rapporte cette coutume est d'abord frappé par sa grossièreté, une impression qui revient constamment sous la plume des observateurs des mœurs paysannes de l'époque, en partie dépourvus de culture commune avec leurs sujets d'étude et aveuglés par le mépris de classe, il est impossible de dire si les danses rituelles ont pour fonction de constituer des couples de façon expresse, hypothèse de notre témoin, ou si elles sont l'aboutissement d'une longue période de flirt.

  • Les veillées, très répandues dans toute l'Europe paysanne, ont joué un rôle déterminant dans la vie amoureuse des adolescent.e.s. Voilà comment se déroulait ce genre de réunion en Bretagne : pendant la mauvaise saison, des jeunes gens se rassemblent, le soir, dans la maison de l'une des leurs. Sous la surveillance de vieilles femmes et du maître de maison, couché dans son lit-armoire, d'où rien ne lui échappe, les filles sont à filer, tandis que les garçons s'efforcent de les divertir par diverses pitreries. Tout est une occasion de rire, de se frôler, de donner et de rendre baisers et caresses...

  • L'albergement : absente des pays latins (France, Italie et Espagne), où elle était regardée comme indécente et dangereuse, cette coutume a surtout été en usage en Savoie, Suisse romande, Allemagne et Scandinavie. Le samedi et les jours de fête, les jeunes paysans veillent avec leurs congénères féminines jusqu'à une heure avancée de la nuit, où l'éloignement de leur domicile devient un prétexte pour demander à celles qui leur plaisent de les héberger en les accueillant dans leur lit. Si le garçon plaît, que sa demande est agréée, un pacte est conclu pour conserver la pudicité (?) de la jeune fille. Le couple passe ensuite la nuit ensemble, avec la bénédiction tacite des parents, qui ont coutume de répondre aux étrangers qui s'en offusquent : Caste dormiunt (« Iels dorment chastement »).

  • Le maraîchinage était une coutume populaire du Marais vendéen, tirant son nom de celui de ses habitant.e.s, les maraîchin.e.s. Certains jours y étaient consacrés annuellement à des rendez-vous au cabaret qui rassemblaient la jeunesse de plusieurs paroisses : les garçons et leurs partenaires dansent et s'enivrent jusque tard dans la nuit. Puis ils les raccompagnent au plus près de leur domicile, en observant de fréquentes pauses en chemin. En dehors de ces jours de fête, les couples constitués se rejoignent à l'auberge, soit dans la grande salle commune, soit dans les chambres à coucher voisines, dont la porte reste ouverte. Là, assis sur un banc ou sur des chaises, couchés ou à demi-couchés sur un lit, durant de longues heures, ils se livrent au maraîchinage, flirt avancé alternant caresses, frottements, masturbation (uniquement de la jeune fille, selon notre témoin, un médecin, qui juge la réciproque impossible, car trop indécente) et surtout baisers profonds, prolongés parfois jusqu'à l'orgasme, qui ont fait la célébrité de cette coutume dans la première moitié du XXe siècle. La pénétration est exclue. Au sortir de l'auberge, dans la rue à la vue de tous et de toutes, ou sur le bord des chemins qui conduisent chez la jeune fille, abrité sous un grand parapluie bleu, le couple poursuit ses ébats amoureux.


« Faire l'amour » dans le monde paysan

Tous les témoins, folkloristes spontanés ou savants, sont des bourgeois étrangers aux campagnes dont ils décrivent les coutumes. Appartenant à un milieu où l'on s'exprime surtout par la parole, ils n'ont entrevu des comportements amoureux paysans que des gestes bruts, sans en comprendre la signification profonde. Évitons dès lors de croire que ceux-ci ne sont que ce qu'ils ont vu et nous en ont dit.

Comment s'engage une interaction amoureuse ?

  • par des discours toujours rares et stéréotypés, accompagnés de gestes conventionnels,

  • par une agression codifiée mutuelle (bousculades, bourrades, claques, torsions du poignet...) ou asymétrique commise par le garçon sur la fille : jets de pierre (Béarn), pillage d'objets (Bourgogne et Ile-et-Vilaine), pincements au bras, au cou, serrements de main, tiraillements (Landes).

La nature de ce code mérite d'être interrogée : pourquoi les garçons apprennent-ils à agresser les filles qui leur plaisent ? Il s'agit là en fait d'une épreuve de leur chasteté : à l'agression rituelle, les jeunes filles doivent répondre par une défense rituelle, montrer de la résistance, protéger des voleurs le bouquet qui pare leur corsage, le foulard qui cache leurs cheveux, empêcher qu'on soulève leur jupe...

Comme tout code, il repose sur l'adhésion : malheur à celles et ceux qui n'y adhèrent pas ! Le soin de punir les infractions est commis aux seuls garçons, la punition des jeunes filles étant toujours plus rude que celle de leurs congénères masculins, comme on peut le voir dans la Vie de mon père de Nicolas Restif de La Bretonne, où le refus du jeune homme de « jouer le jeu », en rendant à la jeune fille le bouquet qui lui a été volé, l'expose seulement à la réprobation jalouse de ses camarades.


Conflits et contraintes

1) Dans le mariage

Le mariage obéit à la contrainte ecclésiastique de l'interdit de l'inceste, qui exclut toute possibilité d'alliance avec :

  • tout parent jusqu'au quatrième degré inclus,

  • toute personne quand préexistent des relations sexuelles (sauf sodomie ou pollution) avec quelqu'un.e de ses parents (ainsi une veuve avec son beau-frère),

  • toute personne de la famille de ses parrain et marraine...

Pour Flandrin, cet interdit sert un objectif exogamique, non pas biologique et génétique, mais culturel et religieux : il s'agit de diffuser au maximum, en suscitant des alliances toujours nouvelles avec des groupes toujours plus éloignés (pour rappel, l'enjeu du mariage traditionnel est d'unir des familles) le mode de vie chrétien. La doctrine évangélique et la religion chrétienne, à travers l'institution du mariage, deviennent le ciment de la société.

Cependant plus une règle est sévère, plus elle est susceptible de recevoir des adaptations et des assouplissements : dans le cas du mariage, ce sont les dispenses, dont la demande va croissante jusqu'au XIXe siècle. L'obtention d'une dispense passe par l'invocation de deux ensembles de causes :

  • les causes honnêtes (plutôt à destination de l'aristocratie) : * la petitesse du lieu, * le défaut ou la modicité de la dot qui pourrait conduire à une mésalliance (cause peu utilisée dans les familles paysannes, sinon les plus aisées), * la consolidation de la paix à l'intérieur de la famille (le mariage est un moyen de régler un différend, cause surtout invoquée par les aristocrates), * le péril de la vie (difficulté dans les zones côtières, infestées de pirates, d'attirer les candidats au mariage), * l'âge de la jeune fille (plus de 25 ans), * le veuvage avec charge d'enfants, * l'honneur d'une famille illustre (la perpétuation de son nom, de son sang et de ses biens), * un grand service rendu à l'Église, * l'environnement protestant.

  • les causes déshonnêtes (plutôt à destination du bas-peuple, toujours assorties d'une componende) : * le scandale (flirt ouvert qui conduit à l'impossibilité pour la fille de prétendre former une autre union), * le scandale bis (cohabitation, commerce sexuel, voire enfants nés de cette relation).

Une deuxième contrainte, cette fois sociale, mais reprise par l'Église, pèse sur le mariage : l'homogamie qui impose d'épouser une personne de même milieu social que soi.

La troisième contrainte est relative à la dot : il est difficile de marier toutes ses filles, car il est difficile de toutes les doter. Diverses stratégies permettent de lever cette difficulté. Ainsi, dans le Béarn, la dot de l'épouse du fils aîné doit servir à doter ses cadettes.

La quatrième contrainte est de nature territoriale : une fille qui n'épouse pas « un gars de son pays », c'est une dot qui s'en va. Il va donc s'agir de compenser cette perte. Deux cas de figure sont observés : si le mariage a été arrangé sans que nul n'en soit informé, les jeunes gens se liguent pour empêcher le cortège nuptial d'avancer, demandent au marié un « impôt » à chaque village que traverse celui-ci, et recouvrent ainsi l'équivalent de la dot perdue. Si le futur veut éviter cette situation financièrement désavantageuse, il doit se faire adouber par ses rivaux, se faire introduire dans leur groupe grâce à la médiation de l'un d'entre eux et gagner leurs bonnes grâces en leur payant à boire.

Ces quatre contraintes ont pour conséquence un taux de nuptialité assez bas et des mariages tardifs, très éloignés des mariages pubertaires qui existent dans les sociétés non occidentales : au XVIIe siècle, les filles se marient en moyenne à 25 ans (de 23 à 29 ans dans un village du Nord de la France), à 26 ans au XVIIIe siècle. En 1851, 38% des hommes français de 18 à 59 ans sont célibataires, tandis qu'à la même époque, le célibat concerne 44% des Françaises de 15 à 49 ans. En 1936, on compte, en France, 27% d'hommes célibataires et 29% de femmes dans le même cas. Dans le Béarn du début du XXe siècle, les chefs d'exploitation sont célibataires pour 29%, les ouvriers agricoles pour 82%, les domestiques agricoles pour 100%.

2) Relatifs au mariage à l'essai

Depuis le Moyen Âge, l'Église exerce une pression croissante pour faire reconnaître les motifs religieux du mariage comme seuls valables, loin devant les considérations proprement profanes de reproduction et de perpétuation de deux groupes familiaux par la procréation. Avec l'introduction, au concile de Latran IV de 1215, de la notion d'indissolubilité, le mariage tel que l'entend la doctrine ecclésiastique devient clairement défavorable aux intérêts des familles, puisqu'il ne laisse plus de recours en cas d'infertilité, cause jusque-là de rupture. De là, dans certaines régions, l'instauration du mariage à l'essai. Mais entretemps, l'évolution de la pensée chrétienne sur la question, qui met en avant, depuis le concile de Trente de 1563, l'élection et l'union d'un couple s'accordant sur un plan spirituel, et fait passer au second plan l'utilité sociale de cette union, rend cette pratique inacceptable pour les autorités religieuses qui vont s'attacher à la combattre.

La lutte de terrain que mènent les curés contre la cohabitation des fiancé.e.s, les confronte à une pratique profondément ancrée, à laquelle ils opposent une stratégie simple mais éprouvée : en faisant difficulté à marier les filles enceintes, en repoussant la cérémonie jusqu'après la naissance de l'enfant, ils provoquent un scandale difficile à assumer dans des populations par ailleurs très religieuses, et qui fera réfléchir à deux fois les familles qui envisageraient pour leurs enfants un mariage à l'essai.

3) Relatifs au flirt

La condamnation de l'Église face aux diverses formes de flirt n'est pas moins rigoureuse : l'archevêque de Tarentaise prend le parti, en 1608, d'excommunier celles et ceux qui pratiquent l'albergement. Du côté protestant, autorités laïques et religieuses luttent la main dans la main contre ce type de coutume. Ainsi, dans le comté de Montbéliard, le duc de Wurtemberg fait interdire les veillées et infliger des amendes à tous les jeunes gens rencontrés hors de chez eux après dix heures du soir. Pasteurs et maires ont pour tâche de faire appliquer la loi et effectuent de fréquentes visites de contrôle dans les maisons paysannes...

Le flirt est toujours conditionné par une promesse de mariage... que le jeune homme ne tient pas toujours, si l'on en croit le grand nombre de procès pour manquement à la parole donnée, dont les archives judiciaires conservent la mémoire. Les délaissées attaquent en justice pour épouser, s'il y a égalité de condition avec leur partenaire, ou pour obtenir une compensation financière (le « prix du pucelage ») en cas d'inégalité (un maître et sa servante, par exemple).

4) Les immariables

Les diverses contraintes qui pèsent sur le mariage et sur ses préalables traduisent son caractère sélectif et électif : tout le monde n'est pas appelé à cet état. Il ouvre en effet la voie non seulement à la reproduction biologique légitime, mais aussi à la direction d'une lignée et à la mise en valeur du capital qui lui est attaché. Il représente le sommet des valeurs familiales, quelle que soit la position de la famille dans la hiérarchie sociale.

Le célibat est d'abord un état temporaire : le mariage est le plus souvent tardif dans les campagnes, les parents exploitant autant que faire se peut la capacité de travail de leur progéniture. Mais il peut être un état définitif pour les jeunes gens issus de familles trop indigentes et trop nombreuses (parce que la mortalité infantile et adolescente y a été moins forte que ne l'avaient escompté les parents), même s'ils tentent le plus souvent d'y échapper : pour les jeunes filles, en se plaçant à la ville comme domestique ou ouvrière, afin de s'y constituer une dot, pour les garçons (avec la permission de leur aîné), en s'installant en ville et en s'y procurant, à force de travail, une belle situation, qui leur permettra à la fois de fournir aux besoins de leur famille / la famille de leur aîné et de fonder leur propre foyer. Le célibat, dans la jeunesse paysanne pauvre, demeure néanmoins le cas le plus fréquent : les jeunes femmes, qui occupent souvent des emplois sous-payés, ne parviennent pas toujours à réunir assez d'argent pour s'établir et finissent par retourner chez leur frère en tant que servantes ; les fils cadets, quant à eux, optent souvent pour la domesticité agricole, se condamnant par là à l'indigence, jusqu'au moment où il leur faut retourner vivre définitivement chez leur aîné. Il existe un dernier type de célibataires : les abandonné.e.s à la naissance.

L'abandon des nouveaux-nés aux portes des abbayes s'est développé à partir du XVIe siècle, au moment où le pouvoir royal et ecclésiastique a entrepris de faire poursuivre et condamner très lourdement l'infanticide. L'institution religieuse de l'orphelinat tendit rapidement à s'auto-alimenter, en éduquant des orphelin.e.s destiné.e.s au célibat, à abandonner leurs enfants pour les filles, à causer des naissances illégitimes et donc des abandons pour les garçons. C'est de cette manière que s'est entretenue la prostitution urbaine et sans doute rurale, les prostituées disposant en quelque sorte d'un lignage collectif constitué par le passage par l'orphelinat, dont elles sont toutes issues, auquel elles confieront à leur tour leurs enfants et dont enfin certaines de leurs filles ne sortiront que par la voie du travail sexuel. C'est aussi de cette manière qu'a pu subsister dans les campagnes une classe spécifique de « sans familles », masculine et féminine, constituant une force de travail à bas coût (ouvriers agricoles, filles de ferme, servantes d'auberge...).


Le procès de Charles Jouy

Lors de sa dernière leçon consacrée aux Anormaux (19 mars 1975), Michel Foucault fait du procès de l'un de ces « sans famille », Charles Jouy, l'illustration de la conquête des campagnes, à la fin du XIXe siècle, par le pouvoir disciplinaire et son organe : le tandem justice-psychiatrie.

Jouy est un « enfant naturel », un « orphelin », né aux alentours de 1830. Retiré de l'orphelinat pour être placé comme serviteur dans une famille d'accueil, moyennant une scolarisation minimale, il n'a jamais pu nouer de relations avec les autres enfants. Émancipé, il a beaucoup circulé par toute la région de Nancy, offrant ses services aux laboureurs et paysans. Ses besoins étant limités aux siens seuls, alors que les autres domestiques agricoles ont à contribuer à ceux de leur famille, il accepte les travaux les moins bien payés. Lui et ses semblables, en permettant à des familles pauvres de disposer d'une force de travail supplémentaire, constituent les soutiens par le bas de l'économie agraire.

L'affaire Charles Jouy est une affaire de mœurs. Il y est question de relations sexuelles avec une jeune fille de 13 ans. Portée devant le juge, elle se solde, après l'expertise de deux psychiatres, par la reconnaissance d'un non-lieu, l'enfermement de l'accusé dans un asile psychiatrique et de la jeune fille dans une maison de correction jusqu'à sa majorité. Pour Foucault, ce type de dénouement, dans ce secteur rural, aurait été impensable quelques années plus tôt.

Revenons aux faits (nous sommes en 1868) : Jouy dit avoir remarqué la jeune fille au bord d'un chemin, alors qu'avec une camarade elle s'employait à masturber deux garçons. Par la suite, il est venu demander aux deux adolescentes de le masturber à son tour, ce qu'elles ont accepté de faire. De leurs propres dires, elles sont ensuite reparties et se sont vantées en chemin, auprès d'un laboureur, d'avoir « fait du lait caillé avec Charles Jouy ». Le laboureur leur a répondu qu'elles étaient de « belles rosses » et a poursuivi son travail. La scène suivante se déroule quelques temps après, lors d'une fête de village. Là, Charles Jouy propose un nouveau rapport sexuel à l'adolescente, contre un pécule qu'elle utilise pour se payer des friandises et des boissons. Elle accepte, mais le lendemain, sa mère découvrant sa jupe souillée (?), l'interroge et obtient ses aveux. Les parents discutent avec leurs voisins et l'on s'en va exiger du maire qu'il saisisse la justice et fasse, par la même occasion, enfermer la fille, dont le père « se plaint beaucoup », qui est « des plus indisciplinées malgré les corrections ». Pour savoir ce qu'il se serait passé quelques années plus tôt, il faut questionner les réactions très différentes du laboureur d'une part, des parents et des voisins d'autre part.

L'enjeu profond de l'affaire tient au lien étroit entre sexualité et mariage. Le mariage (de même que le mariage à l'essai) est le lieu de la sexualité à visée reproductive. Le flirt s'en éloigne par contre fortement, puisque la pénétration y est formellement interdite. La sexualité du flirt est une sexualité proprement adolescente, construite en opposition à la sexualité du mariage du point de vue de la reproduction biologique. La jeunesse paysanne ne découvre cependant pas la sexualité avec le flirt et le mariage ; elle la redécouvre sur la base d'un apprentissage sexuel précoce, dont Restif de la Bretonne nous a laissé la description : avant 10 ans, les enfants des deux sexes jouent ensemble à des jeux où la découverte des organes génitaux et du plaisir sexuel tient une place notable. Le fait que le maraîchinage ignore la masturbation masculine, alors que l'apprentissage sexuel lui fait la part belle, et que tous deux excluent la pénétration, fournit un indice structural qui permet de distinguer, au sein de la structure de la sexualité des espaces ruraux, l'apprentissage sexuel, la sexualité adolescente et la sexualité maritale. Le contrôle de la sexualité qui s'est exercé et renforcé dans les villes, du XVIIe au XIXe siècles, a abouti à réduire celle-ci à l'opposition binaire sexualité enfantine (à laquelle on dénie désormais sa dimension d'apprentissage et qui n'est plus que la simple manifestation de l'instinct naturel) / sexualité adulte (caractérisée désormais par l'opposition d'une sexualité maritale normale et d'une sexualité perverse à visée non reproductive). Le passage de la première à la seconde structure s'est fait lentement, par le rayonnement culturel des villes sur les campagnes. Il semble que dans le pays nancéen, à la fin du XIXe siècle, la structure initiale apprentissage sexuel / sexualité adolescente / sexualité maritale était encore bien vivante, mais que la nouvelle structure apprentissage sexuel instinctif / latence / sexualité adulte commençait à prendre de l'importance.

Le statut même de Jouy, enfant naturel donc immariable, rend malaisée son inscription dans la structure initiale. Si l'on écoute le laboureur, on comprend que, pour lui et sans doute pour chacun.e au village, l'enfant naturel, fût-il adulte, n'a légitimement accès qu'à l'apprentissage sexuel enfantin, celui auquel se livrent dans les champs les enfants les plus âgés (10 ans environ), avant qu'ils ne passent au flirt. On peut donc supposer que si Charles Jouy en était resté au type de relations qu'il a d'abord eu avec la jeune fille, nul ne s'en serait formalisé.

La seconde scène de l'affaire offre, en revanche, un caractère transgressif évident. La fête villageoise est le lieu par excellence du flirt. En offrant un pécule à la jeune fille, Charles Jouy n'en fait pas une prostituée : il la traite plutôt comme un amant le ferait, en offrant à sa bien-aimée boissons et friandises. Si l'affaire a pris les proportions qu'on a vues, c'est que l'homme avait fait fi de son statut d'immariable, qu'il avait tenté de transgresser l'interdit du flirt (inséparable du mariage). Les traces de souillure trouvées par la mère évoquent, au-delà de la sexualité adolescente, la sexualité maritale et apparente l'acte de l'accusé aux formes anciennes et bannies (depuis le XVIe siècle) de rapt avec viol, c'est-à-dire de mariage forcé.

Cette transgression est donc bien à l'origine de toute l'affaire. Mais alors qu'elle se serait résolue auparavant par l'exil ou la repentance, l'acculturation à la structure de la sexualité portée par les systèmes disciplinaires amène le village à s'engager dans une autre voie. Les moyens mêmes utilisés par la mère pour découvrir les faits appartiennent à cette nouvelle culture de la surveillance des enfants qui recommande l'usage de moyens détournés comme le contrôle de leurs sous-vêtements ou l'espionnage. L'enfermement à l'asile est la forme moderne de l'exil et de la repentance. Les remontrances du père à sa fille et la collaboration des parents et des villageois.es pour l'envoyer en maison de correction indiquent que le village dans son ensemble se met au diapason des institutions urbaines disciplinaires et de la nouvelle moralité des pères de famille.

Autant que d'une emprise des systèmes disciplinaires urbains sur les campagnes, il s'agit, dans cette affaire, d'une étape intermédiaire de la conversion à leur culture des campagnes, à l'occasion d'un désordre suscité à l'intérieur du cadre encore prédominant de la sexualité rurale traditionnelle.

vendredi 21 août 2020

Femmes illustres #3 / Foucault #1 Sorcière, possédée, hystérique : la longue chaîne de la résistance féminine aux stratégies de domination politique et culturelle en Europe et en France en particulier

Dans ses deux cours consacrés au pouvoir psychiatrique (1973-74) et aux anormaux (1975), Michel Foucault s'attache à montrer comment les sociétés européennes se sont dotées de techniques disciplinaires normalisatrices allant bien au-delà de ce que réclamait la transformation des classes populaires en capital humain disponible pour l'industrie bourgeoise. Elles les ont mises au service de la performance économique, militaire, culturelle des États, autant qu'appliquées par principe à tous les moments de la vie des individus, en particulier les plus intimes, sans autre finalité que d'exercer indéfiniment sur elles-mêmes le pouvoir de discipliner. L'argument de la menace intérieure permet de justifier auprès de l'opinion publique cette extension du champ de la discipline dépourvue de toute utilité sociale. D'abord vide de contenu, la menace intérieure trouve rapidement son objet dans le contre-pouvoir qui naît et s'organise systématiquement face au processus de normalisation, contre-pouvoir dont l'anormalité apparaît alors à l'opinion comme monstrueuse et qu'il s'agit d'éliminer au plus vite. Du fait de la pression excessive de la normalisation disciplinaire, de nombreux foyers de résistance se sont constamment allumés du XVIe au XXe siècle et ont donné lieu à des figures toujours plus variées de l'anormal.

Avec la sorcière aux XVIe et XVIIe siècles, avec la possédée aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec l'hystérique au XIXe siècle s'affirme une résistance au féminin à trois formes successives d’application du pouvoir normatif sur la société et sur les corps. Dans le cas de la sorcellerie et de la possession, les pouvoirs politiques et religieux ont été amenés à réviser leur stratégie de normalisation, à réajuster les techniques d'assujettissement et à transférer les cas limites à la psychiatrie naissante. L'hystérique, pour sa part, pur produit de celle-ci, s'est retournée contre elle et n'a pu être neutralisée que par l'adoption d'une ultime stratégie, qui a consisté à se concentrer sur un sujet de normalisation plus inoffensif et malléable : l'enfant.

Cette gynomachie étonne, tant il est commun de se représenter la lutte des pouvoirs sociaux du XVIe au XXe siècles comme une lutte des classes où les femmes tiennent infailliblement le second rôle.

L'exercice du pouvoir normatif s'apparente davantage au contrôle que les hommes font peser continuellement sur les femmes depuis des millénaires, qu'à celui qu'ils pratiquent entre eux par épisodes pour prévenir une dévirilisation toujours possible. S'il s'applique également aux deux sexes (ainsi qu'aux différentes classes sociales), il les affecte différemment, puisque les femmes, pour qui il est familier, savent mieux y répondre, non pas pour en atténuer ou en adoucir les effets (comme les hommes l'imaginent trop souvent), mais pour le mettre en contradiction et le forcer à changer de stratégie. C'est ce que l'on attend d'un acte de résistance véritable, résistance dont les femmes semblent avoir été les fers de lance vis-à-vis du pouvoir normatif.


Les sorcières

La formation conjointe des États européens au cours des XVIe et XVIIe siècles s'est accompagnée d'une pression forte sur les modes de vie de leurs populations, encore très hétérogènes, pour les adapter aux exigences modernes des nations en concurrence. Il s'agit essentiellement de mobiliser toutes les ressources humaines susceptibles de contribuer à l'essor de l'économie nationale marchande et agricole. Cela se traduit diversement selon les régions. Les plus éloignées du modèle d'une ruralité soumise aux polarités urbaines sont celles qui subissent la pression maximale.

La chasse aux vagabonds et aux bandits de grand chemin initiée à cette époque répond simultanément à trois enjeux : de sécurité publique (maîtrise des routes et conquête des marges territoriales), économique (fixation des individus dans une carrière professionnelle) et militaire (création de l'armée royale). En réalité, vagabonds et bandits sont des termes qui servent à disqualifier et à criminaliser toute une population intéressée à la guerre, formée de mercenaires toujours en transit entre deux théâtres d'opération, jusqu'alors parfaitement intégrée à la société et qu'on veut voir désormais disparaître. Si les individus qu'on arrête s'avouent tels, ils donnent corps à ces personnages créés de toutes pièces et justifient le processus d'éradication.

Il en va de même pour les sorcières. Mais alors que les vagabonds et les bandits ont encore aujourd'hui un statut légal aux implications judiciaires immédiates, ce n'est plus leur cas. Que s'est-il donc passé ?

Deux grandes vagues de sorcellerie en Europe : de 1480 à 1520 et de 1560 à 1650. Entre 50.000 et 100.000 procès engagés par l'Inquisition dans les pays catholiques, par les tribunaux laïques chez les Réformé.e.s. Les victimes sont à 80% des femmes, les 20% restants sont principalement des vagabonds. Les territoires majoritairement concernés sont les marges rurales vivant en quasi-autarcie.

Deux motifs jouent dans la lutte contre la sorcellerie : un motif religieux (anéantissement du paganisme et des religions pré-chrétiennes qui subsistent dans ces marges) et un motif culturel (unification des modes de vie locaux autour d'un ordre social chrétien urbain). L'Église est l'instrument essentiel de cette lutte et de cette homogénéisation. Elle est en effet, à cette époque, en train de resserrer son emprise sur la population citadine, par le maillage des paroisses et un meilleur suivi par les prêtres de leurs ouailles (notamment grâce à l'instauration du confessionnal, moyen de contrôle d'une terrible efficacité !). Elle est à la pointe des techniques de gouvernement des individus et des familles, et se met au service des États en formation pour s'en rendre indispensable.

La colonisation des marges européennes va y susciter des troubles socio-économiques profonds.

La sorcellerie est exactement corrélée à ces troubles ; elle en marque les points culminants : tout procès de « sorciers » et de « sorcières » est en effet le résultat de la lente montée d'une tension qui s'empare de villages entiers et qui se cristallise dans l'accusation portée contre elleux. Si tant de femmes sont visées, c'est parce qu'elles sont parvenues à tenir, dans ces régions marginales, un rôle de premier plan dans le gouvernement des familles et l'élaboration de leurs stratégies économiques et symboliques, rôle que le clergé entend désormais remplir de façon exclusive. C'est aussi parce qu'elles tentent de s'opposer à son implantation, qu'elles perçoivent comme la première étape d'une ouverture socio-économique de leur communauté, dont l'autarcie garantit leur position dominante. Par ailleurs, si ces femmes font l'objet d'une accusation relevant du droit ecclésiastique et non pas civil, c'est que rien dans ce dernier ne permet de les priver de prérogatives qu'elles ont établies dans un cadre juridique coutumier qui leur est tout aussi désavantageux qu'à toutes celles de leur sexe. Seule la mort peut les leur arracher.

Il est certain que la christianisation des régions marginales, loin de servir le profit national ou la mécanique économique des États en formation, a été détournée localement pour modifier les hiérarchies sociales existantes. Les « épidémies » de sorcellerie ont été avant tout des épidémies de guerre sociale localisée, à mettre en regard des guerres de religion, leur pendant du côté des villes (la dualité religieuse ayant attisé les conflits internes des grandes familles).

La réalité sociale qui se cache derrière la figure de la sorcière aux XVIe et XVIIe siècles est polarisée, d'une part, par la matriarche, veuve relativement aisée qui décide en fine stratège des successions et des mariages, ordonnant de cette façon la communauté de l'intérieur, et, d'autre part, par la vieille retirée au fond des bois, guérisseuse et savante des choses sauvages, qui donne sa limite extérieure à la communauté. Entre ces deux pôles se distribue toute une société de femmes vivant sous la loi des hommes, mais les gouvernant dans les faits, et qui ne pouvait que disparaître avec l'ouverture sur une société urbaine moins égalitaire.

L'instrumentalisation locale de l'accusation de sorcellerie, du fait des graves désordres consécutifs (guerres intestines), a contraint les tribunaux, totalement dépassés, à relâcher la pression. En dépénalisant la sorcellerie, les États ont renoncé à prendre pied dans les communautés rurales marginales par le biais de leurs conflits internes et à s'immiscer directement dans les préséances symboliques locales entre les sexes. La reconnaissance juridique de la sorcellerie est devenue le symptôme et le symbole des cercles vicieux entre les pouvoirs locaux et centraux. C'est grâce à ce lien indissoluble forgé au XVIIe siècle entre la sorcière-criminelle et le chaos social / la défaite des pouvoirs à toutes les échelles, que ses arrière-petites-filles ont perdu leur aura maléfique et peuvent aujourd'hui vivre en paix.

Bien que chaque État ait effectivement abrogé les dispositions juridiques concernant les sorcières, les accusations de sorcellerie n'ont pas cessé pour autant dans des communautés qui avaient pris le pli de résoudre leurs tensions dans la violence qu'elles généraient. Ils ont pu continuer ainsi d'y être présents, au moins négativement, en tranchant ces accusations par le moyen de la requalification du délit en maladie mentale et par l'internement de la sorcière pour motif de trouble à l'ordre public. C'est ainsi qu'on retrouvera à l'hôpital la sorcière pathologisée et « désorciérisée », parmi les hystériques.


Les possédées

Si les sorcières incarnent la résistance féminine aux marges des États en formation, les possédées représentent celle qui émerge en leur cœur disciplinaire, c'est-à-dire dans l'Église urbaine close sur elle-même, dans les couvents des villes grandes et moyennes, plus précisément à la tête de ces couvents, car les possédées se recrutent d’abord parmi les supérieures ou les prieures qui entraînent à leur suite les autres religieuses.

Il ne s’agit plus ici de l’intrusion d’un pouvoir central dans les jeux de pouvoirs locaux, mais de l’intensification de la discipline au sein d’établissements a priori préparés à la recevoir. La possédée, femme cultivée, toute acquise aux techniques nouvelles de la direction spirituelle, est convaincue que seule sa transformation radicale peut éliminer la faiblesse intrinsèque que l’examen de conscience ne cesse de lui révéler, ces petits accès de colère, ces petites exigences quant au respect des rituels, ces petits plaisirs mondains que tolèrent encore les couvents urbains, et surtout ces élans de l’amour-propre qui ne se laissent jamais déceler qu’après coup derrière les actes les plus charitables. La possession est la forme prise par cette transformation radicale de soi, exigée par la direction de conscience, mais qui s’avère désastreuse pour l’Église.

Elle a en effet au moins ceci de commun avec la sorcellerie qu’elle corrèle toujours avec le chaos social. Mais si l’accusation de sorcellerie est le point d’aboutissement d’un trouble communautaire exacerbé par la présence du pouvoir central, l’aveu de possession, la convulsion qui porte à son maximum l’un de ces petits écarts révélé par l’examen de conscience (la jouissance, la colère, bref, la longue série des péchés), est le point de départ d’un trouble épidémique capable d'infecter tout ce qu'approche la possédée : ses compagnes, son directeur de conscience et les différents ordres religieux dans leurs prétentions à régler les problèmes internes à l’Église (chacun doté de son exorciste attitré). Comme le dit Foucault à propos du cas de Jeanne des Anges à Loudun, la convulsion fait comparaître un ensemble de forces qui cherchent à s’emparer du corps de la possédée et, par son intermédiaire, de celui de ses consœurs : les forces de péché (le diable sous ses multiples aspects) et les forces de vertu (directeurs de conscience et exorcistes avec leurs communautés derrière eux), le tout évidemment dans l’urgence la plus grande et sans que jamais l’Église ait pu se doter d’une technique efficace pour juguler le phénomène.

Les dégâts peuvent être considérables, comme à Loudun, où l'Église s'est vue contrainte, pour sortir de la crise, de juger et brûler le premier confesseur de Jeanne des Anges, où le second s'est retrouvé lui-même victime de cette épidémie de possession, où les ordres disposant d’exorcistes se sont accusés mutuellement d’incompétence devant les autorités ecclésiastiques les plus hautes.

Jeanne écrit son autobiographie pour satisfaire aux demandes réitérées de son évêque, qui espère en tirer un enseignement utile à l'Église, mais elle n’y dévoile de sens que pour elle-même, pour sa propre trajectoire de vie. La direction de conscience apparaît dès lors comme un coût partagé formidable pour un bénéfice purement individuel, tout l’ordre collectif se dissolvant dans la mise en ordre de ce désordre personnel, dont celle-là seule, dans sa composante disciplinaire, s’était inquiétée.

La multiplication des cas de possession dans les couvents a obligé l’Église à faire évoluer sa stratégie de gouvernement de ses troupes et, sans abandonner l’objectif disciplinaire, a employer des moyens propres à les éviter. Quand ces mesures se sont avérées insuffisantes, elle a renvoyé la possédée, comme l'avait été la sorcière, à la psychiatrie. Et c’est encore à l’hôpital que l’on retrouvera la convulsive pathologisée et « dépossédée », parmi les hystériques.

Tandis que la future institution laïque de l’asile psychiatrique se débat avec les hystériques, l’Église choisit de laisser subsister de la folie en son sein, car après tout, la mystique, forme plus subtile de la possession, moins hantée par les petits péchés, a produit les œuvres les plus lyriques du christianisme moderne. C’est ainsi une folie douce qu’elle admet au XIXe siècle, celle de l’enfant témoin de l’apparition de la Vierge Marie, folie suffisamment précise pour qu’elle soit rare et de toute façon sans danger.


Les hystériques

On a souvent comparé le phénomène hystérique à une épidémie, dont les ravages, s'amplifiant dans la seconde moitié du XIXe siècle, auraient brusquement cessé au début du suivant. Idée fausse selon Foucault, qui évoque les évènements qui se sont déroulés à la Salpêtrière comme une série d'affrontements et de tentatives d'assujettissement engageant les patientes et leurs médecins. Il n'y a pas eu d'épidémie mais bien une bataille de l'hystérie, celle-ci étant l'ensemble des phénomènes de lutte qui se sont déroulés au sein de l'hôpital et en dehors, autour de ce nouveau dispositif médical de la clinique neurologique, qui se met alors en place sous la direction de Charcot. L'intensité et la fréquence des manifestations qui y furent enregistrées résultent purement et simplement du cadre favorable que celle-ci lui offrait : de ce point de vue, l'hystérie, celle observée à la Salpêtrière, peut être assimilée à une maladie nosocomiale.

1) Héritiers en cela des aliénistes du XVIIIe siècle, les psychiatres contemporains de Charcot classent l'hystérie parmi les névroses, au même titre que l'hypocondrie, l'épilepsie ou la convulsion, et la voient comme une « mauvaise maladie », peu déchiffrable corporellement, facile à simuler et moralement répréhensible. Falret, dans ses Études cliniques, s'en fait encore l'écho en 1890 :

« La vie des hystériques n'est qu'un perpétuel mensonge. Elles affectent des airs de piété et de dévotion*, et parviennent à se faire passer pour des saintes*, alors qu'elles s'abandonnent en secret aux actions les plus honteuses, alors qu'elles font dans leur intérieur, à leur mari et à leurs enfants, les scènes les plus violentes*, dans lesquelles elles tiennent des propos grossiers et quelques fois obscènes*. »

(* Quand je vous parlais de parenté entre possédées et hystériques !)

À partir de 1870, la neurologie balbutiante efface cette disqualification épistémologique et morale, arrache l'hystérie à la psychiatrie et la range du côté des maladies neurologiques, des « vraies maladies » qui relèvent de la science médicale. Pour pouvoir être mise sur le même plan qu'une maladie organique, l'hystérie doit présenter une symptomatologie stable. Charcot va demander à ses patientes de fournir à la fois des symptômes suivis, existant en dehors de toute crise, et des crises régulières dont le scénario soit bien typique. Il construit ce scénario sur le modèle de la crise épileptique. Il établit aussi la nouvelle technique d'examen neurologique, reposant sur la consigne / l'injonction. Le neurologue se place donc dans une situation de pouvoir et son autorité se trouve au cœur du dispositif, qui comporte cependant un fort risque de résistance de la part des malades, qui peuvent ne pas vouloir et feindre de ne pas pouvoir. Heureusement l'hystérique a un intérêt à répondre positivement à ces consignes : de cette manière, elle change de statut, passe de la folle qui simule à la malade digne de considération et entretient la dépendance du médecin à son égard. C'est dans ce supplément de pouvoir, gagné sur le corps médical, que va se précipiter tout le plaisir des hystériques, qui vont fournir des symptômes en quantité et en durée, autant et davantage qu'on en voulait. Un exemple parmi d'autres tout aussi frappants, avec cette patiente de la Salpêtrière qui connaît plus de dix-sept mille crises en quinze jours !

Pour tenter de contourner sa malade et ne plus dépendre d'elle, le médecin perfectionne le dispositif neurologique de l'injonction avec une méthode de déchiffrement clinique, qui lui permet de distinguer ce qu'il entre de volonté et d'éventuel trucage dans la réponse comportementale de la patiente.

2) Néanmoins la fréquence et l'étendue des phénomènes hystériques rendent leur contrôle difficile, voire impossible. Pour y remédier, Charcot recourt à l'hypnose et à la suggestion. Si l'hypnose permet de déclencher des crises à volonté, tout en isolant un unique symptôme, d'autant plus facile à enregistrer et à étudier, elle ne permet pas de les authentifier. Ce sera le rôle dévolu aux « hystériques naturel.le.s » que sont les victimes de blessures à la tête présentant des troubles neurologiques. De cette épreuve les hystériques sortent victorieuses : certaines d'entre elles parviennent en effet à manifester des symptômes strictement identiques à ceux des accidenté.e.s, en particulier toutes ces infimes variations comportementales qui caractérisent la paralysie nerveuse d'une partie du corps, que les médecins ont eu soin de détailler dans leurs traités. Par une généralisation rapide, Charcot en déduit qu'elles ont cette faculté remarquable de simuler involontairement la destruction d'une zone de leur cerveau, quelle qu'elle soit, faculté qui est en même temps une maladie, puisqu'elle ne peut être contrôlée que par la volonté du médecin – maladie idéale qui donne prise à tout le champ des pathologies neurologiques accidentelles possibles. L'hystérique devient la partenaire du médecin dans la découverte et la prévision des dysfonctionnements neurologiques accidentels...

Charcot parvient à insérer ce qui est, à son sens, une avancée scientifique majeure dans les rouages de l'économie de son temps, en répondant à une demande insistante de la part des assureurs, qui veulent pouvoir mesurer l'ampleur des effets des accidents du travail sur leurs victimes. Charcot fait l'hypothèse de l'existence d'un choc post-traumatique : un.e ouvrier.ère peut avoir évité de justesse un accident du travail et souffrir de séquelles neurologiques ; le cerveau croit que le corps a perdu l'un de ses membres, d'où une paralysie qui suit de quelques jours l'accident évité. Il propose également une méthode de contrôle, car les hystériques, ces « vraies simulatrices », nouvelles pythies, savent départager le vrai choc post-traumatique du faux. On convoque simultanément le ou la paralysé.e et quelques hystériques que l'on va hypnotiser. Après un récit circonstancié de l'accident, si la paralysie résultante de l'une des hypnotisées est en tout point semblable à celle de l'accidenté.e, alors iel ne simule pas. Cette confrontation est également profitable à tou.te.s : aux assurances, aux assuré.e.s, aux médecins et aux hystériques, qui deviennent ainsi une instance de vérité distinguant la maladie de la simulation et renforcent leur pouvoir sur le corps médical.

3) La contre-offensive clinique est immédiate : la neurologie va chercher à s'émanciper de cette emprise, ainsi qu'à écarter l'accusation, de plus en plus répandue, qu'elle forge les symptômes de toutes pièces. L'hystérie est une maladie trop idéale, il faut parvenir à la délimiter, à en repérer notamment la genèse. Charcot procède à une enquête de type disciplinaire : il va demander à ses patientes de raconter leur vie et surtout leur enfance dans les moindres détails. Dans son idée, en effet, l'hystérique se distingue des victimes d'accidents du travail en ce qu'elle a subi, pendant l'enfance, un traumatisme profond qui l'a rendue capable de reproduire n'importe quel choc post-traumatique. À cette énième démonstration d'autorité du médecin, ces femmes vont opposer une ultime contre-manœuvre : elles vont raconter et mettre en scène leur vie sexuelle depuis leur plus jeune âge.

Ce type de contenu, qui va dans le sens de la disqualification originaire de la névrose hystérique, du fait de son caractère sexuel, qui lui enlève son statut de maladie, n'arrange guère Charcot, qui va le taire ou le travestir. Face à ce corps sexuel que font émerger les patientes de la Salpêtrière en lieu et place du corps neurologique recherché, les attitudes de la postérité vont être très différentes : soit la disqualification morale et pathologique pour les classes populaires, soit la prise en charge psychanalytique pour la bourgeoisie. Foucault conclut sa leçon sur le pouvoir psychiatrique par ces paroles mélancoliques :

« En forçant les portes de l'asile, en cessant d'être des folles pour devenir des malades, en entrant enfin chez un vrai médecin, c'est-à-dire chez le neurologue, en lui fournissant des vrais symptômes fonctionnels, les hystériques, pour leur plus grand plaisir, mais sans doute pour notre plus grand malheur, ont donné prise à la médecine sur la sexualité. »

Freud, en effet, va pour ainsi dire prendre au sérieux le discours des hystériques, sur lequel il va déployer des trésors herméneutiques pour conclure que, s'il est faux à la lettre, il est vrai dans l'intention : il y a bien eu choc post-traumatique, mais lié à une résistance à l'interdit de l'inceste, que chacun.e pourtant doit pouvoir non seulement accepter mais aussi transmettre. L'hystérique est réduite au statut de mineure « attardée » refusant la soumission à l'ordre sexuel masculin (cf. le cas célèbre de Dora), dont la vie en société implique également l'acceptation et la transmission. Loin cependant de restaurer une quelconque substance à l'hystérique hors de l'hôpital, Freud la fait disparaître en l'identifiant à la névrosée et au névrosé en général, c'est-à-dire la majeure partie de la population (le reste étant composé de psychotiques), qui peinent à passer à l'âge adulte pour rejeter certaines conditions de ce passage.


Après la femme, l'enfant

La résistance des femmes au pouvoir disciplinaire est une réalité à laquelle ont dû faire face deux de ses principales institutions : l’asile et l'Église.

Dans le cas des hommes, les choses sont différentes : les grandes figures masculines de l'anormalité que sont le vagabond et le bandit, ont pour fonction de tracer les limites extérieures de la société normative ; ils sont pleinement intégrés à la société qui les exclut. Ce n'est pas le cas des sorcières, des possédées et des hystériques, qui ne remplissent plus cette fonction et vivent donc en paix depuis que l'enfer social psychiatrique a cessé de reconnaître leur existence.

Si les hommes ne sont pas en mesure de renverser le système de l'intérieur, peut-être parviennent-ils du moins, en adoptant indéfiniment le rôle anxiogène assigné au vagabond, au bandit, ainsi qu'à la kyrielle des monstres que s'est attaché à construire, au cours des XIXe et XXe siècles, le prolifique tandem justice-psychiatrie, en particulier le schizophrène, sa dernière création en date, figure redoutable dont aujourd'hui encore il fait régulièrement ressurgir la menace, à épuiser à long terme, à force d'accumulation, le système disciplinaire.

Toujours est-il que le pouvoir disciplinaire, à travers son bras armé qu'est la « fonction psy » (psychiatre, psychologue, psychanalyste...), a renoncé à s'attaquer de front aux adultes.

Face à un.e adulte, un.e psychiatre voit d'abord l'enfant qu'iel a été, avec ses petits troubles, ses petites méchancetés, ses petits désirs, etc., qui auront conduit au crime au sujet duquel iel est convoqué.e devant la cour d'assises, ou bien qui pourraient y conduire, lorsqu'iel intervient à titre d'expert.e dans le cadre d'une procédure d'enfermement préventif réclamée soit par l'autorité préfectorale, soit par la famille.

Un.e psychanalyste, de son côté, voit plutôt en l'adulte un être enfermé dans les interdits de son enfance (bloqué à tel ou tel stade, anthropophage ou incestueux) et qui consulte pour se renormaliser, le travail psychanalytique consistant à découvrir et à se saisir de ce qu'une enfance déséquilibrée a jusqu'ici empêché d'obtenir (une vie pleine, consacrée à la famille et à l'enrichissement dans la compétition, sources de toutes les joies saines !).