vendredi 31 décembre 2021

Femmes illustres #2 Mars convive des femmes #8 Jeanne la Pucelle

1. Enfance


Sources :

Anonyme, Journal d'un Bourgeois de Paris à la fin de la guerre de Cent ans, Le monde en 10/18.

Duby Georges et Andrée, Les procès de Jeanne d’Arc, Archives Gallimard Julliard, 1973.

Gnathaena, Flirt et mariage dans le monde rural du XVIe au XIX siècle, 2020.


La chose paraît incontestable : Jeanne d’Arc occupe la toute première place parmi les illustres Françaises entrées dans la carrière des armes ! Pourtant elle est aujourd’hui si déréalisée, que les historiographes peinent à lui reconnaître un rôle militaire positif et que le grand public semble parfois oublier qu'une personne de chair et d'os a existé derrière ce nom devenu mythique. La cause en est sa canonisation en 1920 au service d’une France politiquement centriste, mais nationaliste dans l'orgueil et l'euphorie de sa victoire contre l'Allemagne (en 1922, elle est officiellement ajoutée à la liste des saint.e.s patron.ne.s de la France par la lettre apostolique du pape Beata Maria Virgo in cælum Assumpta in gallicæ). Ainsi vidée de toute substance, devenue une abstraction, qu'un pur speech act a créée comme puissance bienfaitrice à l'égard d'une autre abstraction : la Nation française, sa figure a pu être récupérée par le fascisme français qui en a fait sa « liberté aux seins nus ».

Pour rendre à Jeanne d’Arc sa réalité de femme et de femme guerrière, il nous faut retourner au XVe siècle, où sévit une longue guerre civile, qui divise profondément les Français et les Françaises entre deux partis rivaux : les Armagnacs et les Bourguignons, opposition d'abord bousculée par l'arrivée d'un tiers (la couronne d'Angleterre), qui se reconstitue ensuite, par un jeu d'alliances, dans l'antagonisme entre le parti armagnac et le parti anglo-bourguignon. Le conflit se cristallise d'abord autour de la régence de Charles VI, affaibli par ses accès de folie, que se disputent deux branches cadettes de la famille royale (Orléans et Bourguignon), puis de sa succession, revendiquée et par son fils et par la maison de Lancastre.


Jeanne est fille de laboureur. Les laboureurs sont les paysans les plus aisés, souvent propriétaires de leur exploitation. Cependant Jacques d'Arc (c'est-à-dire « du pont ») semble connaître certaines difficultés financières : si son épouse peut rester à la maison, sa fille est parfois obligée de délaisser ses travaux d’aiguille (filer et coudre) pour mener paître le petit bétail. Détail anodin pour nous, ou motif éculé de vitraux et d'images pieuses, mais brèche dans laquelle s’engouffrent les plus zélés de ses détracteurs, qui s'en servent pour étayer leurs attaques contre la chasteté de la Pucelle et contre l'orthodoxie de sa foi : comment, en effet, n'aurait-elle pas profité de sa liberté de mouvements pour vivre la libre vie (sexuelle) de tous les enfants de la campagne ? Comment n'aurait-elle pas adopté la foi (impie) des simples qu'elle était amenée à côtoyer ?


De son arrivée à la cour du futur Charles VII à Chinon, à son exécution à Rouen, la sexualité de Jeanne est l'objet de toutes les attentions : elle est un enjeu capital aussi bien pour le parti armagnac que pour celui anglo-bourguignon, quelque dérangeant que puisse paraître aujourd'hui cet intérêt pour l'intimité d'une petite et d'une jeune fille (elle n'a pas plus, approximativement, de 19 ans à sa mort). Son surnom de « Pucelle » renvoie à la question de sa virginité qui se posera tout au long de sa courte vie, cette virginité conditionnant en partie la reconnaissance de son rôle de messagère et la légitimité de son message : si elle est vierge, la levée du siège d'Orléans peut être tenue pour le signe qu'elle avait annoncé dans une prophétie restée célèbre et le sacre de Charles VII pour la volonté de Dieu, qu'elle avait pour mission sacrée de révéler ; si elle ne l'est pas, le nouveau roi est un imposteur. Il est ordinaire à la société patriarcale de juger une femme sur sa sexualité : de la célébrer si ses mœurs sont chastes, de la dénigrer si elles sont corrompues ou dites telles. Mais l'on constate que, dans le cas de Jeanne d'Arc, la question de la sexualité dépasse la sphère privée et le domaine de la morale pour devenir politique.

Avant de rencontrer le futur roi à Chinon, Jeanne a été « examinée » (c’est-à-dire interrogée au sens large), sous la direction de la duchesse d’Anjou, secondée par les dames de sa cour, qui a ensuite garanti à celui-ci qu’elle était bien « vierge ». Ce mot n'a pas alors la signification anatomique que nous lui donnons aujourd'hui. La virginité médiévale consiste à :

  • ne pas avoir eu une sexualité scandaleuse, c’est-à-dire avec grossesse,

  • ne pas avoir fréquenté de prostituée,

  • ne rien pouvoir exprimer de cohérent sur l’acte sexuel marital.

Mais si l'enquête informelle de la duchesse d'Anjou conclut favorablement à la virginité, si le futur Charles VII et ses partisans reprennent cette conclusion à leur compte, les Anglais et leurs alliés français et bourguignons ont tout intérêt à la mettre en doute.

Lors du procès de 1431 instigué par les Anglais, ses accusateurs s'intéressent de près à l'enfance de Jeanne et à l'épisode de sa vie où elle a été bergère (son père n'ayant pas les moyens d'engager quelqu'un pour cette tâche) : la petite paysannerie était connue pour laisser une totale liberté sexuelle aux enfants des deux sexes, qui se retrouvaient entre eux, loin des adultes, pour pratiquer divers jeux sexuels (mon article « Flirt et mariage dans le monde rural » montre bien comment ces pratiques subsistaient dans les campagnes françaises à la fin du XIXe siècle et comment les pouvoirs publics et religieux urbains, dans leur entreprise de colonisation culturelle des marges rurales, ont peiné à les éradiquer). Plus grande, la jeune fille a eu un prétendant (avec lequel elle a rompu du fait de l'appartenance de sa famille au parti bourguignon, tandis que les d'Arc se sont déclaré.e.s pour les Armagnacs). La période de flirt entre adolescent.e.s qui précédait le mariage autorisait dans les milieux paysans une riche activité sexuelle qui pouvait aller, selon les époques et les lieux, du baiser profond au coït en passant par la masturbation. Si une grossesse survenait, le scandale en était étouffé par un mariage rapide, à condition qu'un curé un peu trop scrupuleux ne refusât pas de le célébrer ! Pour Jeanne d'Arc, le tribunal ne peut se servir contre elle de la rumeur qui lui prête un flirt poussé jusqu'à la grossesse avec son prétendant : son enquête (menée avec une impartialité indéniable) n'a trouvé aucune preuve qui allait dans ce sens. D'ailleurs, il n'est pas certain que la jeune Jeanne ait pratiqué ce type de relation réservé à la jeunesse paysanne, inconnu parmi la bourgeoisie, le statut social particulier de son père lui faisant peut-être chercher à se distinguer des campagnard.e.s pour ce qui est du mode de vie et imposer à sa fille la chasteté en usage avant le mariage pour les citadines. Le tribunal est également amené à se pencher sur une autre rumeur qui met en cause la virginité de Jeanne : elle aurait fréquenté une prostituée. Pour échapper au sac de Domrémy par les routiers bourguignons, la famille d'Arc se réfugie dans la ville voisine, chez une femme dont l'identité ne nous est pas connue, mais qui se serait livrée à la prostitution. Encore une fois, les preuves manquent pour étayer cette accusation : les juges du premier procès vont conclure, contre l'intérêt de la couronne d'Angleterre, que Jeanne est bien vierge.


Dans le procès fait à Jeanne d'Arc en 1431, l'orthodoxie de sa foi, tout autant que sa virginité, voire plus, conditionne la reconnaissance de son rôle de messagère et la légitimité de son message.

La question de sa piété ou de son impiété s'inscrit dans une longue histoire des mutations de la doctrine chrétienne (occidentale) médiévale, marquée par la création, au XIIIe siècle, à l’occasion de la « croisade albigeoise », des tribunaux d’inquisition relevant du pape. Je reviendrai sur ces tribunaux dans un prochain article, où j’évoquerai l’attachement du Moyen Âge à la notion de justice et aux procédures judiciaires dans lesquelles Jeanne s’est trouvée prise. En ce qui concerne la doctrine chrétienne, son histoire est marquée, depuis son origine, par une série de cycles comprenant :

  • une phase d’expansion de son public s’accompagnant d’une créativité doctrinale en lien avec cette expansion et allant s’accentuant jusqu’à un point de rupture où des variantes doctrinales suscitent l’émergence d’un clergé séparé de celui de l’Église et rattaché à un pouvoir local,

  • une phase de « conciliation » rassemblant les autorités ecclésiastiques qui statuent sur l’aspect hérétique de la variante séparatiste, et de lutte doctrinale directe s’accompagnant de stratégies de conversion du pouvoir local,

  • une phase d’éradication de l’hérésie et de bridage de toute créativité doctrinale.

Le premier cycle (au Ier siècle) correspond à la mise en place d’un réseau d’églises situées dans les différentes provinces de l’empire romain. Quoique le point de rupture ne soit jamais atteint, les Lettres de Paul de Tarse montrent que son spectre le hantait et commandait ses interventions (visant simultanément à normaliser les modes de vie des différentes églises et à éviter tout débat doctrinal).

Le cycle suivant (IIe et IIIe siècles) coïncide avec le mouvement qui conduit à l’adoption du christianisme comme religion d’État par l’empereur romain (Constantin). L’expansion du public chrétien est ici sociale et orientée de bas en haut ; elle s’accompagne d’une grande richesse doctrinale (que l’on songe à Origène, par exemple, qui n’est jamais très éloigné de Plotin, son éminent contemporain païen), qui se fige avec l’avènement de la religion d’État.

Le troisième cycle (IVe et Ve siècles) correspond à la montée des pressions germaniques. D’un côté, le prosélytisme chrétien conduit à la conversion des Germain.e.s à une variante dite « arianiste » de la doctrine, construite pour s’adapter au pouvoir local. Simultanément s’opère la séparation de communautés orientales manichéennes, tandis qu’apparaît un retour au paganisme chez les élites. Les conciles statuent pour l’empire contre la barbarie en statuant contre l’arianisme, et pour un empire uni en statuant contre le manichéisme et le paganisme (qui aboutira pourtant à une renaissance de la théologie avec le néoplatonisme de Proclus et Damascius). L’œuvre d’un évêque-théologien comme Augustin est typique d’une oscillation entre créativité bridée (cf. son traité sur la Musique), combat « élevé » contre la créativité manichéenne et lutte acharnée contre le retour du paganisme chez les élites.

Le quatrième cycle (du VIe au VIIIe siècle) appartient à Constantinople dans son rapport d’une part aux conquérants slaves évangélisés, d’autre part à la sécession de communautés monophysites et nestoriennes, enfin à la pression arabo-musulmane. Il se conclut par une riche ritualisation du christianisme constantinopolitain et par une acculturation des Arabes au contact des Grecs, source d’une dynamique intellectuelle qui commence à porter des fruits pleinement originaux au IXe siècle (avec Al Fârâbî).

Le cinquième cycle (du IXe au XIe siècle) met face à face le pape de Rome et le patriarche de Constantinople, la constellation des royaumes germaniques et le noyau grec de l’empire romain. La rupture est inévitable (actée en 1054) ; elle est rendue possible par une remise à niveau doctrinale de l’occident chrétien, qui rattrape son retard sur l'orient : Érigène, au IXe siècle, et Anselme, au XIe siècle, en sont les principaux acteurs.

Le sixième cycle (du XIIe au XVe siècle) est engagé dès 1094 quand l’Église romaine accepte d'appuyer Alexis 1er Comnène contre les Turcs seldjoukides, devenant ainsi son interlocutrice, en l’absence d’empire politique occidental suffisamment structuré, sur les questions géopolitiques de grande échelle. Les croisades sont aussi bien politiques que théologiques. Or sur ce dernier plan, le christianisme est très en retard sur l'islam, qui a assimilé les meilleurs textes d’Aristote, de Platon, de Plotin et de Proclus. Pour que l’Église romaine ne succombe pas dans le débat doctrinal sur la nature de Dieu et la valeur de la Trinité, les théologiens sont lourdement mis à contribution (on songe au nombre des « discussions entre un Juif, un Musulman et un Chrétien » publiées au XIIIe siècle), on officialise la création des universités parisienne (1215) et padouane (1222), on permet que les ordres religieux se dotent de théologiens professionnels, auteurs de Sommes théologiques. De cet effort d’intégration, par la méthode de la « dispute », des apports musulmans, naît la philosophie du dominicain Albert le Grand, qui va donner lieu à deux courants théologiques principaux : l’un aristotélicien (Thomas d’Aquin) et l’autre néoplatonicien (Dietrich de Freiberg, Maître Eckhart). Le choix progressif de la doctrine aristotélicienne par l'Église est motivé par le fait que celle-là renforce son rôle. Les autres courants doctrinaux qui apparaissent sont graduellement considérés comme hérétiques, d'autant plus qu'ils ont fait naître et légitimé des mouvements d'émancipation sociale. Alors que, jusqu’ici, la lutte contre les hérésies concernait essentiellement les rapports de l’Église au pouvoir politique et aux élites qui le soutiennent, avec la crise albigeoise, Rome découvre en son sein un élément séparatiste dans un secteur stratégique (l'Occitanie), qui relève d'un séparatisme beaucoup plus vaste, à l’échelle de toute l’Europe, où se multiplie la création d’églises parallèles messianiques. La croisade prononcée contre les cathares amorce une expansion de l’Église vers le bas de la hiérarchie sociale pour la première fois de son histoire (sachant qu’initialement, sa base étant relativement basse, elle n’a jamais cessé de regarder vers le haut comme vers le but de son évangélisation). La découverte du peuple invisible des villes et des campagnes, dont la démographie est galopante au XIIIe siècle, suscite la création des ordres mendiants voués à évangéliser cette population, en milieu urbain d’abord, puis rural.

Il y a donc, à l’époque de Jeanne, deux grands dangers dogmatiques : la spiritualisation de la religion bourgeoise telle que professée par les héritiers flamands de Maître Eckhart (et qui se traduit par des pratiques séparatistes comme dans la création des béguinages) et le paganisme populaire. Au XVe siècle, l’œuvre des ordres mendiants n’est plus aussi appréciée qu’aux XIIIe et XIVe siècles, où leur rôle était d’évangéliser le petit peuple dans l’attente du quadrillage paroissial tenu par le clergé séculier ; mais désormais ce quadrillage est prêt à se resserrer partout, dans les villes comme dans les campagnes : les prêtres sont mieux formés et les procédures plus strictes, la confession devient l'instrument de maîtrise des modes de vie par l’Église. Les ordres mendiants sont donc accusés de faire passer le petit peuple du paganisme au spiritualisme, et tenus de laisser la place à l’Église séculière. Cette crise des ordres mendiants se prolongera jusqu’au XVIe siècle, où leur réputation sera définitivement ternie (l’Heptameron de Marguerite d’Angoulême s'en fait l'écho : plusieurs nouvelles mettent en effet en scène la corruption et les crimes sexuels de moines cordeliers).

Quand le roi d'Angleterre rachète Jeanne faite prisonnière par les Bourguignons, il fait monter un procès d'inquisition avec plusieurs buts, le principal étant de faire tomber en discrédit le sacre de Reims, et ce sur la base d'un motif religieux : l'impiété de l'accusée. Il souhaite que celle-ci soit convaincue de sorcellerie, ce qui délégitimerait le sacre. Jeanne y avait en effet été mise en avant par Charles VII et l'archevêque de Reims, du fait de sa grande popularité, liée à une efficace propagande de l'entourage royal : ce qui a fait la force de cette cérémonie peut aussi se révéler son point faible. On sait par ce qu'en dit le Bourgeois de Paris, que l'objectif d'affaiblir la sacralité du sacre a été partiellement atteint.

Les inquisiteurs veulent néanmoins instruire un procès régulier : s'en tenant à la stricte méthode de la logique scolastique et partant du présupposé que la religiosité de la jeune fille est excessive et exaltée (nous verrons dans un prochain article que ce présupposé est faux), ils envisagent les différents caractères que peut revêtir cette religiosité. Cette religiosité est possiblement :

  • païenne : dans ce cas, l’exaltation religieuse de Jeanne la rattache aux sorcières ;

  • hérétique : dans ce cas, l’exaltation religieuse de Jeanne la rattache aux spirituelles illuminées ;

  • normalisée : l'Église admet l'exaltation religieuse, qui lui est même utile, mais elle la canalise, notamment par la confession. La règle est la suivante : si tu es dans l'Église, ton exaltation est canalisée, si ton exaltation ne l'est pas, tu es en dehors de l'Église.

Jeanne est bien obligée d'avouer qu'elle a tu son projet missionnaire à son confesseur, de peur qu’il n'en condamne l'exaltation et ne le répète à son père, afin que celui-ci en empêche l'exécution. Mais cet aveu qui, pour l'Inquisition, la situe hors de l'Église, qui va dans le sens de la thèse d'une Jeanne illuminée, mot qui signifie, à l'époque, « échappé.e du joug salvateur de l'Église » et « à corriger » (par la prison), prouve a contrario qu’elle en est un membre à part entière, un membre sachant qui en maîtrise finement le fonctionnement et qui connaît bien la marche de la confession et la manière dont l’Église l’emploie pour prendre pied dans la vie familiale des catégories les plus aisées du tiers état. Cet aveu montre ainsi chez elle une attitude très répandue des fidèles chrétien.ne.s par rapport à l'institution ecclésiastique, qui mélange résistance et instrumentalisation, attitude réprouvée et combattue par le clergé qui voudrait à la fois conduire un troupeau ignorant et docile, et parler à des pratiquant.e.s éduqué.e.s dans la foi. La fine maîtrise que montre Jeanne repose sur sa seule pratique religieuse, qui est celle de tou.te.s les villageois.es lorrain.ne.s aisé.e.s de cette époque : elle assistait à la messe avec ses parents, connaissait les sacrements par leurs usages plus que par leur signification théologique, se confessait une fois l’an comme de droit et communiait de même (à Pâques, qui marquait alors le début de la nouvelle année). Pourtant le tribunal n'entrevoit cette évidence que pour l'évacuer. Tenu de s'y confronter par les exigences de la logique, et malgré les dépositions très claires de l'accusée sur le sujet, il lui substitue l'hypothèse selon laquelle les prêcheurs franciscains errants des campagnes l'auraient détournée de l'Église en lui vantant la supériorité de l'Église victorieuse, purement spirituelle, dont l'adhésion émancipe des obligations sacramentelles, notamment la vérité de la confession. Elle serait alors devenue illuminée, ce qui, seul, expliquerait sa défiance envers son confesseur.

Un autre épisode de la vie de Jeanne, son enfance de bergère fréquentant les « simples » des campagnes, conforte plutôt l'idée d'une religiosité païenne, donc diabolique, et d'une Jeanne sorcière, méritant le bûcher si elle ne renie pas ses erreurs (ou la prison, si elle les renie). Comme toutes les villes et tous les villages d'Europe, Domrémy est inscrit dans un paysage mythique. Le tribunal de Rouen y recherche l'élément païen, et ne veut voir dans ce paysage mythique qu'une géographie diabolique. Que l'on puisse retrouver dans les rites locaux un fond pré-chrétien derrière une forme chrétienne, est une idée de l'Inquisition du XIIIe siècle, une idée « paranoïaque » servant à justifier la croisade contre le paganisme, dès lors que le pré-chrétien est assimilé au diabolique. Pour Domrémy, le tribunal veut voir dans l'« Arbre aux Dames » et dans le « Bois Chesnu » des sites de pratiques magiques, l'arbre tenant lieu d'idole pour une magie blanche de guérison, le bois abritant des rituels nocturnes de magie noire. Toutes les questions posées à Jeanne visent à vérifier qu'elle a bien participé aux rites blancs et à savoir si elle n'aurait pas fréquenté les ombres qui hantaient le bois. L'accusée répond très clairement qu'elle connaît seulement par ouï-dire les rites de magie blanche liés à l'arbre appelé par certain.e.s villageois.es « arbre aux fées », puis qu'elle ne sait rien de la réputation du bois, où elle n'allait point, mais qu'elle connaissait de ce qu'il se situait non loin de chez elle. Ses réponses, quoique claires, n'ont pas convaincu : elles invalidaient en effet l'hypothèse de la sorcellerie, trop importante aux yeux des Anglais, qui avaient besoin que les victoires obtenues par son concours fussent le fruit de sortilèges. Dans les faits, le Bois Chesnu ne semble pas avoir fait réellement partie du paysage mythique de Domrémy. Quant à l'arbre, il était dit « aux Dames » ou « aux fées », selon que l'on voulait en faire le décor d'une élégie amoureuse chevaleresque (attestée lors de l'enquête en réhabilitation de 1456), ou que l'on entendait se moquer des pèlerins s'y rendant dans l'espoir d'une guérison. Quoi qu'il en soit, les réponses prudentes de Jeanne montrent son expérience des longs interrogatoires (de Domrémy jusqu'à Rouen, elle est sans cesse sur la sellette) et résultent sans doute du « coaching » qu'elle a reçu de l'entourage proche du roi Charles VII, visant à lui faire mieux endosser le rôle d'une vierge salvatrice envoyée par Dieu.

Cette enquête sur la religiosité est orientée par la réflexion que se fait l’Église séculière sur sa propre action envers le peuple. À peine relevée du Grand schisme entre Avignon et Rome, elle entend consolider son unité en renforçant son contrôle sur les campagnes, supposées mêler un fond de religiosité païenne à un christianisme mal intégré, dont le spiritualisme ne s'appuie pas sur une pratique rituelle ordonnée par le prêtre. Faire de Jeanne une pratiquante molle qui emprunterait occasionnellement à la sorcellerie (paganisme des lieux reculés), à l'idolâtrie (paganisme des marges villageoises), et à un christianisme spirituel peuplé de saint.e.s et d'anges au lieu de prêtres et d'archevêques (christianisme villageois alimenté par les frères prêcheurs errants), ne suffisait pas au tribunal qui la jugeait, car cela revenait à faire d'elle une paysanne pareille à toutes les autres et la condamner aurait alors été condamner ouvertement la population rurale dans son ensemble. D'où le projet d'en faire une exaltée : une authentique sorcière, ou bien une charlatane dupée par le Diable, ou bien encore une illuminée aveuglée par son orgueil et vouée à Satan ; projet d'autant plus difficile à exécuter que Jeanne, par ses réponses, apparaissait aussi éloignée de la pratiquante molle que de l'exaltée.

mercredi 27 octobre 2021

Femmes et mouvements révolutionnaires #1 Le XVIIe siècle

 

 

« Maints épisodes cités dans nos sources évoquent le rôle extraordinairement important des femmes, non seulement comme participantes aux mouvements, mais encore en tant que dirigeantes et meneurs appelant à la révolte. Parmi les noms des chefs exécutés nous trouvons fréquemment des noms de femmes. Souvent, elles sont l'élément principal d'une insurrection, si bien que dans ce cas, les sources nomment ces mouvements des « émeutes féminines ». En 1641, le soulèvement de Grenoble dirigé contre l'impôt sur le sel fut clandestinement préparé et organisé par des femmes qui sortirent armées de hallebardes et de bâtons, et se portèrent contre les agents du fisc et contre les consuls de la ville. Elles obtinrent l'abolition de cet impôt. Une émeute typiquement féminine peut être signalée à Valence en 1644, lorsque l'intendant Fouquet et deux conseillers du parlement de Grenoble ont dû se défendre contre une foule de femmes armées. »

Boris Porchnev, Les soulèvements populaires en France au XVIIe siècle, Flammarion, 1972.

Le regard sur la Fronde a beaucoup varié selon les époques : vrai élan révolutionnaire ou simple agitation aristocratique ? Loin de reprendre à leur compte l'idée qui s'est imposée au XVIIIe siècle, d'un événement historique mineur, des historiens du XXe siècle ont établi un parallèle entre la Fronde et la Révolution française (1). Porchnev montre dans cet extrait que ce parallèle est exact jusqu'en ce qui concerne le rôle des femmes, dont l'importance dans les mouvements insurrectionnels qui suivent 1789 nous est sans doute davantage connue.

(1) Jusqu'à l'exagération, comme Madelin qui, en 1932, met en parallèle l'acte d'insubordination déclarée du Parlement et le serment du Jeu de Paume, la milice bourgeoise et la garde nationale, les fuites de la cour à Rueil puis à Saint-Germain et la fuite à Varennes, Gaston d'Orléans et Philippe-Égalité, Broussel et Bailly, Beaufort et La Fayette, Gondi et Talleyrand, Boile et Danton, les pamphlétaires et Camille Desmoulins ou Marat.

On appelle généralement « Fronde » la fronde parlementaire de 1648-1649 et celle des princes de 1651-1653. En fait ces deux moments ne sont que les dernières vaguelettes d'un vaste ras-de-marais révolutionnaire qui se prolonge pendant environ vingt ans. La France qui fronde est un pays traversé par une profonde fracture sociale qui compromet la cohésion de la bourgeoisie elle-même, groupe social pourtant supposé faire le lien entre petit peuple et noblesse : il n'y a rien en effet de commun entre la haute bourgeoisie des offices qui peut prétendre à l'anoblissement et la petite bourgeoisie laborieuse des artisans. Cette fracture sociale se ressent surtout dans les campagnes, où la paysannerie est soumise à une lourde pression fiscale de la part du roi jointe à celle des seigneurs (ecclésiastiques ou aristocratiques) de plus en plus riches et de plus en plus éloignés géographiquement. Dans la France du XVIIe siècle, les perspectives d'ascension sociale, encore ouvertes pour la haute bourgeoisie (ce qui ne sera plus le cas après la Fronde et deviendra l'un des motifs de la révolte bourgeoise de 1789), sont fermées pour tout un salariat non protégé qui se développe dans cette période et où le mécontentement trouvera à s'exprimer dans des mouvements insurrectionnels violents. Les révoltes paysannes des Croquants et des Nus-Pieds amorcent et renforcent ces mouvements urbains qui se déclarent partout dans l'Ouest, le Sud et l'Est de la France... Face à ce mécontentement, le pouvoir central ne sait que réagir par la force, et par une force de moins en moins mesurée : les armées royales, d'abord occupées par la guerre de Trente ans, sont ensuite disponibles pour en réprimer les manifestations dans le sang.

Pour le rôle des femmes de la noblesse dans la Fronde, les Mémoires du cardinal de Retz, publiées en 1717, 40 ans après leur rédaction, montrent qu'il est bien réel. Mais sur ce point, la Fronde diffère de la Révolution de 1789. Les mesdames de Chevreuse, Montbazon, Bouillon, Lesdiguières ou encore la Palatine, remplissent une fonction importante, si ce n'est essentielle, dans les événements de la fronde du parlement et des princes : elles sont diplomates, négociatrices, espionnes, informatrices, conseillères, « influenceuses »... Mais elles ne sont telles que parce qu'elles sont épouses, mères, amantes, amies, parentes... de frondeurs. Elles n'ont d'existence politique qu'à travers les hommes, même si elles peuvent dominer ces hommes et leur imposer leurs vues (c'est le cas de madame de Montbazon qui a tous pouvoirs sur son candide soupirant, le duc de Beaufort). Ce type de rapport au pouvoir ne disparaît pas totalement à la Révolution française : madame Roland, femme de ministre, dirige quasiment le ministère de l'Intérieur au travers de son mari. Il y est cependant vivement critiqué, la critique se concentrant sur la figure décriée des favorites de ministres, femmes corrompues et corruptrices qui gouverneraient depuis l'alcôve. Mais plus que la corruption morale de ces femmes et d'un régime politique qui les fait prospérer, ce qui est condamné dans le pouvoir des favorites, c'est bien l'influence féminine en général, supposée déviriliser les hommes acceptant de la subir. Quoi qu'il en soit, ce type de rapport au pouvoir apparaît déjà comme daté à la fin du XVIIIe siècle, car s'exprime, chez certaines, la volonté d'accéder aux fonctions politiques sans médiation masculine... J'espère pouvoir développer ces considérations sur les femmes et la « grande révolution » dans un prochain article.

mercredi 1 septembre 2021

À cause des anges... : le christianisme primitif était-il masculin ?

Au Ier siècle, l'Église est en pleine construction. C'est un espace, non pas vierge, puisqu'elle hérite de traditions religieuses antérieures, mais propice aux innovations : après tout, pour le dire dans un langage fort peu théologique, il s'agit d'attirer de nouveaux et nouvelles adeptes par une offre originale, en répondant à des besoins sociaux et spirituels qui n'étaient pas satisfaits jusque-là. Les femmes rejoignant les premières communautés chrétiennes vont-elles profiter de ce contexte a priori favorable pour faire entendre leur voix et obtenir, en leur sein, davantage d'égalité ? Et dans quelle mesure l'Église naissante va-t-elle s'adapter à leur éventuelle volonté progressiste ?

Il y a bien eu, à cette époque, dans certaines églises chrétiennes, des pratiques religieuses mettant hommes et femmes à égalité. Les lettres de saint Paul l'attestent. La Première épître aux Corinthiens, à travers la réaction indignée de son auteur, témoigne, par exemple, de l'usage adopté par les Corinthiennes, de la prière tête nue à la manière des hommes, ainsi que de l'acceptation de cet usage par les membres masculins de la communauté (même si le texte paulinien fait sans doute suite à la plainte d'un mécontent ou au scrupule d'un inquiet, face à cette indistinction des genres dans l'acte de prière un peu trop révolutionnaire) :

    « Toute femme qui prie ou prophétise, le chef non voilé, fait honte à son chef ; c'est exactement comme si elle était une femme rasée. Si donc une femme ne se voile pas, qu'elle se tonde aussi ! »

Les Corinthiennes avaient apparemment poussé leur égalitarisme encore plus loin, en s'autorisant à prendre la parole au sein de l'assemblée, soit pour interroger, soit pour expliquer, comme les hommes avaient l'habitude de le faire. Cette pratique nous est également connue par sa condamnation :

    « Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de parler ; mais qu'elles soient soumises, selon que la Loi même le dit. Si elles veulent s'instruire sur quelque point, qu'elles interrogent leur mari à la maison ; car il est honteux pour une femme de parler dans une assemblée. » (1 Corinthiens, 14,34 – 14,36)

    « Que la femme écoute l'instruction en silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d'enseigner ni de faire la loi à l'homme, qu'elle se tienne en silence ; » (1 Timothée 2,11 – 2,12)

Ces innovations dans la pratique religieuse sont contraires à la direction que Paul souhaite voir prendre aux communautés chrétiennes et qu'il croit nécessaire à leur survie et à leur développement. À son sens, le christianisme ne peut durer dans un environnement qui ne lui est guère favorable que s'il se fait discret et ne donne pas prise aux attaques de la critique*. À l'immobilisme social qu'il promeut, peu compatible avec cet élan révolutionnaire qui traverserait, selon certain.e.s, l'Église des premiers temps, il oppose une révolution spirituelle : l'esprit doit se substituer à la lettre dans l'interprétation des textes religieux (par exemple, la souillure n'est point matérielle et corporelle (ingestion d'un aliment impur), mais spirituelle). Pour les femmes, cependant, cette révolution n'a pas la conséquence qu'on pourrait en attendre : en faire des créatures de Dieu égales aux hommes en dignité sur le plan spirituel, au contraire ! L'apôtre s'attache à justifier leur domination, la norme dans la société gréco-romaine du Ier siècle, qu'il entend respecter pour les raisons que nous avons évoquées plus haut, par un motif ontologique. Ce choix de pure stratégie, qui s'explique entièrement par des raisons politiques, aura de lourdes conséquences pour les femmes, telles qu'elles se font encore sentir aujourd'hui...

(* Ainsi Paul invite-t-il les citoyens grecs convertis à prendre part aux rituels civiques, impliquant sacrifices aux dieux de la Cité et consommation, lors d'un banquet, des animaux sacrifiés. Contrairement au parti judéo-chrétien qui prône le « séparatisme » avec les polythéistes, il souhaite ne pas attirer l'attention sur les communautés chrétiennes, de peur des persécutions. Rappelons qu'il en parle en connaissance de cause, puisqu'il a survécu à une lapidation !)


1 Corinthiens, 7,1 – 7,40, puis 11,2 – 11,16, puis 14,34 – 14,36 (53 après J.-C.) :

La Première épître aux Corinthiens est écrite par Paul au retour de sa troisième et dernière mission* dans les « nations »**. Elle comporte quelques réflexions de portée générale, ainsi que des réponses à des questions précises posées par les membres de la communauté. La profusion de ces questions traduit l'importante activité réflexive de ceux-ci tant sur le plan théorique que pratique, conforme à la tradition intellectuelle grecque, bien vivante à Corinthe. L'évangéliste voit néanmoins cet intellectualisme d'un mauvais œil : il le répète à de nombreuses reprises, les discussions théoriques aboutissent immanquablement à des oppositions doctrinales et à des schismes. La jeune Église, pour survivre, doit être une et indivisible. Pas de théorie, de la « prophétie ». La prophétie, telle que l’entend Paul, est une sentence donnée qui n’a pas à être discutée. Dans l’assemblée chrétienne se trouvent réuni.e.s des hommes, des femmes et des anges. Une prophétie est une parole dite par un ange et répétée à haute voix par le membre de l’assemblée qui l’a entendue. Dans ses lettres, Paul prophétise souvent, il ne discute pas.

(* Voyage évangélique souhaité par l'Église de Jérusalem, dans le but de répandre la bonne nouvelle et d'aider les converti.e.s à bâtir leur église…)

(** Les « nations » sont les peuples qui n’ont pas bénéficié de l’alliance avec Yahvé avant la venue du Christ. De par sa nationalité romaine – bien qu’étant né en Cilicie, actuelle Turquie – et parce qu’avant sa conversion en 32 Paul avait la charge de la persécution des Chrétien.ne.s de Jérusalem, il reçoit la mission d’apporter la bonne nouvelle aux nations, du nord de la Syrie à Rome.)

Parmi les questions examinées dans cette première lettre, il en est deux qui font intervenir un regard genré. L'une, traitée par l'apôtre comme morale et mondaine, concerne le comportement du bon chrétien / de la bonne chrétienne hors de l'assemblée, dans l'attente du royaume de Dieu à venir. L'autre est traitée sous un angle spirituel : elle concerne le comportement du bon chrétien / de la bonne chrétienne dans l'assemblée, où le royaume de Dieu est déjà réalisé. Cette distinction n'est pas anodine en 53 après J.-C. À cette époque, Paul répond aux vœux d’égalité émis par les femmes en la limitant à la sphère privée domestique, tandis que dans la sphère publique, la domination doit continuer à s’imposer, tant dans la société païenne qu’à l’église.

La première question abordée concerne la virginité : dans l'attente du royaume de Dieu, dont la venue est proche, vaut-il mieux rester vierge ? La virginité est certes préférable, mais si la conserver est trop ardu, il faut se marier, le mariage étant indissoluble. Incidemment Paul mentionne son exemple personnel, qu'il ne prétend pas généraliser : sa mission et son mode de vie lui imposent célibat et chasteté. Ce qui est remarquable dans le traitement de cette question, c'est la symétrie parfaite entre les discours adressés aux hommes et aux femmes :

    « Mais à causes des fornications, que chaque homme ait sa femme et chaque femme son mari. Que le mari s'acquitte de son devoir envers sa femme, et pareillement la femme envers son mari. La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari. Pareillement l'homme ne dispose pas de son corps, mais la femme. Ne vous privez pas l'un de l'autre, sinon d'un commun accord, pour un temps, afin de vaquer à la prière ; et de nouveau soyez ensemble, de peur que le Satan ne vous tente à cause de votre incontinence. »

Cette symétrie hommes-femmes disparaît néanmoins brièvement à l'occasion d'une adresse faite aux pères : « Ainsi donc, celui qui marie sa jeune fille [la volonté de celle-ci est sous-entendue] fait bien, et celui qui ne la marie pas fera mieux [idem] », puis de recommandations regardant les veuves (cf. 1 Timothée, 5,3 – 5,16). Le père d'une fille nubile et la veuve (comme s'il n'existait pas de veuf !) appartiennent traditionnellement à une catégorie de personnes dont la situation, jugée problématique, requiert un traitement à part. Paul n'est donc ici en rien original. Par contre le contenu de la première injonction, qui établit une réciprocité absolue entre époux et épouse, l'est sans commune mesure davantage : l'égalité dans le mariage n'existe pas dans les sociétés traditionnelles, surtout quand il s’agit de sexualité ! Ce privilège accordé aux femmes renvoie au fait qu’elles tiennent une place essentielle dans l'Église, parce que, en tant que mères, elles transmettent la religion aux enfants. C'est là une réalité constante dans l'Antiquité, où les femmes définissent l'identité religieuse du foyer et à laquelle la culture hébraïque était tout particulièrement attentive : l'Ancien Testament alerte contre les dangers des mariages mixtes, avec de nombreuses anecdotes mettant en scène des autochtones qui convertissent la descendance de leurs maris juifs à leur culte « idolâtre ».

Par contraste, la seconde question, concernant le port du voile par les femmes dans l'assemblée des Chrétien.ne.s, qui englobe celles de leur tenue et de leur maintien pendant les deux principaux actes qui font l'activité religieuse chrétienne : la prière (louange à voix haute presque totalement libre) et la prophétie (parole de jugement inspirée par les anges, sur des matières a priori étrangères à la connaissance et à l'expérience du locuteur ou de la locutrice), reçoit un traitement très différent : spirituel et non pas moral. Pour répondre à cette question, Paul recourt à la théorie de l'ordre céleste, sur lequel l'ordre ecclésiastique doit se calquer et où la suprématie de l'homme sur la femme est fondée par des raisons théologiques, sur la version de la Genèse où Ève est tirée de la côte d'Adam.

    « L'homme, lui, ne doit pas se couvrir le chef, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu ; quant à la femme, elle est la gloire de l'homme. L'homme en effet ne vient pas de la femme, mais la femme de l'homme ; et ce n'est pas l'homme qui a été créé à cause de la femme, mais la femme à cause de l'homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir un signe de sujétion sur le chef, à cause des anges [présents dans l'assemblée, avec lesquels les femmes ne doivent par entrer en contact direct, sans voile, contact direct permis aux hommes seuls]. »

Il existe, dans le texte éponyme, deux versions de la création : l'une, appartenant à la tradition sacerdotale, fait dériver les hommes et les femmes d'une créature primitive androgyne faite à l'image de Dieu : l'homme à la fois mâle et femelle ; il n'y a donc pas, dans cette version, de distinction entre hommes et femmes. L'autre version appartient à la tradition yahviste ; bâtie sur une série de jeux de mots (par exemple, l'expression « l'os de mes os et la chair de ma chair » servant à exprimer la proximité dans la parenté, est prise ici au sens propre : la femme, l'être le plus proche de l'homme, naît d'un de ses os où est resté accroché un peu de chair !), elle est plus romanesque, plus populaire et moins sérieuse, mais aura une longue postérité en ce qu'elle autorise la domination masculine.

Cependant Paul semble embarrassé par son raisonnement : si la femme est ontologiquement l’image de l'homme et l’homme l’image de Dieu, ne doit-elle pas verser nécessairement dans l’idolâtrie (le péché ultime), ramenant toujours Dieu au rang d’un homme, ne comprenant Dieu que par son identification à l'homme ? Les femmes ont-elles encore une place dans l'Église, du fait de leur penchant naturel au pire des péchés ? L'évangéliste sait pourtant cette place essentielle du fait du rôle capital qu'elles y jouent (instruction religieuse des enfants, soutien financier, mise à disposition du réseau social..., cf. Phœbé de Cenchrée, femme sans doute noble, qui fut d'un grand secours pour lui). Il se livre donc à un tour de passe-passe qui permet de les ramener dans la sphère sacrée, en en faisant les mères des Chrétiens. Elles ne valent pas en tant que femmes, mais seulement parce qu'elles ont une relation aux hommes (de mère à fils) et c'est cette relation qui leur donne une place dans l'assemblée chrétienne :

    « Aussi bien, dans le Seigneur, ni la femme ne va sans l'homme, ni l'homme sans la femme ; car de même que la femme vient de l'homme, ainsi l'homme vient par la femme, et le tout vient de Dieu. »

Le signe de sujétion se veut un rappel constamment visible aux yeux des femmes du caractère exceptionnel de leur présence dans l'assemblée et de leur participation à la vie publique sacrée des hommes : l'une et l'autre ne leur sont permises que par une grâce divine particulière. L'église est donc pour Paul une « maison des hommes », qui accueille également les anges, entités peut-être dépourvues de sexe, mais manifestement plutôt masculines, car, comme les hommes, plus proches de Dieu que les femmes ne le sont.

Le port du voile apparaît donc ici comme un détail qui n'en est pas un, puisqu'il met en jeu le statut ontologique du sexe féminin par rapport au masculin. En 53 pourtant, Paul n’attaque pas encore frontalement l’égalité de fait des femmes et des hommes dans le foyer ni certaines marques d’égalité à l’église. Les femmes ne doivent certes pas faire mine d’enseigner aux hommes ce qu’il en est de la foi, mais d’un autre côté, moyennant le port du voile, Paul ne les empêche encore nullement de prier ni même de prophétiser. Les femmes transmettent elles aussi les paroles des anges et portent ainsi jugement sur toute chose, sans débat.


Éphésiens, 5,21 – 5,33 (62 après J.-C.) :

    « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. Que les femmes le soient à leurs maris, comme au Seigneur ; car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l'Église, lui, le Sauveur du corps. Mais comme l'Église est soumise au Christ, ainsi les femmes doivent l'être en tout à leur mari. »

Neuf ans se sont passés et on note une contamination des réflexions relatives à la sphère spirituelle à la sphère profane. Cette extension peut être interprétée soit comme une spiritualisation du mariage, attiré par la sphère sacrée, soit comme un alignement du profane sur le spirituel.

    « Quoi qu'il en soit, pour vous, que chacun de vous aime sa femme comme soi-même, et que la femme craigne son mari. »

La symétrie qui caractérisait le mariage s'est faite asymétrie et non-réciprocité : il n'est pas demandé à l'homme de se soumettre à sa femme, ni à la femme d'aimer son mari. Apparaît ici l'opposition traditionnelle amour / crainte. Il faut rappeler que la crainte, dans l'Antiquité, est une vertu. On la doit aux divinités. Elle est le sentiment religieux par excellence, qui dévalue celui ou celle qui l'éprouve, parce qu'il surévalue celui ou celle (il a existé des déesses qui inspiraient la terreur : Inanna-Ishtar en est un parfait exemple) qui en est l'objet. La femme chrétienne doit donc avoir le même type de rapport à son mari que son mari à Dieu. Les principes ontologiques qui régissent la sphère sacrée en 53 commencent à être appliqués à un aspect de la sphère profane en 62.


Colossiens 3,18 – 4,1 (62 après J.-C.) :

On retrouve les mêmes injonctions adressées, toujours en 62, aux fidèles de Colosses :

    « Femmes, soyez soumises à vos maris, comme il convient dans le Seigneur. Maris, aimez vos femmes et ne soyez pas amers envers elles. »

La lettre précise que cette hiérarchie ecclésiastique qui s'applique au monde profane ne vaut pas que pour le mariage. Toutes les relations hiérarchiques sont sauvegardées par l'argument de la hiérarchie ontologique :

    « Enfants, obéissez en tout à vos parents, car cela est agréable au Seigneur. Pères, n'exaspérez pas vos enfants, de peur qu'ils ne se découragent. Esclaves, obéissez en tout à vos seigneurs selon la chair, non parce qu'on vous voit, dans la pensée de plaire aux hommes, mais en simplicité de cœur, par crainte du Seigneur. Quoi que vous fassiez, travaillez de toute votre âme, comme pour le Seigneur et non pour les hommes, sachant que vous recevrez du Seigneur l'héritage en récompense... Les seigneurs, traitez vos esclaves avec justice et équité, sachant que vous aussi vous avez un Seigneur dans le ciel. »

Grâce à Paul, la révolution sociale, en germe dans le Christianisme, n'aura pas lieu !


1 Timothée 2,9 – 2,15 (64 après J.-C.) :

En 64, Paul, dans sa Première épître à Timothée, reformule une nouvelle fois le discours sur les femmes qu'il a élaboré au fil des années, en confirmant, par des formulations fortes, tous ses aspects les plus misogynes et les plus patriarcaux :

    « De même, que les femmes aient une tenue décente, une parure pudique et modeste : ni tresses, ni or, ni perles, ni vêtements de prix, mais plutôt des œuvres bonnes, comme il convient à des femmes qui font profession de piété. Que la femme écoute l'instruction en silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d'enseigner ni de faire la loi à l'homme, qu'elle se tienne en silence ; car c'est Adam qui fut formé le premier, Ève ensuite. Et ce n'est pas Adam qui a été dupé ; c'est la femme qui, séduite, en est venue à la transgression. Cependant elle sera sauvée par la maternité, si l'on demeure dans la foi, l'amour, la sainteté, avec la modestie. »

Le « qu'elle se tienne en silence » a sans doute justifié par la suite l'exclusion des femmes de la prêtrise et le développement d'un clergé exclusivement masculin.

Comme dix ans plus tôt, dans la Première épître aux Corinthiens, Paul s'efforce sur la fin d'adoucir un discours d'une indéniable brutalité : « Cependant elle sera sauvée par la maternité... ». Cette correction qui vient in extremis « sauver » les femmes est représentative de la position paulinienne à leur égard qui oscille toujours entre exclusion et inclusion. On relève que le processus d'exclusion donne lieu à des raisonnements longs, invoquant la plus ancienne tradition judaïque, tandis que le processus d'inclusion, plus court, donne lieu à des finasseries assez confuses. Ce mouvement d'oscillation entre exclusion et inclusion permet de faire passer les femmes de membres de droit à part entière de l'Église, qu'elles ont manifestement cru être, à de simples invitées qui ne sont telles que de façon conditionnée (par la maternité et l’éducation des enfants qui l’accompagne).

Ces épîtres de Paul sont précieuses en ce qu'elles permettent de voir le passage d'une organisation sociale en construction, où (presque) tout semble possible, où les personnes socialement marginales et exclues (prostituées, veuves, esclaves, pauvres, publicains) peuvent espérer trouver une place, à son institutionnalisation, où certains possibles sont réalisés et d'autres rejetés. On sent que le but de Paul et, à travers lui, de l'Église de Jérusalem, est d'opérer cette institutionnalisation rapidement. Elle aboutit en dix ans à une normalisation des communautés chrétiennes, où les femmes sont ramenées à la place qu'elles occupent dans la société de l'époque. Si l'« offre » chrétienne demeure intéressante, en libérant les croyant.e.s des pesants interdits et obligations religieuses pour ne s'intéresser qu'à la vie spirituelle, elle perd cependant beaucoup de son intérêt pour les femmes...

dimanche 30 mai 2021

Il faut sauver la langue française

 

De quelle langue parle-t-on ?

La langue française que l’on prétend défendre est essentiellement faite d'écrits de référence tirés de « nos grand.e.s auteur.rice.s » (romancier.ère.s, poète.sse.s, mémorialistes, dramaturges, orateur.rice.s, prédicateurs...) et des paroles policées du quotidien, conformes aux canons grammaticaux et lexicaux conservés par l’Académie française, bref, d’écrits et de paroles s'apparentant à l'oralisation de textes bien écrits.

Or si l’on en croit Ferdinand de Saussure (1857-1913), l’écriture est un facteur hétérogène à la langue, au même titre que les mesures prises pour imposer à l’échelle d’un État une langue « nationale » telle que le français. Pour ce linguiste, une langue nationale régie par l’écrit est par excellence une langue artificielle.

En contrepoint, dans ses leçons sur la linguistique géographique (Cours de linguistique générale, quatrième partie), Saussure rêve d’un monde sans écriture et sans frontière nationale, où la langue humaine s’incarnerait naturellement en variétés dialectales de gradient continu, évoluant au gré d’ondes d’innovations linguistiques entrecroisées à l’échelle de la planète.

De ce fonctionnement naturel qui a pu exister en partie dans le passé ne subsistent guère aujourd’hui que les rapports complexes entre langues nationales dominantes, par exemple l’anglais et le français, dont l’histoire, depuis maintenant 1000 ans, est faite d’échanges incessants, tant sur le plan du lexique que sur celui de la grammaire. Le couplage historique du français et de l’anglais, les défenseur.e.s de la langue française évitent de l’évoquer, parce qu’il légitime les évolutions interlinguistiques, considérées (à tort quand il s’agit de langues dominantes) comme autant de risques de régression et de disparition pour les langues qui interagissent les unes sur les autres.


Langue et parole, écriture et pensée

La parole, cette phonation en sourdine qui joue de la langue et des lèvres, entre dents, palais et gosier, est indissociable des mécanismes de la langue. Ces mécanismes confèrent à la parole son caractère de redondance indéfiniment variée autour de thèmes simples, redondance potentiellement signifiante pour des signifiés aussi complexes qu’on veut. Sans eux, la capacité sémantique de la parole ne dépasserait pas celle du cri et son utilité celle d’une version chuchotée du cri. La parole n’a d’existence propre que par la langue, et la langue s’incarne dans le flot indéfiniment entretenu des paroles échangées.

L’écriture semble à première vue construite pour transcrire la parole et, par la lecture qu’elle implique, faire revivre une parole prononcée, de loin en loin dans le temps et dans l’espace.

Cette vue repose sur le primat donné à l’écriture phonétique, censée transcrire visuellement la parole entendue, moyennant un effort préalable pour ramener les phonèmes produits à quelques signes visuels suffisamment ambigus phonétiquement pour englober tous les cas observés dans un dialecte donné (ainsi dans « papa », le « p » de la première syllabe se prononce-t-il différemment du « p » de la seconde : une même lettre transcrit des sons différents). L’écriture idéogrammatique serait à cet égard inférieure, parce que transcrivant essentiellement des mots et non des sons (d’où un alphabet de la taille d’un dictionnaire). Il n’en est évidemment rien : l’idéogramme donne essentiellement à penser, et la contemplation de la chaîne idéogrammatique peut donner lieu à des expressions orales variées, chacune tournant autour d’une méditation pré-oratoire. Sa fonction est moins de restituer une parole, qu’une pensée susceptible de s’exprimer par la parole de plusieurs manières.

Tournons-nous maintenant vers les sciences développées dans le monde grec, les mathématiques notamment. Les traités d’Euclide ou d’Archimède évoquent la géométrie et l’arithmétique dans un style littéraire dont la technicité tient au seul lexique. Or les limites atteintes par la science grecque semblent justement dues au mode de transmission du savoir mathématique : au fait que les traités, trop littéraires, ne pouvaient se comprendre sans faire en parallèle l’usage d’instruments techniques pour calculer ou dessiner. C’est le mathématicien persan Al-Khwarizmi qui a initié au IXe siècle la révolution de l’écriture mathématique, l’emploi de symboles syntaxiques et lexicaux, cette algèbre qui a permis à Descartes au XVIIe siècle de consolider la géométrie analytique, désormais affranchie des limites assignées à la science grecque. Depuis lors, lire un ouvrage de mathématiques ne réclame rien d’autre que de pouvoir soi-même l’écrire, c’est-à-dire maîtriser les règles de l’enchaînement et de la formulation de propositions mathématiques réduites à des suites de symboles visuels. L’acte oratoire a disparu de la transmission du savoir mathématique, condition pour qu’il accède à des questions inconnues de l’Antiquité.

Si la pensée ne va pas sans l’écriture, comme le montrent les idéogrammes, et si l’écriture peut se passer de parole comme le montrent les mathématiques, la notion de pensée peut être étendue à tout ce qui se transmet par les voies de l’écriture sans parole. Dans notre monde industrialisé, les réseaux de transfert d’informations, depuis les usines jusqu’aux intérieurs connectés, fonctionnent tous par le biais de l’écriture. Ce qu’ils transmettent est un type spécial de pensées : essentiellement des commandes conditionnées par des informations fournies par des calculateurs. Dans ce système, les schémas fonctionnels de l’ingénieur.e deviennent les algorithmes de l’informaticien.ne, qui deviennent les codes électromagnétiques d’un monde de machines dont les humains possèdent, par les ressources de l’écriture, le langage sans parole.

L’écriture est ainsi liée aux langages et non aux langues, à la pensée et non à la parole. Il n’en reste pas moins que l’écriture phonétique vient perturber cette indépendance réciproque originelle de l’écriture et de la parole.


L'école est le tombeau de la langue française

Dans l'écriture phonétique, à un son correspond une lettre, à une lettre correspond un son. Celle de la langue française est aujourd'hui très éloignée de cette règle, plus encore que celle des langues germaniques ou même des autres langues romanes.

L’écriture phonétique de la langue française a fait l’objet, du XVIIe au XIXe siècle, d’une série de normalisations liées à l’économie de l’imprimerie (dont les marchés sont plus larges que les aires dialectales), à sa fonction croissante de langue commune pour les échanges diplomatiques et à la recherche d’un bien-parler prescrit à la province depuis Paris. Au départ plutôt prometteuses, ces normalisations se sont figées en règles absolues au XXe siècle. Entre temps, la langue française avait cependant évolué et il a fallu assouplir la règle de l'écriture phonétique et introduire la possibilité qu'un son puisse être rendu par plusieurs lettres, voire par plusieurs groupes de lettres, et qu'une lettre puisse être rendue par plusieurs sons. Ainsi le son [ɛ] peut-il être écrit, selon les cas, par une lettre « e », par une lettre accentuée « è », par un couple de lettres « ai » ou par ce même couple auquel sont adjointes des consonnes muettes « ais », « ait », ce que l’on justifie en expliquant que l’on maintient ainsi le lien du mot avec une de ses variantes morphologiques (« biais » > « biaisé », « fait » > « faite »). Inversement, la lettre « s » peut se prononcer [s] ou [z], ne pas être prononcée (marque du pluriel, « il est »...). Dans tous les cas, la fonction de transcription phonétique de l'écrit a été sacrifiée à sa fonction de mémoire étymologique, que ces étymologies soient réelles ou erronées (ainsi le « ph » de « nénuphar » destiné à rappeler une parenté étymologique qui n'a jamais existé avec le mot « nymphéa »). Sur ce point, le français est allé plus loin que toutes les autres langues, jusqu'à apparaître aux étranger.ère.s, contraint.e.s d'apprendre par cœur d'interminables listes de mots, comme une écriture idéogrammatique.

Par sa complexité, l’orthographe est devenue au XXe siècle le fer de lance de la discipline scolaire républicaine dans un contexte d’élimination, par l’Éducation nationale, des dialectes locaux. La maîtrise de l’orthographe a pu dès lors constituer un critère de distinction sociale par la culture, concrètement à l’œuvre, par exemple, dans les recrutements par concours ou par lettre de motivation.

Le primat de l’écrit comme norme (paradoxale) de la langue a permis aux Lettres françaises d’accéder aux honneurs républicains, en devenant la source infiniment riche des récitations des élèves de la nation. La mémorisation des passages les plus admirables des grandes œuvres littéraires, des plus beaux poèmes, des discours les plus éloquents (généralement réorthographiés et modernisés pour ce qui est de la syntaxe) a clairement figé l’expressivité autour de modèles communs. Des expressions communes formant autant de passages obligés dans l’apprentissage de la langue française structuraient par ailleurs la parole de tous les jours des Français.es du XXe siècle. Mémoire des écrits littéraires et maîtrise des expressions communes ont été cultivées pour éradiquer les idiomes locaux et leurs références propres, en grande partie orales. Sur un autre plan, elles ont servi aux « sujets » de la discipline scolaire à se distinguer socialement ou à marquer une appartenance, par le choix des références littéraires ou des expressions communes. Depuis la disparition des dialectes locaux, la discipline par la mémorisation des modèles communs n’a plus lieu d’être, et malgré une demande insistante de la part de celleux qui avaient intérêt à maintenir ce type de distinction, la mémorisation scolaire a été abandonnée après 1968. Les dégâts opérés sur l’expressivité continuent pourtant à se faire sentir, la créativité, qu'elle soit populaire ou non, étant souvent ramenée à son « degré zéro » par la généralisation du jeu de mot lacanien, c’est-à-dire du calembour, dont Hugo parlait comme de « la fiente de l'esprit qui vole » !

L’apprentissage de la langue française tel qu’il résulte des pratiques scolaires du XXe siècle n'a pas plus de valeur que celui d’une langue commune, d’un latin, d’une koinè, à laquelle chacun.e recourt dans des contextes spécifiques, mais qui est figée par sa fonction même. La parole scolaire est une parole à vocation fonctionnelle et sans adresse. Elle est de fait usitée dans l’administration et dans les relations professionnelles d’affaire ; elle se fait entendre aussi dans les médias. La plupart des contextes d’échanges de paroles, qui transcendent la fonction et identifient clairement leurs adresses, dévient du modèle scolaire et trouvent leur valeur dans ces déviations, par l’introduction de distinctions stylistiques, lexicales, syntaxiques, tonales. En retour, certains usages se diffusent plus ou moins largement et font évoluer les grammaires et les dictionnaires spécialisés qui servent de relais entre les prescriptions de l’Académie française et les usages illégitimes. L’Académie elle-même évolue dans ses doctrines et reconnaît depuis peu l’alternative entre deux usages, y compris orthographiques, de certains mots ou de certaines expressions. Maintenir les apparences de l’immobilité alors que tout évolue, y compris dans les instances officielles de conservation, n’a pas grand sens.


Langue et société

L’état de la langue française rêvé par ses conservateur.rice.s est celui d’une grammaire figée, d’un lexique fermé sur lui-même, d’un formulaire encadrant l’écriture et la prise de parole, le tout suffisamment riche et complexe pour que personne ne puisse pleinement maîtriser la norme transcendante de la langue française, mais que tou.te.s puissent être évalué.e.s sur des critères stables par ses gardien.ne.s.

Cependant la langue n'a pas pour fonction d'être la jauge absolue de la valeur des personnes. Si la langue est un critère d'évaluation, elle est un critère d'évaluation relatif :

  • La langue est un facteur de positionnement social et comporte des variations de style, d’intonation, de phrasés, qui peuvent aller jusqu’à constituer de véritables variantes dialectales. La norme académique n’est en ce sens qu’une des variantes de la langue française. Lorsqu’un homme ou une femme politique, par exemple, s’adresse à ses pairs, iel utilise la norme académique ; lorsqu’iel s’adresse à sa clientèle politique, sa parole n’est déjà plus tout à fait la même, la familiarité recherchée étant avant tout linguistique ; lorsqu’iel s’adresse au personnel du parti, sa parole change encore, la familiarité compose avec les jeux de domination internes au parti, là encore par le biais des variations du registre de langue.

  • La langue est un facteur de relation sociale. Il n’est pas nécessaire pour s'exprimer en tant qu'individu de disposer d’un idiome privé, mais aucun individu ne peut se passer de la maîtrise de plusieurs langues, variations dialectales, niveaux de langue, styles de prise de parole. Chaque interaction implique un ajustement linguistique de la part de celleux qui communiquent. La koinè scolaire y joue son rôle : elle médiatise les traductions inévitables entre deux personnes qui font valoir leur différence en termes d’appartenance sociolinguistique. Son rôle est également de rendre possible les changements sociolinguistiques individuels : lorsqu’un individu évolue dans ses relations sociales, si cette évolution est rapide et souhaitée, l’abandon des marques linguistiques de son passé pourra se faire sans attendre de maîtriser les codes linguistiques du nouveau groupe d’appartenance. Sans le multilinguisme individuel, synchronique et diachronique, l’usage d’une koinè comme la langue française n’aurait aucun intérêt. Malheureusement, plus elle est figée, moins on y recourt. Une langue transcendante n’est pas seulement morte, elle n’est plus utilisée.


Quid juris ?

L’actuel débat sur l’écriture inclusive est politique au sens grec du terme : chacun des membres de l’assemblée démocratique opine par un « oui » ou un « non » plus ou moins bien argumenté sur la question de son adoption par la Cité.

Mais pour les questions de langue, il n’y a pas de Cité, ni de citoyen.ne.s glissant leurs bulletins de vote dans une urne. En France, la koinè est enseignée par les parents pour l’oral, par l’école pour l’écrit et la correction de l’oral. L’État en garantit la transmission, tandis que l’Académie et les ami.e.s de la langue française bien réglée, à l'œuvre sur les nombreux forums Internet dédiés, prennent le rôle de la protéger. Autour de la koinè, règne une vraie liberté dialectale (depuis la disparition des langues régionales), formatrice de regroupements sociolinguistiques. Utiliser exclusivement la koinè, c’est ne pas être auprès des sien.ne.s.

Le débat politique sur l’écriture inclusive ne prend pas suffisamment en compte ces aspects sociologiques de la langue française. La nouveauté sous cet angle est qu’une pratique, à la fois orale et écrite, a priori limitée à une sphère d’appartenance sociolinguistique donnée (les féministes et leurs alliés), fasse l’objet d’un relais de la part de l’État à travers une charte dédiée (Le guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe du Haut Comité à l'Égalité), et demande que ladite pratique soit légitimée par les autorités culturelles, linguistes et Académie. Les variations dialectales, comme signes d’appartenance, ne visent pas en général à faire évoluer la koinè. La prétention est nouvelle. Elle n’en est pas moins tout à fait conforme au droit.

La proposition de loi visant à interdire et à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive dans les administrations publiques et les organismes en charge d’un service public ou bénéficiant de subventions publiques, joue en l’occurrence le jeu, en reconnaissant la légitimité a priori de la pression exercée sur l’État par une petite partie de la population pour faire évoluer la koinè. Son sens est de dire « non » à ce lobbying plutôt que de mettre en cause son existence.

Passons des questions de forme aux questions de fond.


Les impacts de l'écriture inclusive sur la langue française

Les impacts de l’écriture inclusive sur la koinè promue par l’État sont les suivants :

  • impact lexical : pour toutes les fonctions (les métiers / les statuts / les qualités / les titres) signifiées par la langue et susceptibles d’être exercées par une personne humaine, il s’agit de distinguer le nom de la fonction et les deux noms dérivés selon le genre par flexion (nom de fonction : « ambassade » ; noms dérivés : « ambassadeur » / « ambassadrice » – nom de la fonction : amitié ; noms dérivés : « ami » / « amie »)

  • impact syntaxique :

    • dans une phrase employant un nom pour la personne qui exerce une fonction, s’il est au singulier et si le genre de la personne n’est pas connu, il est requis d’employer la disjonction « l’ambassadeur ou l’ambassadrice » ; la disjonction peut s’appliquer aux déterminants, lorsque le nom est épicène « la ou le philosophe », « ce ou cette philosophe » ;

    • s’il est au pluriel et s’il comprend l’un et l’autre genre, il est requis d’employer la conjonction « l’ambassadeur et l’ambassadrice » ; les accords des adjectifs et des participes suivent la même contrainte « ce merveilleux ambassadeur et cette merveilleuse ambassadrice sont parfait et parfaite » ;

    • les pronoms font l’objet d’un traitement distinct puisqu’il est proposé de forger une classe de pronoms mixtes « iel », « iels », « elleux », « celleux », « li ».

  • impact typographique : l’écriture inclusive étant fondamentalement intentionnelle, elle s’attache moins à la façon de formuler une idée inclusive qu’à l’écrire sans préjuger des variantes possibles de formulation. D’où le point médian qui a l'avantage de faire l’économie de la disjonction et de la conjonction.


L'écriture inclusive contrevient-elle aux principes formateurs de la langue française ?

L’évolution lexicale promue par l’écriture inclusive contreviendrait au principe selon lequel le genre des noms désignant les personnes qui exercent une fonction fait partie des caractères immotivés de la langue française et ne prend pas en considération le genre des individus. À quoi l’on peut répondre deux choses :

  • On trouve bien, dans la langue française, des noms fonctionnels déclinés selon le genre des individus : ainsi la fonction « amitié » se décline-t-elle en « ami » et « amie » ; dans ce cas, le genre des noms désignant les ami.e.s n’est pas immotivé, et la langue française ne s’en porte pas plus mal ; le fait de généraliser cette motivation n’est donc pas contraire aux principes formateurs de la langue française.

  • Le caractère immotivé du genre exclusivement masculin des noms fonctionnels de métiers, de postes, de statut, est plus que douteux. Le terme « ambassadrice » a longtemps désigné l’épouse de l’ambassadeur et, s’il avait ce sens, c’est qu’il n’y avait pas de femme exerçant, de la même manière que les hommes, des fonctions d’ambassade. Revenir sur cet état de la langue, en reléguant le sens d’épouse de l’ambassadeur derrière celui de femme exerçant une fonction d’ambassade, tout simplement parce qu’aujourd’hui les femmes ont accès à égalité avec les hommes à ces fonctions, apparaît comme tout à fait légitime. Et il ne l’est pas moins de chercher à éliminer les obstacles qui empêchent de décliner le nom donné à la personne qui exerce une fonction selon son genre (par exemple quand le nom de la fonction est la déclinaison au féminin du nom donné à la personne de genre masculin qui l’exerce : « médecine » / « médecin » ; on dira dans ce cas « un.e médecin »). Comme le genre des noms fonctionnels est motivé par la distribution statistique des hommes et des femmes dans ces fonctions, dans une société qui entend s'établir sur le principe d’égalité fonctionnelle entre les hommes et les femmes, il est nécessaire que la langue rééquilibre les genres des noms fonctionnels.

    Ce rééquilibrage est aussi motivé par une raison plus profonde : notre société, celle que décrit Foucault dans ses leçons du Collège de France, ne reconnaît d'individus que disciplinés ou à discipliner. Le système disciplinaire qui la façonne a fait du genre une composante indissociable de l'individu : chacun.e est assigné.e à un genre à sa naissance, iel est un homme ou une femme toute sa vie et dans toutes les circonstances de sa vie. Parallèlement le système disciplinaire fait de la fonction un élément indépendant de l'individu : par exemple, dans la parentalité, l'adéquation d'un individu à sa fonction supposerait qu'il soit un père ou une mère parfait.e, ce qui n'est jamais le cas. En identifiant individu et genre, en dissociant fonction et individu, il invite donc à distinguer entre le nom de la fonction (l'enseignement ou l'ambassade par exemple) et les personnes qui l'exercent (enseignant / enseignante ou ambassadeur / ambassadrice). Opposé au changement de genre des individus, gênant de toutes les manières possibles les parcours transgenres, il se contredirait lui-même, s'il soutenait qu'un homme exerçant la fonction d’assistance maternelle devient une assistante maternelle, ou qu'une femme qui exerce la fonction préfectorale devient un préfet.

L’évolution morpho-syntaxique promue par l'écriture inclusive est censée remettre en cause la règle de primat du masculin dans les accords des participes et des adjectifs, et créer une nouvelle classe pronominale de genre mixte. On peut faire, à ce sujet, les remarques suivantes :

  • En ce qui concerne les accords des participes et des adjectifs, si l’on s’en tient aux pratiques littéraires des XVIIe et XVIIIe siècles, la règle de proximité (par laquelle on accorde avec le genre le plus proche : par exemple, « le petit pois et la pomme sont vertes », « la pomme et le petit pois sont verts », et où, à proximité égale, prime le goût personnel : par exemple, « les médecins sont en général compétentes » plutôt que « les médecins sont en général compétents ») allait beaucoup plus loin que la règle de mention obligatoire du féminin et du masculin. Dans la mesure où la première ne contrevenait pas aux principes formateurs de la langue française, il n’y a aucune raison de penser que la seconde y contrevient.

  • En ce qui concerne les pronoms, il faut remarquer que l’écriture inclusive ne demande que de préciser le genre impliqué dans : « il ou elle », « il et elle », « ils et elles », « celui ou celle », « celui et celle », « celles et ceux » et « le ou la ». C’est sur cette base qu’a été envisagée la création des pronoms composés « iel », « iels », « celleux » et « li », qui ont valeur de raccourci pour les disjonctions et les conjonctions de pronoms. Il est possible de les adopter sans introduire dans la grammaire la classe spéciale des pronoms mixtes, même si celle-ci n’est pas sans intérêt pour l’enrichissement de la langue française, qui n'a pas exploité jusqu'au bout la catégorie existante des mots de genre mixte : « des », « les », « lui » (valait en ancien français pour « à lui / elle »), « je », « tu », « nous », « vous », ainsi que tous les noms épicènes.

L’évolution typographique liée à l’écriture inclusive surchargerait les textes par le recours au point médian. Or le signe typographique « . » a plusieurs usages dans l’écriture de la langue française. Il a notamment celui de raccourci typographique, dans « etc. » pour « et cetera », « M. » pour « Monsieur ». Le point médian préconisé pour l’écriture inclusive n’a d’autre valeur que de figurer le raccourci d’une périphrase inclusive, ce qui ne contrevient en rien aux principes formateurs du français.


L'écriture inclusive est-elle incommode ?

Le fait de réorganiser le lexique fonctionnel en distinguant les noms de fonction et les noms dérivés donnés aux personnes qui exercent la fonction (« préfecture » pour la fonction préfectorale, « préfet » et « préfète » pour les personnes) n’est pas particulièrement incommode, surtout si l'on accepte les noms épicènes, seulement distingués par le déterminant et l’accord (« un ou une philosophe », « les médecins présentes dans la salle »).

L’écriture inclusive est d’ailleurs jugée incommode, moins pour multiplier les noms fonctionnels que pour accumuler les disjonctions et les conjonctions, entre les déterminants, entre les noms fonctionnels, entre les participes ou les adjectifs accordés avec ces noms, et entre les pronoms. La règle d’inclusivité (qui vise à mentionner distinctement les hommes et les femmes) est accusée d’alourdir le phrasé, rendu à la fois incommode et inesthétique. Deux remarques peuvent être faites à ce sujet.

  • D’abord, l’incommodité suspectée est proportionnelle au mélange de référents masculins et féminins intervenant dans les phrases. Le fait est relativement rare au quotidien, par contre il est de mise dans les textes administratifs, à vocation universelle. On demande dans ce cas de passer de la traditionnelle « note aux préfets », à une « note aux préfets et préfètes » (plutôt qu’à la très conservatrice version intermédiaire : « note à Mesdames et Messieurs les préfets »). Les adversaires de l’écriture inclusive ont bien compris que l’administration était un bastion à ne surtout pas laisser aux mains des féministes, d'où le projet de loi évoqué plus haut.

  • Ensuite, retrouver la règle de proximité encore en vigueur au XVIIIe siècle permettrait d’éliminer toutes les redondances d’accord. Le jeu des disjonctions et des conjonctions serait alors limité aux noms fonctionnels et à leurs déterminants.

On s’effraye enfin de ce que la transposition orale des noms comportant un point médian ne repose sur aucune règle. On imagine les pauvres écoliers et écolières peinant à réciter leur écriture inclusive. Cette crainte n'est pas fondée : si l’Éducation nationale s’empare du sujet, les élèves disposeront bientôt de formules types pour passer de l'écrit à l'oral et d’exercices pour passer de l'oral à l'écrit. Sur ce dernier point donc, rien non plus qui nuise à la langue française et à son enseignement.


L'écriture inclusive est-elle inesthétique ?

J'ai lu çà et là des critiques pointant le fait que l'écriture inclusive serait un obstacle à la production de chefs-d'œuvre littéraires...

Pourtant l’écriture inclusive est une « écriture ouverte » et intentionnelle qui fonctionne exactement de la même manière que les œuvres ouvertes nées dans les années 1950 dans les domaines de la musique, de la littérature et du théâtre principalement. Laissant aux lecteurs et lectrices une marge d'interprétation notable, elle fait de la lecture à voix haute une performance artistique.

L’écriture inclusive est susceptible de s’enraciner dans la tradition d’innovation littéraire liée au Nouveau Roman, à Oulipo, au Lettrisme, à l'Internationale situationniste ou encore à Cobra. Si Georges Perec a réussi à écrire La disparition, en s'interdisant l'emploi de tous les mots comprenant la lettre « e », le « génie français » devrait trouver son intérêt à enrichir sa palette littéraire de moyens d'expression nouveaux et à s'astreindre à une contrainte formelle supplémentaire, contrainte qui, comme le montrent les courants cités en sus, peut être féconde.


La part des genres

Pour ramener à leur juste mesure les critiques visant le caractère inflationniste de l'écriture inclusive et les difficultés qu'elle multiplierait pour un faible gain sémantique, je citerai l'exemple d'une langue qui ne s'est pas arrêtée à des considérations d'économie et de simplicité, afin de pouvoir exprimer toute la richesse des situations de la vie impliquant des personnes. Il s'agit d’une langue khoïsan (à clics), le khoïkhoï, parlé en Namibie.

Voilà ce qu’en dit, en 1966, Jacques Maquet dans Les civilisations noires : « Westermann rapporte que le nama, dialecte hottentot (aujourd’hui nommé khoïkhoï), distingue l’inclusif et l’exclusif dans le pluriel du pronom personnel de la 1ère personne selon que la ou les personnes à qui l’on parle est ou sont associées ou non à l’action du sujet parlant. Comme, outre le pluriel, le nama possède un duel et de plus un masculin, un féminin et une forme indéfinie, commune ou neutre, le pronom « nous » peut se traduire par dix expressions ayant chacune un sens particulier : je et tu (masc.) ; je et tu (fém.) ; je et lui (masc.) ; je et elle (fém.) ; je et vous (masc.) ; je et vous (fém.) ; je et vous (comm.) ; je et eux (masc.) ; je et elles (fém.) ; je et eux (neutre). Ainsi, la phrase « nous leur avons donné » peut être rendue de soixante façons différentes en tenant compte des pronoms. »


Pour aller plus loin

Sur le plan sémantique :

On peut en premier lieu reprocher à la langue française de ne pas être suffisamment riche pour localiser correctement les événements dans le temps. C’est un problème historique des langues indo-européennes qui ne disposent pas de formes spécifiques pour le futur. En français, le futur se forme sur l’infinitif en ajoutant, au singulier, les flexions marquant le passé simple des verbes du premier groupe et, au pluriel, les flexions marquant le présent de ces mêmes verbes et de certains verbes du troisième groupe (« -ont »). L’allemand et l’anglais font pire en utilisant un auxiliaire au présent (will, wird). Ce handicap s’étend à la façon de situer un événement par rapport à un contexte : dire l’antériorité ne pose pas problème (« J'ai vu qu'il n'avait pas respecté les gestes-barrière » ou « J'ai vu qu'il ne respectait pas les gestes-barrière »), dire la postériorité, beaucoup plus (« Je verrai qu'il ne respectera pas les gestes-barrière » : le futur sert à exprimer la postériorité / « Je verrai qu'il ne respecte pas les gestes-barrière » : le présent est utilisé pour exprimer le futur). À quand le participe futur et le plus-que-futur ?

Prenons maintenant les modes verbaux : le conditionnel est en train de prendre la place du subjonctif, réduit au subjonctif présent, qui n’est plus guère commandé que par la locution « il faut que », locution elle-même fragile dans la mesure où « falloir » est un verbe dépourvu de signification propre et même de conjugaison. Est-ce bien, mal, neutre ? Il y a, entre le conditionnel et le subjonctif, la même différence qu’entre le possible conditionné et l’éventualité (ou possible inconditionné). La philosophie des Lumières, qui réfléchit uniquement en termes de progrès et de calculs des causes, n’est pas étrangère à cette réduction du champ des possibles aux possibles conditionnés et à cette assimilation du possible conditionné à une modalité du futur (encore en attente du choix qui le déterminera). Toujours est-il que l’expressivité gagnerait à ce que le conditionnel ne se substitue pas au subjonctif, pour continuer à bien distinguer le possible conditionné et la simple éventualité.

Sur le plan phonétique :

L'écriture inclusive est souvent accusée de compliquer l'apprentissage de la langue française, en particulier pour les dyslexiques. Il faut cependant rappeler que la dyslexie provient de la complexité phonétique inhérente à notre langue depuis que le courant étymologiste l'a emporté sur le courant phonétiste aux XVIIIe et XIXe siècles, faisant ainsi la fortune des orthophonistes. Ce courant contredit le mécanisme linguistique naturel de l'analogie, basé sur la physiologie cognitive de l'activité cérébrale, et que Saussure évoque en ces termes :

« Ainsi les formes se maintiennent parce qu’elles sont sans cesse refaites analogiquement ; un mot est compris à la fois comme unité et comme syntagme, et il est conservé pour autant que ses éléments ne changent pas. Inversement son existence n’est compromise que dans la mesure où ses éléments sortent de l’usage. Voyez ce qui se passe en français pour « dites » et « faites » qui correspondent directement au latin « dic-itis » « fac-itis », mais qui n’ont plus de point d’appui dans la flexion verbale actuelle ; la langue cherche à les remplacer ; on entend dire « disez » « faisez », sur le modèle de « plaisez », « lisez » etc., et ces nouvelles finales sont déjà usuelles dans la plupart des composés (contredisez, etc.). »

Saussure rappelle que chaque langue possède sa façon d'associer les phonèmes entre eux. Le français, comme toutes les langues romanes, privilégie, par exemple, l'association « sp » plutôt que « ps », alors que les langues dérivées du grec font le choix inverse. L'introduction massive récente de mots grecs contrevient aux associations phonétiques privilégiées du français. Les enfants y reviennent naturellement (« psychologie » prononcé « spicologie ») et il faut tout le travail disciplinaire de l'orthophonie pour leur faire abandonner une prononciation pourtant correcte !

Sur le plan phonético-syntaxique :

Le français, comme l’anglais, est regardé comme une langue très analytique, qui substitue aux marques casuelles (datif, génitif, accusatif) des mots séparés (les prépositions) et une syntaxe plus rigide. Ce fait grammatical a son parallèle sur le plan phonétique, la langue française tendant à réduire les syllabes à la liaison d’une consonne et d’une voyelle, contrairement à d’autres langues qui apprécient les concrétions phonétiques et grammaticales. Si le français devait suivre indéfiniment sa pente, sa diction se ralentirait de plus en plus et certaines prononciations en usage au sud de la Loire, mais actuellement non légitimes, deviendraient dominantes (« peu-neu » plutôt que « pneu »).

Ces quelques remarques visent à relativiser les perspectives de mutations de la langue française, grand épouvantail agité par les conservateur.rice.s pour justifier leur vision tragique du monde.