lundi 30 juillet 2018

Le papa

David Straight

Je disais, dans un précédent article, que le mot « père » et le mot « papa » avaient des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes, et qu'il convenait donc de les traiter séparément.

Papa vient du mot grec pappas, vocatif enfantin et familier pour appeler le grand-père.
On peut le mettre en regard du mot grec tatta / atta, vocatif enfantin et familier pour appeler le père, que l'on retrouve en indien védique, en latin et en roumain.
Ces deux termes réfèrent à une relation personnelle entre un adulte et un enfant de sexe masculin. La relation personnelle suppose une dimension affective et une non-substituabilité des personnes qu'elle lie, contrairement à la relation fonctionnelle, à laquelle réfère le mot pater / père, qui ne comporte pas d'affectivité et qui s'applique indifféremment à tous les membres de la famille patrilinéaire qui occupent la même place relative. Chez les Indo-européens, l'époux de la mère de l'enfant, ainsi que tous les frères de l'époux en question, sont ainsi appelés pater par l'enfant, car ils appartiennent tous à la génération antérieure. Tous ont la même autorité sur l'enfant, sont identiquement les relais de l'autorité suprême que possède le chef de famille (l'un des « grands-pères », également appelés pater par tous les hommes de la génération postérieure).

<<< L'époux de la mère n'est pas envisagé comme un père biologique, notion « moderne », dont on trouve la première trace dans une pièce du tragique grec Eschyle. Les Euménides (- 458) rapporte en effet une théorie de la conception, dans laquelle l'homme, par son sperme, donne sa substance à l'enfant, tandis que la mère, en le nourrissant au cours de la grossesse, lui apporte sa matière. Cet apport de matière, sans lequel l'enfant resterait à l'état de fluide spermatique, est vital (les auteurs de cette théorie n'ont pas pu nier le rôle évident de la mère dans la génération), mais en même temps il conduit à une déformation, à une dégradation du modèle paternel contenu en puissance dans le sperme, qui explique que le nouveau-né ne soit pas le clone de son géniteur, qu'il naisse dans un corps faible et chétif, qu'il possède certes toutes les vertus masculines, mais seulement à l'état de puissance (ce sera au père d'actualiser ces vertus par l'éducation), et qu'il soit, le cas échéant, une fille ! Pour la première fois, chez les Grecs du -Vème siècle, l'enfant devient donc enfant de son père, quand, auparavant, il était uniquement celui de sa mère, qu'il n'avait de relation avec son « géniteur » que parce que celui-ci entretenait une relation affective avec celle-là. >>>

Une relation fonctionnelle s'établit entre un enfant de sexe masculin et un adulte de la même famille patrilinéaire, qui peut être le grand-père ou le père. Dans la famille patrilinéaire, rien ne permet de distinguer les pères entre eux ou les grands-pères entre eux. Dans le groupe des pères, on ne peut séparer le père des oncles paternels, dans le groupe des grands-pères, le grand-père des grands-oncles paternels, SAUF si l'on fait intervenir un facteur extérieur à ces deux groupes : la mère de l'enfant. Dans la famille, il n'y a pas de relation de personne à personne (entre hommes), il ne peut exister de relation affective entre un enfant de sexe masculin et un homme adulte, sans la mère.
Parmi les adultes de la génération n+1, dans la classe des pater, un tatta / atta se distingue : c'est l'époux de la mère, l'homme qui a une relation personnelle avec elle (qui se traduit matériellement par le fait qu'il lui « donne à manger », en gros il lui passe le plat de nourriture, où il s'est servi en premier) et, par l'intermédiaire de celle-ci, avec son enfant (à qui il donne à manger dans un second temps). Le tatta / atta, c'est donc le « père nourricier », le don de nourriture symbolisant la relation affective et privilégiée.
Parmi les adultes de la génération n+2, la mère et le lignage maternel permettent d'individualiser un pappas dans le groupe indistinct des pater de la famille patrilinéaire : c'est l'oncle maternel de l'oncle maternel, que l'enfant appelle « grand-père » / papas, petit nom affectueux donné en retour de l'affection que celui-ci lui témoigne. Pourquoi cette affection du pappas pour l'enfant ? Parce qu'il le considère comme sa réincarnation, comme celui qu'il est dans l'avenir, du fait qu'il va reproduire ses « choix » familiaux, qu'il va nouer les mêmes alliances que lui.

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Cette situation primitive va évoluer avec la création des cités.

Dans la cité grecque, le cercle familial se restreint (un homme et une femme adultes, leurs enfants mineurs, leurs esclaves). Le père continue à être appelé tatta, en tant qu'il donne sa nourriture à l'enfant, ce qui ne vaut que dans les trois premières années de sa vie.
Le grand-père étant désormais absent du foyer, l'enfant ne noue plus avec lui de liens privilégiés. Le mot pappas devient donc disponible (les mots sont en quelque sorte des coquilles, dont le contenu varie en fonction des besoins : quand le contenu premier disparaît, parce qu'il ne renvoie plus à aucune réalité socio-culturelle, le mot va continuer d'être utilisé, mais avec un nouveau contenu, référant à une réalité nouvelle) pour désigner une personne avec qui l'enfant a une relation d'identification, en qui il reconnaît l'adulte qu'il sera un jour. Cette personne est quelquefois le chef de famille, qui, dans cette période, peut à la fois être une figure d'autorité et jouer un rôle affectif, mais, comme je l'ai déjà souligné dans mon article précédent, ces deux aspects étant difficilement conciliables, le rôle affectif est le plus souvent pris en charge par une autre personne.
À l'intérieur de la famille, cette personne sera paradoxalement un esclave (rappelons qu'en dehors du pater, tous les hommes de la maison sont des esclaves) : le pédagogue, qui accompagne l'enfant mâle dans son apprentissage et s'oppose au maître (qui possède une fonction d'autorité comparable à celle du pater, mais sur un plan éducatif). Ce rôle d'accompagnateur est à prendre également au sens propre, puisque le pédagogue conduit tous les jours l'enfant à l'école, portant ses tablettes et lui faisant répéter ses leçons en chemin.
À l'extérieur de la famille, cette personne est l'oncle maternel.

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Parmi les Chrétien.ne.s de Grèce, pappas va d'abord désigner le prêtre, puis, à partir du IIIème siècle, l'évêque et enfin le premier des évêques : le pape (VIème siècle).
Le prêtre n'est donc rien moins qu'un chef de communauté* ; l'étymologie permet de définir sa fonction comme un accompagnement du ou de la prosélyte dans son initiation aux mystères de la foi chrétienne. Le prêtre hérite ainsi du rôle qui incombait auparavant à l'oncle maternel ou au pédagogue. Il assume une charge affective et éducative auprès d'un individu éventuellement adulte, mais éternel enfant et néophyte pour ce qui est de la foi. Notez également que cette relation privilégiée qui n'existait, dans le cadre de la famille, qu'entre hommes, concerne désormais aussi les femmes, évolution qui explique sans doute que ce mot soit employé aujourd'hui, dans les langues issues de l'indo-européen, par les enfants des deux sexes.
* Ce qu'est par contre le Christ, chef de l'ecclesia, dont les Chrétien.ne.s sont les fidèles.

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« Papa » n'a donc jamais eu, avant le Moyen-Âge, le sens que nous lui donnons aujourd'hui. Aujourd'hui, une seule personne, le géniteur ou le père adoptif concentre la fonction d'autorité de pater et le rôle affectif du pappas, auprès de ses enfants des deux sexes. On note également que le ou la professeur.e se doit d'être à la fois maître et pédagogue, sans que la difficulté de conjuguer ces deux rôles, indéniable, inscrite dans l'histoire même des mots, ne soit traitée autrement que par des jérémiades sur la crise de l'autorité et sur les désastres d'une éducation maternante.