David Straight |
Je
disais, dans un précédent article,
que le mot « père » et le mot « papa » avaient des racines
étymologiques et des évolutions sémantiques différentes, et qu'il
convenait donc de les traiter séparément.
Papa
vient du mot grec pappas,
vocatif enfantin et familier pour appeler le grand-père.
On
peut le mettre en regard du mot grec tatta / atta,
vocatif enfantin et familier pour appeler le père, que l'on retrouve
en indien védique, en latin et en roumain.
Ces
deux termes réfèrent à une relation personnelle entre un adulte et
un enfant de
sexe masculin.
La relation
personnelle suppose
une dimension affective et une non-substituabilité des personnes
qu'elle lie, contrairement à la relation
fonctionnelle,
à laquelle réfère le mot pater
/
père, qui ne comporte pas d'affectivité et qui
s'applique indifféremment à
tous les membres
de la famille patrilinéaire qui
occupent la même place relative.
Chez les Indo-européens, l'époux de la mère de l'enfant, ainsi que
tous les frères de l'époux en question, sont ainsi appelés pater
par
l'enfant, car ils appartiennent tous à la génération antérieure.
Tous ont la même autorité sur l'enfant, sont identiquement les
relais de l'autorité suprême que possède le chef de famille (l'un
des « grands-pères », également appelés pater
par
tous les hommes de la génération postérieure).
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L'époux
de la mère n'est pas envisagé comme un père
biologique,
notion « moderne », dont on trouve la première trace dans une
pièce du tragique grec Eschyle. Les
Euménides (-
458) rapporte en effet une théorie de la conception, dans laquelle
l'homme, par son sperme, donne sa substance
à
l'enfant, tandis que la mère, en le nourrissant au cours de la
grossesse, lui apporte sa matière.
Cet apport de matière, sans lequel l'enfant resterait
à l'état de fluide spermatique,
est vital (les auteurs de cette théorie n'ont pas pu nier le rôle
évident de la mère dans la génération), mais en même temps il
conduit à une déformation, à une dégradation du
modèle paternel contenu en puissance dans le sperme,
qui explique que le nouveau-né ne soit pas le clone de son géniteur,
qu'il naisse dans un corps faible et chétif, qu'il possède certes
toutes les vertus masculines, mais seulement à l'état de puissance
(ce
sera au père d'actualiser ces vertus par l'éducation), et qu'il
soit, le cas échéant, une fille ! Pour la première fois, chez les
Grecs du -Vème
siècle, l'enfant devient donc enfant de son père, quand,
auparavant, il était uniquement celui de sa mère, qu'il n'avait de
relation avec son « géniteur » que parce que celui-ci entretenait
une relation affective avec celle-là.
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Une
relation fonctionnelle s'établit entre un enfant de sexe
masculin et un adulte de la même famille patrilinéaire, qui peut
être le grand-père ou le père. Dans la famille patrilinéaire,
rien ne permet de distinguer les pères entre eux ou les grands-pères
entre eux. Dans le groupe des pères, on ne peut séparer le père
des oncles paternels, dans le groupe des grands-pères, le grand-père
des grands-oncles paternels, SAUF si l'on fait intervenir un facteur
extérieur à ces deux groupes : la mère de l'enfant. Dans la
famille, il n'y a pas de relation de personne à personne (entre
hommes), il ne peut exister de relation affective entre un enfant de
sexe masculin et un homme adulte, sans la mère.
Parmi
les adultes de la génération n+1, dans la classe des pater,
un tatta / atta se distingue : c'est l'époux de la
mère, l'homme qui a une relation personnelle avec elle (qui se
traduit matériellement par le fait qu'il lui « donne à manger »,
en gros il lui passe le plat de nourriture, où il s'est servi en
premier) et, par l'intermédiaire de celle-ci, avec son enfant (à
qui il donne à manger dans un second temps). Le tatta / atta,
c'est donc le « père nourricier », le don de nourriture
symbolisant la relation affective et privilégiée.
Parmi
les adultes de la génération n+2, la mère et le lignage maternel
permettent d'individualiser un pappas
dans le groupe indistinct des pater
de la famille patrilinéaire : c'est l'oncle maternel de l'oncle
maternel, que l'enfant appelle « grand-père » / papas,
petit nom affectueux donné en retour de l'affection que celui-ci lui
témoigne. Pourquoi cette affection du pappas
pour l'enfant ? Parce qu'il le considère comme sa réincarnation,
comme celui qu'il est dans l'avenir, du fait qu'il va reproduire ses
« choix » familiaux, qu'il va nouer les mêmes alliances que lui.
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Cette
situation primitive va évoluer avec la création des cités.
Dans
la cité grecque, le cercle familial se restreint (un homme et une
femme adultes, leurs enfants mineurs, leurs esclaves). Le père
continue à être appelé tatta, en tant qu'il donne sa
nourriture à l'enfant, ce qui ne vaut que dans les trois premières
années de sa vie.
Le
grand-père étant désormais absent du foyer, l'enfant ne noue plus
avec lui de liens privilégiés. Le mot pappas
devient donc disponible (les mots sont en quelque sorte des
coquilles, dont le contenu varie en fonction des besoins : quand le
contenu premier disparaît, parce qu'il ne renvoie plus à aucune
réalité socio-culturelle, le mot va continuer d'être utilisé,
mais avec un nouveau contenu, référant à une réalité nouvelle)
pour désigner une personne avec qui l'enfant a une relation
d'identification, en qui il reconnaît l'adulte qu'il sera un jour.
Cette personne est quelquefois le chef de famille, qui, dans cette
période, peut à la fois être une figure d'autorité et jouer un
rôle affectif, mais, comme je l'ai déjà souligné dans mon article
précédent, ces deux aspects étant difficilement conciliables, le
rôle affectif est le plus souvent pris en charge par une autre
personne.
À
l'intérieur de la famille, cette personne sera paradoxalement un
esclave (rappelons qu'en dehors du pater, tous les hommes de
la maison sont des esclaves) : le pédagogue, qui accompagne
l'enfant mâle dans son apprentissage et s'oppose au maître
(qui possède une fonction d'autorité comparable à celle du pater,
mais sur un plan éducatif). Ce rôle d'accompagnateur est à prendre
également au sens propre, puisque le pédagogue conduit tous les jours l'enfant
à l'école, portant ses tablettes et lui faisant répéter ses
leçons en chemin.
À
l'extérieur de la famille, cette personne est l'oncle maternel.
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Parmi
les Chrétien.ne.s de
Grèce, pappas
va d'abord désigner le prêtre, puis, à partir du IIIème
siècle, l'évêque et enfin le premier des évêques : le
pape (VIème siècle).
Le
prêtre n'est donc rien moins qu'un chef de communauté* ;
l'étymologie permet de définir sa fonction comme un accompagnement
du ou de la prosélyte
dans son initiation aux mystères de la foi chrétienne. Le prêtre
hérite ainsi du rôle
qui incombait auparavant à l'oncle maternel ou au
pédagogue. Il assume une charge affective et éducative
auprès d'un individu éventuellement adulte, mais éternel enfant et
néophyte pour ce qui est de la foi. Notez également que cette
relation privilégiée qui n'existait, dans le cadre de la famille,
qu'entre hommes, concerne désormais aussi les femmes, évolution qui
explique sans doute que ce mot soit employé aujourd'hui, dans les
langues issues de l'indo-européen, par les enfants des deux sexes.
*
Ce qu'est par contre le Christ, chef de l'ecclesia, dont les
Chrétien.ne.s sont les fidèles.
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« Papa » n'a donc jamais
eu, avant le Moyen-Âge, le sens que nous lui donnons aujourd'hui.
Aujourd'hui, une seule personne, le géniteur ou le père adoptif
concentre la fonction d'autorité de pater et le rôle
affectif du pappas,
auprès de ses enfants des deux sexes. On note également que le ou
la professeur.e se doit d'être à la fois maître et pédagogue,
sans que la difficulté de conjuguer ces deux rôles, indéniable,
inscrite dans l'histoire même des mots, ne soit traitée autrement
que par des jérémiades sur la crise de l'autorité et sur les
désastres d'une éducation maternante.