samedi 30 janvier 2021

L'écologie dans les communautés féminines du Net : perspectives philosophiques et sociologiques


Sources :

Bourdieu Pierre, La distinction, Collection « Le sens commun », Les Éditions de Minuit, 1979.

Bourdieu Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Collection « Points Essais », Le Seuil, 2001

Foucault, Le pouvoir psychiatrique (1973-1974), Collection « Hautes études », EHESS, Gallimard, Le Seuil, 2003.

Foucault, Sécurité, territoire, population (1977-1978), Collection « Hautes études », EHESS, Gallimard, Le Seuil, 2004,


Il existe en France, depuis une petite dizaine d'années maintenant, des communautés féminines très actives, produisant et partageant des contenus écologiques via les réseaux sociaux.

Au début des années 2010, le support d'expression privilégié de ces communautés était les blogs qui faisaient la part belle au partage et à l'intime : partage d'expériences individuelles, d'anecdotes personnelles, de recettes et d'astuces, et de valeurs communes.

Au cours de la décennie, les choses ont beaucoup évolué avec le passage progressif à une culture disciplinaire de la surveillance et du contrôle de soi comme des autres : on s'est mises à peser sa poubelle, à décrypter les notices d'emballage, à calculer et compenser son bilan carbone, à comparer le sapin plastique et naturel pour ce qui est de l'empreinte écologique, à pointer la présence de pâte à tartiner à l'huile de palme ou de gomme à mâcher suremballée sur les photos de celles que l'on nommait désormais des « influenceuses »... Dans le discours accompagnant cette nouvelle pratique écologique, la notion de devoir a pris une place centrale : il s'agit de faire ce qui est juste / ce qui doit être fait / sa part, à son échelle / à sa modeste place. C'est ce qui a depuis été appelé « l'écologie des petits pas » et qui en propose une approche éthique.

Un changement de direction radical s'est dessiné et rapidement accentué aux alentours de la nouvelle décennie, avec la mise en cause du modèle dominant jusque-là de « l'écologie des petits pas » : haro sur la fabrication de sa lessive-maison, de son pain-maison, de ses vêtements-maison..., vains et dérisoires puisque sans impact réel à l'échelle mondiale. Car cette nouvelle culture écologique appelle en effet à changer d'échelle, à passer du plan individuel au plan collectif, du champ d'action constitué par son foyer, son quartier, son lieu de travail... au monde. L'approche retenue est donc politique, la politique étant seule capable de répondre au défi que constitue le changement d'échelle. Le discours évolue en conséquence : il se politise et prend même une teneur insurrectionnelle voire révolutionnaire : le « grand bond » doit succéder aux « petits pas ». Un mot, « privilège », qui était totalement absent des publications écologistes, y fait des apparitions de plus en plus fréquentes. Le leitmotiv « cramer le capitalisme » remplace l'injonction à « faire sa part », le capitalisme étant rendu responsable de tous nos maux écologiques, coupable de toutes les oppressions qui pèsent sur l'être humain. C'est là d'ailleurs un aspect essentiel de cette nouvelle approche, sensible dans les blogs et surtout, désormais, dans leurs rivaux triomphants, Instagram et Twitter : la question de l'écologie ne se traite plus de façon isolée, mais doit entrer dans un plan de lutte générale contre toutes les injustices et toutes les inégalités.

Dans cet article, je vous propose d'y voir un peu plus clair sur les tenants et les aboutissants de ces évolutions que reflètent nos écrans et qui, pour les membres de ces communautés féminines écologiques (dont je suis), modifient leur engagement. Pour ce faire, j'utiliserai les différents outils d'analyse et de compréhension que nous ont laissés Foucault et Bourdieu dans les quatre ouvrages cités ci-dessus.


Perspectives foucaldiennes

Le terme « disciplinaire » utilisé dans mon introduction doit s'entendre au sens que lui a donné Foucault : la culture disciplinaire, présente sur l'Internet féminin écologiste, est analogue à celle qui s'est développée à partir du XVIIe siècle et généralisée au XIXe siècle, où elle devait favoriser le contrôle et la transformation des individus dans tous les aspects de leur existence les plus quotidiens et les plus intimes. Outil du pouvoir quel qu'il soit (royal, bourgeois ou bureaucratique) pour dominer la société dans son ensemble (élites et classes populaires), elle se retrouve dans de nombreuses et très diverses formes de sociabilité organisées autour d'intérêts communs (du mouvement laïc de dévotion chrétienne dont les membres cherchent à faire leur salut au forum de femmes enceintes qui échangent sur la grossesse et l'éducation des enfants).

  • Un chemin d'amélioration personnelle :

    Le modèle ici est celui du travail ascétique de l'individu sur lui-même au sein des communautés religieuses ou laïques, modèle que s'est approprié (en le durcissant) l'école telle qu'on la connaît aujourd'hui (la première école présentant un fonctionnement similaire à la nôtre a été créée au XIVe siècle par le fondateur des Frères et sœurs de la vie commune, le flamand Gérard Groote), avec un apprentissage qui implique le passage par des étapes obligatoires et progressives.

    Il y a quelque chose de similaire chez les écologistes du Net qui présentent systématiquement leur rapport à l'écologie comme un cheminement de longue haleine, avec ses petits et ses grands progrès (de l'adoption du shampoing solide au renoncement à l'avion), ses victoires et ses peines, qui aiment à rappeler que s'améliorer demande du temps et qu'on ne finit jamais d'apprendre... Mais ce qui rapproche le plus leurs communautés de celles religieuses et laïques, c'est le type de relations qui se développent entre leurs membres : soutien, encouragements, conseils, toutes choses au service d'un but conçu comme inatteignable (la perfection) et d'un enjeu aussi urgent qu'écrasant (sauver son âme ou prévenir l'effondrement écologique / assurer la survie de l'Humanité).

  • Discipline et surveillance :

    Foucault voit dans le panoptique imaginé par les frères Bentham, cette architecture carcérale « idéale » qui pousse chaque prisonnier, se sachant potentiellement vu, à adopter de lui-même le comportement requis, à s'auto-discipliner, le dispositif par excellence du pouvoir disciplinaire, que celui-ci va décliner, en le pyramidant (les surveillants étant surveillés, jusqu'au directeur lui-même, qui doit rendre des comptes sur les rendements de son établissement), dans l'organisation matérielle et humaine de toutes les institutions de normalisation des individus (usines, écoles, asiles et casernes). Dans ce dispositif, le contrôle des individus est construit sur le regard perpétuel.

    Instagram, les blogs, Facebook..., qui permettent de pénétrer dans les foyers, dans les familles, dans la vie quotidienne, physiologique, psychique et intime de chacun.e, reproduit de façon dématérialisée le dispositif du panoptique : des milliers yeux scrutent et surveillent des milliers de vie, chacun.e étant (le plus souvent) à la fois sujet regardant et objet regardé, surveillant.e et surveillé.e.

  • Faute et punition :

    Le pouvoir disciplinaire dans son exigence démesurée envers les individus, appelés à se conformer aux comportements, gestes, paroles, pensées, qu'il définit comme normaux, crée automatiquement des anomalies, des irrégularités, multiplie les occasions de fauter et donc d'être sanctionné.e. La punition est caractéristique de ce type de pouvoir : l'ouvrier de l'atelier des Gobelins du XVIIe siècle est sanctionné parce qu'il a débité des plaisanteries grivoises, le soldat est puni parce qu'il manque un bouton à son uniforme, l'écolier est réprimandé parce qu'il a écrit en tenant la plume de son stylo à l'envers. S'il existe un nombreux personnel à qui est dévolue la découverte de la faute et l'administration de la punition (qui est variée : vexations, châtiments corporels, sermons, amendes...), l'idéal reste que le ou la fautif.ve, qui a intégré parfaitement la norme, se dénonce. D'où, dans les sociétés disciplinaires, l'importance donnée à l'aveu, à l'œuvre aussi bien dans la sphère religieuse (confession) que psychiatrique / psychanalytique (récit autobiographique) et judiciaire (aveu), et qui marque le retour à la normalité et la réintégration au corps social.

    Il paraîtra sans doute excessif de parler de punitions, de repentir, de fautes à propos d'écologistes et d'Internet, et pourtant ! Nous avons tou.te.s lu ces récits édifiants qui racontent le passage d'une vie de consommation effrénée, de carnivorisme, de mépris de son corps / de la nature / du vivant..., à la simplicité volontaire, au véganisme, à l'écoute de soi... Quant à la punition de celles qui ne s'aviseraient pas de dénoncer d'elles-mêmes leurs erreurs, elle incombe aux lectrices (désabonnement, attaques, critiques...). L'appel à l'indulgence : « Nous ne sommes pas parfaites, nous sommes humaines », jusqu'à la révolte : « Je n'ai pas à me justifier », s'inscrivent dans ce paradigme de la faute et du péché. Idem du côté, cette fois, des lectrices, avec tous les discours dénonçant la culpabilisation des productrices de contenu envers elles.

  • L'enregistrement :

    L'instrument du pouvoir disciplinaire est l'écriture qui permet l'enregistrement de ce que dit / fait l'individu et qui rend cette information accessible selon le principe d'omni-visibilité.

    Dans le monde des réseaux sociaux, à l'abondante documentation scripturaire fournie par les contributeur.trice.s elleux-mêmes s'ajoute le plus souvent des preuves par l'image. C'est particulièrement vrai pour les communautés féminines écologiques qui ont pris l'habitude de ne rien dissimuler de leur vie privée : choix du déodorant, repas (soigneusement photographiés après une session de batch cooking), mode de contraception, insécurités affectives..., tout cela est abondamment documenté et permet au contrôle de s'exercer sans obstacle. Combien de surveillant.e.s auto-proclamé.e.s n'ont pas remonté un jour un feed Instagram à la recherche de quelque déviance écologique qu'iels pourront critiquer ?

     

Perspectives bourdieusiennes

L'évolution du discours écologiste sur le Net n'est pas un simple effet de mode, toutes les productrices de contenu en conviendront aisément. En dix ans, les réseaux sociaux ont eux-mêmes beaucoup évolué, la façon de produire et de recevoir les contenus s'est très nettement diversifiée et professionnalisée selon une logique de différenciation des outils et des compétences (production, mise en valeur, diffusion, échange, contrats). Les productrices ont changé : elles ont vieilli et une nouvelle classe d'âge est apparue, certaines sont passées à autre chose, d'autres, qui n'avaient aucune sensibilité écologiste, ont peu à peu intégré l'écologie à leurs contenus. Comment ont-elles évolué ? Pour le savoir, Bourdieu nous donne quelques pistes, avec les notions clés de champ, de capital, de disposition / position / positionnement / prise de position.

  • Un champ est un espace social où des individus agissent les uns en fonction des autres, selon une orientation d'ensemble qui polarise les trajectoires individuelles de bas en haut (tout le monde cherche à monter, mais tout le monde ne le peut pas de manière équivalente). Dans un champ, la connaissance de la position relative d'un individu et de sa trajectoire relative passée induit une connaissance probable de sa position relative future. L'hypothèse que je fais ici est que les réseaux sociaux forment un champ, qui, prenant une importance croissante dans la vie des individus, concourt de plus en plus à leur reconnaissance sociale.

  • Sur ce dernier point, Bourdieu nous rappelle que la reconnaissance sociale est orientée par différentes formes de capital. Jusque dans les années 1970 au moins, les deux capitaux majeurs (ou indépendants) sont le capital économique et le capital culturel, tandis que les capitaux mineurs (ou dépendants) sont le capital social et le capital biologique. Or depuis ces mêmes années 1970, avec la libéralisation des médias, le capital social n'a cessé de s'émanciper des capitaux économique et culturel. Les réseaux sociaux confirment et expriment cette indépendance : disposer d'un compte suivi par 100.000 personnes vaut en soi. Les relations entre productrices et lectrices ne sont pas seulement des relations d'offre et de demande, mais des relations sociales d'appartenance et d'influence.

  • La dotation en capital social et secondairement (sur le Net) en capital économique et en capital culturel détermine les positions des internautes dans le champ des réseaux sociaux. Elle détermine en outre les dispositions des productrices et des lectrices à produire et à recevoir des types de contenus (inclusifs / clivants, positifs / négatifs, légitimes / non légitimes...). Ces contenus font l'objet de positionnements réciproques entre productrices, entre lectrices et entre productrices et lectrices (retweets, likes, commentaires en emojis...), qui permettent à chacune de se repérer dans l'espace des positions et de trouver sa communauté. Les prises de position (commentaires « étayés », posts avec attaques ciblées...) sont par contre plus actives ; elles visent clairement à se distinguer et tournent vite au conflit, sachant que certaines polémistes ne jouent pas le jeu de la distinction, mais cherchent à le perturber (trolls, amoureuses de la polémique, prédicatrices politiques...).

Voilà les outils que Bourdieu nous fournit pour comprendre le fonctionnement des réseaux sociaux. L'écologie est clairement un de ces contenus très riches qui font l'objet de positionnements compliqués et de prises de position abruptes, contenu rassembleur et clivant tout à la fois, que ne peut négliger une productrice ou une lectrice quelle qu'elle soit. L'importance croissante des réseaux sociaux dans la vie des individus, leur fonction d'exposition des styles de vie à la reconnaissance sociale, tout cela concourt à faire des positionnements et des prises de position sur l'écologie dans le champ des réseaux sociaux un moyen essentiel pour les productrices et les lectrices d'exprimer la valeur collective et la valeur distinctive de leur position sociale. Le style utilisé pour évoquer l'écologie (photos, textes, etc.) devient, dans ce contexte, indissociable du style de vie « classant et classé » dont parle Bourdieu à propos de l'espace social dans son ensemble.

  • C'est ainsi que les subtiles variations du motif de la discipline dans les contenus renvoient à des positions souvent très éloignées dans l'espace social mais convergentes sur l'importance de l'effort sur soi pour bien conduire sa vie.

  • C'est ainsi que les contenus anxieux ou agressifs renvoient à des difficultés rencontrées au cours de la trajectoire sociale, qu'au contraire des contenus positifs ou enthousiastes renvoient à une certaine confiance dans le cours de la trajectoire sociale.

  • C'est ainsi que les contenus bienveillants ou soutenants à l'égard des minorités et des marges renvoient à une position sociale relativement dominante, tandis que les contenus plaintifs ou complotistes renvoient à une position sociale relativement dominée.

Ces tonalités combinées permettent de mieux appréhender la situation sociale des productrices et des lectrices.

  • Les contenus disciplinaires à eux seuls ne permettent qu'une localisation grossière dans la petite bourgeoisie. Ils s'opposent en effet d'une part aux contenus « naturels » (« je fais ce que je veux et ce que je veux est ce qui est bon ») de la bourgeoisie, d'autre part aux contenus « pauvres » (« il faut profiter de la vie ») du prolétariat (qui n'a que la vie et que la vie dont profiter).

  • La petite bourgeoisie disciplinaire couvre un large pan de la hiérarchie sociale ; elle a pour point commun d'avoir été stoppée dans sa trajectoire ascensionnelle et de compenser en transposant la discipline nécessaire à l'ascension en discipline ascétique de l'idéal de perfection. L'âge des productrices et des lectrices y varie en fonction du moment où elles ont dû se discipliner pour progresser et de celui où cette progression a été bloquée. La façon de vivre la discipline dépend de la position initiale.

    • Au plus haut, l'idéal de perfection appliqué à un style de vie qui donne une place importante aux préoccupations écologiques, prend une forme consumériste et recourt volontiers aux équipements techniques. Le discours est inclusif et il serait enthousiaste s'il n'était essentiellement inquiet. L'idéal a la forme d'un cocon ouvert sur d'autres cocons et sur des espaces protégés.

    • Au plus bas, l'effort disciplinaire vise à extraire du prolétariat ou à conjurer l'immersion dans le prolétariat après une perte de capital économique ou culturel. L'écologie et la santé apparaissent comme des critères distinctifs très efficaces pour tenir une position instable d'ascension stoppée trop tôt ou de chute stoppée trop tard. L'expression des valeurs distinctives écologistes est alors vindicative, porteuse d'une violence à la hauteur de la violence de l'entourage d'origine qui l'entrave dans le premier cas, de la crainte de l'immersion dans un environnement social haï et méprisé dans le second. La part donnée à la consommation est faible, tandis que celle donnée au recyclage est importante. L'inquiétude prend la forme de crises d'angoisse, sans pourtant verser dans la paranoïa complotiste (caractéristique du prolétariat révolté).

Si les travaux de Bourdieu jettent un éclairage sociologique intéressant sur « l'écologie des petits pas », ils nous offrent aussi des outils pertinents pour comprendre l'actuel tournant politique du discours écologique.

Les relations sociales dans nos sociétés modernes se déploient à partir des questions éthiques et des questions politiques. Selon une répartition des valeurs traditionnelle, le politique est réservé aux dominant.e.s, l'éthique, aux dominé.e.s. Toutes les tentatives pour faire changer cet état de choses ont jusqu'à présent échoué. Le peuple ne s'adresse à la bourgeoisie que par l'intermédiaire de ses représentant.e.s elleux-mêmes bourgeois.e.s (mais philanthropes contrairement aux autres). En fait, parmi les dominant.e.s, certain.e.s dominent plus que d'autres, ces autres compensant par la clientèle populaire étendue que leur procure leur philanthropie, le manque de relations profitables dans la bourgeoisie la plus capitalisée. La bourgeoisie dominante dominante est ainsi maîtresse du jeu politique, mais le jeu est perturbé (avec l'aval de cette bourgeoisie dominante dominante) par la bourgeoisie dominante dominée, alliée par une relation de type clientéliste (à la romaine, de patron à clients) au peuple (petite bourgeoisie et prolétariat). Dans la pensée social-démocrate, cette relation de patrons à clients recouvre une division entre le politique et l'éthique : au peuple le sens inné de la justice, à la bourgeoisie philanthrope la stratégie politique.

Le parti communiste s'est construit en réaction contre cette dépendance de la partie prolétarienne du peuple à l'égard de la bourgeoisie : il s'est doté d'écoles politiques destinées à former la « part la plus dynamique » du prolétariat, détournant cette « part » de son destin petit-bourgeois, en lui proposant de rejoindre une bureaucratie « parallèle », dont les échelons peuvent être gravis au mérite et qui mènent in fine aux fonctions représentatives. Au sein même du PC, il a bien fallu ménager un espace ascensionnel et pour cela maintenir la distinction entre une base dotée d'un sens inné de la justice sociale et une élite dotée d'un sens cultivé de la stratégie politique. Bourdieu montre qu'à l'intérieur du parti, l'on pouvait trouver (1) les virtuoses de l'idéologie, capables de construire des propositions nouvelles « dans la ligne », en se laissant guider par un simple « sentiment de cohérence », seul.e.s à avoir accès aux fonctions de représentation politique (notamment la députation) et à être habilité.e.s à « débattre » avec la bourgeoisie (2) les technicien.ne.s du contrôle des discours produits au sein du parti, qui connaissent parfaitement le corpus marxiste et peuvent débattre à l'infini sur les sujets canoniques, véritables « cadres » du parti (3) les répétiteur.trice.s qui assènent à longueur de temps leurs raisonnements imparables, mais plus apprécié.e.s pour leur enthousiasme que pour le sens de leurs paroles, (4) celleux qui enregistrent les phrases types en guise de marque de reconnaissance mutuelle, mais qui ressentent l'injustice dans leurs tripes plutôt qu'iels ne la pensent.

Les anarchistes, de leur côté, refusent cette distinction entre classe populaire éthique et bourgeoisie politique. Mais ce refus rend paradoxalement l'unité au sein de leur mouvement impossible : les intellectuel.le.s déçu.e.s d'une société qui ne répond pas à leurs ambitions et qui préfèrent en détruire les fondements (à savoir : les titres de propriété et les contrats) plutôt que de se résigner à la stagnation sociale, et les prolétaires, résolu.e.s à vivre en faisant abstraction de ceux-ci, n'ont jamais pu s'entendre.

Si depuis quelques temps, sur les réseaux sociaux, se déploie un activisme politique fébrile à propos de l'écologie, celle-ci n'a pourtant jamais vraiment été un thème de campagne pour la gauche, qu'elle fût rose, rouge ou noire. La raison en est qu'elle a toujours perçu le progrès technique comme le principal facteur de motivation du travailleur / de la travailleuse et comme le modèle de la pleine mobilisation des capacités humaines. La preuve par Marx de l'inexistence de la nature a été, jusqu'à aujourd'hui, le rempart de la gauche dans son ensemble contre l'écologie et son principal argument en faveur du nucléaire. Mais cela change, au prix de contorsions dogmatiques assez amusantes vues de l'extérieur.

  • L'écologie politique, encore marginale dans les années 1970, a commencé à se faire entendre par le biais de discours catastrophistes. Le catastrophisme s'attachant d'abord aux centrales nucléaires et aux transports de matières dangereuses, la gauche rouge et noire y a vu une nouvelle forme de bourgeoisisme dégénéré. L'essor de l'écologie n'a pas éteint le feu sacré du catastrophisme et l'a même attisé : la catastrophe est devenue une crise écologique universelle dont la venue devient de plus en plus certaine. « Crise », « crise universelle », « crise inéluctable » : ces termes devenus courants ont curieusement mis du temps à cheminer jusqu'à la gauche rouge et noire. C'est qu'il fallait établir un lien rationnel peu évident entre la propriété et la crise écologique. Mais finalement, en évacuant de la théorie de la crise écologique universelle toute référence à une nature indépendante de l'homme, en n'évoquant la nature qu'avec l'humain au centre, il est assez facile de montrer que la crise écologique qui s'annonce n'est qu'une crise de l'humain, la venue de l'âge de fer, tou.te.s luttant contre tou.te.s pour la survie climatique comme dans les films hollywoodiens des années 2000. Or ce qui nous y conduit, c'est bien l'industrie lourde, non pas parce qu'elle est industrielle, mais parce qu'elle est une propriété capitaliste. Ses nuisances environnementales résultent en effet de la concurrence entre les propriétaires qui, pour l'emporter sur les autres, ne peuvent envisager d'investir, isolément ou par association, dans la prévention des impacts sur le climat. À partir de là, (nouvelle) querelle entre les gauches rouge et noire, la rouge réclamant la concentration de la propriété entre les mains d'un État bureaucratique responsable, et la noire réclamant la disparition de la propriété. Voilà pour l'expression « cramer le capitalisme » en lien avec l'urgence sociale écologique.

  • Il est dès lors aisé de repérer les initiatives portées par certains membres de partis politiques de gauche ou d'extrême-gauche pour investir les réseaux sociaux et y faire du prosélytisme dans le but de gagner en prestige au sein de leur parti, mais aussi d'ajouter à une clientèle politique traditionnellement impersonnelle (la « masse », le « peuple », le « prolétariat »), une clientèle électronique personnelle. On y trouve, en haut de l'échelle sociale, les intellectuelles dotées des meilleurs diplômes, mais qui n'ont pas reçu tous les bénéfices attendus de leurs relations de cooptation, prêtes à refaire mai 68 pour renverser l'ordre de la légitimité universitaire et, s'il le faut, à détruire le capitalisme pour que personne n'obtienne plus aucun titre. Vers le bas, on remarque plutôt les éléments les plus ambitieux des groupements gauchistes qui rêvent de représentation politique. Plus bas encore, une tendance complotiste se dessine, même si elle demeure minoritaire et sans espoir d'accès au champ politique.

  • Le prosélytisme politique s'attaque de façon privilégiée aux sphères de la discipline écologiste. Celle-ci est très marquée par l'éthique ; le sentiment guide son action. La perfection s'acquiert lentement, elle réclame des réseaux de taille moyenne, avec quelques influenceuses elles-mêmes en réseau de « fraternité », pour que le regard puisse se diriger sur les commentaires autant que sur les contenus, pour que toutes puissent communier dans une même dynamique des « petits pas » pratiques. Ces réseaux ont leurs propres trolls, « petites » productrices et lectrices qui réclament le droit d'accéder aux modes de vie qui y sont vantés, ainsi qu'un soutien financier que la culpabilité social-démocrate de leurs membres de droit est susceptible de leur offrir. Le prosélytisme politique agit plus violemment, parce qu'à côté du jeu sur la corde sensible de la culpabilité, celle de ne pas avoir de conscience politique et celle (social-démocrate) d'être « privilégiée », tous ses reproches visent le mode même de rassemblement des réseaux de discipline écologiste. À celui-ci, celui des « petits pas », doit se substituer le « grand bond en avant », marque d'un changement d'échelle, la dissolution des petites chapelles disciplinaires dans la grande église des révolutionnaires. L'efficacité du prosélytisme est indéniable : les productrices et les lectrices commentatrices se transforment peu à peu en boîtes d'enregistrement de phrases types, marques de reconnaissance supplémentaire, emblème dans leur style de vie. Des répétitrices commencent à leur tour à apparaître. Mais les techniciennes de l'idéologie sont souvent ailleurs, dans leur propre réseau politique, où elles exercent leurs techniques de domination rhétorique sur les membres de base, techniques qu'elles peuvent avoir intérêt par ailleurs à imposer dans les réseaux de discipline écologiste.

Cet article peut sembler très critique envers l'évolution de l'écologie sur les réseaux sociaux, attaquant durement le manque de liberté des écologistes disciplinaires et le simplisme de la première tentative d'intégration de l'écologie à l'idéologie politique de gauche, pour idéaliser une sorte de préhistoire du mouvement. Pour commencer, l'évolution décrite ici n'est pas surprenante : les phénomènes sociaux émergents se caractérisent par une phase de créativité, qui laisse place à des pratiques disciplinées, puis instituées. Par ailleurs, la discipline répond à un besoin social qui ne peut pas être satisfait autrement que par la recherche d'une certaine perfection dans une vie qui n'a plus de perspectives d'évolution. Enfin, je ne doute pas que la gauche puisse faire mieux qu'elle ne fait actuellement pour politiser la crise écologiste. Mais dans tous les cas, je souhaiterais que cet article serve à prendre du recul par rapport aux jeux de pouvoir : pouvoir disciplinaire d'une part, qui n'appartient à personne mais que toutes exercent, domination sociale de l'autre, de personnes ayant un intérêt à rappeler l'ordre établi des choses (la domination du politique sur l'éthique) pour un gain personnel de domination.