Extraits,
résumés et commentaires de Male and female (1947) de
Margaret Mead, p. 310 sqq.
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L'accouchement
Le
texte que je cite ci-dessous propose une description fine, piquante
et même quelquefois drôle des conditions de prise en charge du
nourrisson dans la société américaine des années 40. Cette
description paraîtra sans doute toujours actuelle et pertinente à
quelques différences près, d'ailleurs issues d'une volonté de
faire évoluer celles des pratiques dont l'autrice souligne la
complète rupture avec celles des sociétés traditionnelles.
«
L'idéal, en Amérique, est que la naissance ait lieu à la clinique.
Cela veut dire, à de rares exceptions près, que le père n'y
assiste pas et que la mère a été confiée aux soins de
professionnels, docteurs et infirmières. Pendant des mois, on l'a
préparée à quitter son foyer et son mari, non pour la maison de
ses parents et de son frère, comme dans beaucoup de sociétés
primitives, mais pour un endroit neutre et étranger où elle et
beaucoup d'autres femmes inconnues se retrouveront sur des rangées
de lits pour accoucher.
Le
bébé vient au monde sans intervention de la pesanteur*, sur une
table d'accouchement conçue pour faciliter le travail de
l'accoucheur** et non pour que le poids de l'enfant serve à la
délivrance. Son premier cri est souvent provoqué par une claque
vigoureuse. Ce cri, la mère, sous l'effet d'un anesthésique, ne
l'entend pas, bien que des recherches récentes portent à croire que
ce cri a pour fonction de faciliter les contractions de l'utérus
[permettant l'expulsion du placenta].
Le
nouveau-né est emporté vers une rangée de berceaux ; ses lèvres,
prêtes à téter, restent serrées en vain. Les cris n'y font rien.
Les aptitudes physiologiques fondamentales que l'enfant apporte en
naissant demeurent inemployées au début. Il peut téter, mais on ne
lui donne pas le sein ; il peut pleurer pour qu'on s'occupe de lui,
mais personne ne le prend dans ses bras. Tout son corps est enveloppé
de tissus moelleux, première leçon qui lui apprend à escompter la
présence d'un tissu entre son corps et un
autre. Deuxième leçon : à l'heure prévue, étendu comme il
faut sur une table roulante, on l'apporte à sa mère et on le place
contre le corps totalement vêtu de celle-ci, à l'exception de
quelques centimètres carrés de peau, soigneusement stérilisés.
C'est un moment délicat ; la nurse sait comment prendre le
nouveau-né qui se trouve si épuisé par la faim qu'il n'a souvent
plus envie de boire : elle le tient par la nuque et le place contre
le sein de la mère. Qu'il ait bu ou non, on l'emportera au bout
du nombre de minutes fixées***. La mère reste seule, tantôt le
bout des seins douloureux d'avoir été pétris par les petites
mâchoires affamées, tantôt soucieuse et le sein engorgé, parce
que le bébé n'a pas voulu téter, et fort peu satisfaite de ce
premier contact avec ce petit paquet bien ficelé.
Pendant
les neufs ou dix jours suivants, la mère ne manipule son bébé que
langé, et seulement à des heures régulières. Le père n'y touche
pas du tout. Très souvent, on renonce à l'allaitement au sein, et
lorsque tous deux rentrent à la maison la mère a appris à avoir
avec son bébé un certain genre de contacts. Le manque de lait,
l'impossibilité d'allaiter, l'insistance de l'accoucheur et du
pédiatre en faveur de biberons supplémentaires, tout cela est assez
naturel dans un cadre où le nouveau-né est traité comme si sa
santé et son bien-être dépendaient de la précision pour ainsi
dire mécanique dans le choix et la présentation de la nourriture.
La mère commence à s'impatienter à cause de son lait qui est trop
fort ou trop pauvre, trop abondant ou insuffisant, s'écoulant par
des bouts de sein rentrés, trop sensibles ou difficiles à téter.
C'est avec soulagement qu'elle aura recours au biberon, à la tétine
en caoutchouc si commode, dont le trou peut être élargi avec une
épingle, à la bouteille graduée dans laquelle on peut mesurer la
quantité voulue de lait à la bonne température. Plus de corps
humain récalcitrant pour compromettre l'augmentation du poids de
bébé, critère principal de sa bonne santé. Immédiatement ou au
bout de quelques semaines, la plupart des mères américaines
renoncent à faire de leur
corps la source de nourriture. »
*
Certaines femmes de Nouvelle-Guinée, quand vient pour elles le
moment d'accoucher, seules ou accompagnées de parentes et/ou
voisines, s'étendent sur une forte pente, solution alternative à
l'accouchement debout, accroupie ou assise pratiqué dans la plupart
des cultures. Ces quatre solutions mettent à profit la pesanteur
pour favoriser la délivrance.
**
Margaret Mead est sans doute la première à faire ce constat dans un
contexte féministe et à en dénoncer le caractère problématique.
Il est vraisemblablement énoncé explicitement dans tous les manuels
d'obstétrique, puisqu'il correspond à un principe hippocratique de
dignité du médecin. Hippocrate, au Ve siècle avant J.-C., trace en
effet les contours de cette profession, qui implique la distance avec
les malades et une certaine gravité, incompatible avec le fait de
s'accroupir ou de s'agenouiller pour accoucher la parturiente. Dans
l'accouchement clinique, la
manière de faire correspond moins à des contraintes physiologiques
élémentaires ou à la prise en compte des besoins de la patiente
qu'à des considérations sur le rapport hiérarchique entre
l'accouchée et le médecin.
***
Tout, dans la gestion clinique de l'enfant, est affaire de minutes :
l'accouchement, l'allaitement, le bain... Les moyens semblent
toujours insuffisants pour répondre aux besoins de la mère et de
l'enfant. Mais cette insuffisance est inscrite dans la structure même
de l'hôpital (qu'il soit public ou privé), établissement de type
industriel, qui recherche conjointement une maximisation
de la productivité (par l'introduction de procédures réglées) et
une minimisation des coûts (par économies d'échelle).
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L'allaitement
L'autrice
relève l'homologie entre le style d'allaitement et le style de
rapports sexuels. Ainsi un allaitement fondé sur la frustration et
la satisfaction violente (cas de la tribu des Mundugumor) préfigure
des rapports sexuels douloureux et conflictuels, tandis qu'un
allaitement fondé sur l'anticipation des besoins et la satisfaction
partagée (cas de la tribu des Arapesh) conduit à des rapports
sexuels harmonieux, qui accordent une large place aux préliminaires
et visent la jouissance mutuelle.
Chez
les Américain.e.s, il n'y a plus aucun lien entre allaitement et
sexualité, puisque celui-ci est entièrement vidé de sa dimension
biologique : biberon plutôt que sein (le biberon étant, de
surcroît, moins un substitut du sein que de la main), tétées à
horaire fixe plutôt qu'en fonction du rythme biologique, durée de
la tétée fixée au préalable plutôt que définie par la satiété
: tout est fait pour empêcher que l'enfant trouve son plaisir dans
le contact peau à peau et l'activité de la bouche et des lèvres,
caractéristique du stade oral de la sexualité. Comme toujours dans
la société américaine, l'enfance ne prépare en rien à la vie
adulte. En l'absence d'une référence orale complète, liant la
satisfaction à un mode de relation charnelle à l'autre, l'individu,
fille ou garçon, se trouve complètement démuni lorsqu'il entame sa
vie sexuelle génitale, le seul expédient à sa portée consistant à
se construire un modèle normalisé à partir de ce qu'il peut glaner
parmi les objets culturels qui se présentent à lui (le cinéma
notamment).
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Les
soins du nourrisson
Les
soins donnés au bébé, qui visent à la conservation de sa santé,
sont réglés, normés, minutés. Ils ont pour corollaire d'annuler,
nous l'avons vu, toutes relations de l'enfant au corps de sa mère,
mais aussi à son propre corps : d'abord grâce au biberon / à la
cuillère, puis au perce-dent qui remplace les massages maternels de
la mâchoire, enfin à la tétine et au doudou, compensant l'interdit
du pouce sucé.... La médiatisation de la satisfaction par un objet
aboutit à la dégenrer.
Ces
soins ont une finalité hygiénique, mais avec l'interdit du pouce
sucé, qui réunit le double inconvénient d'introduire des microbes
dans l'organisme et de déformer la dentition, et les changements
réguliers de position du bébé au cours de sa nuit, afin de
prévenir toutes malformations crâniennes, on passe du domaine de la
santé à celui de l'esthétique, et l'enfant ne peut manquer de lier
ensemble discipline, hygiène et beauté, ce qui l'orientera dans le
choix de sa ou son futur.e partenaire dont l'attrait purement
esthétique aura une connotation morale et sociale bien déterminée.
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L'apprentissage
de la « propreté »
«
Dans leur comportement, la plupart des adultes ont l'air de ne faire
aucune différence de traitement entre les garçons et les filles. »
Cette
assertion m'étonne : il est assez connu qu'en occident, l'attention
et les soins donnés à l'enfant sont plus importants s'il est un
garçon (je crois qu'on parle, pour la tétée,
d'une différence de plus ou moins dix minutes selon le sexe). Mead,
qui a observé à quel point ces soins étaient soumis à un strict
minutage, qui rapporte que, dans les cultures tribales, ceux-ci sont
genrés dès la naissance et généralement en faveur des enfants
mâles, ne relève rien de tel...
Elle
situe l'instauration d'une distinction sexuelle bien après la venue
au monde, vers l'âge de deux ans, avec l'apprentissage de
l'élimination.
À
deux ou trois ans, commence pour les garçons une phase de
valorisation, qui passe par l'exhibition de leur sexe, tandis que les
filles, jusque-là mises en avant par les jeux de rôle autour de la
maternité, entrent dans une phase de latence et doivent chercher les
moyens de la surmonter. Mais dans la société américaine puritaine,
contrairement aux sociétés
primitives où elle a parfaitement sa place, cette exhibition est
proscrite. Elle va donc se faire sur un plan symbolique, celui du
langage, et sera le fait, non de l'enfant, mais de la mère :
plaintes sur le comportement turbulent du garçonnet, éloges de sa
facilité à uriner. En creux, la fillette est dévalorisée.
L'élimination
manifeste encore d'une autre manière la spécificité de la société
américaine par rapport aux sociétés primitives : si dans
celles-ci, il s'agit de satisfaire un besoin au moment où il se fait
sentir, dans celle-là il n'est plus question que de le contrôler
(par la rétention et l'anticipation).
«
De leur mère, le petit garçon et la petite fille apprennent qu'il
est bon que l'acte de défécation soit effectué à un moment et
en un lieu voulu, car les produits éliminés sont si mauvais que les
garder indûment dans le corps entraînerait toute sorte d'ennuis.
Apprendre à prévenir maman à temps devient d'une importance
capitale pour le petit enfant, singulièrement le petit garçon chez
qui le contrôle de la vessie est plus difficile que chez la petite
fille. Prévoir plutôt qu'agir par instinct, prévoir avec
inquiétude pour faire face aux situations inattendues (...), prendre
ses dispositions et agir en conséquence. Si on l'oublie, si on ne
prévient pas à temps, maman vous punit en vous retirant son amour,
amour qui, l'enfant le sait déjà, est conditionné par toute la
conduite. »
Suit
un passage assez amusant, où Mead montre que la société
américaine, sur le plan de la défécation, se distingue également
des sociétés française et italienne : en France et en Italie, les
toilettes publiques permettent de satisfaire librement ses besoins
dans l'espace public... à condition d'être un homme. Aux
États-Unis, accessibles aux deux sexes, elles sont destinées à
remédier aux « accidents », au défaut d'anticipation de leurs
usagers.
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Et
le père ?
En
1947, le père semble totalement absent et/ou passif pendant les
premières années de sa vie de parent. Il fait une entrée en scène
tardive vers les cinq ans
de son enfant, où il contribue, par son comportement, à renforcer
la distinction des sexes : avec son petit garçon, il établit une
relation de rivalité un peu brutale autour de jeux masculins, tandis
qu'il traite sa fille en petite femme, qu'il flatte et courtise ! Il
est attendu de la fillette qu'elle repousse ces avances. De là à
penser que le père américain, ce faisant, inscrit le harcèlement
au cœur des relations hommes (âgés, dans une position de pouvoir)
/ femmes et se charge d'enseigner à y faire face par une sorte de
jeu de rôle incestueux, il n'y a qu'un pas... que Mead ne franchit
pas !