dimanche 17 juin 2018

Le père

Ferenc Horvath

  • Pater comme mater font partie des rares mots que l'on retrouve à travers toute l'aire de diffusion des populations indo-européennes.
    Le sens premier de ces deux mots, qui s'est perdu mais que l'on a tenté de reconstituer, valait pour un type de société très éloigné de la nôtre, construit autour de la grande famille indo-européenne, que les fils ne quittent pas et qui peut dès lors comporter plusieurs dizaines de membres, donc sans rapport avec la famille nucléaire moderne. Le mot « père », appliqué à la famille, y désignait d'une part une fonction d'autorité exercée sur le groupe, fonction assurée par le dépositaire de la « loi familiale », l'un des « grands-pères » de la famille, et d'autre part la classe des hommes de la génération antérieure pour les hommes de la génération postérieure. Pour les enfants, ce sont tous les hommes de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères, pour ces derniers ce sont tous les hommes encore vivants de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères. De manière générale, dans la famille indo-européenne la plus ancienne, chaque individu masculin y a plusieurs pères, et il n'est jamais question de distinguer parmi eux un « géniteur ».

  • Le mot « père » et le mot « papa » ont des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes. Je reviendrai dans un prochain article sur le mot de papa.

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NAISSANCE de la PATERNITÉ moderne

Notre façon actuelle de voir le père naît en Grèce, parmi la population des cités qui s'y développent à partir du VIIème siècle av. J.-C. Cette conception devient dominante en Occident à partir du IIème siècle av. J.-C. Elle est liée à un type de famille nouveau, citadin : la famille nucléaire (un père, une mère et des enfants vivant dans un même foyer).
Le père y possède une autorité d'une part absolue et contraignante, d'autre part librement acceptée par ses enfants (filles et garçons) et non contraignante. Il a donc une double fonction. Ces deux fonctions sont si éloignées et si difficilement conciliables qu'elles sont parfois assurées par deux personnes différentes : le père conserve l'autorité pure et l'application de la loi familiale (thémis), tandis que l'oncle maternel récupère tout ce qui, dans le développement de l'enfant, relève du soutien et de l'assistance positive.

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DIEU le PÈRE

L'Église chrétienne occidentale s'est construite comme la projection sur une communauté entière du modèle familial nucléaire grec : les fidèles y sont donc considéré.e.s comme les frères et les sœurs d'une même famille, ce qui a permis d'introduire de façon innovante la mixité des sexes dans le culte. Dieu y cumule la double fonction du père grec : il exerce l'autorité suprême au travers des règles renfermées dans l'écriture sainte, et il prend soin de ses adeptes jusqu'après la mort, en leur faisant hériter du paradis, comme le père fait hériter ses enfants (le garçon par l'héritage et la fille par la dot). L'appropriation de la famille nucléaire par la religion chrétienne conforte en retour ce modèle social.
L'Église emprunte également au modèle grec sa conception de la mère : dans la famille grecque, c'est la mère qui crée le lien entre frères et sœurs, qui sont dit.e.s adelphoi et adelphai, c'est-à-dire issu.e.s du même utérus. La famille nucléaire est forcément limitée en nombre, puisqu'une femme a un nombre limité d'enfants. Dans le christianisme, où tout le genre humain est enfant de Dieu, la mère est devenue la nature humaine en général et le lien entre les frères et les sœurs dans la foi tient au seul fait de procéder de la même nature.
L'évolution du christianisme au cours des siècles complique un peu les choses, en assimilant l'Église au Christ, au fils de Dieu, chef des autres enfants de Dieu, en quelque sorte son fils aîné divin, accidentellement assassiné par ses frères et ses sœurs.
Seconde complication (suite aux controverses sur l'identité du Christ, qui se prolongent jusqu'au IVème siècle) : le Fils et le Père (et l'Amour qui les lie) sont un seul et même Dieu !

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Le PÈRE freudien

Freud va s'intéresser au Dieu chrétien et à l'Église chrétienne tels qu'ils lui parviennent après des siècles d'évolution et de construction. Il voit dans l'ecclesia une assemblée de frères (sans sœurs !), unis par le meurtre du père, car Dieu est mort sur la croix de la main des hommes. Pour lui, le Christ n'est qu'un substitut du Père, c'est le Père qui est visé par le désir de meurtre des fils. À partir de cette interprétation, Freud revient à la famille nucléaire, qu'il construit comme la relation entre un père et des fils qui désirent le tuer. Cette interprétation est-elle légitime ? Non, puisqu'il plaque sur l'Église fondamentalement mixte, le modèle non mixte de la sociabilité masculine bâtie sur la rivalité entre ses membres, qu'on retrouve à la fois dans la troupe guerrière germanique ou, plus encore, dans toutes les sociétés secrètes, toujours fondées sur un meurtre collectif originaire, où la co-responsabilité dans le crime conduit à l'unité du groupe par exclusion volontaire du reste de la société.
Au-delà de cette erreur, Freud admet à bon compte l'universalité et l'intemporalité de la famille nucléaire. Mais c'est un modèle qui n'existait pas, nous l'avons vu, chez les Indo-européens. Si l'on prend le cas des tribus germaines, l'on s'aperçoit que le père n'y a rien à voir avec le père freudien. La paternité chez les Germains est une fonction qui est remplie par le grand-père paternel, qui est aussi le grand-oncle maternel, et dont l'importance tient à sa double ascendance par lignage patrilinéaire et matrilinéaire. La relation de père à fils (selon nos termes, de grand-père à petit-fils) est donc une relation d'identité : le petit-fils est la réincarnation du grand-père, car il va contracter les mêmes alliances. L'identité est fondée sur le rôle des femmes.

Famille A
Famille B
Famille C
donne ses sœurs à
A ← grand-père + ← C
épouse la fille de
épouse la fille de
A → + père → C
donne ses sœurs à
donne ses sœurs à
A ← fils + ← C
épouse la fille de

L'oubli freudien des femmes (que ne compense pas sa théorie du désir d'inceste maternel du fils et du désir d'identification à la mère de la fille) ne lui permet pas de mettre en évidence le rapport privilégié, chez les Germains, du petit-fils au grand-père.
Une telle famille, où le père (fonctionnel) est le grand-père/grand-oncle (naturel), n'a pas les mêmes enjeux de rivalité masculine que ceux que Freud présume à la relation père-fils de la famille nucléaire. S'il devait y avoir une rivalité, ce serait entre le fils et le petit-fils pour obtenir l'amour du grand-père.

Malinowski a vivement critiqué Freud, son contemporain, en établissant, par son étude des habitant.e.s des îles Trobriand, que la structure familiale, à partir de laquelle ce dernier théorise les rapports père-fils, n'a rien d'universel. Chez les Trobriandais.es, le père biologique est purement autoritaire et l'oncle maternel est soutenant. Freud imagine que l'amour/admiration et la haine/le désir de meurtre du fils sont concentré.e.s sur une même personne, le père. L'enfant trobriandais, qui n'a de relations affectives qu'avec son oncle, qui n'en a aucune avec son père, n'éprouve point le célèbre désir oedipien de tuer le père dans le but se substituer à lui, mais plutôt d'imiter l'oncle maternel à l'égard de son futur neveu utérin et de donner à sa sœur le mari le moins pénible.

On peut donc conclure de l'étude des structures familiales indo-européennes et trobriandaises que le freudisme n'est ni intemporel, ni universel, et qu'il faut toujours se méfier, sous peine d'erreur, de la déformation qu'apportent nos structures mentales à notre vision du monde et du passé.


dimanche 3 juin 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les Indo-européens #3 La fidélité


Le ciment de la grande majorité des institutions masculines indo-européennes est la délégation par les individus d'un groupe, à l'un d'entre eux, de ce qui, dans leur capacité à diriger, concerne le groupe dans son ensemble.
Deux critères, qui ne se trouvent pas toujours réunis, d'hérédité et de compétence déterminent cette délégation, critères dont la possession caractérise également l'être divin.
La délégation a pour fondement une conception religieuse, dans laquelle les hommes d'un groupe, par un transfert magique de puissance, font don de leur surcroît de virilité à l'un d'entre eux, qui leur fait ensuite bénéficier de sa surpuissance cumulative.
Pour le bénéficiaire de la délégation, dire « je », c'est alors dire « nous », c'est étendre son individualité à l'ensemble du groupe.

Ce type de délégation a cours autant dans les regroupements ludiques (chasse, jeux) que dans les troupes guerrières, les groupes professionnels et les assemblées politiques, où chaque chef de famille / clan prend la parole, s'appuyant sur une autorité qui dépend du poids de ses différents réseaux masculins (de guerre, de chasse, de jeu et de métier). Le vote consiste à évaluer quelle parole a le plus de poids, le poids de la parole dépendant non pas de son contenu, mais de la puissance et de la qualité des réseaux de celui qui la prononce. L'élection du chef de l'assemblée correspond donc à la reconnaissance de ce que l'un des chefs de famille / clan a plus de poids que les autres.

La représentation masculine étant fondée sur la délégation, elle est initialement occasionnelle (Untel pour le groupe à telle occasion), ou instituée temporairement (Untel pour le groupe durant telle période), et éventuellement transmissible (Untel pour le groupe durant telle période, parce que son prédécesseur l'a souhaité), mais dans ce cas avec l'approbation des individus du groupe.
En interne, le représentant politique a une fonction de juge qui statue sur les affaires courantes, en externe, une fonction honorifique de représentation auprès des étrangers à la communauté, mais en aucun cas il ne dirige et ne donne de direction à l'action, contrairement au délégué du groupe de chasseurs, de joueurs et de guerriers. Les choses vont évoluer avec le temps et le roi indo-européen finira par être à la fois représentant du peuple et chef de guerre.

Ce système de délégation et de représentation, qui transfère la puissance des membres d'un groupe à un chef local, à un roi, à un dieu (selon que le groupe est local, tribal ou inter-tribal), repose sur la fidélité masculine, fidélité d'un homme envers un autre homme ou envers un dieu.

La structure de la foi, dont dérivent les diverses formes de fidélité (chasse, guerre, jeu, métier), est apparentée à celle du don. D'abord exclusivement masculine, la foi met en rapport deux hommes : le dirigeant et le dirigé. Elle s'appuie sur une conception commune de l'individualité comme capacité à se diriger et à diriger les groupes auxquels on appartient, ainsi que comme capacité à déléguer cette dernière capacité dans le but de renforcer la capacité des groupes à se diriger. Elle est motivée, du côté du dirigeant, par le pouvoir, et du côté du dirigé, par l'attente d'un service en retour. Cette structure se réalise :
  • dans le fait, pour un individu, de placer en un autre individu sa capacité directrice groupale, se soumettant dès lors, en tant que membre du groupe, à sa direction,
  • dans le fait, pour l'individu en qui cette capacité directrice est déposée, de démultiplier sa puissance directrice de façon à pouvoir dire « nous » pour « je »,
  • dans le fait, pour l'individu qui délègue ainsi sa directivité groupale, de bénéficier d'un retour au moment où le besoin s'en fait sentir.

L'ensemble constitue le mécanisme de la foi. Fragiliser l'un des rouages de ce mécanisme, c'est fragiliser la foi, c'est la mettre à l'épreuve. Le christianisme peut être considéré à cet égard comme une épreuve de la foi par fragilisation de tous ces rouages jusqu'à un point limite (un seul bénéficiaire à la délégation, durée indéterminée de la délégation, attente indéfiniment différée du retour et, surtout, crainte d'être manquant dans tous les moments de la fidélité envers le bénéficiaire). Le christianisme diffère également de la fidélité ancienne, en liant le retour qu'attend le fidèle à l'évènement de sa mort : « Je place ma foi en Toi, Tu me diriges, Tu me dois une mort heureuse. »

La fidélité lie avant tout un individu à un autre individu : elle n'est donc pas constitutive d'une communauté, mais elle permet à une communauté de se consolider par son intermédiaire. Ainsi, la troupe guerrière est un groupement masculin fondé sur la rivalité guerrière ; mais la rivalité guerrière ne suffit pas à la consolider ; il lui faut un ciment liant personnellement les membres du groupe entre eux ; la fidélité de chaque guerrier envers le chef de la troupe est ce ciment, ce qui fait qu'une troupe guerrière ne tient que par son chef et que, sans lui, elle se désagrège (la rivalité conduisant immanquablement au conflit et à la rupture). Si une troupe guerrière ne subsiste que par la fidélité de chaque guerrier envers son chef, elle ne la sollicite pas outre mesure, car entre le chef et les guerriers doit subsister une forme de rivalité, soit une trace de rivalité ancienne (à l'époque où le chef n'était qu'un membre comme les autres de la troupe guerrière), soit une rivalité naissante (pour le temps où le chef devra être remplacé).
Cette mise en retrait relative de la fidélité par rapport à ce qui structure profondément la collectivité, la rivalité, est tout à fait caractéristique des groupements masculins « au premier degré » (de guerre, de chasse, de jeu, de métier). Les groupements politiques, qui sont « au second degré », c'est-à-dire qui rassemblent les chefs des groupements « au premier degré », se construisent au contraire sur la base de la primauté de la fidélité, dont bénéficie par ailleurs chacun de ses membres, et mettent au second plan la rivalité masculine, canalisée par le mécanisme formel du vote et de l'élection.
Les groupements politiques ont néanmoins fortement évolué avec la montée en puissance des cités notamment démocratiques.

LA FIDÉLITÉ POLITIQUE À ROME ET À ATHÈNES

À Rome,

À Rome, la fidélité a concerné les dieux et les hommes de pouvoir (rois, chefs des grandes familles, empereurs). De même qu'un dieu est d'autant plus puissant qu'il a plus de fidèles (et de meilleure qualité), de même un homme est d'autant plus influent qu'il a une clientèle plus large.
La clientèle est une relation juridique bien définie : le client doit un service au patron sur le plan militaire, politique et juridique, et le patron doit offrir à chacun de ses clients un lopin de terre pour pourvoir à sa subsistance (quoique ne lui permettant pas de vivre décemment).
La République, à l'exemple de la monarchie, a considéré la fidélité comme une chose sacrée (sa transgression est sanctionnée de la façon la plus dure qui soit : la privation de tout droit), tout en exacerbant sa dimension politique (les fidèles faisaient campagne pour leur patron). Sous l'Empire, la fidélité a principalement revêtu une dimension symbolique (cf. Mécène et sa clientèle de poètes), mais son assouplissement a permis à l'aristocratie de développer ses liens avec la plèbe, notamment avec les marchands dans le cadre d'alliances politico-économiques. C'est sans doute ce qui a permis in fine à l'aristocratie italienne médiévale de devenir capitaliste : ne touchant pas elle-même au commerce, mais accompagnant politiquement (et militairement) le développement commercial, elle a fini par investir dans des entreprises commerciales sans pouvoir exercer la profession de marchand, ce qui est au fondement de la posture capitaliste (investir mais ne pas exercer).

En Grèce,

La Grèce, elle aussi, a connu le clientélisme, mais les cités démocratiques, en étendant l'assemblée politique à l'ensemble des citoyens, ont été amenées à faire évoluer la fidélité typique du clientélisme. Entre fidélité clientéliste et fidélité démocratique, la différence significative est celle-ci :
  • dans le clientélisme, des hommes dont le rang social est élevé et qui sont en rivalité entre eux, s'entourent de nombreux fidèles qui devront les suivre dans leurs campagnes électorales et militaires ou dans leurs luttes judiciaires, et qui, dans le premier et le dernier cas, exceptionnellement dans le second, devront s'affronter entre eux pour la primauté de leur patron, en échange de quoi il reçoivent heredium, service juridique et service religieux ;
  • dans l'assemblée des cités démocratiques, les paroles énoncées en séance, rivales les unes des autres, reçoivent un certain nombre de suffrages ; celle qui l'emporte, emporte immédiatement l'obligation, pour l'ensemble de l'assemblée, de la suivre, mais elle est aussi simultanément elle-même dans l'obligation de rendre des comptes, lors d'une séance ultérieure de l'assemblée, selon les mêmes règles de votation.
La fidélité clientéliste lie des personnes ayant chacune leur propre intérêt à s'associer, quand bien même l'association est asymétrique : le patron étant celui qui commande et le client celui qui obéit. La fidélité démocratique lie moins des personnes que des actes de langage. De façon superficielle, on peut dire qu'au sein de l'assemblée, des orateurs en rivalité sont départagés par le vote, et que le vainqueur reçoit en récompense la fidélité de l'ensemble de l'assemblée au projet qu'il présentait, en échange de quoi il devra rendre des comptes de la réalisation de son projet et des bénéfices que la cité aura pu en tirer. Cette première façon de voir les choses a le mérite d'être encore compréhensible à la lumière du clientélisme, même si les éléments en jeu ici et là sont organisés de façon différente. Le fait pourtant que tout ne se passe, dans les cités démocratiques, qu'à l'assemblée, tend à indiquer que la fidélité en jeu est avant tout une affaire de parole. Cela est confirmé par le fait que c'est très rarement l'orateur qui dirige la mise en œuvre du projet, dont il a été le promoteur, et qui est appelé à rendre les comptes de l'entreprise dans une assemblée ultérieure.
En réalité, l'assemblée démocratique est un monde clos de jeux de langage :
  • ce n'est pas une personne (l'orateur) qui persuade, mais sa parole ;
  • la parole de l'orateur se cultive comme un art de faire, l'enseignement oratoire a explosé en Grèce avec la généralisation des assemblées, et d'autre part les logographes rédigent des discours-type pour en faire commerce : c'est la parole qui compte, et l'orateur ne vaut que pour sa capacité à bien prononcer la parole qui doit être dite, quitte à ne pas l'avoir inventée lui-même ;
  • la rivalité oratoire concerne bien sûr la façon de s'exprimer, mais aussi le contenu : les sophismes sont des armes subtiles qui peuvent se retourner contre celui qui les emploie, quand l'adversaire parvient à les démonter ; les projets sur quoi portent les prises de paroles sont décrits de façon à résister aux critiques, l'orateur concentre l'attention du public sur l'argumentation en la faveur de celui qu'il défend et sur les louanges promises à la cité dans le cas où l'assemblée déciderait de le mettre en œuvre ;
  • la victoire d'un discours sur ses rivaux est sanctionnée par un vote, acte de langage particulier qui exprime la fidélité du public aux discours prononcés ; le public y est en fait réduit à une capacité individuelle de juger entre des discours concurrents, capacité mise en action à l'occasion de la confrontation de discours et s'accomplissant dans le vote ;
  • le discours qui l'a emporté en suffrages devient la feuille de route de la cité, et en premier lieu de ses magistrats ; l'action qui s'ensuit disparaît dans la réalité non verbale avant de réapparaître au moment de la remise des comptes ;
  • la promesse relative à la réalisation du projet n'est pas une promesse de gain de pouvoir ou d'enrichissement par rapport aux cités concurrentes, mais une promesse de louanges de la part de « la Grèce entière » ; la réalisation de la promesse n'est pas laissée à l'appréciation de chacun, elle fait l'objet d'un débat en assemblée, où entrent en conflit éloges et blâmes, de sort qu'in fine le service est jugé rendu quand l'éloge a été préférée au blâme.

LA FIDÉLITÉ MISE À L'ÉPREUVE : INTERPRÉTATION INDO-EUROPÉENNE DE L'ESCLAVAGE

C'est la structure de la fidélité qui a permis aux peuples indo-européens de comprendre et de s'approprier l'une des pratiques commerciales les plus originales des civilisations sémitiques.
La guerre rituelle pratiquée en Mésopotamie entre principautés a la particularité de se conclure d'un côté par la reconnaissance de la souveraineté du vainqueur et le versement d'un tribut, de l'autre par la prise de l'armée ennemie et son intégration à la principauté victorieuse sous le statut de captifs placés au service du roi ou d'autres particuliers ; ce statut inclut le droit à être racheté par sa communauté d'origine, si celle-ci en fait la demande expresse par l'intermédiaire d'un « commerçant », terme qui semble désigner un agent de la principauté vaincue, doté d'équivalent monétaire par les familles des captifs, et chargé de payer leur libération ; ce droit à être racheté implique d'autres droits visant à préserver l'intégrité de la personne du captif (cf. pour plus de détails le code de Hammurabi, vers -1850). Cette très ancienne pratique semble avoir eu pour conséquence une certaine habitude, au moins dans les cercles royaux, de disposer d'esclaves, suite aux campagnes militaires lointaines, au retour desquelles une majorité de captifs n'avaient guère de chance d'être rachetés.
C'est sans doute sur cette base que s'est développée la piraterie phénicienne, les Phéniciens jouant d'abord le rôle de transporteurs maritimes pour les émissaires égyptiens ou mésopotamiens chargés de délivrer les captifs durant les conflits entre les deux grandes puissances, puis celui d'intermédiaire diplomatique se chargeant du rachat et du transit des captifs, puis celui de fournisseur de captifs enlevés dans les marges de la civilisation (îles et pourtours de la mer Égée) et dont le rachat est exclu.
Certains peuples indo-européens, Hittites et Perses, ont adopté ces pratiques, sans les interpréter outre mesure, parce qu'elles se trouvaient déjà là.
Les Grecs, victimes de la piraterie phénicienne, et coupés du modèle politique sémitique à cause du renouvellement brusque de leur population (« invasions éoliennes, ioniennes, doriennes »), ont de leur côté été obligés de fournir un effort d'interprétation. Cet effort se mesure à la distance qu'il y a entre la piraterie phénicienne et une pratique germanique singulière relevée par Tacite impliquant la fidélité, qui fut sûrement partagée par les nouvelles populations grecques, et à partir de laquelle celles-ci purent donner sens à la piraterie (et donc la pratiquer à leur tour).

Il existe chez les Germains de l'époque de Tacite une pratique consistant pour un homme à se dépourvoir volontairement de sa liberté au profit d'un autre homme, et pour celui-ci à rendre aussi vite que possible le captif à ses proches. Cette pratique, si elle ressemble structurellement à la captivité guerrière sémitique (privation de liberté puis rachat), n'a pas du tout le même sens.
La pratique germanique a pour source la rivalité ludique de la « maison des hommes ». Les jeux y font en général intervenir adresse et hasard ; certains jeux, comme les dés, sont censés relever du hasard pur ; le hasard, par définition, ne dépend que des dieux, et, dans le cas des dés, les lois statistiques manifestent l'impartialité des dieux (un grand nombre de lancers tend à égaliser les résultats possibles). On distingue ainsi les parties de bon augure, où chacun a autant perdu que gagné, ce qui prouve que le groupe est en faveur auprès des dieux, et les parties de mauvaise augure, où le balancier tarde au point que l'un des joueurs se trouve acculé à la mise de ses ultimes richesses personnelles ; lorsque c'est le cas, lorsqu'un joueur a tout perdu face à un autre joueur, il doit miser sa liberté de se diriger lui-même, car alors, s'il perd à nouveau, il n'est plus considéré comme une personne, ce qui évacue la malédiction divine sur l'ensemble du groupe des joueurs, cette évacuation laissant néanmoins une trace, une souillure qui touche le vainqueur, tenu de garder auprès de lui le vaincu, couple qui manifeste la démesure et la punition potentielles du groupe, le vainqueur ayant trop gagné et le vaincu trop perdu. La souillure est alors évacuée par le rachat du vaincu par sa famille ou ses amis auprès du vainqueur, rachat au montant qui aurait dû être honoré par le vaincu si sa richesse personnelle avait été plus grande et pour que le jeu puisse continuer « normalement », rachat qui réhabilite du même coup le vainqueur, qui de tyran latent, dirigeant des êtres dépersonnalisés (pour les Germains, on ne peut légitimement diriger que des hommes libres) devient simplement un homme favorisé par le sort.
Cette pratique s'inscrit dans le cadre structurel de la fidélité : elle la met à l'épreuve pour la restaurer in extremis. En effet la fidélité n'est plus fidélité, lorsque la délégation de la capacité à diriger est totale, lorsqu'elle s'étend à la capacité à se diriger soi-même, quand bien même elle serait volontaire ou conforme à l'honneur, car alors il y a dépersonnalisation, autant dire émasculation, et il n'y a plus de réciprocité possible (délégation contre service rendu), car seule une personne en tant que telle peut attendre quelque chose de son patron. Cette situation critique qui met en question la fidélité se résout finalement par l'intervention d'un tiers appartenant à l'entourage du vaincu.
La compréhension de l'esclavage par les Indo-européens passe par le fil rouge de cette pratique de rachat par un tiers de celui qui a trop donné lors d'une joute collective.

L'Odyssée témoigne d'une évolution dans la gestion des problèmes que peut poser la fidélité : le rachat par un tiers n'est plus lié à une délégation totale de directivité, mais à un refus de délégation partielle. Dans un épisode bien connu, les prétendants menacent les clients de la maison d'Ulysse de les saisir pour les vendre, non pas ici à leurs proches, mais à des étrangers, car ne leur étant pas fidèles, ils ne peuvent leur apporter mieux que de l'argent.

Ce qui reste une menace chez Homère devient bien réel avec la montée en puissance des cités. Les cités tendent en effet à se constituer en États indépendants les uns des autres, et la fidélité devient le ferment de l'union civique (autour de divinités souveraines). Les territoires qui n'appartiennent pas en propre à la cité ou qui n'appartiennent pas à des cités alliées sont considérés comme des territoires ennemis. La confrontation entre cités ennemies, alimentée par le besoin de disposer d'un espace vital suffisant, se traduit par des razzias, y compris humaines.
Cette pratique pose un double problème : comment intégrer les citoyens vaincus restés fidèles à leur cité et comment gérer la souillure inhérente à la destruction d'une société toute entière ? La solution consiste ici à dépersonnaliser les vaincus, en les déportant et en les séparant les uns des autres, puis à les vendre, non pas à leurs proches (captifs eux aussi), mais aux citoyens et aux établissements publics (comme les mines) de la cité victorieuse, qui ont le devoir de les racheter. On mesure la distance qu'il y a avec les pratiques sémitiques : en Grèce, ce sont les vainqueurs qui s'achètent les vaincus, alors qu'en Mésopotamie (comme chez les Germains), ce sont les vaincus qui s'achètent aux vainqueurs. Qu'il s'agisse des Germains ou des Grecs, l'achat libère et le vainqueur et le vaincu : l'esclave grec possède un statut qui le soustrait à sa dépersonnalisation, il est membre à part entière de la cité, même s'il y occupe la place la moins honorable. Il peut désormais jouir notamment d'un pécule, esquisse de reconquête personnelle, puis surtout être libéré et accéder à un statut d'hôte, voire in fine devenir citoyen. Malgré sa dépersonnalisation, l'esclave conserve une valeur, liée à sa capacité à intégrer une nouvelle société. C'est cette valeur conservée qui va déterminer le prix à payer lors de son rachat.
Le cas des femmes est à signaler. Exclues des relations de fidélité qui sont au fondement de la vie politique citoyenne, on ne les suppose fidèles à leur cité que lorsque celle-ci a été vaincue et qu'il s'agit de les vendre.

La consolidation des États grecs centrés sur une cité a eu pour conséquence la dépendance de l'économie domestique à l'égard des esclaves, d'où la création de marchés dédiés, la pratique d'un commerce d'esclaves à longue portée. Les Grecs rejoignaient ainsi les Phéniciens, mais par un tout autre chemin.

LA FIDÉLITÉ ET L'ÉCONOMIE MARCHANDE

L'activité commerciale grecque est à l'origine de l'économie au sens moderne du terme. Elle s'est établie, dans le monde indo-européen, sur fond d'esclavage, interprété comme processus de revalorisation de celui qui a perdu toute valeur dans la ruine de sa cité. Son lieu propre, là où elle trouve sa marchandise, est un non-lieu, celui de la démesure du vainqueur et de la dépersonnalisation du vaincu, non-lieu temporaire, hautement risqué sur le plan religieux. Mais c'est de ce non-lieu que peut se créer de la valeur économique, et c'est cela qui anime le cœur du champ économique, au prix d'un contact assumé avec la souillure et d'une défaillance du langage pour le nommer. Le commerce n'avait auparavant aucun lieu propre. Il était toujours associé à des pratiques sociales plus larges (alliances notamment).
En faisant de la création de valeur son principe directeur, le commerce pouvait amorcer la constitution d'un champ économique autonome.

L'expansion du champ économique sur cette base n'a pu se réaliser qu'à partir du commerce lointain des biens de luxe, des valeurs étrangères, ces biens seuls pouvant soutenir la comparaison avec des hommes. Il s'est ensuite étendu aux biens qui permettent au marchand de réaliser une forte plus-value du fait de la séparation des territoires de production et des territoires de consommation. Dans ce passage d'un territoire à un autre, il y a une perte du sens social originel de l'objet, charge aux acheteurs de lui redonner ensuite un sens, c'est-à-dire une valeur.
Les opérations financières, modifiant le principe de création de valeur propre au commerce lointain, ont forgé celui de génération de valeur, où la valeur ne se crée pas à partir de rien, mais multiplie une valeur préexistante (« l'argent fait des petits »).
Dépositaire de ces deux principes, le champ économique se trouvait doté d'un cœur stable et pouvait songer à son expansion.

La notion de créance, économique à l'époque moderne, sociale dans l'Antiquité et magique chez les Indo-européens de l'époque pré-historique, dérive de celle de fidélité. À l'origine, elle est donc liée à un échange en deux temps entre un homme et un dieu. Le premier temps est celui du placement du *kred-, unité individuelle de force que fournit un homme à un dieu de façon à augmenter ses chances de vaincre dans ses combats célestes. Le second temps est celui de l'assistance du dieu à l'homme qui a placé en lui son *kred-, tout comme dans la fidélité est attendue du chef un retour. Le créancier apparaît ainsi à l'origine comme le fidèle d'un dieu. Mais lorsque le champ économique s'empare de la notion de créance, l'accent est mis sur la dette qu'elle implique, sur l'obligation qui résulte du crédit, obligation juridique placée dans l'ombre du châtiment. L'économie marque en cela sa différence avec la religion, puisqu'il est inconcevable qu'un dieu soit l'obligé d'un homme.