samedi 28 janvier 2023

Sexe, genre et philosophie #2 Hésiode (1) Le genre et le sexe de la souveraineté

 

Références :

Hésiode (vers – 720, vers – 650), Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le bouclier, traduction Paul Mazon, Les Belles lettres, 1928

Hésiode, Théogonie, traduction Annie Bonnafé, Rivages, 1993

Anonyme, Enuma elish (vers – 1200) : traduction française de très bonne qualité, proposée par le Service Diocésain de la Formation Permanente du Diocèse d'Arras

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne 1. Du mythe à la raison, Seuil, 1990


Articles cités :

Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique gnathaena.blogspot.com 2017

La religion grecque était-elle masculine ? gnathaena.blogspot.com 2018


Pouvoir souverain masculin et vertus souveraines féminines

La Théogonie d’Hésiode, œuvre courte mais substantielle (1022 vers reconstitués dans nos éditions modernes), alterne listes généalogiques et récits mythiques. Ces récits relatent les grandes étapes de l’établissement d’un ordre cosmique caractérisé par une souveraineté accomplie, celle de Zeus, qui ne subira plus de révolution à l’avenir… Hésiode était mauvais prophète, mais il suivait, comme P. Vidal-Naquet l’a mis en évidence, le principe directeur de l’Enuma elish, poème mésopotamien de l’époque de Nabuchodonosor Ier (– XIIe siècle) destiné à faire de Marduk, dieu local babylonien, le sceau de la souveraineté cosmique. Hésiode s’est clairement donné pour but d’écrire une Enuma elish grecque, et sa réussite est éclatante, quoique intervenant cinq siècles après son modèle. Après tout, la Jérusalem délivrée est une Iliade réinterprétée vingt-cinq siècles plus tard.

Il est remarquable que, dans la Théogonie, la souveraineté soit moins définie par les exploits de Zeus que par ses unions successives, de la plus problématique (son accouplement avec Mètis) à la plus conventionnelle (son mariage avec Héra). Hésiode distingue clairement la capacité à accéder à la souveraineté et la possession effective de la souveraineté : la première est masculine et s’exprime dans des récits (émasculation d’Ouranos, révolte contre Cronos, lutte contre Typhée), la seconde est féminine et s’exprime dans des listes généalogiques. Alors que Cronos n’a connu que sa sœur Rhéa, mère de tous ses enfants, Zeus s'unit avec des déesses de trois générations successives ! Deux de ses six tantes paternelles et maternelles (Thémis, Mnémosyne) ; deux de ses trois sœurs (Déméter, Héra) et trois de ses innombrables cousines germaines (Métis et Eurynomè, filles du Titan Océan et de sa sœur Téthys, et Leitô, fille du Titan Coios et de sa sœur Phoibè) ; enfin Maïa, fille d’Atlas, lui-même fils du Titan Japet, représente la génération postérieure à la sienne. Cette polygamie de Zeus lui est essentielle : chaque déesse à laquelle il se lie et dont il a des enfants lui apporte une vertu cardinale de la souveraineté accomplie. Cette vertu est exprimée dans le nom de l’épouse et dans la qualité de ses enfants.


Un espace généalogique féminin

Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut remonter à la naissance de Chaos, Gaïa, Tartare et Éros, toute première génération de divinités, avant lesquelles il n’y avait rien. Le monde commence par un acte créateur spontané donnant vie à quatre divinités complémentaires.

Deux d’entre elles héritent de ce pouvoir créateur spontané : Chaos et Gaïa. Chaos engendre en effet le noir Érèbe et Nuit, tandis que Gaïa engendre de son côté le Ciel Ouranos, Ouréa les Hauts-Monts et Pontos Flots-salés. Chaos et Gaïa procréent en dehors de tout accouplement. Les divinités auxquelles elles donnent spontanément naissance ne sont autre chose que des aspects complémentaires d’elles-mêmes destinés à constituer, autour d’elles, le paysage cosmique au sein duquel évolueront les dieux et déesses des générations ultérieures (1). Tartare et Éros, qui n’héritent pas de ce pouvoir générateur, opèrent, chacun à sa manière, la coordination des lignages de Chaos et de Gaïa, qui, quoique ne se croisant jamais (aucun.e descendant.e de Chaos ne s’unit à un.e descendant.e de Gaïa), contribuent à la constitution d’un même monde cohérent. Tartare assure la liaison entre le cœur du monde (Gaïa devenue Terre) et sa périphérie (Chaos caché derrière Érèbe). Éros donne sa loi à la procréation par accouplement des deux sexes, option désormais ouverte aux descendant.e.s de Chaos et de Gaïa.

Entre la création spontanée ex nihilo et la création spontanée par une unique divinité créatrice, entre la première génération et la seconde, il y a, en l’occurrence, progression, mais il n’y a toujours pas de sexualité. La création par l’accouplement de deux sexes opposés constitue une nouvelle évolution, qui caractérise la troisième génération. Du côté de Chaos, Érèbe et Nuit s’unissent pour donner naissance à Éther et à Jour, leurs opposés (Éther est redoublement de lumière comme Érèbe est redoublement d’ombre, Jour le lumineux alterne avec Nuit l’obscure). Du côté de Gaïa, c’est elle-même qui s’unit à Ouranos d’abord, puis à Pontos, pour donner naissance à une série de divinités destinées à peupler le paysage stabilisé du cosmos.

Éros préside à cette troisième génération, « Amour qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. » Comprenons par là que, dans la procréation sexuée, le sexe masculin est à l’entière disposition (vouloir et cœur domptés, membres brisés) de la puissance créatrice du sexe féminin, dont il ne fait que favoriser le passage à l'acte. Ainsi du côté de Chaos, c’est bien Nuit (et non pas Érèbe) qui enfante Éther et Jour. Or par ailleurs, alors qu’Érèbe reste inactif après la naissance de ses enfants, Nuit continue d'enfanter « sans s’accoupler à aucun dieu », sur le mode de la génération spontanée propre à la seconde génération divine. Tous les modes de génération sont donc féminins. Et quoi que le genre du nom « Chaos » soit masculin, cette divinité primordiale doit se comprendre comme féminine, autant que peut l'être Gaïa. Dès lors l’acte premier de génération spontanée ex nihilo, dont tous les autres procèdent, est un acte féminin. Le genre féminin se définit par le fait d'hériter de cet acte créateur premier, soit en engendrant spontanément, soit en engendrant par voie sexuelle. Toutes les divinités qui engendrent sont des déesses. Parmi les divinités qui n'engendrent pas, certaines sont des déesses qui n'ont pas eu l'occasion d'engendrer, les autres sont les dieux qui gravitent autour de l'ensemble des déesses, suivant en cela la loi du désir, la loi d'Éros.

L’espace généalogique est un espace féminin de création par filiation. Cet espace forme le cadre dans lequel se déploie par ailleurs une histoire masculine, celle de la souveraineté.

(1) La première et la seconde générations divines sont destinées à former un paysage pour les déesses et les dieux de la lignée de Gaïa : une Terre (Gaïa) surmontée d’un Ciel (Ouranos), couronnée de Hauts-Monts (Ouréa), s’enracinant dans un profond Tartare, et embrassant une mer de Flots-salés (Pontos) ; rongeant le Tartare, des Ténèbres profondes (Érèbe), et au-dessus du Ciel, un Éther lumineux, enfin l’alternance de la Nuit et du Jour. Alors que Chaos subsiste au-delà du haut et du bas, de l’avant et de l’après, Gaïa se trouve au centre.


Gaïa

Des unions de Gaïa avec le Ciel puis les Flots-salés naissent un grand nombre de divinités, souches de lignées divines.

Ouranos, le Ciel, est le premier « double » que se donne Gaïa en vue de la création d’une troisième génération de divinités. Il représente le principe masculin érotique pur. Pontos, autre double, correspond plutôt à un aspect de Gaïa elle-même : la mesure de sa démesure ; son union avec Gaïa n’est pas problématique du point de vue reproductif comme peut l’être celle avec Ouranos. En tant que double masculin « absolu » de Gaïa, l’angle de vue de celui-ci est limité par l’horizon de sa fonction, celle de déclencheur de la puissance créatrice de Gaïa, dont il ne peut se distraire, ne percevant pas que pour son amante la création est avant tout une mise en scène. Ouranos doit renoncer à ce qui faisait le sens de son existence pour servir de ciel scénographique pour les dieux et les déesses, problème qui ne se posera pas aux Flots-salés. Ouranos détient en propre les caractères les plus extrêmes du sexe masculin tels qu'Hésiode les conçoit : l'étroitesse de vue, la dépendance à l’égard de sa partenaire, le déni de son rôle de « cadre » pour les générations à venir, consenti uniquement sous l'effet de la violence. Il est l’amant qui ne pense qu’à l’accouplement, ne veut rien savoir de l’acte créateur qu’il a déclenché, et refuse d'entendre parler d’accouchement. La souveraineté, qui consiste à maintenir de façon unilatérale un certain ordre des choses, débute par l’imposition d’une conception unilatérale de la procréation sexuée (ce qui est créé par mon intermédiaire doit rester non né) au détriment de la conception que s’en fait la partenaire (ce que je crée doit naître). Elle apparaît d'abord en quelque sorte comme l’opposition de la paternité à la maternité dans leur plus grande immaturité, le refus paternel des enfants et le désir maternel de leur donner naissance, l’amour adolescent dans sa dissymétrie, une première acception toute négative de la paternité contre une acception immédiatement positive de la maternité. D’Ouranos à Zeus, l’histoire des générations est celle de l'évolution positive de la paternité, du passage du tort fait à l'amante dans son droit maternel à la composition harmonieuse de la souveraineté paternelle avec les vertus cardinales maternelles.

Ouranos souverain maintient unilatéralement un ordre cosmique injuste, dont Gaïa souffre physiquement : il replonge dans la matrice chaque enfant qui fait mine de naître ; or les enfants que Gaïa conçoit de lui prennent parfois beaucoup de place : outre Océan, Coios, Crios, Hypérion, Japet, Théa, Rhéa, Thémis, Mnémosyne, Phoibé, Théthys et Cronos, il y a les trois Cyclopes « au cœur violent » et les trois Cent-bras « qu’à peine on ose nommer (…) Redoutable était la puissante vigueur qui complétait leur énorme stature ». Gaïa imagine le moyen de mettre un terme à ses souffrances, forge une serpe géante en métal et convoque ses six premiers fils pour l'exécution. Comme on le voit, pour Hésiode, faire du tort relève du sexe masculin, trouver comment rétablir le droit, de la créativité féminine, s’engager dans la voie de la réparation, à nouveau du sexe masculin. Contrairement à ses frères qui gardent le silence, Cronos, « aux pensers anguleux », décide d'exécuter le projet maternel. Si Ouranos a été créé pour s’accoupler avec Gaïa, Cronos l’a été pour s’emparer de l’outil de la réparation de la souveraine injustice d’Ouranos, pour seconder sa mère dans sa ruse et pour hériter par la violence de la souveraineté de son père. Cronos se glisse dans le passage que Gaïa lui ménage entre ses lèvres et lorsqu’Ouranos, dans ses va-et-vient sexuels, la pénètre après s'être légèrement retiré, lui tranche les testicules et les jette au loin, pleines de semence. Ainsi naissent les derniers rejetons du couple : Érinyes, Géants, Nymphes méliennes, et enfin Aphrodite que vient rejoindre Éros, désormais voué à l’accouplement des déesses et des dieux qui vont progressivement peupler la vaste scène que forment maintenant leurs aïeux.


Rhéa

« Mais le père, le vaste Ciel, les prenant à parti, aux fils qu’il avait enfantés, donnait le nom de « Titans » : à tendre trop haut le bras, ils avaient, disait-il, commis dans leur folie un horrible forfait, et l’avenir en saurait tirer vengeance ». vv 207-210

Une malédiction pèse collectivement sur les frères nommés à cette occasion « Titans ». Cronos, héritier de la souveraineté, est celui sur qui la malédiction doit s’appliquer en premier, pour que tous les autres tombent simultanément. Le tort commis par Ouranos envers Gaïa a été réparé, mais non sans qu’un nouveau tort soit commis (après tout, sa fonction était d’aimer Gaïa, il n’avait pas envisagé qu’après l’amour venait la mise au tombeau !). Le tort initial, fondé sur un différend entre un dieu et une déesse quant au but de la relation sexuelle, débouche sur un appel à la vengeance, qui sera à la charge du petit-fils de l’outragé (Zeus). Hésiode établit, sur une base théologique, le système indo-européen qui lie l'inévitable différend père-fils à la résolution par l'alliance grand-père-petit-fils. On passe ainsi d’une logique de couple à une logique de lignage masculin.

La mère n’est pas évacuée pour autant ; elle reste la gardienne du principe maternel de la création-mise en scène, de la conception qui conduit à la naissance à la faveur de l’accouplement.

La malédiction qui pèse sur Cronos (Hésiode ne l'énonce pas clairement, mais on pourrait la restituer de cette manière : « Tu seras détrôné par le dernier de tes enfants, comme toi, dernier de ta phratrie, as détrôné ton père ») l’oblige en l’occurrence à neutraliser chaque nouvel enfant créé par celle avec qui il s’est accouplé. Cronos ne peut se permettre dès lors de multiplier les partenaires. Il avale donc les enfants de Rhéa, l’un après l’autre. « Avaler » signifie « garder auprès de soi dans la soumission » et, dans le cas de nouveaux-nés, « empêcher qu’ils grandissent, après leur naissance ». C’est à cette occasion que le droit maternel s’affine : il ne s’agit pas seulement qu’après avoir été conçu un enfant puisse naître, mais encore qu’il puisse pleinement se développer. Rhéa revendique (secrètement) ce droit alors qu’elle est enceinte de son sixième enfant (Zeus) et que les cinq premiers ont été avalés : elle en appelle à Gaïa pour reconnaître le tort qui lui est fait et à Ouranos pour que la malédiction se réalise par l’intermédiaire de Zeus. Le schéma liant Gaïa, Ouranos et Cronos semble se répéter avec quelques variations significatives : Rhéa, pour mettre au monde Zeus, est conduite (secrètement) dans un profond repli de Gaïa, où il sera nourri jusqu’à sa maturité. De retour auprès de Cronos, elle lui livre une pierre emmaillotée, vite avalée (c’est dire la façon dont Cronos père considère un nouveau-né qu’il reconnaît pourtant pour son enfant : pas mieux qu’une pierre). Une fois Zeus dans la force de l'âge, Rhéa donne un vomitif à Cronos, libérant ainsi la pierre et ses cinq premiers enfants, qui rejoignent promptement Zeus.

Le combat peut alors s'engager entre les frères des deux générations, un combat équilibré, frontal, où les vainqueurs s’empareront sans tort de la souveraineté et où les vaincus cesseront définitivement de la revendiquer. Alors que celui-ci fait rage (vv 617-819), Gaïa promet la victoire à ceux qui sauront s’allier aux Cyclopes et aux Cent-bras. Zeus y parvient sans difficulté, contrairement à son père. Harcelés par la foudre (les Cyclopes transformés en arme au service de Zeus) et écrasés par la masse des Cent-bras, les Titans sont refoulés au Tartare, enfermés dans une enceinte d’airain dressée par Poséidon et surveillés par les Cents-bras, que Zeus nourrit de nectar et d’ambroisie. Cronos ne peut se plaindre de Zeus qui a réparé son tort à l'égard d'Ouranos, tout juste peut-il espérer qu’un fils de celui-ci lui arrachera à son tour le pouvoir dans un combat loyal. Car le pouvoir peut encore changer de main. Cette possibilité ne sera en l’occurrence définitivement écartée qu’avec l'union de Zeus avec Mètis.

Le Tartare se remplit d’hôtes, la Terre y étend ses racines et finit par s’accoupler avec lui pour donner naissance à Typhée, l’ultime monstruosité que recelait sa puissance créatrice. Gaïa n’est pas la Tiamat de l’Enuma elish, et heureusement pour elle ! La Babylonie du – XIIe siècle était encore à mettre en scène le meurtre de la Mère par le dernier de ses Fils, et l’obligation pour lui d’utiliser le pouvoir qu'il lui a arraché avec justice et bonté (2). Contrairement à Tiamat qui se met à haïr sa progéniture trop bruyante et engage contre elle un combat à mort (qui « justifie » son assassinat par le dernier de ses fils), dans la Théogonie, Gaïa reste constante dans ses sentiments (aimante) et c'est elle qui fait le choix de se mettre en retrait pour devenir « l'assise sûre des mortel.le.s et des immortel.le.s », cela au prix d’un dernier accouplement avec le Tartare, où sont bannis les exclus de la souveraineté (non loin de ce qui sera l’Hadès des mortels sous la souveraineté zeusienne accomplie), et d’une ultime naissance, ultime sursaut de tension avant l’harmonie caractéristique du règne de Zeus. Celui-ci identifie le danger suffisamment tôt, avant que Typhée ne parvienne à maturité. Et le monstre de retourner chez son père, dans la prison d’airain des Titans, pressé et harcelé par la foudre. Ici finit, pour Zeus, la conquête de la souveraineté, à laquelle il doit maintenant donner un contenu. Et ce sont ses épouses, porteuses des vertus souveraines, qui vont lui permettre d’instaurer un ordre domanial complet et de s’en faire le justicier.

(2) Pour la version chinoise du mythe babylonien, cf. mon article Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique.


De Métis à Héra

C'est à l'occasion de Métis que la souveraineté est mise à l’épreuve sous le règne de Zeus, par suite moins d’une malédiction que d’une prophétie relative non à lui mais à elle. Fille d’Océan et de Téthys, Métis exprime une vertu souveraine, la prudence, que n’ont pas su gagner les Titans (Japet pourtant ne se prive pas de s’unir à l’une de ses sœurs, Clymène). Il leur aurait fallu consentir à en payer le prix : engendrer des êtres divins supérieurs, le dernier devant l’emporter sur tous et de ce fait sur le père. Zeus, parvenu au pouvoir par la force et par la sagesse (à l’opposé de l’étroitesse de vue d’Ouranos et de la ruse « anguleuse » de Cronos), se doit de tenter l’épreuve que constitue Métis. Instruit par l'échec de ses ascendants, il renonce à empêcher ses enfants de naître et de mûrir une fois nés, et avale la mère elle-même. Métis devient le conseil permanent dont il dispose auprès de lui et auquel il se fie désormais totalement : la puissance créatrice féminine n’est appelée à pleinement s'exercer dans sa plus haute manifestation (la prudence, c'est-à-dire l'art de voir au delà du visible) qu’avalée, soumise, sans subjectivité. La déesse ayant été avalée enceinte, une fille naît en surgissant du front de Zeus, Athéna, qui l’égale en fougue et en sagesse. Mais la mère n’aura plus jamais d’autre enfant, car Métis avalée, c’est Métis cessant d’être mère, pure vertu féminine au service du souverain, « abstraction » dirait-on, comme notre Liberté.

Voici maintenant la série complète des unions de Zeus, qui permet de reconstituer le système des attributs essentiels qui, pour Hésiode, font de la souveraineté une souveraineté accomplie :

- Métis (Océan + Téthys) → Athéna : la souveraineté est force prudente et attentive ;

- Thémis (Ouranos + Gaïa) → Heures et Parques : la souveraineté énonce le droit et attribue les lots ;

- Eurynomè (Océan + Téthys) → Grâces : la souveraineté distribue les dons selon une bonne règle ;

- Déméter (Cronos + Rhéa) → Perséphone : la souveraineté fertilise tous les domaines qui lui sont soumis ;

- Mnémosyne (Ouranos + Gaïa) → Muses : la souveraineté se chante en s’appuyant sur la tradition ;

- Leitô (Coios + Phoibè) → Apollon + Artémis : la souveraineté se célèbre par la musique et les réjouissances publiques (auxquelles présidaient au – VIIe siècle le frère et la sœur, chacun.e selon son genre) ;

- Héra (Cronos + Rhéa) → Hèbè, Arès, Ilithye : la souveraineté accomplie n'est pas totalitaire : elle ambitionne seulement de conserver l'ordre établi et de régner sur un domaine limité (l'espace entre ciel et terre) ; en s'unissant avec Héra, Zeus stoppe ses conquêtes et se satisfait de présider aux banquets divins ; par Héra, de conquérante la souveraineté devient paisible ;

- Maïa (Atlas + ?) → Hermès (messager) : la souveraineté est bienveillante à l'égard de celleux qui lui sont soumis.es, êtres divins comme êtres humains. Héra fermait l’ère de la conquête masculine, Maïa ouvre celle de la justice souveraine dans la paix.

J’ai déjà évoqué la question de la relation de Zeus et d’Héra dans mon article « La religion grecque était-elle masculine ? ». La lecture de la Théogonie éclaire d’une autre manière ce que je concluais sur l’importance de la déesse dans la religion hellénique la plus ancienne et sur le fait qu'elle et son époux pouvaient avoir été les figures majeures de deux cultes « orientaux » liés entre eux, dont les servant.e.s devaient être des femmes pour Héra et Héraclès, et des hommes pour Zeus et Dionè. Chez Hésiode, l’élan conquérant de la souveraineté, essentiellement viril, se brise avec le mariage. Cela est certes nécessaire sur un plan conceptuel, puisqu’il faut bien que la souveraineté se stabilise autour d’un équilibre (le meilleur possible dirait Leibniz), mais pourquoi le mariage ? Et comment celui-ci peut-il être à la hauteur de l’élan souverain le plus puissant ? Comment une seule ligne dans une liste généalogique peut-elle mettre un point final à des centaines de vers racontant l’ascension du dieu ? Nos sociétés occidentales modernes sont encore persuadées que le mariage (avec enfants) est le meilleur remède contre la délinquance masculine. Il s’agit certainement là d’une forme particulière de domination masculine (les femmes n’ont d’utilité que par rapport aux hommes), mais il y a là aussi la certitude (taboue) que l’homme n’en a jamais fini de s’émanciper de la femme, première dans l’ordre (généalogique) des choses humaines, et qu’il trouve en elle sa fin et son repos. Héra prend donc Zeus dans les rets d’une union dernière, d’un mariage exclusif, rets qui sont tout sauf un piège destiné à entraîner sa chute : au fond il n’a conquis la souveraineté masculine et les qualités féminines qui s’y sont agrégées au fil de ses unions, que pour accéder au mariage, que pour accéder, en tant que parèdre, à Héra, et non l’inverse. Si en effet celle-ci avait le statut de parèdre de celui-là, rien n’aurait justifié qu’il s’arrêtât à elle.

Héra et Zeus sont le paradigme du couple divin, dont le modèle s'impose à tout l’Olympe : il est en effet la condition pour que la domanialité divine soit stable (à chaque maison divine son domaine et ses sous-domaines, où se distribuent les couples divins). Zeus soumis à son épouse accède à la souveraineté accomplie, garantie contre une révolution future. Le rôle d’Héra est donc essentiel. Et de fait, au « surdieu » Zeus ne peut s’opposer qu’une figure féminine digne de Gaïa, une déesse qui peut encore engendrer sans le concours d'un mâle. En manifestant ce pouvoir créateur strictement féminin, en créant seule Héphaïstos, elle brise l’élan souverain de Zeus, féminité redoublée face à une masculinité exacerbée. Quand Héphaïstos viendra au secours du dieu dans son conflit avec Prométhée à propos des hommes, il usera d’un pouvoir très féminin, en créant « ce mal si beau », la femme, sous la figure d’une « chaste vierge », source de la « race des femmes » et de l’institution humaine du mariage, porteuse d’une culture dévirilisante à l'image du pouvoir castrateur d’Héra à l’égard de son mari.


Le genre et la souveraineté

Les notions de sexe et de genre sont centrales dans la Théogonie d’Hésiode :

  • L’espace généalogique est féminin en ce qu’il se déploie par le biais de l’enfantement et que ses lignages structurants sont des lignages maternels :

    • Chaos – Nuit – Lutte (Éris)

    • Gaïa – Rhéa – Héra.

  • La maternité de Chaos et de Lutte, la seconde maternité de Nuit, la première maternité de Gaïa et la dernière maternité d'Héra, sont des « maternités sans accouplement », uniquement liées à l'appartenance de ces divinités au genre féminin. Appartenir à ce genre, c'est pour elles être capables :

    • d'engendrer à partir d'elles-mêmes d'autres êtres divins,

    • de leur conférer des qualités particulières qu'elles tirent de leur « richesse intérieure » pour les différencier les uns des autres,

    • éventuellement de partager avec eux l'appartenance au genre féminin ; si c'est le cas, alors les êtres divins engendrés sont eux-mêmes capables d'engendrer, sinon ils sont renvoyés à la marge du genre féminin, dont ils ne sont pas complètement exclus.

  • Ces derniers participent en effet au genre féminin par le biais de la procréation sexuée. Celle-ci, qui apparaît postérieurement à la procréation sans accouplement, ne partage pas les rôles entre les deux sexes de façon équilibrée : le sexe féminin garde toutes les prérogatives du genre féminin, sauf une, qui consiste à donner à l'enfant tel qu'il est conçu par la mère, un élan vital. De fait, le sexe masculin se résume à ce don qui permet de faire passer l'enfantement de la conception à la réalisation. Alors que chaque mère produit des enfants dont la diversité est issue de sa richesse intérieure, les êtres divins masculins leur transmettent un élan vital qualitativement indifférencié, seulement distinguable par l'intensité.

  • La délégation aux êtres de sexe masculin d'une fonction spécifique, quasi-anonyme, dans l'engendrement, a des conséquences importantes pour l'enfant, qui se voit doté d'une mère mais aussi d'un père. Les prétentions du père sur l'enfant sont nécessairement aussi floues qu'est peu déterminante sa contribution à la procréation. C'est à la mère de définir le périmètre de la paternité, les limites du pouvoir du père sur le sort de l'enfant. Néanmoins, dans les premiers temps, la maternité sexuée, amputée de l'une de ses fonctions, perdant son emprise absolue sur l'enfant, ignore encore quelles doivent être ces limites. Les relations de Gaïa à Ouranos puis de Rhéa à Cronos témoignent de l'évolution de la « jurisprudence » visant à circonscrire les pouvoirs du père à l'égard des enfants de la mère.

  • Rejoignant dans la procréation les êtres divins féminins uniquement par le don d'une énergie indifférenciée, les premiers êtres divins masculins sont dépourvus de cette « richesse intérieure » propre à celles qui héritent de l'appartenance au genre féminin. Au commencement de la reproduction sexuée, il n'y a pas d'appartenance au genre masculin, il n'y a que des sexes masculins en quête de genre. Et cette quête commence par l'imposition arbitraire d'un pouvoir masculin sur l'enfant : la paternité.

  • A rebours, les êtres divins féminins possèdent cette richesse qui leur permet de concevoir à partir d'elles-mêmes une progéniture variée (ce qu'on peut qualifier de « créativité féminine » innée). Ayant délégué, dans la procréation sexuée, le pouvoir de passer de la conception à la réalisation des enfants, leur rapport à leur descendance se complique du fait du partage de l'autorité. Alors que le sexe masculin se cherche un genre, on peut dire qu’a contrario le genre féminin se cherche un sexe, c’est-à-dire s'applique à fixer les contours de la maternité sexuée.

  • La culture masculine, caractéristique du genre masculin naissant, se limite au champ de la paternité, marqué par l'abus d'autorité du père vis-à-vis de ses fils et par l'impiété des fils vis-à-vis de leur père. Elle est illustrée par la séquence Ouranos-Cronos-Zeus, qui figure le lignage masculin dans sa brique élémentaire de type 1-0-1(-0) etc., chaque génération s’opposant à la précédente et à la suivante, mais s’identifiant à l’antérieure et à l’ultérieure. Avec cet enchâssement d’oppositions et d’identifications, le sexe masculin parvient à se construire une identité de genre.

  • Réciproquement, la séquence Gaïa-Rhéa établit la juste extension des prérogatives de la maternité sexuée : concevoir, donner naissance, mais aussi veiller à la maturation de l'enfant.

  • Hésiode aurait pu s'en tenir à ce constat : la maternité sexuée est génératrice de droits importants sur l'enfant (au bénéfice de celui-ci), jamais véritablement respectés par la paternité, ce qui induit des conflits inévitables entre pères et fils, reconduits indéfiniment du fait que les fils, prenant la place des pères, renouvellent l'empiètement de ceux-ci sur les droits maternels. Hésiode dépasse ce schéma grâce aux qualités conférées par les déesses à leur progéniture. Chaque être divin possède en effet telle qualité, même les êtres divins masculins, qualité qui exprime essentiellement un rapport à l'autre. Ainsi, en plus d'être le premier représentant du sexe masculin, Ouranos est-il aussi « l'assise sûre des dieux et des déesses », qualité qu'il reçoit de Gaïa, quant à elle « assise sûre des mortel.le.s et des dieux et déesses ».

    • Les déesses du lignage de Gaïa disposent de qualités capables d'infléchir la tendance naturelle des dieux à l'injustice. Ces qualités sont le fruit de la prévoyance de Gaïa.

    • Les dieux, en s'accouplant aux déesses, acquièrent ainsi certaines qualités qui les éloignent de leur culture masculine spontanée, culture du conflit intergénérationnel.

  • La culture caractéristique du genre féminin est une culture de l'enfantement, mais aussi du droit maternel et de la pacification des époux. Cette dernière culture est créatrice des vertus propres au gouvernement d'un monde ordonné et pacifié. Elle les crée, et la maternité les répand et les démultiplie, tandis qu’elles s’approfondissent.

    • Elle est transmise aux enfants de sexe féminin qui, par leurs alliances sexuelles, munies des qualités idoines, délivrent les représentants du sexe masculin des rets de leurs incompétences paternelles natives.

    • A rebours, la culture masculine, en délaissant le schéma de l'opposition intergénérationnelle, s'enrichit de l’art, pour le futur père, de se choisir des maîtresses capables de lui enseigner les vertus à posséder pour gouverner son lignage.

Si le modèle de la Théogonie est bien l’Enuma elish, le contraste entre les deux œuvres est éclairant.

  • Tiamat, l’équivalent de Gaïa, est d’emblée sexuée, et forme avec Apsû un couple originaire.

  • Après avoir engendré les dieux et les déesses, Tiamat engendre, en s’accouplant à son fils aîné, des monstres destinés à les détruire. Typhée en est la version grecque, fils de Gaïa et de Tartare, il a pour fonction d’éprouver une ultime fois la souveraineté de Zeus, masculine dans sa force, féminisée par ses vertus. Marduk se détourne au contraire des monstres pour s’en prendre directement à Tiamat. Il commet sur elle le meurtre inaugural de la « civilisation masculine » : il s’empare du pouvoir créateur de la divine Mère pour devenir le metteur en scène de l’ordre cosmique. Dans la Théogonie, la créativité reste le propre de la culture féminine, à laquelle le sexe masculin se soumet et acquiert par là-même une culture consistant à se donner un environnement féminin choisi.

  • On peut parler pour la Babylonie du – XIIe siècle d’expropriation culturelle du féminin par le masculin, pour la Grèce hésiodienne d’exploitation culturelle du féminin par le masculin.

  • Héra marque la limite de l’exploitabilité des vertus créées par la culture féminine. L’exploitation conduit en effet à la soumission finale du masculin au féminin, à l’abandon par Zeus de son goût pour la victoire virile et à l’usage au quotidien de ses vertus féminines.


Chez Hésiode, la souveraineté est de sexe masculin, mais elle est de genre féminin. Ou du moins, le sexe masculin de la souveraineté vise-t-il à acquérir les vertus cultivées au féminin, celles qui lui permettront d’établir un ordre cosmique, dont le maintien pourra se passer de violence, c’est-à-dire de l’usage de la force sexuelle masculine.