Être
aimable pour être aimé
Après
le crescendo dans la violence du livre 1, Ovide change résolument de
ton, au point de se contredire parfois.
Il
est donc inutile de faire boire aux jeunes filles des philtres
amoureux : les philtres troublent la raison et n'engendrent que la
fureur. Loin de toi ces coupables artifices ! sois aimable, et tu
seras aimé.
→
« Sois aimable (c'est-à-dire,
étymologiquement, qu'on peut aimer,
qui mérite d'être aimé) et tu seras... » : c'est
là, à mon sens, le seul conseil valable d'Ovide en matière de
séduction.
Ce
qui gagne surtout les cœurs, c'est une adroite complaisance. La
rudesse et les paroles acerbes n'engendrent que la haine. Nous
détestons l'épervier qui passe sa vie dans les combats, et le loup
toujours prêt à fondre sur les troupeaux timides. (...). Loin de
toi les querelles et les combats d'une langue mordante ! les paroles
agréables sont l'aliment de l'amour. C'est par des querelles que la
femme éloigne son mari, et le mari sa femme : ils croient, en
agissant ainsi, se payer d'un juste retour. Permis à eux : les
querelles sont la dot que les époux s'apportent mutuellement. Mais
une maîtresse ne doit entendre que des paroles aimables. Ce n'est
point par ordre de la loi que le même lit vous a reçus ; votre loi,
à vous, c'est l'amour. N'approche de ton amie qu'avec de tendres
caresses, qu'avec des paroles qui flattent son oreille, afin qu'elle
se réjouisse de ta venue.
→
La peinture que fait ici Ovide des
tracas du mariage est la reprise d'un lieu commun très misogyne de
la pensée romaine, qu'on trouve, par exemple, dans bon nombre de
comédies de Plaute ou, plus tard, dans la satire sur les femmes de
Juvénal (le foyer conjugal est un véritable enfer, et cela du fait
d'une épouse invivable). Mais chez Ovide, ce lieu commun connaît
une transformation intéressante : mari et femme sont également
responsables de l'atmosphère troublée du foyer, car ce n'est pas la
nature féminine ou même masculine qui est en cause, qui serait «
mauvaise », c'est la situation dans laquelle vit le couple, c'est le
mariage. Au contraire, l'amour libre doit être l'espace d'une
relation heureuse et paisible.
Si
elle n'est pas d'accord avec toi, cède-lui ; c'est en lui cédant
que tu t'en iras victorieux ; contente-toi de jouer le rôle qu'elle
voudra te voir jouer. Elle blâme, blâme à ton tour ; tout ce
qu'elle approuve, approuve-le ; ce qu'elle dira, dis-le ; ce qu'elle
niera, nie-le ; aura-t-elle ri ? ris aussi ; si elle pleure,
souviens-toi de pleurer. Bref, que ce soit elle qui impose ses lois
sur ton visage.
→
On
retrouve ici un thème cher à Ovide : le recours à la dissimulation
et à la manipulation dans la relation amoureuse. Cependant, pour la
spécialiste d'Ovide qu'est Sylvie Laigneau-Fontaine, ces conseils,
sur le fond assez déplaisants, énoncés, pour ce qui est de la
forme, d'un ton de légèreté qui peut faire croire à une
plaisanterie, opèrent une véritable révolution dans les rapports
homme/amant-femme/amante : l'homme n'est plus ce dominateur
orgueilleux qui impose sa volonté à la femme ; il se place
volontairement
dans la situation du dominé ; homme libre et citoyen, il devient
esclave
(cf. paragraphe suivant), tandis que la femme dirige et gouverne (les
« lois » évoquées sont à prendre dans leur sens plein), qu'elle
est la maîtresse.
L'esclave
et sa maîtresse
Tiens-lui
toi-même son ombrelle grande ouverte, fais-lui de la place dans la
foule dans laquelle elle s'est aventurée, n'hésite pas à apporter
un escabeau près de son lit arrondi, et prends l'habitude d'enlever
ou de mettre ses chaussures à ses pieds délicats. Souvent, alors
que toi-même trembles de froid, il te faudra prendre la main de ta
maîtresse contre ton cœur pour la réchauffer ; et ne juge pas
honteux (même si c'est honteux, tu t'y complairas) à lui tendre,
toi un homme libre, de ta propre main, son miroir.
→
Dans
ce passage, Ovide énumère un ensemble de tâches qui incombent
d'ordinaire aux esclaves et, pour certaines, à des esclaves femmes :
il invite donc les amants à un double abaissement (« même si c'est
honteux »), à un double sacrifice de leur supériorité d'homme et
de leur supériorité d'homme libre. Il
y a là un renversement complet des valeurs traditionnelles romaines
caractéristique de sa poésie, et qui la rend extrêmement
provocatrice.
→
Tous
ces actes de complaisance plus ou moins poussés font partie du
servitium
amoris,
dont les poètes du Moyen-Âge s'inspireront pour définir les codes
de l'amour
courtois,
et dont la forme moderne et très affaiblie est la galanterie.
Il est surprenant que ces conceptions antique et médiévale de
l'amour, qui donnent la primauté à la femme et lui asservissent
l'homme, soient apparues dans des sociétés aussi machistes,
peut-être nées d'un besoin de certains d'affirmer leur liberté par
rapport au modèle masculin dominant.
→
L'art
d'aimer
fait donc coexister violence
sexuelle et « amour courtois ». Si la séduction est l'espace où
s'exerce la première, la relation longue invente une nouvelle forme
de relation à l'autre féminin, qui exclut toute contrainte et
domination masculines.
L'amour
est une espèce de service militaire. Loin d'ici, lâches ; ces
étendards ne sauraient être portés par des faibles.
→
Mettre sur le même plan l'amour et la
guerre n'a rien d'original ; c'est même un cliché. Nous avons vu
que, dans le livre 1, le poète fait de la séduction un combat avec
la femme et de l'acte sexuel une victoire militaire, ce qui est
parfaitement conforme à une certaine vision de la virilité : l'«
amour » est pour l'homme viril le prolongement dans le repos de la
vie civile de son activité guerrière. Ici l'idée est différente :
Ovide établit une identité entre le métier de soldat (avec
tout ce qu'il comporte chez les Romains de discipline, de corvées,
d'obéissance à un chef...) et l'amour tel qu'il vient de le
définir, c'est-à-dire une relation où l'homme est dominé par la
femme. En assimilant service militaire et service d'amour, il érige
un système de valeurs révolutionnaire, dans lequel le mérite
provient désormais d'une soumission exacte à la femme et où plaire
à sa compagne devient une occupation aussi noble que la défense de
la patrie. Les mots « lâches » et « faibles » attestent ce
renversement complet des valeurs masculines romaines : les lâches et
les faibles sont en fait ceux qui d'ordinaire jugent lâches et
faibles les amoureux qui ne se conforment pas à la définition du
civis romanus.
→
Dans ce
nouveau système de valeur, par la comparaison entre service
militaire et service d'amour, la femme acquiert un statut
exceptionnel : elle est l'imperator*,
dont les ordres sont sacrés et qu'il est un devoir de servir.
*
L'imperator
est un magistrat titulaire de l’imperium,
pouvoir suprême de commandement militaire et civil.
Les
défauts des femmes
Dois-je
te conseiller de lui envoyer aussi de tendres vers ? Hélas ! les
vers ne sont guère en honneur. On en fait l'éloge, mais on veut des
dons plus solides. Un Barbare même, pourvu qu'il soit riche, est sûr
de plaire. Nous sommes vraiment dans l'âge d'or : c'est avec l'or
qu'on obtient les plus grands honneurs ; c'est avec l'or qu'on se
rend l'amour favorable. Homère lui-même, vint-il escorté des neuf
Muses, s'il se présentait les mains vides, Homère serait mis à la
porte. Il y a pourtant quelques femmes instruites ; mais elles sont
bien rares ; les autres ne savent rien et veulent paraître savantes.
→
La
cupidité des femmes est un lieu commun du discours sexiste.
Remarquez néanmoins qu'ici ce défaut n'est pas tant celui d'un sexe
que celui d'une époque toute entière, où les « honneurs » (les
hautes fonctions de la magistrature) peuvent être achetés comme
n'importe quel bien.
Un
homme bien appris ne doit jamais se rendre à charge. Voudrais-tu la
forcer à dire : "Il n'y a pas moyen d'éviter cet importun ?"
Les belles ont souvent des caprices déraisonnables. N'aie pas honte
de supporter ses injures, ses coups même, ni de baiser ses pieds
délicats.
→
Ce
passage offre une nouvelle illustration de ce que peut être le
servitium
amoris.
La violence masculine et virile du premier livre devient le fait des
femmes : le renversement des rôles est complet.
Réhabilitation
de la femme infidèle ?
Non,
Hélène ne fut point coupable ; son ravisseur ne fut point criminel.
Il fit ce que toi-même [Ménélas, son mari] ou tout autre
eussiez fait à sa place. Tu les forçais à l'adultère en leur
laissant et le temps et le lieu. Ne semblais-tu pas toi-même
conseiller à ta jeune épouse d'en agir ainsi ? Que fera-t-elle ?
Son époux est absent ; près d'elle est un aimable étranger : elle
craint de coucher seule. Que Ménélas en pense ce qu'il voudra :
Hélène, selon moi, n'est pas coupable ; elle n'a fait que profiter
de la complaisance d'un mari si commode.
→
Ovide
s'inscrit ici dans la longue tradition des discours rhétoriques sur
Hélène. Ces discours parodient les plaidoiries
d'un procès, où se jugerait la culpabilité de la reine de Sparte :
est-elle ou non fautive de s'être enfuie avec Pâris et d'avoir
provoqué la guerre de Troie ? Ce qui est jugé avec Hélène, c'est
la femme en général, accusée d'être la cause de tous les maux. À
première vue, Ovide défendant Hélène et rejetant la
responsabilité de son adultère sur son mari, paraît se situer à
rebours de ce discours misogyne, mais en fait c'est moins Hélène,
c'est moins la femme coupable qu'il réhabilite, que le couple
d'amants et l'adultère.
→
La
valorisation de l'adultère est très présente dans L'art
d'aimer,
qui plaide de façon plus ou moins ouverte pour l'amour libre et
dénigre l'institution du mariage et la figure du mari. Il y a là
une véritable provocation envers les Leges
Juliae,
promulguées quelques années auparavant par l'empereur Auguste et
destinées à encourager le mariage et la natalité (dans le cadre du
mariage).
Le
chantage sexuel
Mais
le Soleil (...) découvrit à Vulcain la conduite de son épouse.
Quel fâcheux exemple tu donnes, ô Soleil ! Réclame les faveurs de
la déesse ; mets ton silence à ce prix : elle a de quoi le payer.
→
Après un
début de second livre appelant à la douceur et à la soumission
dans la relation aux femmes, Ovide revient à un thème
qui lui est cher : l'extorsion de faveur sexuelle, ici par le
chantage. Certes le conseil
apparaît comme une plaisanterie et joue sur l'effet de surprise :
l'on attend plutôt que le poète reproche au soleil son manque de
discrétion, la trahison du secret des amants par un tiers étant un
motif classique de la poésie amoureuse.
→
Un autre exemple de chantage sexuel
figure dans une œuvre précédente du poète : dans l'élégie 8 du
livre 2 des Amours, il menace la servante de sa maîtresse de
révéler leur liaison si elle refuse de lui céder à nouveau. Cette
pratique est conforme à l'immoralité revendiquée plus ou moins
ouvertement dans bien des endroits de son œuvre.
La
fragile réputation des femmes
N'arrête-t-on
pas en tous lieux toutes les jeunes filles, pour pouvoir dire au
premier venu : "En voilà encore une que j'ai possédée ?"
Et cela pour en avoir toujours quelqu'une à montrer au doigt, pour
que chaque femme signalée de la sorte devienne la fable de la ville.
Mais c'est peu, il est des hommes qui inventent des histoires qu'ils
désavoueraient si elles étaient vraies : à les entendre, il n'est
point de femme qui leur ait résisté. S'ils ne peuvent toucher à
leur personne, ils peuvent du moins attaquer leur honneur ; et,
quoique le corps soit resté chaste, la réputation est flétrie. Va
maintenant, odieux gardien, ferme la porte sur ta maîtresse ;
renferme-la sous cent verrous. Que servent ces précautions en
présence du diffamateur qui se targue menteusement de faveurs qu'il
n'a pu obtenir ? Pour nous, ne parlons qu'avec réserve de nos amours
réels, et tenons nos plaisirs secrets cachés sous un voile
impénétrable.
→
Ovide aborde ici un nouvel aspect de
son « code moral » des amants : le lien étroit entre amour et
secret, lien qui sera également établi dans l'éthique courtoise
médiévale, encore une fois fidèle à son modèle latin.
→
Il
s'attaque à l'une de ses cibles favorites : le custos,
le gardien préposé par le mari à la garde de sa femme (un esclave
eunuque pour ce que j'en sais) : il a déjà souvent dénoncé, aussi
bien dans Les amours
que dans L'art d'aimer,
le caractère odieux de cet usage, mais il en montre dans ce passage
toute l'inutilité. Jouant sur l'idée qu'une fausse faveur publiée
est bien pire qu'une vraie faveur tue, il sous-entend la supériorité
morale de l'amant tel qu'il le conçoit ; il fait de l'amant adultère
quelqu'un qui respecte la pudor,
essentielle chez les Romains et qui ne leur semblait pas conciliable
avec l'adultère (impliquant une citoyenne !). C'est encore une fois
une vision révolutionnaire et progressiste, qui s'appuie encore une
fois sur un sophisme.
→
La
relation aux femmes ne doit pas être un simple aliment de la
relation des hommes entre eux : elle n'est plus le moyen de
construire une image valorisante et virile (fondée sur la
dévalorisation de la femme : éternel double standard !), ni de
créer une complicité entre hommes, elle vaut en soi. C'est sans
doute là l'un des passages les plus « féministes » de L'art
d'aimer. Je trouve en outre
cette critique de la diffamation sexuelle très fine et très
actuelle, même dans nos sociétés occidentales modernes, où la
réputation des femmes est un moindre enjeu.
L'égalité
dans la jouissance
Pour
qu'il [le plaisir sexuel] soit vraiment agréable, il faut que
la femme et l'homme y prennent part également. Je hais les étreintes
qui ne comblent pas les deux amants (...). Je hais la femme qui se
livre parce qu'elle doit se livrer, et qui, n'éprouvant rien, songe
à son tricot. Le plaisir qu'on m'accorde par devoir ne m'est pas
agréable ; je ne veux pas de devoir chez une femme. Je veux entendre
des paroles avouant la joie qu'elle éprouve ; qu'elle me demande
d'aller moins vite et de me retenir. Que je voie les yeux vaincus
d'une maîtresse qui se pâme et qui, abattue, ne veut plus, de
longtemps, qu'on la touche.
Si
tu veux m'en croire, ne te hâte pas trop d'atteindre le terme du
plaisir ; mais sache, par d'habiles retards, y arriver doucement.
Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible, qu'une sotte
pudeur ne vienne pas arrêter ta main. Tu verras alors ses yeux
briller d'une tremblante clarté, semblable aux rayons du soleil
reflétés par le miroir des ondes. Puis viendront les plaintes
mêlées d'un tendre murmure, les doux gémissements, et ses paroles,
agaçantes qui stimulent l'amour. Mais, pilote maladroit, ne vas pas,
déployant trop de voiles, laisser la maîtresse en arrière ; ne
souffre pas non plus qu'elle te devance : voguez de concert vers le
port. La volupté est au comble lorsque, vaincus par elle, l'amante
et l'amant succombent en même temps. Telle doit être la règle de
ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la crainte ne te force
pas d'accélérer tes plaisirs furtifs. Mais, si les retards ne sont
pas sans danger, alors, penché sur les avirons, rame de toutes tes
forces, et presse de l'éperon les flancs de ton coursier.