vendredi 29 avril 2022

Ce que la culture doit aux femmes #2 Christine de Pizan

1. Une femme de lettres politiquement engagée

 

Sources :

Gnathaena, « L'homme et l'artiste », 2017.

Pizan Christine (de), La cité des dames, Série Moyen Âge, Éditions Stock, 1986.


Au cœur de la guerre de Cent ans

Les XIVe et XVe siècles en France sont deux siècles de transition, où l’on passe douloureusement du Moyen Âge à la Renaissance.

La royauté capétienne vient de connaître un essor considérable (de Philippe-Auguste à Philippe le Bel), mais elle reste fragile, car elle n’a pu prospérer qu’au détriment des grands vassaux, notamment les ducs d’Aquitaine, rois d’Angleterre depuis 1152. De par leur double statut, et parce qu’ils se sont attachés à consolider leur royaume plutôt qu’à protéger leur duché, les rois d’Angleterre ont fini par perdre la plus grande partie de celui-ci au profit de la couronne de France. Mais ils n’ont cessé de lutter contre cette érosion, envenimant les querelles des barons contre leur roi à chaque moment critique de la dynastie capétienne. La faible légitimité de Philippe VI amène ainsi Édouard III à entrer en guerre avec lui en 1339. Sa stratégie, négociée avec le Parlement, consiste à limiter les traversées de la Manche pour ne pas peser sur le commerce maritime, donc à limiter le nombre des chevaliers et des soldats engagés dans le conflit (tout en n'en choisissant que les meilleurs éléments), puis à mener de grandes et vives chevauchées à intervalles réguliers, conjuguant rapine et destruction, la rapine pour financer la campagne, la destruction pour décrédibiliser le roi de France aux yeux de son peuple, la vitesse pour jeter les armées françaises dans une course poursuite défavorable aux grandes formations militaires. Cette stratégie fonctionne parfaitement bien dans un premier temps. Les deux premiers débarquements ont lieu en Flandre en 1339 et à Cherbourg en 1346. Le second se solde par la bataille de Crécy, écrasante défaite de l’armée française, et la prise de Calais, d’où Édouard repart pour l’Angleterre. En 1348, la peste noire poursuit l’œuvre de sape économique et démographique des Anglais. Les chevauchées reprennent en 1355, 1356 et 1359-60. Elles s'étendent, depuis Bordeaux, au Poitou et au centre de la France, et finissent par porter leur fruit : le roi de France Jean II le Bon est fait prisonnier à Poitiers en 1356 et le traité de Brétigny de 1360 cède à Édouard III un bon tiers de la France. Cette stratégie cesse cependant de porter, lorsque le nouveau roi de France Charles V invente la contre-tactique de la terre déserte (refuge des populations avec leurs biens et leurs récoltes dans des villes fortes tenues par des garnisons royales, impossibilité pour l’armée anglaise de se financer, famine des troupes, harcèlement par les chevaliers français de type « guérilla », et retour obligé au point de débarquement). Quand Charles V meurt en 1380, le roi d’Angleterre ne tient plus que Calais, Brest, Bordeaux et Bayonne. Mais cette tactique victorieuse de la terre déserte n'a pu empêcher de nombreuses destructions sur un périmètre important, de quoi déstabiliser l’ensemble de l’économie, qui repose alors encore essentiellement sur l’agriculture et l’élevage, de quoi briser les rythmes de la vie sociale et les mécanismes d’inclusion à l’œuvre dans cette société ruralo-urbaine. L’éclipse de Charles VI à partir de 1392 (date de sa première crise de « démence ») et la querelle du duc d’Orléans et du duc de Bourgogne (des Armagnacs et des Bourguignons) pour la tutelle du souverain fragilisé, ramènent le roi d’Angleterre dans la partie et, avec lui, le cortège des malheurs rapportés par le bourgeois de Paris dans son Journal : manipulations monétaires en situation fortement inflationniste, fluctuations importantes du produit des récoltes et de l’élevage, banditisme périurbain, chevauchées destructrices, famines et épidémies, exodes de masse.

Le père de Christine, universitaire bolognais, a été engagé en 1368 par Charles V comme conseiller, médecin et astrologue. À la mort du roi en 1380, il est éloigné de la cour et meurt à son tour en 1387, en même temps que l’époux de Christine, proche de Charles VI et par qui elle pouvait espérer poursuivre son existence de courtisane. Demeurée seule avec mère et enfants à charge, Christine ne se remarie pourtant pas : insérée dans un solide réseau, comprenant à la fois des mécènes princier.ère.s et royaux.ales, et des acteurices du monde du livre (enlumineur.e.s, copistes, écrivain.e.s...), elle peut envisager de vivre à la cour de son écriture, ce qui revient, à l’instar de ce que fera Jeanne d’Arc, à adopter un statut normalement réservé aux hommes (pour la citer : « de femelle devins masle »).

La Cité des dames paraît en 1405, deux ans avant l’assassinat du duc d’Orléans par le duc de Bourgogne. Les tensions politiques sont alors déjà très vives à la cour. Christine prend parti pour les Orléans en même temps qu’elle décide de combattre la misogynie de ce petit monde des lettres auquel elle appartient désormais, combat littéraire (le premier de l’histoire des lettres françaises), avec ses alliances et ses affrontements, parallèle au combat politique dans lequel elle s'engage. Combat politique et combat littéraire ne sont en réalité que deux modalités distinctes d’une même culture de l’affrontement aristocratique qui se constitue à la Renaissance. Les protagonistes de ce premier conflit littéraire appartiennent toustes en l’occurrence au parti armagnac, ce qui ne les empêche pas de diverger sur les questions littéraires et de faire de leur divergence un spectacle agonistique (à travers des lettres recopiées et transmises à un public de haut vol : la reine Isabeau de Bavière en premier lieu). On assiste ainsi à la constitution d’une scène littéraire de cour, où l’on brille pour autant que l’on se positionne de façon à susciter polémiques et adhésions. Dans le cas précis de Christine et de son allié, Jean Gerson, le positionnement porte, entre autres, sur l’évaluation des œuvres de littérature, qu'iels veulent centrée sur leur capacité à moraliser leur public, alors que leurs adversaires prennent parti pour l’autonomie des valeurs littéraires. Opposition classique, toujours très vivante aujourd’hui et caractéristique de ce que Pierre Bourdieu appelle un champ littéraire.

L’intérêt pour nous, féministes, de la position de Christine tient au fait qu’elle défend, non pas la ligne de la pureté littéraire, mais une ligne morale qui lui permet de critiquer, à travers la misogynie littéraire, non seulement la misogyne ambiante, mais tout un ensemble de discriminations à l'œuvre dans la société de l'époque.


Littérature engagée

Je viens d’évoquer la notion bourdieusienne de champ littéraire pour l’appliquer au petit monde des lettres françaises du début du XVe siècle. Est-ce pertinent ? Une lecture simpliste de l’idéologie médiévale des trois ordres (bellatores, oratores, laboratores) pourrait inciter à croire que les lettres n’avaient d’autre place que celle que les oratores voulaient bien leur accorder, à savoir celle de viatique dans la prière, de moyen pour en augmenter l’efficace. Il n’y aurait pas alors véritablement de champ littéraire, mais un ensemble d’auteur.e.s dont le talent serait reconnu à proportion de sa contribution à une finalité extérieure (on songe, parmi les femmes, à Hildegard von Bingen, 1098-1179, aujourd'hui reconnue pour ses œuvres, à l'époque pour sa capacité à susciter dons et vocations). Cette dimension des lettres a effectivement existé et perdure encore de nos jours au sein des églises chrétiennes, mais elle n’est bien sûr plus centrale. Elle ne l’a d’ailleurs jamais vraiment été : avec l’empire carolingien, les lettres se sont autant développées à la cour impériale, parmi ses membres appartenant à la noblesse et à l'Église, qu’au sein des monastères bénédictins. L’éclipse de la royauté dans la France pré-capétienne n’a pas empêché l'aristocratie, qui disposait d'un bagage littéraire minimal, comprenant des auteurs antiques comme Virgile, d'apprécier les meilleures productions en langue latine des clercs. C’est un représentant des bellatores, Guillaume IX d’Aquitaine, qui introduit dans les divertissements de cour de son duché, vers 1100, la poésie lyrique en langue vernaculaire. Le grand succès rencontré par celle-ci s'explique par le goût de la haute aristocratie des pays d’oc de cette époque, développé sous l'influence arabo-andalouse, pour la pratique du chant accompagné instrumentalement (du ud), sur la base d'une improvisation ou de variations sur une trame préétablie, performance destinée à relever la noblesse de celui qui s'y livre. Guillaume IX est le premier dont on possède des vers sous une forme intentionnellement écrite, ce qui indique qu’il construisait entièrement ses chansons, du texte à la mélodie. La mode qu'il lance se répand rapidement, par le biais des jongleurs et des ménestrels, dont elle permet de renouveler le répertoire, parmi les couches moins privilégiées de la noblesse d’oc, mais aussi de l’aristocratie italienne (rappelons que la Renaissance est née en Italie sous l’influence première de la dynamique culturelle du sud de la France). La petite noblesse trouve dans la poésie lyrique le moyen de briller d’une autre manière que par le pouvoir ou la richesse : elle va fournir de talentueux troubadours, petits gentilshommes ou clercs, aux cours les plus brillantes où leur présence devient bientôt indispensable. Se professionnalisant de plus en plus, ils vont créer des formes nouvelles, écrites ou chantées, toujours en langue vernaculaire, pour ce public de cour très en demande.

Dans l'ordre des bellatores, ce fut avant tout aux femmes qu'il revint de susciter cette dynamique poétique féconde pour les siècles à venir, car non seulement elles ne manquèrent pas elles-mêmes de pratiquer la poésie lyrique en tant que trobairitz ou trouveresses (par exemple Beatrix de Dia vers 1200), mais elles permirent aux petits nobles et aux clercs de vivre dans les cours de leur seule poésie ou prose, donc aux lettres françaises (d'oïl ou d’oc) de se professionnaliser et de se diffracter en une multitude de genres et de sous-genres, condition sine qua non de l’existence d’un champ littéraire. Le rôle d’Aliénor d’Aquitaine et de Marie de Champagne dans la promotion des « gens de lettres » en France, dans la seconde moitié du XIIe siècle, est à cet égard essentiel. Elles ont par ailleurs rendu possible l'accès du roman courtois au statut de genre littéraire à part entière, dont le succès sera phénoménal.

Le premier coup porté au roman courtois lui est donné par Jean de Meun, lorsqu’il entreprend, autour de 1265, de continuer le Roman de la rose de Guillaume de Lorris, interrompu par la mort de celui-ci vers 1230. Ce roman allégorique inachevé (qui raconte un rêve « véridique » que fit l’auteur quand il avait 20 ans) est l’occasion pour Jean de Meun de dénoncer l’idéalisme de la culture courtoise et d’inaugurer une culture « décomplexée » comme l'on dirait de nos jours, sur le modèle d’Ovide dont il est fervent admirateur. Cette attitude à l’égard de l’amour courtois n’a cependant rien d’immoral : elle traduit assez fidèlement le climat de la cour de France à la fin du règne de Saint-Louis, où la piété triomphe et où l’amour courtois est vu comme un obstacle à l’amour spirituel. La misogynie est en quelque sorte le sentiment qui doit guider l’honnête homme qui, après les émois de la jeunesse, veut aimer Dieu plus que tout.

Le succès du Roman de la rose augmenté par Jean de Meun (en fait multiplié par cinq pour ce qui est du nombre de vers!) à la fin du XIIIe siècle est considérable : avant Gutenberg, c’est sans doute le plus gros tirage d’un ouvrage en langue vernaculaire en Europe (où il se diffuse par traductions). Le succès ne se dément pas au XIVe siècle, jusqu’à ce que Jean de Montreuil en discute avec Christine de Pizan en 1401 et que celle-ci ose en attaquer l’auteur. Mécontent de la tournure de l’échange, Jean de Montreuil envoie une première épître à Christine qui lui répond longuement. Gontier Col, ami du premier, demande à Christine une copie de sa lettre, à laquelle il répond en soutenant la valeur de Jean de Meun, moins au titre de ce qu’il a écrit au sujet des femmes que du savoir universel dont il fait preuve dans le roman (dont les digressions thématiques sont en effet nombreuses). Christine répond à Gontier et envoie le « dossier » des épîtres à la reine Isabeau. En 1402, Jean Gerson publie un traité contre le Roman de la rose en reprenant les arguments de Christine et en en ajoutant d’autres, d’ordre théologique. Pierre Col, frère de Gontier, répond à Christine et à Jean Gerson, qui lui répondent à leur tour. Pierre et Gontier Col ainsi que leur ami Jean de Montreuil font partie de la Cour amoureuse, société de gens cultivés qui inaugurent l’humanisme en France. Leur interprétation des œuvres littéraires du passé se veut « pure », distinguant la moralité de l’auteur.e de celle qui apparaît dans son œuvre par le biais des personnages et de l'instance narrative. La moralité d’un.e auteur.e se mesure d’ailleurs à son érudition (valeur ultime des humanistes), et, sous cet angle, Jean de Meun comme Ovide sont irréprochables. Christine et Jean Gerson sont de leur côté moins puristes, quoiqu’iels reconnaissent la valeur de l’érudition. Pour elleux, les auteur.e.s qui moralisent sont moralement responsables de la morale qu’iels exposent.

Le contexte politique, social et économique n’est pas absent des considérations de Christine et de Gerson : au moment où rien n’est stable, où les calculs de risques sont hasardeux, la conduite doit se régler sur des principes clairs et nets, sans zone d’ombre. La misogynie utilitariste de Jean de Meun (pour que les jeunes gens deviennent raisonnables, notamment dans l'usage de leur fortune, il faut les prévenir contre les femmes) est blâmable parce qu’elle résulte d’un calcul qui a toutes les chances d’être erroné dans un contexte changeant (dans un monde chaotique, cette misogynie transmise aux jeunes gens va, par exemple, les autoriser à exclure et discriminer les femmes) et parce qu’elle ne procède d’aucun principe acceptable pour un.e humaniste.

Derrière la misogynie littéraire et morale de Jean de Meun, ce que vise donc Christine est la transformation sociale à l’œuvre à son époque, marquée par l’exclusion comme réponse à la rupture de l’ordre social. L’unité de la société médiévale française est en effet en crise : l’Église remet en question l’œuvre des ordres mendiants et plus généralement la piété des campagnes, en renforçant la ligne d’exclusion entre les bon.ne.s chrétien.ne.s et les hérétiques, remise en vogue aux XIIe et XIIIe siècles à l’occasion des Vaudois.es et des Cathares ; la noblesse, outre le conflit des partis d’Orléans et de Bourgogne, rompt ses relations avec une population urbaine et rurale qu’elle continue d’exploiter financièrement sans être capable de la protéger ; les villes cherchent à se déconnecter des campagnes, sources de migrations permanentes du fait de la guerre, la bourgeoisie à se couper d’une masse ouvrière de plus en plus exclue de la solidarité des corporations de métiers, et la population urbaine en général à retrancher de ses rangs les mauvais.es pauvres (celleux qui « résident partout »). Ces réactions négatives se basent dans l’ensemble sur la distinction du « bon » et du « mauvais » dans ce qui, pourtant, relève d’une commune condition (la pauvreté, le travail manuel, la paysannerie, la chevalerie, l'Église). Ce renversement d’une société inclusive (qui intègre son « autre » à moyen terme) en une société exclusive, Christine le saisit dans son archétype : la distinction du « bon » et du « mauvais » sexe au sein de la commune condition humaine. Cette discrimination a valeur de modèle : la complémentarité des sexes est évidente du point de vue de la reproduction des générations humaines, et pourtant l’idée court que l’un de ces deux complémentaires vaut moins que l’autre. La logique s’y perd et la Pizane peut saisir là le paradigme de la désintégration paradoxale d’une société bien ordonnée au nom du maintien de l’ordre social. L’exclusion des femmes de la société humaine est génératrice de toutes les exclusions : la misogynie est le mal social par excellence. La croisade littéraire de Christine, qui la conduit à évoluer en égale dans un monde d'hommes et qui anticipe de ce point de vue la croisade guerrière de Jeanne, débute dans la polémique et se prolonge en 1405 dans La cité des dames. Elle se terminera en 1419, peu avant la mort de l’auteure, par l’apologie de Jeanne d’Arc.

La plaidoirie de Christine contre la misogynie a été jugée plus perspicace que celles des autres protagonistes de la polémique. Et pour cause ! Contrairement à eux, elle est une femme. Son histoire personnelle alimente sa dénonciation de la misogynie ambiante : sa dépendance à l’égard des hommes, les obstacles mis à son accès aux sources du savoir, Christine a dû les surmonter pour parvenir à un statut de femme de lettres, avec nettement plus de mérite que les hommes dans la même situation. Son ascension et sa réussite dans un monde machiste n'occultent cependant jamais son combat en faveur des femmes, qui en est même le moteur.

Je pense pouvoir dire sans anachronisme qu'elle fut la cheffe de file d'une lecture genrée de la réforme morale à mener pour rétablir l’ordre social et politique en berne, réforme pour laquelle les lettres au sens large (les sciences, la philosophie, la musique, la poésie) ont un rôle fondamental à jouer. Sans doute Jean Gerson tient-il du positionnement de Christine et de son alliance avec elle son jugement (positif) à l’égard de Jeanne d’Arc au moment où celle-ci se présente devant le futur Charles VII et je me plais à imaginer que deux des femmes les plus célèbres de leur temps aient établi indirectement entre elles une relation de solidarité et de soutien.