jeudi 30 novembre 2017

L'homme et l'artiste

Cet article prétend en finir avec la distinction qu'on entend souvent faire ces derniers temps, entre l'homme et l'artiste. Cette distinction, présentée par ceux et celles qui la défendent comme indispensable, est censée permettre au public de continuer à consommer et apprécier les œuvres de créateurs* humainement haïssables, des hommes* mysogynes, harceleurs, violeurs, pervers, sadiques, meurtriers, homophobes, antisémites, racistes, que sais-je ?
Pourtant cette distinction n'est rien moins que pertinente et ce sont les artistes eux-mêmes qui le disent (et pour savoir pourquoi, il va falloir vous armer de patience et lire ce looong article).
* Je crois que cet article n'aura pas besoin de recourir à l'écriture inclusive : je me rappelle bien quelques propos antisémites chez Colette, mais rien de comparable à ceux d'un Céline, et pour des écrivaines et artistes criminelles, je n'en trouve pas. Et puis vous allez voir que la question que j'aborde ici est éminemment masculine, qu'elle a été posée, approfondie et agitée par des hommes par rapport à eux-mêmes.

CONSTRUIRE LA FIGURE DE L'ARTISTE

À partir du XIXème siècle, l'économie triomphante détrône la culture, dont la valeur n'a plus rien d'évident. Les acteurs du champ artistique, en réaction, vont chercher à définir le rôle de l'art et sa place au regard de l'économie, et construire, ce faisant, un personnage qui nous est bien connu : celui de l'artiste.
Les prises de position de ses acteurs ont conduit le champ artistique à se structurer en « cercles concentriques », le cercle le plus extérieur concédant à l'économie une valeur propre et dominante, le cercle le plus intérieur ne reconnaissant aucune valeur à l'économie et accordant une valeur absolue à l'art.

1) L'art moral et bourgeois
Dans cette conception, l'économie est considérée comme le moteur de la civilisation matérielle, mais elle doit être secondée par la culture, porteuse quant à elle de la moralité indispensable à la civilisation dans toute son extension. La morale bourgeoise reste à construire et c'est à l'art qu'il incombe de mettre en scène la vie bourgeoise telle qu'elle doit être. Une division du travail est à instaurer au sein de la bourgeoisie, entre les entrepreneurs et les financiers d'un côté, les artistes, les médecins, les savants, les juristes, les prêtres de l'autre, afin qu'elle puisse tenir durablement les rênes de la société dans son ensemble. Et de même qu'il paraît normal aux entrepreneurs et aux financiers de verser des honoraires aux médecins, de rétribuer les savants et les juristes, de verser des subsides à l’Église, de même les acteurs du champ artistique bourgeois doivent être suffisamment « honorés » pour soutenir le train de vie de la nouvelle classe dominante. C'est cette conception qui sous-tend notamment le roman et le théâtre bourgeois.

2) L'art commercial
Cette vision de l'art va beaucoup plus loin dans la tentative pour égaler la culture à l'économie, avec l'idée révolutionnaire qu'ils ne sont pas en contradiction, et qu'il peut exister une économie des biens culturels, déterminant une production de masse en direction d'un public « moyen », s'opposant à l'élite, à qui la culture était jusque-là destinée (naissance du « grand public »). Cette économie culturelle concerne, au XIXème siècle, le seul domaine de l'édition : l'édition de masse a vocation à constituer culturellement un groupe social (la « classe moyenne ») ; elle doit homogénéiser ses goûts, afin que les individus qui en font partie aient les mêmes envies de consommation et consomment de façon uniforme les produits de masse industriels (qu'ils soient culturels ou purement matériels). L'idée d'un art commercial naît après la seconde révolution industrielle (1850 environ). Elle reste alors sans véritable suite, sans doute parce que l'effort industriel de la seconde moitié du XIXème siècle est plus tourné vers les biens de production que vers les biens de consommation. Il en est tout autrement aujourd'hui : c'est cette conception de l'art qui est à la source de tous les contenus culturels intégrant de la publicité (programmes télévisés, jeux vidéo, films, blogs...).

3) L'art social bourgeois, petit-bourgeois et prolétaire
L'art se voit assigner ici une fonction régulatrice ; il doit compenser tout ce que le progrès économique produit de négatif dans la société. Cette conception de l'art promeut d'abord le paternalisme bourgeois : de grands bourgeois, entourés d'artistes éclairés, agissent en faveur d'une plus grande justice sociale. L'art est désormais justicier. Les œuvres produites dans ce cadre de pensée appartiennent au courant romantique, valorisent le sentiment contre la froideur du calcul et l'extériorité de la technique. Autour de 1848, le paternalisme grand-bourgeois est délaissé au profit de « l'idéal petit-bourgeois », tel qu'il ressort notamment des écrits proudhoniens. Les artistes de la petite-bourgeoisie entendent faire de celle-ci la juste mesure de la société, tiraillée entre les extrêmes prolétariens ou paysans et grand-bourgeois, le facteur d'équilibre indispensable à une société malade de ses inégalités, en révélant celles-ci, en détruisant la morale grande-bourgeoise et en vantant une morale petite-bourgeoise, qu'on peut qualifier de branche petite-bourgeoise de l'anarchisme. Après l'échec de la révolution de 1848, l'artiste s'assigne désormais la tâche de révéler son oppression au prolétariat et de faire triompher une morale prolétaire. Dans le domaine de la littérature, le roman social, qui donne à voir les misères du monde et exalte la figure du travailleur vertueux, poursuit ce double dessein. Cette nouvelle mission assignée à l'art s'accompagne d'une nouvelle vision de l'artiste : un individu sans le sou, vivant en marge de la société, souffrant de mille privations pour son art, dont il ne peut vivre, car trop en rupture avec les valeurs bourgeoises dominantes. C'est ce qu'on a appelé la bohème.

4) L'art pour l'art
Dans la seconde partie du XIXème siècle, certains artistes contestent pourtant cette distinction entre art bourgeois et art social, qui, selon eux, partagent la même ambition civilisatrice (moraliser la bourgeoisie pour l'un, moraliser le prolétariat pour l'autre). Pour ces artistes, l'art n'a d'autre fin que lui-même et l'artiste doit être au service exclusif de l'art. C'est cette dernière conception de l'art qui a permis au champ artistique de prétendre à l'autonomie et qui est derrière l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de ce qu'est un véritable artiste. L'histoire de la peinture et de la littérature reconnaît d'ailleurs presque exclusivement les tenants de l'art pour l'art : à eux, l'appellation de génie, la conservation, la valorisation et la diffusion de leurs œuvres, la consécration par l'institution scolaire qui les intègre à ses programmes. Cette conception l'a emporté, parce qu'elle a proposé quelque chose de complètement nouveau, en séparant radicalement l'artiste du champ économique et en le confondant avec son geste créatif, qui absorbe chaque instant de son existence et lui fait adopter un mode de vie entièrement tourné vers la poursuite de l'Idéal artistique. Il faut ici noter que même s'ils se distinguent par les fins qu'ils se proposent, les membres de la bohème artistique et littéraire se rapprochent de l'artiste « pur et dur » par leurs modes de vie : pauvreté, souffrance pour l'art, marginalité, rupture avec les conventions bourgeoises...

VIVRE EN ARTISTE

L'artiste de « l'art pour l'art » est donc devenu la figure dominante du champ artistique. Ceux qui s'écartent de ce modèle restent des artistes, mais ils sont plus ou moins légitimes.
Vivre pour l'Art n'implique pas un mode de vie déterminé. À chacun de prouver, par sa façon de vivre, qu'il n'est guidé que par Lui. Pour ce faire, l'artiste habité par cet idéal doit être attentif à trois choses :
  • Aux institutions qu'il fréquente et à celles que fréquentent les autres artistes, légitimes ou non.
  • À sa production artistique et à son rapport aux productions artistiques de ses contemporains.
  • À sa façon de vivre dans la communauté artistique, en relation avec celle des autres artistes.
L'artiste, toujours dans l'idée d'acquérir une légitimité, se construit une trajectoire qui repose sur ces trois points, étroitement liés et d'importance égale. Chaque aspect de son existence, son rapport aux institutions, son œuvre, son mode de vie, est le produit d'un choix mûrement réfléchi et assumé.
À partir de là, on peut déduire que l'artiste absorbe entièrement l'homme : l'artiste EST l'homme et inversement. Dans le champ de l'art, vivre et créer se confondent, sont identiques. L'artiste vit en artiste. Il ne cesse jamais d'être un artiste, il n'a jamais fini son œuvre de création, même quand il n'est plus dans son atelier ou le stylo à la main, car la création n'est pas moins dans le tableau ou le roman (par exemple) auquel il travaille, que dans sa propre vie : sa vie est une œuvre artistique.

Images extraites du film The picture of Dorian Gray, Albert Lewin, 1945.
 L'histoire de Gray peut se lire comme une métaphore du cheminement vers l'art pur. Il y a ici une identité parfaite entre vie et œuvre (produite par une main invisible) : « It’s more than a painting, it’s a part of myself », dit d'ailleurs ce personnage. Le réalisateur du film a eu l'intelligence de ne pas se contenter d'enlaidir le visage peint de Dorian Gray, de faire aussi évoluer le style du tableau en fonction de son style de vie : on passe, avec l'adoption de mœurs de plus en plus transgressives, de la peinture académique à une œuvre d'avant-garde (expressionniste), qui s'affranchit des canons de la beauté classique. Oscar Wilde faisait lui-même partie d'un courant dérivant de l'art pour l'art : l'esthétisme, revendiquant l'inutilité de l'art et un certain amoralisme.

S'il existe une grande liberté pour l'artiste dans le choix de son mode de vie, on y retrouve cependant toujours les mêmes éléments, du moins au plus légitimants :
1) La transgression de la morale bourgeoise : c'est un geste fort, à destination du public et de ses pairs, qui marque la volonté de l'artiste de rompre avec la société « civile », son entrée dans le champ de l'art. Elle s'apparente donc à un rite de passage, elle n'est pas destinée à durer et doit bientôt laisser place à autre chose : la dévotion à l'Art.
2) L'adoption de valeurs de gauche (je rappelle, à toutes fins utiles, que la figure de l'artiste telle qu'on la connaît aujourd'hui a été construite par des hommes de gauche).
3) Vivre pour l'art.

APPLICATION

1) Le cas Flaubert
Flaubert est une figure majeure du patrimoine littéraire français. Il est également un adepte de l'art pour l'art.
Sa biographie témoigne de son désir de vivre en artiste :
  • en rompant avec la morale bourgeoise : je vous renvoie à cette lettre du 15 janvier 1850, où l'écrivain, en voyage d'étude avec Maxime du Camp, raconte sans complexe son expérience de touriste sexuel et ses pratiques pédophiles. Sa dernière phrase : « Adieu, je t'embrasse et suis plus que jamais maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois, sacrebleu » marque une volonté de s'affranchir des mœurs de son siècle en adoptant celles des libertins de la Régence. Son roman, Madame Bovary, fait également l'objet d'un célèbre procès pour atteinte aux bonnes mœurs : œuvre et vie sont donc marquées par le même amoralisme.
  • en consacrant sa vie à l'art : chez Flaubert, le processus d'écriture est excessivement chronophage. Les œuvres sont longuement mûries, remaniées plusieurs fois, les travaux préparatoires très poussés, et le style vise la perfection.
  • en créant une œuvre unique et originale : c'est l'un des acquis de l'art pour l'art, qu'une œuvre doit être originale, qu'elle doit, si possible, constituer une rupture avec ce qui existe. Cette idée nous est familière, mais jusqu'au XIXème siècle, c'était l'inscription dans une tradition et la continuité avec ce qui avait précédé qui primaient. Madame Bovary est de ce point de vue tout à fait représentative : du sujet au style, tout y est inédit.
Mais certains aspects de sa vie mettent Flaubert en porte-à-faux avec son idéal artistique, notamment le fait de vivre de ses rentes, existence relativement confortable et bourgeoise, et très éloignée de celle que valorise le courant de l'art pour l'art.

2) Le cas Gesualdo
Ce serait un anachronisme d'affirmer que Gesualdo, auteur-compositeur de la fin de la Renaissance, s'est efforcé, durant sa vie, d'atteindre un idéal inventé au XIXème siècle. Par contre, l'histoire de la musique, à partir du même XIXème siècle, a façonné de lui une image, où elle a plaqué les traits caractéristiques de l'artiste de l'art pour l'art, transgressif et incompris.
Don Carlo Gesualdo, prince de Venosa et comte de Conza (1566-1613), défraye la chronique en 1590, en assassinant sa première épouse, Maria d'Avalos, fille du duc de Pescara et sa cousine germaine, et en faisant assassiner l'amant de celle-ci, Fabrizio Carafa, duc d'Andria, surpris tous deux en situation d'adultère.
La façon dont le monde de la culture traite Gesualdo est à l'opposé du traitement qu'il réserve aux Polanski, Allen et Cantat :
  • Sa vie et son œuvre sont constamment mises en relation (singularité de sa vie, isolement social (relatif) dans ses terres de Gesualdo pour échapper à la vengeance des familles de ses victimes / singularité de son œuvre, en rupture avec les modes musicales de son temps, violence de ses crimes / disharmonie de sa musique).
  • De plus, la « légende noire » construite à partir de sa vie doit profiter à son œuvre ; elle est en quelque sorte une porte d'entrée vers une production difficilement accessible, qui serait sans doute tombée dans l'oubli sans cela. Ses crimes sont eux-mêmes valorisés. Ils sont présentés comme le fait d'un homme génial et torturé, que son talent met au-dessus des lois morales destinées au vulgum pecus. Ce double meurtre n'est donc envisagé ni comme un fait divers sordide, ni, suivant en cela ses contemporains, comme un crime d'honneur, alors relativement répandu et toléré, mais comme le geste hors du commun d'un homme exceptionnel : l'artiste permet de comprendre l'homme, de même que l'homme permet de comprendre l'artiste. Ils ne sont jamais distingués.

Dissocier l'homme de l'artiste, c'est donc retirer une part de sa légitimité à ce dernier, c'est ne pas prendre en compte sa réflexion et ses efforts pour s'inventer une trajectoire artistique signifiante et cohérente.
La question se pose alors : comment continuer de fréquenter des œuvres produites par des individus dont nous réprouvons les actes ? Pour le coup je l'ignore. Je comptais, par exemple, relire Salammbô, projet en suspens depuis que la lettre, citée plus haut, m'est tombée sous les yeux. Idem pour Sade, auteur qui me paraît désormais illisible, maintenant que je sais (cf. les Souvenirs de la marquise de Créquy) que la justice de son temps lui reprochait des meurtres et des actes de torture atroces. Cette découverte fut d'ailleurs une grande surprise pour la naïve lectrice que j'étais, qui avait pris pour argent comptant les propos de ses éditeurs et spécialistes, qui présentent avantageusement son œuvre comme une exploration virtuelle du Mal par les moyens de l'écriture et de la fiction. Si, de votre côté, vous savez quelque moyen d'être l'hôte ou l'hôtesse éthique d'une œuvre non éthique, je serais sincèrement curieuse de le connaître.

dimanche 29 octobre 2017

#balancetonporc

J'ai lu un certain nombre de ces témoignages de violences sexuelles qui inondent actuellement les blogs et les réseaux sociaux. J'en ai lu beaucoup, et même trop ; de savoir que j'aurais pu en lire beaucoup plus me paraît proprement effrayant.
J'ai à mon tour témoigné, dans un lieu où mon témoignage est allé s'agréger à d'autres, tous révélateurs de la même violence, de la même œuvre de terreur, exercée par les hommes sur toutes les femmes.
Dans un premier temps, je ne comptais par faire ce travail de parole ; je me sentais moins concernée par la question que d'autres, que celles qui confiaient le récit de vécus terriblement douloureux. Mais je me suis aperçue que je fonctionnais finalement comme ces « hommes de bonne volonté », qui régulièrement redécouvrent les violences sexuelles et s'étonnent à l'envi de l'ampleur et de la gravité du phénomène, que, comme eux, je passais beaucoup de temps à nier, à relativiser, à minimiser et à forclore ce fait social majeur, qui pourtant affecte ma vie personnelle, que, ce faisant, je participais d'une certaine façon à cet aveuglement collectif, qui fait qu'une société peut ne pas voir ce qui est pourtant sous ses yeux.
Cependant ce blog n'est pas un espace de témoignage. Je ne m'y livre pas ou le moins possible. Il est moins un lieu où je parle, qu'un lieu où je fais entendre d'autres voix, qui disent mieux et plus légitimement ce que je pense, ce qui me paraît intéressant et important.

Aujourd'hui, à propos de violences sexuelles, j'ai donc fait le choix de vous faire entendre une autre voix que la mienne, celle d'une femme en train de « balancer son porc », qui cherche à se faire entendre et qu'on tente de faire taire.
Cette femme, c'est la toute jeune Marianne du roman de Marivaux, enfant trouvé et recueilli par un curé de village et sa sœur, qui se retrouve très vite privée de ces deux figures protectrices, livrée à elle-même et perdue dans cette grande ville inconnue et dangereuse qu'est Paris. Son « porc » (j'aurais préféré un autre terme, mais je le conserve pour la clarté et choisis peut-être un peu paresseusement de commencer ma réforme linguistique antispéciste une autre fois), c'est M. de Climal, aristocrate fort dévot, qui a accepté, par charité, de devenir son protecteur, et qui s'avère être un tartuffe et un libertin. Quant à celui dont elle veut se faire entendre, c'est un prêtre, le père Saint-Vincent, directeur de conscience de M. de Climal, à qui il l'a confiée. 

Virginie Ledoyen, gracieuse et adorable Marianne chez Benoît Jacquot (1995).

Je trouve que ce texte rend bien tout ce qu'une victime de harcèlement sexuel peut entendre quand elle témoigne, qu'il donne à voir avec finesse les mécanismes auxquels celui ou celle à qui elle se confie recourt pour ne pas entendre, pour ne pas modifier sa vision du monde. Certaines d'entre vous me diront peut-être qu'il n'est pas très judicieux, dans un moment de libération de la parole féminine, de lui substituer une voix d'homme faisant parler un personnage féminin. Cependant il est intéressant de constater qu'un homme (talentueux) qui choisit d'adopter le point de vue de l'autre sexe, sait parfaitement, contrairement à ce que beaucoup d'hommes affirment, ce qu'est le vécu des femmes : domination, violence, harcèlement et culpabilisation, tout comme il sait parfaitement comment s'exerce le pouvoir masculin, qu'il n'ignore aucun de ses rouages (solidarité masculine, autorité de la parole masculine, moindre poids de celle des femmes, report de la culpabilité sur la victime, victimisation, passivité, injonction au silence...) et sait les faire jouer.
 
Le père Saint-Vincent confie Marianne à la charité de M. de Climal.
 
Extrait de La vie de Marianne ou les aventures de Madame la comtesse de ***, roman inachevé de Marivaux, écrit à partir de 1728 et publié de 1731 à 1742 :

(Marianne vient de rejeter les offres de M. de Climal qui voulait faire d'elle sa maîtresse. Privée de toutes ressources, elle se rend chez le père Saint-Vincent.)
" J’arrive enfin dans un abattement que je ne saurais exprimer ; je demande le religieux, et on me mène dans une salle en dehors où l’on me dit qu’il est avec une autre personne ; et cette personne, madame, admirez ce coup de hasard, c’est M. de Climal, qui rougit et pâlit tour à tour en me voyant, et sur lequel je ne jetai non plus les yeux que si je ne l’avais jamais vu.
Ah ! c’est vous, mademoiselle, me dit le religieux ; approchez, je suis bien aise que vous arriviez dans ce moment ; c’est de vous dont nous nous entretenons ; mettez-vous là.
Non, mon père, reprit aussitôt M. de Climal en prenant congé du religieux ; souffrez que je vous quitte. Après ce qui est arrivé, il serait indécent que je restasse : ce n’est pas assurément que je sois fâché contre mademoiselle ; le ciel m’en préserve ; je lui pardonne de tout mon cœur et, bien loin de me ressentir de ce qu’elle a pensé de moi, je vous jure, mon père, que je lui veux plus de bien que jamais, et que je rends grâces à Dieu de la mortification que j’ai essuyée dans l’exercice de ma charité pour elle : mais je crois que la prudence et la religion même ne me permettent plus de la voir.
Et cela dit, mon homme salua le père, et, qui pis est, me salua moi-même les yeux modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête. Et il allait se retirer quand le religieux, l’arrêtant par le bras : Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très louables, très édifiantes ; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez du bien, voilà qui est à merveille ; mais remarquez que vous ne vous proposez plus de lui en faire, que vous l’abandonnez malgré le besoin qu’elle a de votre secours, malgré son offense qui rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant d’exercer : prenez-y garde, craignez qu’elle ne soit éteinte. Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu’il vous a envoyée ; eh bien ! voulez-vous la mériter, cette mortification qui est en effet une faveur ? voulez-vous en être vraiment digne ? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d’ailleurs est jeune, sans expérience, à qui on aura peut-être dit qu’elle avait quelques agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura pu se tromper à votre égard. N’est-il pas vrai, ma fille ? Ne sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon Dieu, n’a voulu, par les saintes affections qu’il vous a témoignées, par ses douces et pieuses invitations, que vous engager vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer ? Dieu soit béni mille fois de vous avoir aujourd’hui conduite ici ! C’est à vous à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien. Allons, ma fille, avouez votre faute ; repentez-vous-en dans l’abondance de votre cœur, et promettez de la réparer à force de respect, de confiance et de reconnaissance ; avancez, ajouta-t-il, parce que je me tenais éloignée de M. de Climal.
Eh ! monsieur, m’écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce que c’est moi qui ai tort ? comment pouvez-vous me l’entendre dire ? hélas ! Dieu sait tout ; qu’il nous rende justice. Je n’ai pu m’y tromper, vous le savez bien aussi. Et je fondis en larmes en finissant ce discours.
M. de Climal, tout intrépide tartufe qu’il était, ne put le soutenir. Je vis l’embarras se peindre sur son visage ; il ne put pas même le dissimuler ; et dans la crainte que le religieux ne le remarquât et n’en conçût quelque soupçon contre lui, il prit son parti en habile homme : ce fut de paraître naïvement embarrassé, et d’avouer qu’il l’était.
Ceci me déconcerte, dit-il avec un air de confusion pudique, je ne sais que répondre ; quelle avanie ! Ah ! mon père, aidez-moi à supporter cette épreuve ; cela va se répandre, cette pauvre enfant le dira partout ; elle ne m’épargnera pas. Hélas ! ma fille, vous serez pourtant bien injuste ; mais Dieu le veut. Adieu, mon père ; parlez-lui, tâchez de lui ôter cette idée-là, s’il est possible ; il est vrai que je lui ai marqué de la tendresse, elle ne l’a pas comprise : c’était son âme que j’aimais, que j’aime encore, et qui mérite d’être aimée. Oui, mon père, mademoiselle a de la vertu, je lui ai découvert mille qualités ; et je vous la recommande, puisqu’il n’y a pas moyen de me mêler de ce qui la regarde.
Après ces mots, il se retira, et ne salua cette fois-ci que le religieux, qui, en lui rendant son salut, avait l’air incertain de ce qu’il devait faire, qui le conduisit des yeux jusqu’à sa sortie de la salle, et qui, se retournant ensuite de mon côté, me dit presque la larme à l’œil : Ma fille, vous me fâchez, je ne suis point content de vous ; vous n’avez ni docilité ni reconnaissance ; vous n’en croyez que votre petite tête, et voilà ce qui en arrive. Ah ! l’honnête homme ! quelle perte vous faites ! Que me demandez-vous à présent ? Il est inutile de vous adresser à moi davantage, très inutile : quel service voulez-vous que je vous rende ? J’ai fait ce que j’ai pu ; si vous n’en avez pas profité, ce n’est pas ma faute, ni celle de cet homme de bien que je vous avais trouvé, et qui vous a traitée comme si vous aviez été sa propre fille ; car il m’a tout dit : habits, linge, argent, il vous a fourni de tout, vous payait une pension, allait vous la payer encore, et avait même dessein de vous établir, à ce qu’il m’a assuré ; et parce qu’il n’approuve pas que vous voyiez son neveu, qui est un jeune homme étourdi et débauché, parce qu’il veut vous mettre à l’abri d’une connaissance qui vous est très dangereuse, et que vous avez envie d’entretenir, vous vous imaginez par dépit qu’un homme si pieux et si vertueux vous aime, et qu’il est jaloux ; cela n’est-il pas bien étrange, bien épouvantable ? Lui jaloux ! lui vous aimer ! Dieu vous punira de cette pensée-là, ma fille ; vous ne l’avez prise que dans la malice de votre cœur, et Dieu vous en punira, vous dis-je.
Je pleurais pendant qu’il parlait. Ecoutez-moi, mon père, lui répondis-je en sanglotant ; de grâce, écoutez-moi.
Eh bien ! que me direz-vous ? répondit-il ; qu’aviez-vous affaire de ce jeune homme ? pourquoi vous obstiner à le voir ? Quelle conduite ! Passe encore pour cette folie-là, pourtant ; mais porter la mauvaise humeur et la rancune jusqu’à être ingrate et méchante envers un homme si respectable, et à qui vous devez tant : que deviendrez-vous avec de pareils défauts ? Quel malheur qu’un esprit comme le vôtre ! oh ! en vérité, votre procédé me scandalise. Voyez, vous voilà d’une propreté admirable ; qui est-ce qui dirait que vous n’avez point de parents ? et quand vous en auriez, et qu’ils seraient riches, seriez-vous mieux accommodée que vous l’êtes ? peut-être pas si bien, et tout cela vient de lui apparemment. Seigneur ! que je vous plains ! il ne vous a rien épargné… Eh ! mon père, vous avez raison, m’écriai-je encore une fois ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. Je ne connais point son neveu, je ne l’ai vu qu’une fois par hasard, et ne me soucie point de le revoir, je n’y songe pas ; quelle liaison aurais-je avec lui ? Je ne suis point folle, et M. de Climal vous abuse ; ce n’est point à cause de cela que je romps avec lui, ne vous prévenez point. Vous parlez de mes hardes, elles ne sont que trop belles ; j’en ai été étonnée, et elles vous surprennent vous-même ; tenez, mon père, approchez, considérez la finesse de ce linge ; je ne le voulais pas si fin au moins ; j’avais de la peine à le prendre, surtout à cause des manières qu’il avait eues avec moi auparavant ; mais j’ai eu beau lui dire : je n’en veux point, il s’est moqué de moi, et m’a toujours répondu : Allez vous regarder dans un miroir, et voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh ! à ma place, qu’auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père ? dites la vérité : si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu’a-t-il besoin de prendre garde à mon visage ? que je l’aie beau ou laid, de quoi s’embarrasse-t-il ? D’où vient aussi qu’en badinant il m’a appelée friponne dans son carrosse, en m’ajoutant à l’oreille d’avoir le cœur plus facile, et qu’il me laissait le sien pour m’y encourager ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quand on n’est que pieux, parle-t-on du cœur d’une fille, et lui laisse-t-on le sien ? lui donne-t-on des baisers comme il a encore tâché de m’en donner un dans ce carrosse ?
Un baiser, ma fille, reprit le religieux, un baiser ! vous n’y songez pas ! comment donc ! savez-vous bien qu’il ne faut jamais dire cela, parce que cela n’est point ? Qui est-ce qui vous croira ? Allez, ma fille, vous vous trompez, il n’en est rien, il n’est pas possible ; un baiser ! quelle vision ! ce pauvre homme ! C’est qu’on est cahoté dans un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête sur la vôtre ; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser : quand on hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.
Eh ! mon père, en vertu de quoi l’aurais-je haï alors ? répondis-je. Je n’avais point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis fâchée contre lui, je ne l’avais point vu : et puis, si je m’étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de Climal, dans la suite, ne m’aurait pas confirmée dans ma pensée ; il n’aurait pas recommencé chez Mme Dutour, ni tant manié, tant loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir la main qu’il approchait à chaque instant de sa bouche ; en me faisant des compliments dont j’étais toute honteuse.
Mais… mais que me venez-vous conter, mademoiselle ? Doucement donc, doucement, me dit-il d’un air plus surpris qu’incrédule : des cheveux qu’il touchait, qu’il louait ? M. de Climal, lui ! je n’y comprends rien ; à quoi rêvait-il donc ? Il est vrai qu’il aurait pu se passer de ces façons-là ; ce sont de ces distractions qui ne sont pas convenables, je l’avoue ; on ne touche point aux cheveux d’une fille : il ne savait pas ce qu’il faisait ; mais n’importe : c’est un geste qui ne vaut rien. Et ma main qu’il portait à sa bouche, répondis-je, mon père, est-ce encore une distraction ?
Oh ! votre main, reprit-il, votre main, je ne sais pas ce que c’est : il y a mille gens qui vous prennent par la main quand ils vous parlent, et c’est peut-être une habitude qu’il a aussi ; je suis sûr qu’à moi-même, il m’est arrivé mille fois d’en faire autant.
À la bonne heure, mon père, repris-je ; mais quand vous prenez la main d’une fille, vous ne la baisez pas je ne sais combien de fois ; vous ne lui dites pas qu’elle l’a belle, vous ne vous mettez pas à genoux devant elle, en lui parlant d’amour.
Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, ah ! mon Dieu ! petite langue de serpent que vous êtes, taisez-vous. Ce que vous dites est horrible, c’est le démon qui vous inspire, oui, le démon ; retirez-vous, allez-vous-en, je ne vous écoute plus ; je ne crois plus rien, ni les cheveux, ni la main, ni les discours : faussetés que tout cela ! laissez-moi. Ah ! la dangereuse petite créature ! elle me fait frayeur, voyez ce que c’est ! Dire que M. de Climal, qui mène une vie toute pénitente, qui est un homme tout en Dieu, s’est mis à genoux devant elle pour lui tenir des propos d’amour ! Ah ! Seigneur, où en sommes-nous !
Ce qu’il disait joignant les mains, en homme épouvanté de mon discours, et qui éloignait tant qu’il pouvait une pareille idée, dans la crainte d’être tenté d’examiner la chose.
En vérité, mon père, lui répondis-je toute en larmes, et excédée de sa prévention, vous me traitez bien mal, et il est bien affligeant pour moi de ne trouver que des injures où je venais chercher de la consolation et du secours. Vous avez connu la personne qui m’a menée à Paris, et qui m’a élevée ; vous m’avez dit vous-même que vous l’estimiez beaucoup, que sa vertu vous avait édifié. C’est à vous qu’elle s’est confessée à sa mort ; elle ne vous aura pas parlé contre sa conscience, et vous savez ce qu’elle vous a dit de moi ; vous pouvez vous en ressouvenir ; il n’y a pas si longtemps que Dieu me l’a ôtée, et je ne crois pas, depuis qu’elle est morte, que j’aie rien fait qui puisse vous avoir donné une aussi mauvaise opinion de moi que vous l’avez : au contraire, mon innocence et mon peu d’expérience vous ont fait compassion, aussi bien que l’épouvante où vous m’avez vue ; et cependant vous voulez que tout d’un coup je sois devenue une misérable, une scélérate, et la plus indigne, la plus épouvantable fille du monde ! Vous voulez que, dans la douleur et dans les extrémités où je suis, un homme avec qui je n’ai été qu’une heure par accident, et que je ne verrai jamais, m’ait rendue si amoureuse de lui et si passionnée, que j’en aie perdu tout bon sens et toute conscience, et que j’aie le courage et même l’esprit d’inventer des choses qui font frémir, et de forger des impostures affreuses pour lui, contre un autre homme qui m’aiderait à vivre, qui pourrait me faire tant de bien, et que je serais si intéressée à conserver, si ce n’était pas un libertin qui fait semblant d’être dévot, et qui ne me donne rien que dans l’intention de me rendre en secret une malhonnête fille !
Ah ! juste ciel, comme elle s’emporte ! Que dit-elle là ? Qui a jamais rien ouï de pareil ? cria-t-il en baissant la tête, mais sans m’interrompre. Et je continuai.
Oui, mon père, il ne tâche qu’à cela : voilà pourquoi il m’habille si bien. Qu’il vous conte ce qu’il lui plaira, notre querelle ne roule que là-dessus. Si j’avais consenti à sortir de l’endroit où je suis, et à me laisser mener dans une maison qu’il devait meubler magnifiquement, et où il prétendait me mettre en pension chez un homme à lui, qui est, dit-il, un solliciteur de procès [personne habilitée à solliciter pour autrui, à faire les démarches à sa place, dans un procès ou une affaire], et à qui il aurait fait accroire que j’étais sa parente arrivée de la campagne voyez ce que c’est, et la belle dévotion !…
Hem ! comment ? reprit alors le religieux en m’arrêtant, un solliciteur de procès, dites-vous ? Est-il marié ?
Oui, mon père, il l’est, répondis-je ; un solliciteur de procès qui n’est pas riche, chez qui j’aurais appris à danser, à chanter, à jouer sur le clavecin ; chez qui j’aurais été comme la maîtresse par le respect qu’on m’aurait fait rendre, et dont la femme me serait venue prendre demain où je demeure ; et si j’avais voulu la suivre, et que je n’eusse point refusé de recevoir, pas plus tard que demain aussi, je ne sais combien de rentes, cinq ou six cents francs, je pense, par un contrat, seulement pour commencer ; si je ne lui avais pas témoigné que toutes ses propositions étaient horribles, il ne m’aurait pas reproché, comme il a fait, et les louis d’or qu’il m’a donnés, que je lui rendrai, et ces hardes que je suis honteuse d’avoir sur moi, et dont je ne veux pas profiter, Dieu m’en préserve ! Il ne vous dira pas non plus que je l’ai menacé de venir vous apprendre son amour malhonnête et ses desseins ; à quoi il a eu le front de me répondre que, quand même vous les sauriez, vous regarderiez cela comme rien, comme une bagatelle qui arrivait à tout le monde, qui vous arriverait peut-être à vous-même au premier jour ; et que vous n’oseriez assurer que non, parce qu’il n’y avait pas d’homme de bien qui ne fût sujet à être amoureux, ni qui pût s’en empêcher. Voyez si j’ai inventé ce que je vous dis là, mon père.
Mon bon Sauveur ! dit-il alors tout ému ; ah ! Seigneur ! voilà un furieux récit ! Que faut-il que j’en pense ? et qu’est-ce que nous, bonté divine ? Vous me tentez, ma fille : ce solliciteur de procès m’embarrasse, il m’étonne, je ne saurais le nier : car je le connais, je l’ai vu avec lui (dit-il comme à part), et cette jeune enfant n’aura pas été deviner que M. de Climal se servait de lui, et qu’il est marié. C’est un homme de mauvaise mine, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.
Eh ! mon père, je n’en sais rien, lui dis-je. M. de Climal n’a fait que m’en parler, et je ne l’ai vu ni lui ni sa femme. Tant mieux, reprit-il, tant mieux. Oui, j’entends bien ; vous deviez seulement aller chez eux. Le mari est un homme qui ne m’a jamais plu. Mais, ma fille, voilà qui est étrange ; si vous dites vrai, à qui se fiera-t-on ?
Si je dis vrai, mon père ! eh ! pourquoi mentirais-je ? serait-ce à cause de ce neveu ? Eh ! qu’on me mette dans un couvent, afin que je ne le voie ni ne le rencontre jamais.
Fort bien, dit-il alors, fort bien : cela est bon, on ne saurait mieux parler. Et puis, mon père, ajoutai-je, demandez à la marchande chez qui M. de Climal m’a mise ce qu’elle pense de lui, et si elle ne le regarde pas comme un fourbe et comme un hypocrite ; demandez à son neveu s’il ne l’a pas surpris à genoux devant moi, tenant ma main qu’il baisait, et que je ne pouvais pas retirer d’entre les siennes ; ce qui a si fort scandalisé ce jeune homme, qu’il me regarde à cette heure comme une fille perdue ; et enfin, mon père, considérez la confusion où M. de Climal a été quand je suis entrée ici. Est-ce que vous n’avez pas pris garde à sa mine ?

M. de Climal surpris par son neveu aux genoux de Marianne.
 
Oui, me dit-il, oui, il a rougi : vous avez raison, et je n’y comprends rien ; serait-il possible ? J’en reviens toujours à ce solliciteur de procès, c’est un terrible article ; et son embarras, je ne l’aime point non plus. Qu’est-ce que c’est aussi que ce contrat ? Il est bien pressé ! Qu’est-ce que c’est que ces meubles, et que ces maîtres pour des fariboles ? Avec qui veut-il que vous dansiez ? Plaisante charité, qui apprend aux gens à aller au bal ! Un homme comme M. de Climal ! Que Dieu nous soit en aide. Mais on ne sait qu’en dire : hélas ! la pauvre humanité, à quoi est-elle sujette ? Quelle misère que l’homme ! quelle misère ! Ne songez plus à tout cela, ma fille ; je crois que vous ne me trompez pas : non, vous n’êtes pas capable de tant de fausseté ; mais n’en parlons plus. Soyez discrète, la charité vous l’ordonne, entendez-vous ? Ne révélez jamais cette étrange aventure à personne ; gardons-nous de réjouir le monde par ce scandale, il en triompherait, et en prendrait droit de se moquer des vrais serviteurs de Dieu. Tâchez même de croire que vous avez mal vu, mal entendu ; ce sera une disposition d’esprit, une innocence de pensée qui sera agréable à Dieu, qui vous attirera sa bénédiction. Allez, ma chère enfant, retournez-vous-en, et ne vous affligez pas (ce qu’il me disait à cause des pleurs que je répandais de meilleur courage que je n’avais fait encore, parce qu’il me plaignait). Continuez d’être sage, et la Providence aura soin de vous ; j’ai affaire, il faut que je vous quitte. Mais dites-moi l’adresse de cette marchande où vous logez.
Hélas ! mon père, lui répondis-je après la lui avoir dite, je n’ai plus que le reste de cette journée-ci à y demeurer ; la pension qu’on lui payait pour moi finit demain, ainsi je suis obligée de sortir de chez elle ; elle s’y attend ; je ne saurai plus après où me réfugier si vous m’abandonnez, mon père : je n’ai que vous, vous êtes ma seule ressource.
Moi ! chère enfant ! hélas ! Seigneur, quelle pitié ! un Pauvre religieux comme moi, je ne puis rien ; mais Dieu peut tout : nous verrons, ma fille nous verrons ; j’y penserai. Dieu sait ma bonne volonté ; il m’inspirera peut-être, tout dépend de lui ; je le prierai de mon côté, priez-le du vôtre, mademoiselle. Dites-lui : Mon Dieu, je n’espère qu’en vous. N’y manquez pas ; et moi je serai demain sans faute à neuf heures du matin chez vous ; ne sortez pas avant ce temps-là. Ah çà ! il est tard, j’ai affaire ; adieu, soyez tranquille ; il y a loin d’ici chez vous : que le ciel vous conduise. À demain.
Je le saluai sans pouvoir prononcer un seul mot, et je partis pour le moins aussi triste que je l’avais été en arrivant chez lui : les saintes et pieuses consolations qu’il venait de me donner me rendaient mon état encore plus effrayant qu’il ne me l’avait paru. "

jeudi 19 octobre 2017

Répartition et gestion sexuées de l'espace : exemple de la Casbah d'Alger avant l'Indépendance

Résumé de l'article « La Casbah : une cité en reste » de Djaffar Lesbet, in Le déchet, le rebut, le rien, sous la direction de Jean-Claude Beaune, 1999.

Après mes articles sur le matriarcat chinois, j'ai eu envie d'évoquer d'autres formes d'organisation sociale dans leur relation à l'espace, sous l'angle de la division des sexes. Le cas de la Casbah d'Alger, analysé par D. Lesbet du point de vue de la politique de gestion des ordures, donc d'un tout autre point de vue, m'a paru à ce titre très intéressant. Plus proche de ce que nous connaissons, puisqu'il s'agit ici d'une société patriarcale, reposant sur l'opposition traditionnelle : public masculin / privé féminin, le modèle d'organisation sociale, qui y persiste pendant toute la période coloniale, présente cependant des aspects tout à fait originaux, ainsi qu'une redoutable efficacité, dont je vais tenter de vous rendre compte.

QU'EST-CE QUE LA CASBAH ?

  • Site et architecture
La Casbah (« citadelle ») est le centre historique d'Alger.
Bâtie sur un terrain en pente, elle est traversée de ruelles sinueuses et non carrossables.
Les maisons de la Casbah (on en comptait 3000 dans les premières années de la colonisation, 1700 au début des années 80) comportent généralement deux ou trois niveaux, organisés autour d'un patio. « I. Toutes les maisons seront construites avec des terrasses et auront vue sur la mer. II. Toutes les maisons seront implantées de telle façon qu'elles ne gênent pas la vue, sur la mer, de leur voisin. III. Les janissaires seront chargés de faire appliquer le présent règlement. Tout contrevenant aura la tête tranchée (sic) » : ces extraits d'un règlement d'urbanisme du XVIè siècle permettent d'expliquer pour une part la remarquable homogénéité architecturale de la Casbah, à l'origine d'un paysage urbain tout à fait exceptionnel. Chacune de ces maisons était équipée d'une citerne, située dans les sous-sols, qui permettait la récupération de l'eau de pluie ; la plupart possédait un puits.

L'architecture intérieure et la distribution des espaces extérieurs y ont permis l'adaptation d'un mode de vie communautaire, fondé sur l'entraide et l'étroitesse des relations sociales (ce qui implique toujours un fort contrôle du groupe sur ses membres), qui s'est maintenu jusqu'à la décolonisation. Dans le jeune État algérien, la population s'en est, d'un seul coup, presque entièrement renouvelée, ses familles, dont certaines vivaient là depuis plusieurs générations, partant s'installer dans les logements laissés vacants par le départ massif des « pieds-noirs ».

  • La population de la Casbah
Pendant la période coloniale, la Casbah était une réserve de main-d'œuvre autochtone à bas coût, destinée à remplir les besoins de la ville « blanche » et cossue. Revenus aléatoires et médiocres, promiscuité et surpeuplement des logements, y étaient la règle et se voyaient compensés par une gestion collective rigoureuse et efficace.
Accueillant des familles quittant les campagnes pour la ville, la Casbah était un espace fortement légitimant, conférant aux nouveaux venus le statut de citadin. Ceux-ci y acquéraient, au contact des Algérois de naissance, gardiens du savoir-faire domestique (vestimentaire, culinaire...) et des comportements sociaux, qui encadraient leur intégration, la culture communautaire spécifique à ces lieux.

UN ESPACE PUBLIC MASCULIN

La gestion des espaces extérieurs était entièrement assurée par des hommes :
  • égoutiers municipaux chargés de la maintenance du réseau d'égout ;
  • agents municipaux de nettoyage urbain (Siyaquine), lavant chaque après-midi les rues à grande eau, et dont le passage entraînait la répétition des mêmes pratiques et rythmait la vie de la Casbah ;
  • éboueur (Zebel) : passant également en début d'après-midi et assurant l'enlèvement des ordures à dos d'âne, il était un personnage connu et estimé (ce point est crucial pour l'auteur, qui relève la forte dégradation de son statut dans la Casbah post-coloniale), dont on veillait à se ménager les bonnes grâces, afin d'obtenir de lui la meilleure qualité de service.
Toutes les tâches domestiques nécessitant de passer le seuil de sa maison étaient confiées aux enfants : chercher de l'eau à la fontaine publique, disposer des bassines sur le passage des Siyaquine afin de récupérer l'eau de lavage, nettoyer la portion de rue devant sa porte...
L'espace extérieur de la Casbah était masculin : la rue constituait un prolongement du logement pour les garçons, tandis que le café était le lieu de rendez-vous des chômeurs, qui y passaient la journée, pour laisser les femmes occuper sans contrainte l'espace intérieur qui leur était réservé. Évidemment les femmes pouvaient sortir dans la rue (comme l'attestent nombre de photographies), mais elles n'y étaient que de passage, elles n'y stationnaient pas comme les hommes étaient autorisés à le faire, de même que les hommes, en dehors des horaires de travail, pouvaient demeurer à l'intérieur des maisons, mais la convention voulait qu'une partie du temps celles-ci fussent un espace non-mixte et strictement féminin.
Une chose est à noter : « espace public » n'a pas ici le sens d'espace politique. L'accès à l'extérieur de la maison n'était pas synonyme, comme dans nos sociétés construites sur un modèle grec, d'accès à la sphère politique et au statut de citoyen. Les hommes de la Casbah étaient libres de se tenir en extérieur, dans l'espace public, mais ils n'avaient pas pour autant de droits politiques et constituaient, comme tous les « indigènes musulmans* », des non-citoyens. De plus, si, comme nous le verrons, les femmes étaient maîtresses d'œuvre et décisionnaires dans la gestion de l'espace privé, eux n'étaient, pour celle de l'espace public, que les exécutants de l'administration coloniale française.
* Cf. Sénatus-consulte du 14 juillet 1865. Les Algériens arabes étaient dits « français ». Quoique pouvant en théorie, sur leur demande, être admis à jouir des droits de citoyens français, ils n'accédaient en réalité jamais à la citoyenneté effective avec tous les droits qu'elle implique.

UN ESPACE PRIVÉ FÉMININ

Une précision avant de commencer : « espace privé » n'est pas synonyme ici de foyer familial, comme c'est le cas dans nos sociétés construites, etc (je me répète). L'espace privé, dans la Casbah, rassemblait plusieurs familles, vivant sur un modèle communautaire. Les femmes ne s'en occupaient pas seules et isolées des autres femmes, mais le géraient ensemble, au sein d'une communauté féminine organisée. Chaque maison de la Casbah comporte une terrasse, espace qui était exclusivement réservé aux femmes (comme la rue et le café l'étaient aux hommes) et qui permettait d'échanger avec l'ensemble des maisons voisines sans passer par l'extérieur.

 Charles Brouty (1897 - 1984) - Les femmes sur les terrasses de la Casbah d'Alger.
 
L'entretien intérieur des maisons était pris en charge par les femmes sous l'impulsion de la propriétaire des lieux :
  • Entretien quotidien de la maison
L'entretien des parties communes de la maison (hall, escaliers, terrasse) se faisait à tour de rôle. Les femmes qui en avaient la charge se mettaient au travail dès que le dernier homme de la maison avait quitté les lieux (généralement avant 8 heures du matin) et devaient avoir terminé avant leur retour pour le déjeuner. La propriétaire inspectait ensuite les lieux, distribuant bons et mauvais points.
L'entretien quotidien n'était pas seulement une question d'hygiène, il était un enjeu social fort : c'est en l'assurant dans les règles de l'art que la famille locataire forgeait sa bonne réputation (lui permettant notamment de trouver un nouveau logement si elle devait un jour déménager), que la fille à marier, à qui il était souvent confié, faisait ses preuves et suscitait l'intérêt de potentielles belles-mères.


  • Remise à neuf ponctuelle
À l'approche d'une fête ou lorsque cela était nécessaire, la propriétaire lançait l'opération de ravalement des parties communes, terrasse comprise. Elle prenait date avec ses locataires, estimait la dépense à faire pour le matériel (en y incluant le prix d'un repas collectif) et en répartissait la charge entre les participantes. Les travaux étaient réalisés collectivement. Chaque femme pouvait ensuite remettre à neuf son propre logement.
Le chaulage de la façade extérieure était à la charge du propriétaire. Il était confié à un artisan.

La distinction homme / femme, dans la Casbah, recouvre donc les distinctions :
  • espace public / espace privé,
  • travail salarié / non-salarié et domestique,
  • prestation de service / travail collectif.
Ces distinctions structurent une organisation des tâches qui est au service d'un but : entretenir un lieu de vie commune, constamment menacé de destruction par les autorités coloniales. Les maisons de la Casbah qui n'étaient pas entretenues et qui tombaient en ruine, étaient détruites : à terme, il s'agissait de remplacer la ville vernaculaire par une ville moderne de type haussmannien.

PROLONGEMENTS

  • La Casbah en danger :
L'article que je résume alertait, dès 1999, sur la gestion problématique des ordures dans la Casbah, soulignant combien elle était le symptôme d'une perte culturelle profonde et irrémédiable, de la disparition d'un savoir-faire ancien et populaire.
Les choses ne se sont guère améliorées depuis sa rédaction. Quoique la Casbah ait été classée au patrimoine mondial de l'humanité de l'Unesco depuis 1992, que le gouvernement algérien ait multiplié les plans de sauvegarde coûteux (rarement mis en œuvre jusqu'au bout, il est vrai), les maisons de la vieille ville continuent à se dégrader (certaines, en ruine, ont même été rasées et remplacées par des constructions neuves !) et les ordures à s'entasser.
Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même en lisant cet article :

  • Les déchets de la colère (mauvais titre à la Télérama) :
D. Lesbet note à la fin de son article que la présence massive des déchets dans l'espace public est devenue un mal endémique, touchant même les quartiers modernes d'Alger, et qui concerne aussi les grandes métropoles du Moyen-Orient comme, par exemple, Le Caire.
Selon lui, ce n'est pas là une question de manque d'hygiène, mais un acte politique de populations en rupture avec leur classe dirigeante. Les déchets ne sont pas jetés dans la rue, mais y sont « exposés » (dans des endroits parfois difficilement accessibles, où l'effort pour salir est supérieur à celui qu'exigerait le fait de ne pas salir). Il s'agit de signifier aux autorités leur incapacité à maîtriser l'espace public, symbole de leur pouvoir.

lundi 4 septembre 2017

Le matriarcat : une chimère féministe ? Âge des métaux et féodalité en Chine : la montée en puissance patriarcale.

Cf. article précédent :
Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique (ici).

Descendance utérine, matriarcat, domination féminine, idéologie gyno-centrée, tels sont les quatre piliers de la prépondérance des femmes dans la société chinoise néolithique, structurée par la parenté, par la (re)production et par la religion. Selon Granet, c'est par l'élément structurant qu'est la parenté que l'édifice matriarcal (au sens large, englobant les quatre piliers) s'est déséquilibré, avant que les hommes n'en profitent pour prendre le contrôle sur l'ordre de la (re)production et sur l'ordre religieux.

1. Le basculement vers l'équilibre (instable) entre les sexes

La fragilité de la structure de la parenté provient du fait qu'une famille indivise, n'étant pas nucléaire (comme le sont les familles modernes), admet une extension illimitée. En effet, une famille indivise fait coexister en un même lieu et sous le même nom, plusieurs générations, dont les membres sont définis par leur fonction (grand-mère, mère, fils et fille ; rappelons que les époux sont des « sans-noms ») et n'ont pas de nom individuel, mais un nom fonctionnel (composé du nom de leur fonction et du nom de leur domaine). La taille des familles, parce qu'elle est variable, peut introduire des déséquilibres dans les systèmes d'alliance. Or la civilisation chinoise se caractérise, à partir du néolithique, par une progression démographique constante, qui se traduit par une hausse tendancielle du nombre de personnes par famille, c'est du moins ce qu'admet Granet à la suite de Han Fei (philosophe légiste chinois du -3ème siècle).

***
La pression démographique permanente rend nécessaire l'extension des terres agricoles. Les domaines n'ayant pas tous les mêmes possibilités d'extension, ne permettant pas une égale diversification des ressources alimentaires, indispensable pour limiter la mortalité infantile, les écarts se creusent inéluctablement entre les familles qui les possèdent : à grand domaine cultivable, grande famille, et inversement. Or une famille plus nombreuse que ses voisines a la possibilité de s'allier à plusieurs de celles-ci, puisqu'elle a plus d'enfants à marier.
Une telle famille, dans le système matriarcal chinois, accueille donc des hommes de plusieurs familles différentes, qui, au début de l'hiver, se retrouvent tous dans la maison des hommes (pouvant rassembler jusqu'à plusieurs dizaines d'hommes), où ils recréent des divisions sur la base de leur appartenance familiale d'origine, en exacerbant leur rivalité aux jeux de mise, et en instaurant une hiérarchie agonistique entre plusieurs groupes, dont l'un sera dominant (c'est l'ébauche de la vassalité).
Granet émet en outre l'hypothèse, dans un tel contexte démographique, d'une revalorisation des produits alimentaires, c'est-à-dire du travail masculin, de sorte que les hommes finissent par prendre une part plus active dans les échanges inter-familiaux (où s'échange ce qui a le plus de valeur, où vont donc commencer à s'échanger des denrées alimentaires au même titre que des vêtements).
Par ailleurs, les hommes qui sont amenés à défricher, à aménager les marges, espace sacré féminin, acquièrent des droits sur elles. Ces lieux, où les femmes échangent leurs fils, où les filles vont à la chasse au mari, deviennent insensiblement des espaces mixtes.

Image issue du site http://www.cco.nantes.org  

Les rituels majeurs (premières noces, premier labour et, à partir de l'âge de bronze, premier travail du métal) mobilisent désormais un couple préséant : la cheffe de la famille dominante (qui a le plus d'alliés) et son mari.
Dans cette dynamique d'égalisation des sexes, les hommes acquérant de plus en plus de droits, il n'est pas interdit de penser que, lorsque la cheffe de famille décède avant son mari, ce soit lui qui prend, d'abord temporairement, la relève, puis que, dans certains cas d'abord exceptionnels, les femmes transitent d'une famille à une autre, tout en gardant leur pouvoir de donner leur nom à leurs enfants. Cet équilibrage sexuel de la structure de la parenté correspond à l'abandon du matriarcat et de la domination féminine, dont la descendance utérine conserve cependant le souvenir.
Cette évolution s'accompagne d'une neutralisation de la grande aïeule, à qui on vient donner un mari, un grand aïeul, le Ciel, dans un schéma qui associe désormais au principe de fécondité, son adjuvant, ce qui lui permet de s'accomplir.

2. La rupture patriarcale, règne de l'horreur et de la mort

L'équilibre entre les sexes est instable, mais le rompre demande un effort supplémentaire extrêmement lourd. Les hommes, dans leur élan, n'ont pas vraiment hésité. Si cela fut lourd, c'est qu'ils avaient à composer avec l'équation culturelle immuable, selon laquelle les hommes sont destinés à la mort et les femmes à se survivre, en transmettant leur nom à leurs filles, entièrement identifiées à elles (pour changer cela, il aurait donc fallu que les hommes détruisissent le principe de descendance utérine, ce que les femmes ont su préserver).

L'action collective masculine a porté sur :
  • la structure religieuse,
  • la structure de la production (mais non de la reproduction, elle aussi protégée par les femmes).
Sur ces deux plans, les hommes ont imposé la mort face à la « vie éternelle » des femmes, en en faisant à la fois :
  • une arme pour s'approprier le pouvoir cosmique féminin,
  • un moyen d'établir celui d'entre les hommes qui aura le droit de s'approprier ce pouvoir.
Granet est clair sur ce point : les hommes ont inventé le sacrifice de la première dame et le cannibalisme masculin.

Le sacrifice de la première dame répond au désir masculin de faire sien le pouvoir cosmique féminin. L'homme, pour détacher un pouvoir de son porteur légitime et se l'approprier, ne sait que mettre à mort ce dernier. Les pouvoirs qu'il a en vue sont ceux que mobilisent les grands rites d'accouplement, de labour et de travail du métal.
Pour prendre possession du pouvoir éminemment fécondant des monts et des rivières, le chef de famille, après avoir catalysé la relation amoureuse entre la première dame et la grande aïeule en faisant l'amour avec la première dame, tue celle-ci (ce meurtre peut être symbolique) et se purifie en demandant au Ciel (nouveau dieu masculin) de sanctifier le transfert du pouvoir de la grande aïeule à son profit. C'est le même schéma pour le premier labour et pour la première forge : la (nouvelle) première dame est sacrifiée sur le sol dans le premier cas, jetée dans la fournaise dans le second cas. C'est ainsi que l'homme se donne le pouvoir de la terre, du sol domanial, des minerais du sous-sol.

Le pouvoir terrestre féminin qu'il s'approprie ainsi, l'homme ne l'exerce pas directement, mais par l'intermédiaire d'une puissance de catalyse masculine, qu'il est appelé à accumuler par ailleurs pour qu'elle soit à la hauteur du pouvoir féminin dérobé.
L'homme, maître de la culture alimentaire, accumule la masculinité à l'aide d'un régime particulier, qu'il emprunte à son lointain passé paléolithique et qui consiste à se nourrir d'animaux sauvages mâles, dont il absorbe la puissance masculine tout en les érigeant en totems, de façon à la conserver. Mais le chef de la famille dominante, qui s'est approprié le pouvoir féminin des monts et des rivières, n'accumule pas seulement la masculinité des animaux, ne collectionne pas seulement les totems, il doit aussi concentrer celle des hommes forts et si possible encore celle de son prédécesseur.
Un ordre cosmique masculin enrichit désormais l'idéologie religieuse, ordre qui repose sur la supériorité de celui qui peut donner la mort à autrui, sans la recevoir de lui.
En démultipliant sa capacité de catalyse, en l'exerçant sur le pouvoir de fécondité qu'il a absorbé, le chef, qui se tient au sommet de la pyramide des êtres terrestres, parvient à s'auto-féconder. Tel est le prince féodal.

***
Depuis le paléolithique, la relation entre l'homme et l'animal sauvage (mâle) est telle que, sans exception, grâce aux armes qu'il fabrique et au pouvoir qu'elles lui confèrent, l'homme donne la mort à l'animal, qui la reçoit de l'homme. Les hommes, qui prennent désormais une place dominante dans la société chinoise pré-féodale, étendent cette loi ancestrale aux « barbares » qui côtoient les foyers encore dispersés de la civilisation chinoise, et qui résistent aux conquêtes liées à l'aménagement du territoire (pour l'heure relativement ponctuelles). Et c'est de cette extension qu'ils tirent l'idée d'un ordre cosmique universel, fondé sur le transfert cumulatif d'énergie masculine par la domination alimentaire. L'animal (mâle) se chasse, se cuisine, se consomme et son énergie masculine se transfère aux chasseurs, à condition encore une fois que le Ciel, qui préside à tous les transferts d'énergie, l'agrée. Il en va de même pour les « barbares » (les animaux chassés vivent dans les mêmes lieux que lesdits « barbares »), qui sont proprement chassés, cuisinés (l'oreille gauche est coupée et cuite) et consommés.
C'est sur ce fondement que va se déployer le régime des peines dans la Chine féodale, où il n'est pas rare de voir un ministre accusé de faute grave (c'est-à-dire, dans l'ordre masculin, de démesure), tué sur l'ordre de son prince, puis cuisiné et servi au repas princier.
La succession princière obéit au même principe, adapté à la personne exceptionnelle du prince : non content de devoir procéder aux mêmes rituels d'accumulation énergétique masculine que son prédécesseur, le prince doit en outre, après sa mort, se nourrir des chairs de son cadavre : il montre ainsi qu'il est digne de prendre sa place.

Le cannibalisme masculin chinois n'a rien d'hédoniste. Son horreur est à la hauteur de la transgression qu'il réalise, mais c'est cette transgression qui rend possible la persistance d'un ordre masculin du monde, tout en flux d'énergie masculine, dont le mouvement ascendant converge vers l'homme suprême qu'est le prince.

Tout cela constitue un édifice complexe, fragile, mais nécessaire, puisqu'il n'est pas possible aux hommes d'asseoir autrement leur domination sur une société initialement tenue par les femmes. Les hommes ne peuvent dominer sans mobiliser leurs valeurs masculines ancestrales tournées vers la mort, contre les valeurs féminines tournées vers la vie. Tel est le blocage culturel de la civilisation chinoise. Moyennant l'horreur de multiples transgressions assumées et purifiées par le Ciel (sic), les hommes sont néanmoins en mesure de construire une organisation sociale masculine.

Cette organisation n'est pas familiale, mais politique. La politique est donc l'invention des hommes pour masculiniser la société chinoise, qui fonctionnait auparavant comme une famille élargie. Le noyau originaire de la politique est la maison commune masculine, qui a survécu à la disparition du matriarcat et de la domination féminine, avec ses jeux de mise, l'opposition agonistique de ses groupements internes, et son principe hiérarchique.
La mainmise des hommes sur la fécondité leur ayant permis de devenir maîtres du domaine familial à la place des femmes, désormais ce sont les femmes qui transitent (avec flottement de la relation du nom de famille au domaine, puisque ce sont encore les femmes qui donnent leur nom à tous leurs enfants). Chacun des grands domaines, qui abritent les grandes familles, se dote d'un chef de famille, dont le pouvoir ne perdure que par la rivalité qu'il entretient avec les chefs de famille des domaines voisins, c'est-à-dire par l'extension du schéma relationnel propre à la maison commune masculine aux relations inter-familiales.

La féodalité se construit sur la base d'une organisation hiérarchique des chefs de famille, qui rivalisent entre eux à l'occasion de joutes festives, mais aussi lors de chasses à l'homme. La rivalité masculine est au fondement de l'économie politique.
  • Les joutes :
Les joutes incorporent le principe qui présidait au don féminin tel qu'il se pratiquait au néolithique lors des fiançailles, principe selon lequel le fiancé qui recevait un cadeau de sa future femme, s'offrait en retour à elle : le chef de famille le plus puissant, le prince, est doté du pouvoir féminin ; par principe, il est celui qui donne et les autres chefs de famille sont ceux qui reçoivent et qui, de ce fait, s'offrent à lui.
Les joutes sont de pures épreuves de force, dont le prince est le juge et distribue les prix.
  • Chasses à l'homme et chasses aux bêtes sauvages :
La mise, essentielle dans les jeux sociaux masculins du néolithique, disparaît de cette nouvelle activité ludique propre aux hommes qu'est la joute, mais on la retrouve, radicalement transformée, dans la chasse, sous la forme d'un butin : tout ce que peuvent gagner les chefs de famille lors des chasses à l'homme revient de droit au prince, et le prince, qui est l'attributaire de tous les gains acquis aux marges des domaines familiaux, procède à une redistribution en fonction de la valeur de chacun.
L'ancêtre de la monnaie, qui apparaît dans la période féodale, n'est que collections d'oreilles gauches, de peaux et d'armes fondues en chaudrons gravés, célébrant les victoires princières. La monnaie est le produit de la guerre. Avec les progrès de l'aménagement du territoire, désormais à l'initiative du seul prince, ce sont les surplus provenant de la mise en culture de nouvelles terres qui lui sont attribués de surcroît. Il est désormais capable de réguler les pénuries relatives entre les différents domaines par le biais de la redistribution.

*** Les illustrations de cet article sont presque toutes issues d'un fonds iconographique maoïste familial (1974). Incapable de lire les idéogrammes chinois, je ne peux vous renseigner davantage sur leurs talentueux auteurs. Je m'en excuse.