mercredi 30 mars 2022

Femmes illustres #2 Mars convive des femmes #8 Jeanne la Pucelle

3. Apocalypse et chaos


Sources :

Anonyme, Journal d'un Bourgeois de Paris à la fin de la guerre de Cent ans, Le monde en 10/18, 1963.

Duby Georges, L'An Mil, Archives Gallimard Julliard, 1967.

Duby Georges et Andrée, Les procès de Jeanne d’Arc, Archives Gallimard Julliard, 1973.

 

Les représentations graphiques de Jeanne guerrière sont nombreuses. Elles montrent également une grande diversité, évoluant avec les époques et les modes : longs cheveux lâchement noués ou coupe courte à la « Jeanne d'Arc », armure enfermant une silhouette androgyne ou dessinant les courbes marquées des corsets et tournures du XIXe siècle... Mais quelque variées qu'elles soient, ces représentations constituent toutes des interprétations plus ou moins libres d'un fait (qui paraît) incontestable, car amplement documenté : Jeanne guerrière était vêtue en homme. A priori rien d'étonnant : il n'existe pas d'armure réservée aux femmes, de sorte que leur sexe est généralement indiscernable de leurs ennemis qui les affrontent au combat. Ibn al-Athîr, dans son Histoire des croisades, en fournit un exemple observé lors de la bataille d'Acca (troisième croisade) : Parmi les prisonniers, il se trouva trois femmes franques, qui combattaient à cheval. Lorsqu'elles eurent été prises et qu'on les eut dépouillées de leurs armes, on reconnut leur sexe. Au reste, l'armure médiévale n'est pas plus masculine que féminine : c'est un équipement, et non pas un vêtement, non genré quoique majoritairement utilisé par des hommes. Il n'en va pas de même avec les vêtements « civils », la mode médiévale (elle n'est pas la seule) s'attachant à marquer visuellement le genre et à renforcer le dimorphisme sexuel. Le fait de porter des vêtements réservés aux hommes est d'une grande importance pour Jeanne*. Il l'est également pour les juges du procès d'inquisition de 1431, qui ne cesseront d’y revenir de façon obsessionnelle. Comment faut-il comprendre cet attachement à ce qui peut apparaître comme un détail dans une vie extrêmement riche où se pressent les événements et les rencontres de premier plan ? Comment ne pas le réduire à une énième illustration du légendaire entêtement de Jeanne « la tête dure » et des non moins légendaires intolérance et petitesse des tribunaux d'Inquisition ?

Jeanne adopte le vêtement masculin dès son départ de Vaucouleurs pour Chinon, qui en est éloignée d'environ 500 km. Il s’impose en raison de la nature même du voyage, long et difficile : un petit groupe de cavaliers ne peut traverser sans danger la moitié de la France alors en proie aux ravages des grandes compagnies (d'où le choix qui est fait de se déplacer essentiellement de nuit) et parmi les précautions à prendre, celle de porter un vêtement adapté, donc masculin, paraît évidente à tous les membres de l'équipée.

La jeune fille opte également pour la « coupe en sébile », typiquement masculine, au-dessus des oreilles, parfaite pour la guerre. Ce voyage est en effet l’occasion pour elle d’anticiper symboliquement son entrée dans l’armée qui libérera Orléans : son changement d'apparence a donc une valeur symbolique autant que pratique. Ni Robert de Baudricourt, capitaine de la place de Vaucouleurs, qui consent à la laisser partir, ni les deux chevaliers qui acceptent de lui servir d'escorte avec leurs hommes et de payer son équipement et les frais de son voyage, ne s'y opposent, faisant sans doute primer les considérations de commodité et de discrétion (la faire passer pour une jeune recrue) sur celles de bienséance.

À Chinon, cette jeune fille travestie embarrasse quelque peu l'entourage de l'ex-dauphin ; il sera cependant rassuré par la réponse du philosophe théologien lyonnais, Gerson, dont il a prudemment sollicité l'avis : « Il y a des précédents ». La virginité de Jeanne joue en sa faveur : ni mariée ni prostituée (les deux destins inévitables des femmes), à peine sortie de l'enfance indifférenciée en terme de genre, elle peut sans scandale vivre en homme et s'habiller comme tel. Dès lors sa présence dans l’armée ne pose pas problème, de même que son accession à un poste de commandement, encadrée toutefois par un « gouverneur » chargé de la guider dans son apprentissage éclair de la capitainerie.

Si Jeanne refuse de quitter ses vêtements masculins une fois parvenue à Chinon, c’est parce qu'elle s'y présente en tant que guerrière au service du sacre du futur Charles VII, mission qu'elle conçoit sur le modèle de la guerre sainte, de la croisade. Cet exemplum est partagé par le peuple et par la noblesse ; il est le principal vecteur par lequel le prince et la paysanne peuvent communiquer. La propagande royale s’est entièrement concentrée sur son identification à une croisée, œuvrant aussi bien sur le plan militaire que spirituel, notamment en purifiant l’armée des Armagnacs des vices inhérents à toute armée mercenaire (impiété, jurons, recours à la prostitution, beuveries et jeux de hasard...). Lors de la descente du convoi de ravitaillement auquel Jeanne a été finalement rattachée, les récits armagnacs la montrent infatigable, chassant les prostituées qui accompagnent habituellement les mouvements de troupes, exhortant chacun à rester pur et à se confesser, parvenant même à convaincre l’irréductible La Hire de se faire entendre par un prêtre...

Si de Vaucouleurs à Compiègne, où elle est faite prisonnière, le travestissement de Jeanne est plutôt bien accepté, les choses changent du tout au tout lors de son procès. Deux logiques vont alors s'affronter : celle des juges et celle de l'accusée.

Jeanne paraît devant le tribunal d'inquisition en tant que capitaine, réclamant d'être traitée en prisonnière de guerre (les prisonniers de guerre d'importance étaient libérés contre rançon ou éventuellement jetés en prison, s'ils étaient convaincus de trahison politique), désirant manifester cette identité par son vêtement, d'où son refus quasi inflexible d'en changer (elle aurait cédé une seule fois**). Ce faisant, elle circonscrit ce qu’elle consent à évoquer avec ses juges : sa capture, sa mise en vente et l'accusation de nature politique qui a été portée contre elle par le roi d'Angleterre, qui lui reproche son soutien à un prétendant au trône illégitime. Toute question s'éloignant de ces trois sujets, abordant par exemple son enfance et son adolescence, s'intéressant plus à son être intime qu'à ses actes, Jeanne entend en différer la réponse, prendre le temps de la réflexion, voir si elle se rattache en quelque manière à son œuvre militaire, à sa croisade, et dans l’affirmative, y répondre.

L'Inquisition conçoit le procès qu'elle instruit de manière très différente : seulement compétente en matière de religion, ne s'occupant pas des questions politiques et militaires, elle enquête sur qui, du diable ou de Dieu, a inspiré l'accusée dans les actes qui l'ont finalement conduite devant son tribunal. Dans ce contexte, le choix du vêtement masculin, le refus de l'abandonner, semblent particulièrement signifiants et tendent à confirmer l'hypothèse diabolique. L’Inquisition s'appuie ici sur une longue tradition apocalyptique perpétuée depuis l'an Mil, qui s'efforce d'identifier les facteurs du chaos social qui doit préluder à la fin du monde. Le millénarisme de l'Inquisition du XVe siècle français trouve sa cause dans une époque troublée, propice à cette vision pessimiste : guerres intestines (guerres odieuses, opposées à la « bonne guerre », à la guerre sainte : la croisade contre les païen.ne.s d'Orient et d'Occident), catastrophes climatiques (le constat d'une « absence de saison » est alors un signe de désordre cosmique alarmant), famines, épidémies, hérésies portées par de faux prophètes / fausses prophétesses... Les signes annonciateurs de la fin du monde et de la venue de l'Antéchrist paraissent se multiplier, comme en témoigne le Bourgeois de Paris, qui lit tous les événements dramatiques auxquels il assiste ou qui lui sont rapportés à travers ce prisme. Parmi ces signes, il y a par ailleurs le « travestissement permanent » des jeunes gens***, qui renvoie à un interdit mosaïque (Deutéronome, XXII, 5) : « Une femme ne doit pas porter des vêtements d'homme, ni un homme des vêtements de femme. Le Seigneur votre Dieu a en horreur ceux qui agissent ainsi. » On peut s'interroger sur l'importance donnée à ce qui peut nous apparaître aujourd'hui comme un détail bien anodin : plus encore que la confusion des genres comme facteur de désordre, c'est la transgression d'un commandement biblique qui est condamnée et marquée d'un sceau apocalyptique. La fin du monde, pour les millénaristes, est un temps où péché et mépris des lois divines se généralisent et s'aggravent, où les rares « bon.ne.s chrétien.ne.s », qui seront sauvé.e.s après leur mort, sont plus que jamais soumis.es aux épreuves de la tentation...

Le travestissement ne fait pourtant pas l'objet d'un interdit absolu dans la société médiévale : il est parfaitement admis dans les fêtes transgressives du carnaval. Cependant il n'y est admis que pour en être mieux banni : ces fêtes sont en effet destinées à mettre en scène, pendant la période de soudure, juste avant Pâques, qui alors coïncide avec le jour de l'an, la société opposée à celle que l’on va rechoisir pour l'année à venir, la société de l’ordre. Se travestir dans la vie quotidienne revient à introduire dans la société de l’ordre un germe de ce chaos qui doit rester circonscrit dans le temps festif du renouvellement de l’année. Pour les juges, Jeanne, tant qu’elle refuse de reprendre l’apparence d’une femme, tombe clairement sous l’accusation de fauteuse de trouble, au sens théologique du terme. Or, tout au long de leur interrogatoire, ils ne cessent de la prier de quitter ses vêtements d'homme, donnant ainsi l'impression (fausse) de vouloir l'innocenter au moins sur ce point. Comment expliquer cette insistance qui se heurte quasi constamment à l'invincible résolution de la jeune fille ? Un procès d’inquisition, comme son nom l’indique, est intrusif ; il va droit à la personne pour la sonder dans son être plus que dans ses actes, l’être étant entendu comme la source des actes. Jeanne, soupçonnée d'hérésie (c'est-à-dire d'être une fausse prophétesse), ne présente pas le profil ordinaire des hérétiques qui souhaitent être jugé.e.s pour ce qu'iels sont (pour leur mode de vie, leur croyance) plutôt que pour ce qu'iels ont éventuellement accompli : on a vu précédemment qu'elle n'acceptait de répondre que de ses actes de capitaine d'armée. Les juges, pour faire progresser une procédure mise à mal par la résistance de l'accusée, dressent contre elle un piège en forme de double bind : si elle accepte de se vêtir en femme, d'assumer son sexe biologique qui pour l'Église est essentiel et relève de l'être, il devient possible de la juger toute entière, comme l'on juge les hérétiques ; si elle refuse, reste l'accusation du « travestissement permanent » qui fait d'elle une servante de l’Antéchrist travaillant à son avènement. L'on observe là un fonctionnement classique de la procédure inquisitoriale, qui, lorsqu'elle écarte définitivement une accusation, ne conclut pas pour autant à l'innocence, mais passe à l'examen d'une autre, enfermant l'accusé.e dans une culpabilité qui semble ne faire aucun doute.

La question du travestissement, abordée à travers les retranscriptions du procès de 1431, est passionnante : elle est révélatrice d'une époque de crise sociale, politique et religieuse, où la croyance d'une victoire proche du Mal impose sur le réel et sur les faits disparates qui le composent, graves ou anodins, une lecture religieuse unique, cohérente et angoissante. Mais, plus encore, elle nous donne à voir une image de Jeanne d'Arc encore une fois impressionnante, une fille du peuple d'à peine dix-neuf ans, sûre d'elle, parfaitement au fait de sa valeur, portée par sa foi en la sainteté et la légitimité de sa mission, tenant tête à des hommes de pouvoir et de savoir avec une adresse et une fermeté étonnantes, tentant d'orienter le cours d'un procès qui ne pouvait, hélas, que lui échapper.

Sur cette question du travestissement, les lectures modernes féministes, faisant de Jeanne d'Arc une femme « libre » en rupture avec les conventions, désireuse de bousculer l'ordre social et d'échapper à son carcan, sont finalement bien peu modernes, puisqu'elles reprennent celle de l'Inquisition, certes pour retourner le blâme en éloge, mais sans prendre en compte ni la vérité de ce qu'elle fut, ni sa volonté d'être considérée à travers ses seuls actes. Je reviendrai ici à ce que je disais dans un premier article sur le sujet : Jeanne d'Arc, devenue un personnage mythique, est coutumière de ce genre d'appropriation et de détournement par des mouvements de pensée extrêmement différents, voire opposés, et c'est sans doute ce qui lui assure la place unique qu'elle occupe encore aujourd'hui dans la mémoire et la pensée occidentales.


* « Comme certains grands seigneurs et dames lui disaient, en se moquant du ridicule de son costume, que c'était avoir bien peu d'estime pour Notre Seigneur que de le recevoir ainsi, alors qu'elle était femme, elle leur répondit promptement qu'elle n'en changerait pour rien et qu'elle aimait mieux mourir que d'abandonner ses habits d'homme, quelque défense qui lui en soit faite. » Journal d'un Bourgeois de Paris, pages 127 et 128.

** « Quand elle vit que ce châtiment était certain, elle cria grâce et abjura oralement. On lui ôta sa robe [vêtement en général] et on l'habilla en femme, mais dès qu'elle se vit dans un tel costume, elle retomba dans son erreur, demandant ses habits d'homme. » Ibid, page 128.

*** « Il [l'Antéchrist] naîtra du diable en temps de guerre et quand la luxure et l'orgueil pousseront tous les jeunes gens, hommes ou femmes, à se déguiser dans leurs vêtements... » Ibid, page 177.