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mercredi 30 octobre 2024

Les reines, des femmes comme les autres ?

 

Sources :

Gaëlle Audéon, « L’affaire des brus : un « crime d’honneur » et un assassinat politique au XIVe siècle, in Féminicides, une histoire mondiale, La Découverte, 2022.

Georges Duby, Michelle Perrot, Natalie Zemon Davis, Arlette Farge, Histoire des femmes en Occident, XVIe-XVIIIe siècle, collection Tempus, Perrin, 2002.

Michel Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975, Collection Hautes Etudes, Seuil/Galimard, 1999.

Gabrielle M. Hamelin, La construction intersectionnelle des représentations de Catherine de Médicis : la haine des femmes, des Italiens et des parvenus chez les Monarchomaques et les Malcontents (1573-1576), Rendez-vous de la recherche émergente, CRILCQ Université de Montréal, 2018.

https://crilcq.org/wp-content/uploads/2021/01/TextesCRILCQ2018-41-66.pdf

Jean Plumyène, Les Nations romantiques, histoire du nationalisme : le dix-neuvième siècle, Fayard, 1979.

Louis Marie Prudhomme, Les crimes des reines de France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à Marie-Antoinette, Au bureau des révolutions de Paris, An II [1793].

Arthur Young, Voyages en France, [1792] Texto, 2021.



« Quant à l’ordre et à la condition des femmes, je ne veux pas m’en mêler. Je pense simplement qu’elles doivent être tenues à l’écart de toute magistrature, poste de commandement, tribunal, assemblées publiques et conseils, de sorte qu’elles puissent accorder toute leur attention à leurs tâches féminines et domestiques. ».

Les six livres de la République, Jean Bodin, 1586.



Penser la condition féminine à partir des figures des reines de France peut sembler fautif : quoi de commun entre celles que leur naissance et leur(s) alliance(s) matrimoniale(s) ont amené à des situations de pouvoir et d’influence exceptionnelles, qui les met au-dessus non seulement de toutes leurs congénères, mais également des hommes, et les autres femmes ? Pour reprendre l’analyse bourdieusienne, si le capital biologique existe bien (« races », sexes…), il ne joue finalement guère par rapport aux autres capitaux, économique, social et culturel, du moins il n’intervient pas indépendamment de ceux-ci : une femme sera toujours plus proche d’un homme « du même monde » que d’une autre venant d’un horizon social différent.

On a assisté ces dernières années à la mise en avant de femmes au destin exceptionnel plus ou moins oubliées par l’histoire : plus on remonte le temps pour aller à leur rencontre, plus leurs profils, sous une diversité apparente, s’uniformisent : princesses, filles de grands capitaines…, elles ont toutes en commun d’avoir un pedigree sans commune mesure avec celui de l’immense majorité des petites filles supposées les prendre comme modèles. Le même problème se pose pour toutes ces femmes qu’on nous présente comme des figures féministes, car elles ont exercé le pouvoir alors qu’elles sont femmes : le pouvoir exercé par une femme est-il un pouvoir au féminin ? Difficile de répondre positivement à cette question : l’orientation politique qu’adoptent les reines, lorsqu’elles règnent, ne constitue que rarement une rupture avec celle de leurs prédécesseurs / successeurs, leur pouvoir n’apparaît jamais comme autre chose qu’un hapax dans le cours de l’histoire, ne permet point de normaliser l’accession des femmes au pouvoir (bien au contraire !), et l’on n’observe aucun progrès notable dans la condition féminine au cours de leurs règnes ni aucun intérêt pour cette question.

Cependant si vers le haut, du côté du positif, des honneurs, du pouvoir, de l’influence…, les reines ne sont pas des femmes comme les autres, vers le bas, du côté du négatif, des discriminations, des violences, de la misogynie, elles sont non seulement des femmes comme les autres, mais, pire que cela, des parangons des femmes aux yeux d’une société patriarcale et misogyne.

Ces deux aspects s’opposent moins qu’ils ne se complètent. Quelle que soit sa position sociale, dès qu’une femme reçoit, du fait de circonstances toujours hors normes, quelque chose du pouvoir masculin, elle est inévitablement amenée à faire l’objet de discours misogynes, d’autant plus virulents que le pouvoir en question est élevé. Le maximum est atteint avec les reines, alors même que, jouissant du pouvoir souverain, elles seules sont complètement à l’abri de la violence pratique misogyne (coups, vols, menaces, trahisons, etc.). Tout se passe comme si l’immunité pratique des femmes de pouvoir était compensée par leur sujétion dans l’ordre de la représentation misogyne, à laquelle il leur est beaucoup plus difficile de faire face (pamphlets anonymes, opinion publique manipulée, et sans doute le pire : livres d’histoire qui sont autant de jugements a posteriori). L’infamie est une arme traditionnelle contre les femmes, c’est la seule qui parvienne à porter contre les reines, qui deviennent le support privilégié du transfert à l’écrit et même à la grande littérature de la culture masculine de l’infamie. D’Aubigné, nous allons le voir, conçoit le règne de Catherine de Médicis comme un temps politico-mystique d’éclipse de Dieu en France : la misogynie intuitu personae la plus méchante y renouvelle ses lettres de noblesse.

Deux reines me paraissent concentrer sur elles toute la haine misogyne de leur époque, au point d’effacer leurs proches masculins exerçant le pouvoir : Catherine de Médicis et Marie-Antoinette. Autour d’elles se déploie tout un imaginaire convoquant des stéréotypes féminins plus ou moins éternels.



L’étrangère :

Dans les études portant sur le monde homérique, on a coutume de distinguer deux types de mariage : le mariage en bru et le mariage en gendre, le second étant beaucoup plus favorable aux femmes que l’autre. Si l’on transpose cette distinction intéressante à la royauté française, on constate que les mariages sont le plus souvent en bru : l’épouse quitte son pays, arrive comme une étrangère dans un lieu dont elle doit adopter le rituel religieux (l’on pense ici à Marie-Thérèse d’Espagne et à sa facilité, vantée par Bossuet dans son Oraison funèbre, à adopter les coutumes religieuses gallicanes : « L’Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne suit pas ; mais la reine se rangea bientôt à l’obéissance : l’habitude ne put rien contre la règle… »), la langue et la culture. Certes l’apport des filles Médicis à la culture française est immense, mais on ne peut nier qu’il a suscité bien de la méfiance avant de se fondre totalement dans celle-ci.

La xénophobie est manifeste dès qu’il est question de Catherine de Médicis, appelée avec mépris « l’Italienne », et de Marie-Antoinette surnommée « l’Autrichienne ». La xénophobie à l’encontre de l’épouse d’Henry II cristallise le sentiment anti-italien, phénomène majeur à une époque où l’immigration issue des alliances politiques et économiques de la France avec certains États de la péninsule depuis les guerres d’Italie, et l’hégémonie des nouveaux arrivants dans les sphères culturelles, financières, économiques et politiques, promettent de transformer profondément la société française. L’angoisse générée par ces changements sociétaux est telle que naît l’idée d’une menace portant sur l’avenir de la France en tant que pays : « De France, que tu as fait gibier d’Italie » et « Or ne veuille le ciel avoir jugé la France / a servir septante ans de gibier à Florence ! » (Les Tragiques, Livre I). L’inversion est ici totale : au lieu que le mariage opère le déplacement d’une femme vers un pays afin d’en conforter la puissance, il affaiblit ce pays et le livre au pays d’origine de l’épouse. La menace que comporte traditionnellement le mariage en bru, le fait, pour l’épouse, de ne pas être homologuée par l’entourage du mari et d’en souffrir toute sa vie, devient pour l’Italienne la dure réalité, démultipliée par la fonction royale qui soumet son mariage au verdict d’une nation.

L’austrophobie est une composante majeure de l’exécration suscitée en son temps par Marie-Antoinette : « Nous ne concevrons jamais comment il est possible qu’un Français n’ait pas toujours présent à l’esprit que Louis XVI est le mari d’Antoinette, qu’Antoinette a sur l’esprit de Louis XVI tout l’ascendant du crime et la scélératesse, qu’Antoinette ne veut que la destruction de la France et l’agrandissement de sa maison ; que c’est là le système permanent de cette exécrable maison d’Autriche, et qu’il n’est pas possible, qu’il serait contraire à toutes les lois de la nature qu’Antoinette pût faire vouloir à son époux les défaites du roi de Hongrie, l’indépendance de la Belgique et la liberté de l’Empire français… » (Louis Marie Prudhomme, Les révolutions de Paris dédiées à la nation, 1792).

Voici ce que Marie-Antoinette répond, le 20 juin 1792, après que la foule ait investi les Tuileries, à une femme qui l’accuse de faire le malheur de la nation en servant des intérêts étrangers : « J’ai épousé le roi de France, je suis la mère du dauphin, je suis française ; je ne reverrai jamais mon pays. Je ne puis être heureuse ou malheureuse qu’en France, j’étais heureuse quand vous m’aimiez. »

Non seulement Marie-Antoinette n’est pas française, mais de surcroît, étant autrichienne, elle n’est véritablement d’aucun pays, d’aucun lieu : « Cette affreuse Messaline, fruit d’un des plus licencieux concubinages, est composée de manière hétérogène, fabriquée de plusieurs races, en partie lorraine, allemande, autrichienne, bohémienne [du royaume de Bohème, mais il y a là sans doute une allusion aux bohémien.ne.s, « bandes vagabondes, sans domicile fixe, sans métier régulier, et se mêlant souvent de dire la bonne aventure » mais aussi vagabond « de mœurs déréglées », définitions tirées du Littré]… » (Légende d’une estampe de 1792).

La violence du sentiment austrophobe pourrait s’expliquer, selon Jacques Bainville, par le « renversement des alliances » (alliance en 1756 de la France et de l’Autriche contre la Prusse, qui sera consacrée, en 1770, par le mariage du dauphin et de la dernière fille de Marie-Thérèse de Habsbourg) : « On a cherché souvent la cause profonde de ce divorce entre une dynastie et une nation qui, pendant huit siècles, avaient été intimement unies… Eh bien ! du « renversement des alliances » date l’origine la plus certaine de la Révolution… » (Histoire de deux peuples, 1915). D’où l’alliance avec la maison d’Autriche souvent interprétée par le peuple comme une union contre-nature, perverse, quasi zoophilique.

Mais au-delà de la réalité de l’extranéité des reines de France, qui peut justifier dans une certaine mesure (rétrospectivement, du point de vue nationaliste de Bainville en 1915) la méfiance à leur égard, n’y a-t-il pas l’idée que toute femme qui approche de la sphère politique est une étrangère dans une terre qui n’est pas la sienne, dans un domaine qui n’est pas le sien ?



Un « patron de tyrannie »* :

(* Formule empruntée à l’ouvrage : Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis, 1575.)

« Les représentations de Catherine de Médicis sont construites, d’une part, à un moment où le sentiment misogyne de la France du XVIe siècle s’accentuait malgré que – et peut-être parce que – cette époque fut marquée par l’exercice politique de plusieurs femmes puissantes en France comme en Europe. De plus, une rivalité de longue date opposait la noblesse de sang aux parentes des rois quant à l’octroi de la fonction de régence en cas de minorité ou d’absence du roi. Depuis quelques siècles, les femmes l’emportaient généralement sur les oncles royaux avares de pouvoir et, donc, menaçants pour l’intégrité de la Couronne. Une myriade d’hommes lettrés, à qui se sont souvent alliés ces seigneurs ambitieux, développait alors un discours sur l’incapacité des femmes à régner en raison de leur naturel déraisonné et farouche. » (Gabrielle M. Hamelin, La construction intersectionnelle des représentations de Catherine de Médicis)

Comme le relève Nathalie Zemon Davis, dans son article La femme « au politique », les royaumes offrent aux femmes un champ d’activité publique ou semi-publique qu’elles n’ont nulle part ailleurs (ni dans les armées, ni dans les tribunaux, ni dans les administrations publiques) : elles peuvent régner, mais aussi influencer et orienter la politique, notamment en développant des réseaux de clientèle, en faisant partie de factions. De plus le mariage et la conception sont affaires de haute politique et leur donnent un rôle central. Comme les hommes, elles sollicitent des places, des pensions ou des grâces pour les membres de leur famille ou pour leurs protégés.

L’irruption des femmes dans le monde politique apparaît cependant comme une transgression particulièrement troublante au regard des coutumes et des symboles sociaux : ainsi l’écossais John Knox, contemporain des règnes de Catherine de Médicis, Marie Tudor et Marie Stuart, qualifie leur gouvernement de régime « monstrueux », au sens de contre-nature.

On retrouve la même angoisse du pouvoir au féminin lors de la Révolution française : Arthur Young, par exemple, se félicite que celle-ci vienne mettre un terme à la féminisation de la politique. L’Histoire des femmes en Occident montre d’ailleurs bien que la période rime avec une revirilisation d’une société jugée amollie et pervertie par les femmes.

En effet la femme puissante est accusée de corrompre la virtu de la société, et en premier lieu de sa descendance mâle, afin de conserver le pouvoir. Catherine de Médicis est accusée d’enivrer ses fils de voluptés pour les éloigner des affaires, de les affaiblir, de les déviriliser. Le soupçon infamant d’homosexualité et d’impuissance est particulièrement important dans leur cas, et concerne surtout l’androgyne Henri III.

S’arrogeant le pouvoir, l’exerçant de façon tyrannique, les reines ne sont pas indépendantes pour autant : elles sont généralement dépeintes comme manipulées et entièrement sous la coupe d’un homme, d’un favori, souvent non noble et de basse extraction, étranger parfois. Il y a donc une double spoliation du pouvoir : par une femme d’abord, puis par un homme certes, mais inférieur autant moralement que socialement. La délégitimation du pouvoir, sa dépréciation est également redoublée. Citons ici Marie de Médicis et son favori Concino Concini, dont l’assassinat constitue, pour Louis XIII, une tentative de prise de pouvoir peu durable. Citons également Anne d’Autriche et son favori, le cardinal de Mazarin, que Retz, pourtant lui aussi d’origine italienne et dont la fortune familiale revient à un ancêtre étranger, lui-même favori de Catherine de Médicis, accuse d’être ignorantissime de la manière de gouverner à la française (qui sait prendre en compte les corps intermédiaires entre le peuple et l’autorité royale que sont le clergé et le Parlement de Paris).

Injustement acquis, le pouvoir de Catherine de Médicis ne peut que se conserver de manière inique, par la division du peuple français et les guerres civiles, par la boucherie nobiliaire qu’elles constituent et qui lui permet de se délivrer d’insurgés potentiels, particulièrement à craindre dans une aristocratie remuante et rompue au métier des armes.

Deux siècles plus tard, on retrouve dans les nombreuses rumeurs qu’Arthur Young recueille au cours de ses voyages, à propos de Marie-Antoinette, la même hantise d’une reine qui œuvre pour la ruine du pays et de tout le peuple sur lequel elle règne :

« La grande nouvelle à la table d’hôte de Colmar était curieuse : la reine avait formé le complot, qu’elle était à la veille d’exécuter, de faire sauter l’Assemblée par une mine, et au même moment d’envoyer l’armée massacrer Paris tout entier. Un officier français qui se trouvait là se permit d’en douter, et fut à l’instant réduit au silence par le bavardage de ses adversaires. Un député l’avait écrit, ils avaient vu la lettre, il n’y avait pas d’hésitation. Sans me laisser intimider, je soutins que c’était une absurdité visible au premier coup d’œil, rien qu’une invention pour rendre odieuses des personnes qui, à mon avis, le méritaient, mais non certes par de pareils moyens. L’ange Gabriel serait descendu tout exprès et se serait mis à table pour les dissuader, qu’il n’aurait pas ébranlé leur foi. C’est ainsi que cela se passe dans les révolutions : mille imbéciles se trouvent pour croire ce qu’écrit un coquin. » (Le 24 juillet 1789 à Colmar)

« Le bruit en vogue à présent, et qui obtient crédit est que la reine a été convaincue d’un complot pour empoisonner le roi et Monsieur, donner la régence au comte d’Artois, mettre le feu à Paris et faire sauter le Palais-Royal par une mine ! » (Le 31 juillet 1789 à Dijon)

On note que dans cette rumeur, le roi devient la victime de son épouse, tandis que celle-ci ne recherche pas le pouvoir pour elle-même mais pour le donner à son beau-frère : la fourberie féminine se révèle encore une fois, préférant manipuler et agir dans l’ombre. Plus le temps passe, plus l’affreuse réputation de la reine augmente en proportion, sa méchanceté n’épargnant plus désormais personne ni aucun lieu :

« Je m’aperçus au village que mon guide ne connaissait pas du tout le pays, je pris donc une femme pour m’indiquer les sources d’en haut : à notre retour elle fut arrêtée par un soldat de la garde bourgeoise (car ce misérable village, lui-même, a sa milice nationale), pour s’être faite, sans permission, le guide d’un étranger. (…). Arrivés au château, on nous fit attendre un peu, puis on nous introduisit dans la salle où se tenait le conseil municipal. On entendit l’accusation : tous furent d’accord que, dans des temps aussi dangereux, lorsque tout le monde savait qu’une personne du rang et du pouvoir de la reine conspirait contre la France, de façon à causer les plus vives alarmes, c’était pour une femme un très grand crime de se faire le guide d’un étranger, surtout un étranger qui avait pris tant de renseignements suspects : elle devait aller en prison. (Suite au plaidoyer de Young et à ses lettres de recommandation, ndlr) elle fut renvoyée après une réprimande, et je repris mon chemin sans m’étonner de l’ignorance de ces gens, qui leur fait voir la reine conspirant contre leurs rochers et leurs sources ; il y a longtemps que je suis blasé sur ce chapitre-là. Je vis mon premier guide au milieu de la foule qui l’avait accablé d’autant de questions sur moi que je lui en avais posé sur les récoltes. Deux opinions se balançaient : la première, que j’étais un commissaire, venu pour évaluer les ravages faits par la grêle ; l’autre, que la reine m’avait chargé de faire miner la ville pour la faire sauter, puis d’envoyer aux galères tous les habitants qui en réchapperaient. Le soin que l’on a pris de noircir la réputation de cette princesse aux yeux du peuple est quelque chose d’incroyable, et il n’y a si grossières absurdités, ni impossibilités si flagrantes qui ne soient reçues partout sans hésitation. » (Le 13 août 1789 à Royat près de Clermont-Ferrand)

Enfin, le 19 août 1789 à Thueyts près du Puy-de-Dôme :

« Là-dessus, nouveau débat qui se termina en ma faveur, ils refusèrent d’ouvrir mes lettres, et se préparèrent à me quitter. Mes questions si nombreuses sur les terres, mon examen détaillé d’un champ après que j’avais prétendu n’être venu que pour les volcans, tout cela avait élevé des soupçons qui, me firent-ils remarquer, étaient très naturels lorsque l’on savait à n’en pouvoir douter que la reine, le comte d’Artois et le comte d’Entragues conspiraient contre le Vivarais. »

Les historiens qui se sont penchés sur la période révolutionnaire se sont parfois étonnés de l’exécution de Marie-Antoinette, souvent parce qu’ils ne voyaient en elle qu’une femme frivole et peu dangereuse, sans rapport avec ce qu’elle était sans doute et moins encore avec le monstre affreux que les Français.es imaginaient pendant la Révolution, qui a pu leur faire demander sa mort comme un remède nécessaire à la menace qu’iels voyaient en elle.



L’ignoble :

Le pouvoir recherché par les femmes cache un dessein secret et c’est toute une théorie du complot qui s’élabore : « Catherine de Médicis aussi est qualifiée de parvenue, mais seulement dans le Discours merveilleux. Étant Médicis, elle serait « venue de tres-bas lieu », car cette maison descendrait d’un charbonnier. Une fois que cette dernière est parvenue à s’élever par corruption et à établir sa domination tyrannique sur Florence, elle aurait alors eu pour principal dessein de « desraciner les plus anciennes et nobles races ». Ce serait donc en raison de sa qualité de parvenue, inhérente à son italianité, que Catherine de Médicis aurait entretenu une haine pour la noblesse de France : « Ceste ci est fille de Laurent de Medicis d’une maison de marchans eslevée par usures, qui ne peut aimer la Noblesse, et n’a jamais tasché qu’à l’exterminer »… » (Gabrielle M. Hamelin, La construction intersectionnelle des représentations de Catherine de Médicis)

Les vers d’Agrippa d’Aubigné vont dans le même sens : « Plût à Dieu, Jésabel, que comme au temps passé / Tes ducs prédécesseurs ont toujours abaissé / Les grands en élevant les petits à l’encontre, / (…) / Ainsi comme eux tu sais te rendre redoutable / Faisant le grand coquin, haussant le misérable… »

On retrouve un complot identique chez Marie-Antoinette dirigé non pas vers la noblesse mais vers la noblesse de cœur et d’âme propre au véritable peuple français.



La mauvaise mère :

Les reines ne sont pas seulement néfastes par leurs prétentions à régner, mais aussi par leur peu de soin (plus ou moins volontaire) à assurer la continuité du pouvoir par l’éducation du futur roi : on l’a déjà vu avec Catherine de Médicis, accusée de corrompre ses fils de façon à les rendre incapables de gouverner sans elle, manquant à l’un de ses devoirs royaux majeurs. Ce rôle éducatif est essentiel dans la théorie des corps du roi et il doit s’entendre au masculin, pris en charge dans une certaine mesure par le roi lui-même, soit par un gouverneur nommé par celui-ci. Sa féminisation par défaut laisse présager de grands bouleversements pour le royaume.



La sorcière :

Agrippa d'Aubigné dresse dans le livre I des Tragiques (1616) un portrait virulent de la régente Catherine de Médicis, qu’il considère comme l'instigatrice du massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572.

« Elle change en discord l'accord des éléments. / En paisible minuit on oit ses hurlements, / Ses sifflements, ses cris, alors que l'enragée / Tourne la terre en cendre, et en sang l'eau changée ; / Elle s'ameute avec les sorciers enchanteurs, / Compagne des démons, compagnons imposteurs, / Murmurant l'exorcisme et les noires prières ; / La nuit elle se vautre aux hideux cimetières, / Elle trouble le ciel, elle arrête les eaux, / Ayant sacrifié tourtres [tourterelles] et pigeonneaux / Et dérobé le temps que la lune obscurcie / Souffre de son murmure ; elle attire et convie / Les serpents en un rond sur les fosses des morts, / Déterre sans effroi les effroyables corps, / Puis, remplissant les os de la force des diables, / Les fait saillir en pieds, terreux, épouvantables, / Oit leur voix enrouée, et des obscurs propos / Des démons imagine un travail sans repos ; / Idolâtrant Satan et sa théologie, / Interroge en tremblant sur le fil de sa vie / Ces organes hideux ; lors mêle de leurs tais / La poudre avec du lait, pour les conduire en paix ; / Les enfants innocents ont prêté leurs moelles, / Leurs graisses et leur suc à fournir des chandelles, / Et, pour faire trotter les esprits aux tombeaux, / On offre à Belzébuth leurs innocentes peaux. »

Ce passage opère de tels emprunts aux classiques de la culture latine, comme la Pharsale de Lucain ou les Satires et les Épodes d’Horace, et aux portraits que ces deux auteurs consacrent aux sorcières Érichtho et Canidia, qu’on peut se demander si l’on a pas plutôt affaire à un exercice de style qu’à une véritable diatribe contre la reine de France. D’Aubigné n’entendait cependant pas dissocier « l’art pour l’art » de l’art socialement engagé. Pour lui comme pour toute la Renaissance, une œuvre littéraire a sa valeur dans la culture classique qu’elle mobilise autant que dans la hauteur de sa visée politique et morale. Dans Les tragiques, le poète se donne comme l’interprète d’une époque particulière, où Dieu a connu en France son éclipse, où le mal a triomphé et dont l’auteur appelle de ses vœux le jugement divin, le retour de Dieu en France. Au cœur de la nuit a régné Catherine de Médicis, dont l’entourage d’astrologues célèbres (Nostradamus notamment) fournit l’occasion d’exprimer la profondeur métaphysique de la malignité de la reine à l’aide du meilleur cru antique en matière de sorcellerie. C’est là l’un des innombrables morceaux de bravoure du poète voué à l’art pour l’art. Mais c’est sa misogynie qui l’inspire et qui lui fournit les meilleures occasions d’exprimer la hauteur métaphysique du bouleversement du monde. Misogynie assumée jusqu’au bout, parce que D’Aubigné entend bien ne pas donner à la reine une dimension justement trop métaphysique : quand on lit bien le passage, Catherine ne procède à ses enchantements les plus extravagants que pour, au final, « interroger en tremblant sur le fil de sa vie ». Ce brusque retour à la réalité de la faiblesse féminine ôte simultanément toute la force déployée à la femme qui en est l’opératrice.

Le pendant de la sorcière est évidemment l’empoisonneuse :

« Mais plût à Dieu aussi qu’elle eût pu surmonter / Sa rage de régner, qu’elle eût pu s’exempter / Du venin florentin, dont la plaie éternelle, / Pestifère, a frappé et sur elle et par elle ! » (Livre I)

D’Aubigné se réfère ici au double apport florentin de l’époque : le machiavélisme et l’usage des poisons à des fins politiques. Si la réputation des empoisonneurs florentins peut expliquer les accusations en ce sens portées contre Catherine de Médicis (dans le pamphlet huguenot, intitulé Legende de saincte Catherine, 1575, elle est accusée d’avoir fait tuer ou empoisonner le dauphin François, Antoine de Bourbon, Jeanne d’Albret, le cardinal de Châtillon…), la Marie-Antoinette empoisonneuse, dont la figure fantasmatique apparaît dans l’extrait des Voyages de Young cité plus haut, semble plus difficile à justifier : il faut en fait la relier à ce qui est en fait un archétype féminin, marqué par des traits de dissimulation, de fourberie, de lâcheté et d’impuissance, et à cet autre archétype qu’est la guérisseuse, effrayante par son ambivalence et sa maîtrise des plantes et substances qui donnent la vie (remède) ou donne la mort (poison).



Le monstre :

La femme de pouvoir est un monstre, parce que le pouvoir au féminin est monstrueux : il est contre-nature d’obéir « au sexe né lui-même pour obéir », comme l’explique Louis Marie Prudhomme dans Les crimes des reines de France. Le même, un peu plus loin : « L’ivresse du vin produit chez les femmes, plus de vices que chez les hommes ; l’ivresse du pouvoir, l’engouement de la domination donnent des effets plus hideux et plus funestes encore de la part des premières que de la part des seconds. Une femme qui peut tout est capable de tout ; une femme, devenue reine, change de sexe… » L’auteur tente enfin une explication à la fourberie dont sont souvent accusées les femmes de pouvoir, fourberie qui est une nécessité pour elles : « Tu n’as de moyens que pour faire régner l’ordre autour de toi. Une administration plus vaste, plus compliquée que celle de ton ménage est hors de ta portée ; il te faudrait recourir à la ruse pour suppléer au défaut des forces. (…). Amuse tes enfants au bruit du hochet ; mais le timon de l’état ne convient pas à ta main débile et mal assurée. »

Dans Les deux ne font qu’un (caricature publiée après la fuite à Varennes, le 22 juin 1791), le couple royal est représenté comme un monstre hybride partie bouc (Louis XVI), partie hyène (Marie-Antoinette), impuissant par sa bicéphalie. Dans cette chimère, c’est avant tout la moitié féminine qui est monstrueuse, avec des attributs qui imagent l’habituelle litanie des défauts féminins : lubricité (les cornes que porte Louis XVI renvoient aux multiples aventures attribuées à son épouse), orgueil et vanité (les plumes d’Autruche que portent Marie-Antoinette sont sans doute une référence à ses extravagantes et coûteuses coiffures, ainsi qu’un jeu de mots sur ses origines : autruche/Autriche), férocité (animal carnassier, la hyène se nourrit de charognes, le peuple que son luxe affame), mortifère (« par sa chevelure de serpents, « autant de phallus multipliés », qui l’assimile à Méduse dont elle partagera le destin : la décapitation », Francoise Borin, in Histoire des femmes en Occident). Car, au fond, Marie-Antoinette n’est monstrueuse que parce que femme et femme par excellence.

Néanmoins réduire la haine que provoque Marie-Antoinette à de la misogynie pure et simple, c’est sans doute rater ce qui en fait la spécificité, spécificité que l’analyse qu’en produit Foucault, dans ses leçons sur les anormaux, permet de dégager : la reine est un monstre mais un monstre politique, figure qui apparaît à cette époque.

« C’est l’époque de tous ces livres sur les crimes des royautés, c’est l’époque aussi où Louis XVI et Marie-Antoinette, vous le savez, sont représentés dans des pamphlets comme le couple monstrueux, avide de sang, à la fois chacal et hyène. (…). C’est à propos de Marie-Antoinette surtout que cette thématique du monstre humain va se cristalliser, Marie-Antoinette qui cumule, dans les pamphlets de l’époque, un certain nombre de traits propres à la monstruosité. Bien sûr, elle est d’abord, elle est essentiellement l’étrangère, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas partie du corps social. Elle est donc, par rapport au corps social du pays où elle règne, la bête fauve, elle est en tout cas l’être à l’état de nature. De plus, elle est la hyène, elle est l’ogresse, « la femelle du tigre », qui – dit Prudhomme – « une fois qu’elle a vu (…) le sang, ne peut plus s’en rassasier ». Donc, tout le côté cannibale, anthropophage du souverain avide du sang de son peuple. Et puis, c’est aussi la femme scandaleuse, la femme débauchée, qui se livre à la licence la plus outrée, et ceci sous deux formes privilégiées. L’inceste d’abord, puisque dans les textes, ces pamphlets qu’on lit sur elle, on apprend qu’elle a été, quand elle était encore tout enfant, dépucelée par son frère Joseph II ; qu’elle est devenue la maîtresse de Louis XV ; puis qu’elle a été l’amante de son beau-frère, le dauphin étant donc le fils du Comte d’Artois, je crois. Je vous cite un de ces textes pour vous donner une idée de cette thématique, un texte que j’emprunte à La vie privée, libertine et scandaleuse de Marie-Antoinette, qui a paru en l’an 1, à propos justement des rapports entre Marie-Antoinette et Joseph II : « Ce fut le plus ambitieux des souverains, l’homme le plus immoral, le frère de Léopold, enfin, qui eut les prémices de la reine de France. Et l’introduction du priape impérial dans le canal autrichien y cumula, pour ainsi dire, la passion de l’inceste, les jouissances les plus sales, la haine de la France, l’aversion pour les devoirs d’épouse et de mère, en un mot tout ce qui ravale l’humanité au niveau des bêtes féroces. » Donc, voilà l’incestueuse et, à côté de l’incestueuse, l’autre grande transgression sexuelle : elle est homosexuelle. Là aussi, rapport avec les archiduchesses, ses sœurs et ses cousines, rapports avec les femmes de son entourage, etc. Le couplage anthropophagie-inceste, les deux grandes consommations interdites, me paraît caractéristique de cette première présentation du monstre sur l’horizon de la pratique, de la pensée et de l’imagination juridique de la fin du XVIIIe siècle. Avec ceci : c’est que dans cette première figure du monstre, Marie-Antoinette, la figure de la débauche, de la débauche sexuelle, et, en particulier, de l’inceste, me paraît être le thème dominant. »



La coquette

Mary Wollstonecraft, féministe et républicaine anglaise, fait un portrait de Marie-Antoinette à l’opposée de ceux marqués par l’excès et la monstruosité que nous avons vus précédemment, mais pas moins à charge : celui d’une femme légère et futile, incarnation de tous les maux de la cour de France, à la « douceur voluptueuse », aux « vices ruineux », passant le temps « de la manière la plus puérile, sans même l’apparence d’une certaine fermeté d’esprit pour pallier les errements de son imagination », dont la beauté et les artifices fondaient son « empire illimité » sur le roi (An Historical and Moral View of the Origin and Progress of the French Revolution, 1794). Cette critique anglaise et féministe de la reine de France, qui par son exemple désastreux justifie le dogme de l’éloignement des femmes du pouvoir, chose sérieuse et profonde, non plus par leur criminalité et leur monstruosité mais par leur légèreté, qui, agréable en tout autre contexte, devient criminelle en politique, aura une postérité remarquable… aux mains des masculinistes, qui y trouveront un moyen supplémentaire de critiquer les femmes de pouvoir. Même si l’on a pu observer une résurgence de la figure plus ancienne de la femme monstrueuse et despotique, avec Margaret Thatcher par exemple.



Conclusion : à quoi sert la misogynie ?

Pour Gaëlle Audéon (Féminicides), cette diffamation des femmes, reines ou princesses, vise à les exclure du pouvoir. Pendant tout le Moyen Âge, où les femmes peuvent encore régner et transmettre la couronne, elle fournit des arguments aux partisans de la loi salique, qui se construit pendant cette période comme une tradition ancienne et acquiert de plus en plus de poids. « Les crimes dont elles sont accusées, par les hommes, n’ont d’autre origine que la concurrence qu’elles représentent pour eux dans les sphères d’influence. » On trouve des traces de ce phénomène dès le XIIe siècle avec Aliénor d’Aquitaine qui aurait commis l’adultère avec son oncle ou le musulman Saladin, puis avec Blanche de Castille, régente du royaume, accusée de s’affranchir des lois de la chasteté du veuvage ; au XIIIe siècle Marie De Brabant, femme du roi Philippe III, est accusée d’avoir fait empoisonner son beau-fils, même réputation d’empoisonneuse pour Mahaut d’Artois qui aurait fait assassiner Philippe le Bel… Ces légendes noires des reines de France, auxquelles les historiens du XIXe siècle montreront tant de complaisance, concernent également Jeanne, épouse de Philippe VI, à deux reprises lieutenante du royaume, mais aussi Isabelle de Bavière, à qui son mari, sentant sa santé mentale décliner, va confier l’autorité royale, sans que personne dans l’entourage royal ne respecte sa décision.

À l’incarnation du pouvoir par des femmes, critiquée et honnie, répond le pouvoir féminin allégorique : Plumyène relève ainsi que l’exécration dont fait l’objet Marie-Antoinette surpasse de loin celle pour son mari, et propose une explication un peu différente de celles que nous avons vues jusque-là :

« Mère étrangère, marâtre, Messaline, corrompue dans sa chair et dans ses mœurs, il est tentant de voir en elle la figuration même de la mauvaise mère, et peut-être qu’une autre image collective, alors en gestation, de la France lui doit beaucoup, en tant que représentation violemment antithétique : Vierge guerrière, Minerve droite et fière, mère généreuse et protectrice, la France, dont il faudra attendre Michelet pour en avoir le portrait définitif, sera par excellence – France-Nation, France-Patrie, France-République ou France-Histoire – une image maternelle positive, un décalque inversé de la silhouette maléfique de l’Autrichienne. »

samedi 31 août 2024

Jean-Jacques et les Lumières


Source : Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (1776-78), Classiques Garnier, 1997



Ma première lecture des Rêveries, il y a peut-être 20 ans, m’avait laissé le souvenir d’un texte parfaitement représentatif de la littérature du XVIIIe siècle et du courant préromantique dont Rousseau fut l’initiateur incontesté.

Lire les Rêveries, en 2024, c’est être frappé, au contraire, par son actualité, s’étonner que notre époque ait autant de traits communs avec ce passé prestigieux qu’est le XVIIIe siècle français, comprendre des vécus, des situations, des sentiments, qui me semblaient parfaitement étrangers quelques 20 ans auparavant, grâce aux vécus, aux situations et aux sentiments largement exposés sur les réseaux sociaux. Je me méfie toujours des réécritures à travers les mots de notre époque d’une réalité lointaine, dont ils faussent forcément l’appréhension, mais parler ici de « complotisme », d’« influence », de « bad buzz », de « harcèlement organisé », de « haters »…, me semble tout à fait pertinent. Je n’ai pu m’empêcher de songer à Rousseau comme à un influenceur porté par l’aristocratie éclairée, nouant des liens ambigus, entre rivalité et soutien réciproque, avec d’autres influenceurs de sa génération (Diderot, d’Alembert, Hume), et acquérant la célébrité avec l’éclatant succès de la Nouvelle Héloïse en 1761 ; au scandale qui suit la publication, l’année suivante, de l’Émile et du Contrat social, comme à un bad buzz qui conduit à un éloignement, à un retrait provisoire ou définitif des réseaux, réponse souvent choisie, aujourd’hui, face à ce genre de phénomène, quand on ne lui préfère pas la contre-attaque juridique et/ou médiatique. Mais Rousseau semble peiner à se défaire de ses « haters », comme on peut le voir avec les épisodes de la fuite de Paris, de la trahison de Voltaire, de la fuite de Genève, de la « lapidation » de Môtiers puis du refuge au lac de Bienne. Enfin, grâce à la protection du prince de Conti, s’ouvre le temps long de la reconstruction de soi, qui, chez Rousseau, comme chez n’importe quel.le influenceur.se, passe par sa mise en scène et l’élaboration d’une vision globalisante et signifiante du passé à travers « l’écriture du Je » (cf. les Confessions, les Dialogues et, à la toute fin, les Rêveries).

Jean-Jacques Rousseau cède au complotiste en 1768, alors qu’il rédige ses Confessions. Dix ans plus tard, il reste persuadé qu’il y a complot, mais il n’en comprend toujours pas les ressorts. Son ampleur le déconcerte, car il y voit le concours de « toute la nouvelle génération » (des hommes cultivés), celle qui est née autour de 1735 et que Diderot et d’Alembert s’efforcent de réunir autour d’eux, tandis qu’elle s’éloigne de lui inéluctablement. Il y voit en outre le renfort d’agents de renseignement qui le suivent et le précèdent dans tous ses déplacements, rendent compte de ses faits et gestes à ses ennemis, agitent la populace qu’il est amené à croiser dans ses promenades et dont il doit souffrir les regards suspicieux.

D’un point de vue psychologique, Rousseau est fortement déprimé : on relève dans de nombreuses Rêveries les traces de la « pulsion de mort » qui neutralise tout, absorbe tout sentiment et fait tendre à l’inertie. La conscience de sa fragilité est néanmoins simultanément conscience de sa capacité à vivre pour lui-même sans les autres. Il ne cesse d’évoquer le souvenir de la perte de soi dans la sociabilité qui caractérise la célébrité, du vide qui s’est fait en lui au moment où toutes les portes se sont refermées, de son étonnement devant son aptitude à combler ce vide une fois la solitude assumée comme une fatalité, vécue non plus comme un désavantage mais comme un cadre où peut se déployer une vie nouvelle.

Les Rêveries offrent le témoignage rare d’un revers de fortune tel que Baltasar Gracian l’imaginait au XVIIe siècle à la Cour d’Espagne et qu’il s’attachait à prévenir dans son Art de la prudence, dont le texte rousseauiste constitue d’une certaine manière le contrepoint : s’il n’est pas possible d’éviter, peut-on atténuer et compenser ? Les Rêveries répondent positivement à cette question. Mais le prix à payer est élevé, et jusqu’à la fin de sa vie, Jean-Jacques fut bien en peine de dire ce qui s’était produit et dans quelle mesure la solution qu’il avait trouvée était transposable à autrui.

Sur ces deux points, voilà les hypothèses que j’avancerai.

Jean-Jacques Rousseau exprime un fort sentiment d’impuissance face à ce qu’il appelle sa destinée. Nous savons aujourd’hui que ce qui dépasse fondamentalement l’individu est ce qui, dans une société, interfère avec sa vie sans en dépendre : ses « structures ». Les structures sociales ne régulent pas seulement la société dans sa quotidienneté, elles règlent aussi les changements qui y ont cours, y compris les plus brutaux, comme les révolutions. J’ai montré, dans mon article sur Xénophane, comment la philosophie grecque avait pratiqué la « rupture épistémique » propre aux révolutions culturelles, en effaçant son passé théologico-poétique et en se prêtant, telle Athéna, une naissance spontanée « toute casquée et armée ». Il y a là un effet de structure culturelle commune à toutes les sociétés occidentales : effacement du passé et naissance spontanée dans la maturité.

L’Europe a connu un renouveau culturel au XVIIe siècle, avec Hobbes, Descartes, Spinoza, Leibniz et Newton. À l’exception de ce dernier, tous étaient des penseurs indépendants de l’université. Chacun a opéré sa propre rupture épistémique, la plus célèbre étant celle de Descartes, avec son doute méthodologique. Le XVIIIe siècle prolonge le même mouvement en l’amplifiant. À cet égard, les Lumières sanctifient moins les nouvelles acquisitions scientifiques que le nouvel appareil destiné à les recevoir et à les promouvoir : les diverses Sociétés scientifiques qui se généralisent à la marge de l’université et dont le fonctionnement s’inspire de celui de l’Encyclopédie – une assemblée d’autorités, des contributeurs spécialisés, un savoir qui se construit en deux temps, celui de la recherche partielle individuelle et celui de la synthèse collective autorisée. C’est sur ce plan que les Lumières innovent ; comme leur nom l’indique, elles ont vocation à éblouir, à faire disparaître ce qui se tient derrière elles et dont elles sont issues, à attirer l’attention sur la nouvelle production littéraire scientifique, faite d’articles publiés dans des revues scientifiques et de dissertations lauréates de prix proposés par les sociétés locales ou royales et les diverses académies.

Le Contrat social n’a pas seulement déplu parce qu’il faisait table rase de l’Ancien Régime : en cela, Rousseau continuait l’œuvre de révolution culturelle engagée au XVIIe siècle sur le plan politique (Hobbes, Locke, etc.), ce qui aurait dû lui valoir au moins le soutien de ses pairs. Les Rêveries nous permettent de saisir la raison de cette exécration générale. Le Contrat social critique sévèrement les régimes qui s’appuient sur les partis politiques, qu’un bon gouvernement se doit de réprimer. Si l’on peut comprendre que Rousseau n’en apprécie pas l’idée, pourquoi pour autant en faire la pierre de touche de sa science politique ? Les Rêveries fournissent sur ce point une précieuse indication : les sociétés scientifiques, quand elles sont en concurrence, non seulement sont fermées au débat interne, mais en outre propagent sciemment, en direction du public, des idées fausses à des fins de positionnement concurrentiel. L’absence de débat interne est sans doute ce contre quoi Jean-Jacques s’insurge le plus : à la base, les contributeurs spécialisés sont appelés à s’auto-censurer, voire à démontrer l’indémontrable au nom de la doctrine de leur société, et au sommet, le collectif des autorités n’a plus qu’une fonction inquisitoriale, bannissant ou promouvant au nom d’un dogme artificiel parce que né d’un positionnement concurrentiel. La critique des partis politiques du Contrat social est donc sous-tendue par celle des sociétés scientifiques. Posture inadmissible pour les tenants des Lumières !

Jean-Jacques Rousseau apparaît comme le dernier des penseurs individuels et méditatifs né dans une génération qui, contre lui et contre le passé qu’il représente (toute la lignée de Descartes à Leibniz, excepté Newton, justement parce qu’il s’est appuyé sur les moyens collectifs mis à sa disposition par Cambridge), veut construire une pensée scientifique collective et concurrentielle. La « nouvelle génération » est précisément celle des Lumières et ne peut que rejeter comme périmée la pensée de Rousseau, qui se trouve ainsi victime de la structure de la révolution culturelle des Lumières à trois titres :

  • il a contribué à les rendre possibles, mais s’en est éloigné en en critiquant le noyau dur informulé : le système concurrentiel des sociétés scientifiques ;

  • il a été effacé comme faisant partie du passé par sa propre génération, voire par celle antérieure représentée par Voltaire, plus malin que lui ;

  • il a été considéré comme nul et non avenu par la nouvelle génération, qui d’un côté ne veut plus lire que des revues et des dissertations scientifiques, de l’autre n’a plus d’autre ambition que de diriger le travail des autres.

Sa dépression, Jean-Jacques la doit à son masculinisme, qui annule l’appui que lui fournissent avec constance les femmes cultivées, et à son intérêt exclusif pour la république des Lettres, dont il pressent qu’elle seule est capable de le réhabiliter. Elle a fait l’objet d’un diagnostic sans appel de la part de la psychiatrie, qui a toujours regretté d’être née trop tard pour s’occuper de ce cas évidement de psychose paranoïaque évoluant en névrose de handicap.

Mais en psychiatrisant, on manque ce que ce processus pathologique recouvre : la découverte que fait Rousseau de lui-même, individu total doté d’un cœur sensible, situé à l’opposé du simple rouage d’une société qui ne cultive que ses yeux.

  • Cette reconquête de Jean-Jacques par Rousseau s’ouvre par la reconnaissance de la source de sa relégation universelle : se cherchant lui-même au milieu des autres, il réveillait chez eux cette peur de soi, de sa vacuité, de son insensibilité, immanquablement ressentie en société, et déclenchait ainsi une réaction instinctive de rejet.

  • Elle parvient à remonter à la racine de sa destinée, au moment où, quittant l’enfance, Jean-Jacques s’est perdu dans l’aristocratie cultivée.

  • Elle est proche d’une réassomption à nouveaux frais de cette destinée, notamment au vu du gain considérable que représente la pré-compréhension de l’économie de la subjectivité sociale. Sa guérison aurait été complète, s’il avait bénéficié du bagage sociologique et psychanalytique actuel.

Rousseau apparaît donc moins comme un cas clinique relevant de l’hôpital psychiatrique, que comme un exemple d’autoanalyse freudienne (identification de la cause de ses échecs sociaux, puis du moment où l’on s’est engagé dans cette voie d’échec, enfin reprise en main de sa vie à la lumière de cette double identification), nourrie d’autoanalyse bourdieusienne sur les effets de champs, et recommandable pour tous les cas de trajectoire sociale couplant ascension et chute brutales.

Mais au-delà même de ces vies sociales trop intenses, la socioanalyse couplée avec la psychanalyse me semble offrir un moyen efficace de réappropriation d’une vie que l’on croyait perdue. Par cette association, la psychanalyse cesse d’appartenir à la fonction-Psy dérivant du pouvoir psychiatrique, pour se rapprocher d’une simple mais efficace sagesse pratique.

mardi 25 juin 2024

Le pouvoir psychiatrique

 

Source : Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France (1973-1974)



« Encore une fois, l'assaillant souffre de troubles psychiatriques… Il est temps que l'état de la psychiatrie en France et le suivi des personnes deviennent une priorité, et que les médecins qui dénoncent un manque cruel de moyens et d'outils soient entendus. » Tweet du 15 juillet 2024 d’Alexandra Gonzalez, Cheffe adjointe du service police-justice sur BFMTV

Ce tweet me semble parfaitement résumer le point de vue d’une grande partie de l’opinion publique sur la question de la psychiatrie : si des personnes, chez qui l’on a diagnostiqué des troubles mentaux, commettent des actes criminels (ici une attaque au couteau), la faute en revient à un manque de moyens de l’institution asilaire, et non à sa fonction de « production » des fous et folles dangereux.ses, chose assez extraordinaire dans un pays comme le nôtre qui a vu l’élaboration d’un ambitieux courant de pensée critique à l’égard de la psychiatrie, où se sont illustrés des intellectuels aussi réputés que Deleuze, Guattari ou Foucault.

L’apport de Michel Foucault à ce courant de pensée est essentiel, d’autant plus qu’il appuie sa réflexion sur une interprétation fine et très originale de l’histoire de la médecine et de la psychiatrie. Quoiqu’il fasse partie de cette catégorie d’auteur.e.s dont la lecture bouleverse notre vision de la société, il me semble malheureusement rarement lu et encore moins étudié, peut-être du fait de la forme hybride de son œuvre, entre histoire et philosophie, alors qu’elle constitue un outil extrêmement efficace de critique des pouvoirs et des croyances et certitudes qu’ils véhiculent.

Voici un résumé de la série de conférences qu’il a prononcées au Collège de France, intitulée Le pouvoir psychiatrique.



1) Naissance de la psychiatrie

Au XVIIIe siècle, la folie est vue comme une erreur de jugement à propos de la réalité et pose avant tout le problème du rapport de l’entendement à la vérité. La thérapeutique est centrée sur le principe de la « crise », moment où la maladie parvient à maturité et se retourne contre elle-même (d’essence négative, elle ne peut mûrir qu’en se détruisant). Il s’agit ainsi d’aller dans le sens du malade, de le confirmer dans ses fantasmes, parfois même de les mettre en scène dans une sorte de comédie qui va leur prêter, pour un temps, une réalité fictive, et ce jusqu’au moment critique où l’erreur éclate aux yeux de sa victime. La guérison s’entend alors comme la restauration chez le malade, du lien naturel entre l’entendement et la vérité.

Avec la proto-psychiatrie de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, l’accent n’est plus mis sur l’erreur de jugement mais sur la ténacité, voire la violence avec laquelle le fou soutient sa thèse, qu’elle soit vraie ou fausse. La folie cesse d’être une maladie de l’entendement pour devenir une maladie de la volonté, contre laquelle doit se dresser une autre volonté, celle du psychiatre.

  • Le premier symptôme de la folie est, dans ce nouveau cadre, un déchaînement de force non maîtrisé : force physique pure chez le furieux, force des instincts déchaînés et des passions sans limites chez le maniaque non délirant, force de décohésion qui s'applique aux idées pour les rendre incohérentes chez le maniaque délirant, force obsessionnelle qui s'applique à une seule idée chez le mélancolique et chez le monomaniaque.

  • La thérapeutique employée vise à soumettre cette force à celle que déploie contre elle le psychiatre, force quant à elle parfaitement maîtrisée, quoique fondée non pas sur un savoir spécial mais sur les seules qualités morales et physiques du médecin. Dans cette thérapeutique qui entend instaurer un rapport de force entre soignant et soigné, entre deux volontés qui s’affrontent et dont l’une doit briser l’autre, le médecin n’agit évidemment pas seul, c’est le corps médical dans son ensemble qui est mobilisé. Il revient en particulier aux surveillants et aux servants d’initier ce « brisage » et au médecin lui-même de le mener à son terme.

  • La question de la vérité est absente du processus, sauf à la toute fin, quand le malade avoue son erreur, aveu qui scelle le processus de guérison. Mais ce qui importe, ce n’est pas que le fou ait eu raison ou tort, c’est qu’il soit convaincu d’avoir eu tort et que cette conviction marque la soumission de sa volonté à celle du médecin. Dans la proto-psychiatrie du début du XIXe siècle, l'instance médicale fonctionne comme pouvoir bien avant de fonctionner comme savoir.

1.1) Le personnel psychiatrique

Au cœur du dispositif thérapeutique proto-psychiatrique, il y a le corps du médecin. Citons François-Emmanuel Fodéré dans son Traité du délire (1816) :

    « Un beau physique, c’est-à-dire un physique noble et mâle, est peut-être, en général, une des premières conditions pour réussir dans notre profession ; il est surtout indispensable auprès des fous pour leur en imposer. Des cheveux bruns ou blanchis par l’âge, des yeux vifs, une contenance fière, des membres et une poitrine annonçant la force et la santé, des traits saillants, une voix forte et expressive »

Le pouvoir psychiatrique n’est cependant pas concentré dans un seul individu : son efficacité tient à sa dispersion, ses relais, son réseau, ses appuis… Deux types fonctionnels peuvent être plus particulièrement distingués.

  • Les surveillants :

    Leur fonction consiste d'abord à informer sur les fous (ils sont le canal optique non savant à travers lequel le regard savant et objectif du psychiatre va s'exercer), puis à surveiller les servants, derniers maillons de la chaîne de pouvoir.

  • Les servants :

    Si les surveillants observent du dessus, les servants, eux, observent du dessous : leur pouvoir réside dans leur infériorité prétendue par rapport aux malades, qu'ils feignent de servir matériellement. Ils rapportent ensuite leurs observations aux surveillants, qui les transmettent au médecin. Il s'agit bien d'un simulacre de service, où l'obéissance aux volontés du patient est limitée par le règlement, grande autorité anonyme, ou par les ordres du médecin.

Si le pouvoir se déploie de façon si structurée dans l’espace asilaire, c'est qu'il existe, en son centre, un danger qu'il s'agit de maîtriser, un pouvoir menaçant dont il faut triompher. Ce pouvoir est celui des fous, individus qui « se croient au-dessus de tous les autres » (Fodéré). L’asile est moins un lieu de connaissance et de guérison de la maladie qu'un champ de bataille.

1.2) Les scènes primitives de la psychiatrie

Il existe une scène fondatrice de la psychiatrie, que la postérité n'a pas retenue, mais qui a eu un grand retentissement en son temps. Elle est racontée par Philippe Pinel dans son Traité médico-philosophique (1801).

    Le roi d’Angleterre Georges III, pris de manie en 1788, est mis à l’isolement dans une chambre matelassée, dans un palais solitaire. Un médecin, connu seulement comme « celui qui le dirige », lui déclare qu'il n'est plus souverain et doit se montrer désormais soumis. Le prisonnier est servi par deux anciens pages d'une stature herculéenne, toujours muets, dont il est entièrement dépendant et qui lui font comprendre qu'ils lui sont supérieurs physiquement. Il est donc réduit à l'impuissance, assujetti à un autre pouvoir, qui s’oppose au sien terme à terme : anonyme, sans visage et sans nom, réparti entre plusieurs personnes, se manifestant par l'implacabilité du règlement qui ne se dit pas (mutisme des agents qui appliquent la discipline). Sans moyen d’affirmer sa volonté, le malade n’a plus que son corps pour se révolter : Georges jette ses excréments sur les murs et sur les servants, geste séculaire et profanatoire typique de l'insurrection contre les puissants des pauvres parmi les pauvres (lancer boues et immondices sur les carrosses et les riches vêtements, quand on ne peut pas même brandir les bâtons, faux et pioches des paysans ou les outils de travail des artisans). Mais ce geste attentatoire, au lieu d'être puni par le supplice et la mort comme le ferait le pouvoir souverain, entraîne une réponse différente : Georges est maîtrisé, jeté sur son lit, déshabillé et lavé par le page qui n’agit pas en tant que serviteur, en tant qu’individu, mais en tant qu’agent incarnant la discipline, qui ne le traite pas en sujet responsable de ses actes, mais comme un corps sur lequel s'applique un règlement qui stipule qu’il doit être propre et docile. Ce traitement n’a rien de médical quoique la psychiatrie soit rattachée à la médecine et qu’elle s’exerce à l’hôpital. C’est qu’à sa naissance, elle est purement disciplinaire et ne dispose pas de ce qui fait la scientificité de la médecine : l’observation et l'expérimentation.

Il n’est pas indifférent que le personnage principal de cette « scène primitive » soit un roi déchu : la proposition « tu n'es pas roi » est en effet au cœur de la proto-psychiatrie. Pour les psychiatres d’alors, au fond de toute folie, il y a la croyance d’être roi et la volonté d’imposer celle-ci à son entourage : tout fou a pris le pouvoir dans sa tête.

La scène fondatrice la plus célèbre (si célèbre qu’elle constitue le sujet d’un tableau de Charles-Louis Müller) est celle où le même Pinel ôte les chaînes des aliénés de Bicêtre en 1793. En apparence opposée à la précédente, elle la rejoint au contraire, car il ne s’agit pas de libérer les aliénés de leur enfermement, mais de les traiter autrement que ne le faisait le pouvoir souverain, d’abolir celui-ci et d’inaugurer à leur égard un autre pouvoir : ce pouvoir disciplinaire qui s’était exercé cinq ans auparavant sur Georges III. L’abolition du pouvoir souverain introduit d’elle-même à l’inauguration du pouvoir disciplinaire : la libération crée en effet une dette, qui doit être acquittée (1) en obéissant et se soumettant volontairement au pouvoir libérateur, (2) en guérissant et en offrant sa guérison à ce nouveau pouvoir. Il n’est pas question ici d'humanisme, mais de la transformation d'un rapport de pouvoir en un autre.

1.3) La cure de Monsieur Dupré

Entrons maintenant dans le détail de cette cure proto-psychiatrique centrée sur le rapport d’une force souveraine (la prise de pouvoir du fou) et d’une force disciplinaire (le pouvoir psychiatrique), avec l’examen de celle opérée vers 1830 par François Leuret, psychiatre à Bicêtre et auteur du Traitement moral (1840), sur un certain Monsieur Dupré. La pratique psychiatrique apparaît là comme un corpus de tactiques, de manœuvres, de gestes à faire, d'actions et de réactions à déclencher.

Le but initial et principal est d’imposer au sujet un rapport de force déséquilibré. Cet objectif intervient dès la prise de contact entre le psychiatre et le patient : démonstration initiale de force, elle manifeste que l'asile est le lieu d'un champ de forces déséquilibrées, où le déséquilibre est toujours et totalement en faveur du médecin. La réalité qui va être imposée au nouveau venu afin d’avoir prise sur sa maladie, est concentrée dans la volonté du médecin comme volonté étrangère à celle du malade, supérieure et donc inaccessible à tout rapport d'échange, d'égalité ou de réciprocité. L’affirmation de cette volonté doit à la fois induire un état de docilité et amoindrir le sentiment de toute-puissance qui caractérise la folie, sans qu’il y ait consensus sur la façon d’y parvenir : violences physiques et psychologiques permanentes ou non, prestance, charisme, agressivité et virilité du médecin, fonctionnement de l'institution asilaire (règlement, emploi du temps, travail…), tout cela contribue à ployer la volonté du fou. Deux moyens fondamentaux peuvent être relevés.

  • Re-sensibiliser le sujet aux fonctions prescriptrices du langage. Dupré doit apprendre tous les noms du personnel psychiatrique (apprendre à nommer pour apprendre la hiérarchie et donc le respect). Il doit énoncer son identité administrative (l’acception comme sienne d’une identité imposée de l’extérieur par l’autorité administrative psychiatrique est une étape importante dans la guérison). Il doit lire et réciter (ce qui le renvoie à son expérience de la discipline scolaire). Il doit obéir aux ordres les moins rationnels, ainsi vider une baignoire qui ne cesse de se remplir par ailleurs (apprentissage de l’exécution aveugle des consignes). Dans aucun cas le langage n’est valorisé pour sa capacité à décrire le réel dans sa vérité, seul compte la volonté extérieure qui le traverse pour s’imposer au patient.

  • Jouer sur les besoins du sujet. Pour faire comprendre à Dupré la nécessité de l'argent et donc du travail, on le place dans un état de carence soigneusement entretenu : (1) vêtements médiocres mais très propres, portions alimentaires toujours minorées et privation de nourriture comme punition, (2) mise au travail, facteur d'ordre mais surtout pivot d’un système de rétributions qui doit satisfaire les besoins créés par la carence asilaire, tout en restant en deçà des rémunérations normales, (3) privation de liberté par l'isolement qui doit protéger la famille et surtout créer un besoin de liberté. Par ce jeu des besoins et des carences s'impose la réalité de ce qui est nécessaire : l'argent et le travail qui lui est associé. Le monde extérieur, monde de la non-pénurie, devient désirable, tandis que l'asile y prépare par l’apprentissage du travail et de la valeur de l’argent. Est-il utile d’ajouter ici que la prison, autre dispositif disciplinaire, fonctionne encore ainsi aujourd’hui ?

Par là, le malade comprend que sa folie a des incidences négatives sur la satisfaction de ses besoins, qu’il est urgent pour lui de guérir, mais que la guérison ne lui est pas due, qu’elle doit être acquise par un travail docile, qu’il doit subvenir à ses propres besoins de telle sorte que la société n’ait pas à en payer le prix. La folie se paye et la guérison s'achète !

Il s’agit en outre de déshédoniser la folie : la cure de Dupré est compliquée par le plaisir qu'il prend à sa maladie, à son symptôme, à son séjour dans un lieu où il peut délirer à son aise, triple plaisir manifestant la toute-puissance de la folie, combattu par le déplaisir de la cure. Lorsque les carences asilaires ne font plus leur effet, que Dupré parvient à en faire le prix de son délire, alors on recourt à l’ultime carence, à sa libération, à sa sortie de l’espace de l’asile qui lui garantissait l’expression de sa folie. Il n’y reviendra qu’à la condition de se montrer plus docile et plus attentif à la nécessité du travail.

1.4) Pouvoir souverain et pouvoir disciplinaire

Il a existé et il existe, dans notre société, un pouvoir disciplinaire qui permet aux pouvoirs économique (usine), judiciaire (prison), éducatif (école), militaire (caserne), de toucher les corps, les comportements, les paroles, les habitudes, bref, de modifier, à travers les corps, les « fibres molles du cerveau ». Ce pouvoir s'est formé au sein des communautés religieuses médiévales, d'où il a été transposé dans les communautés laïques qui se multiplient aux XIV-XVe siècles, notamment chez les Frères et Sœurs de la vie commune. Les techniques empruntées à la vie conventuelle et à la discipline ascétique définissent des méthodes disciplinaires appliquées à l'apprentissage et au quotidien, pénétrant toute la société, pour devenir, au XIXe siècle, la forme majeure du contact entre pouvoirs sociaux et corps.

Ce pouvoir disciplinaire s'oppose à un autre type de pouvoir, le pouvoir souverain, qui lui est antérieur et pendant un temps concurrent.

  • Il lie dominants et dominés autour du cycle des prélèvements (artefacts, récoltes, temps et force de travail, mobilisation militaire, services divers) et des dépenses en retour (dons à l'occasion de cérémonies, de fêtes, protection militaire ou judiciaire, services religieux). Dans ce cycle, les prélèvements l'emportent toujours sur les dépenses.

  • Il est marqué par une antériorité fondatrice (conquête, serment de fidélité, acte de soumission, droit du sang…), qui nécessite d’être réactualisée régulièrement, aussi bien symboliquement (cérémonies, récits, marques vestimentaires, gestes de respect…) que par la menace et l’usage brutal de la violence (châtiments exemplaires).

  • Les rapports de souveraineté s'enchevêtrent sans constituer un tableau hiérarchique cohérent, et ils ne sont pas superposables : le rapport prêtre/laïc ne recoupe pas celui suzerain/vassal ; serf et serviteur ne sont pas sous l'emprise d'une même domination.

  • Le pouvoir souverain s'applique à une multiplicité supra-individuelle (famille, habitants d'un village…) ou à des aspects partiels de l'individualité (bourgeois de telle ville, chanoine de telle église…) : la domination s'exerce au-dessus ou au-dessous de l'individu en tant que corps. À l’autre pôle de la relation, ce pouvoir est plus nettement individualisé dans la personne du souverain, dont le corps est cependant impérissable, individuel mais non singulier, renouvelé par une passation sans interruption du pouvoir.

Le pouvoir disciplinaire lui est clairement opposé sur chacun de ces points.

  • En lieu et place du prélèvement, le pouvoir disciplinaire procède à une confiscation totale du temps, des gestes, des comportements, des produits et des services. Ainsi le soldat moderne, contrairement à son prédécesseur qui passait constamment du métier des armes au vagabondage/brigandage, qui ne se voyait prélever qu'un temps limité de son existence, voire de ses journées, conserve toute sa vie le même statut (quand il ne combat pas, il est soit en garnison, soit à la retraite, mais il est toujours soldat).

  • L’exercice de ce pouvoir ne s’ancre pas dans une antériorité fondatrice, mais regarde essentiellement vers l'avenir, vers le moment où, la discipline devenue habitude, la société fonctionnera comme un vaste réseau disciplinaire dont les ultimes relais seront les individus eux-mêmes. Il ne se soutient pas par la cérémonie mais par le franchissement progressif des degrés de son exercice. Il ne châtie pas mais punit. Il ne recourt pas au déferlement arbitraire de la violence, mais au règlement interne qui envisage dans le détail les comportements, exprime les attendus disciplinaires à leur égard et prévoit les punitions adéquates. Dans le cadre de l’usine par exemple, la gestion du temps est primordiale, et une attention particulière est portée, au-delà des questions de productivité, aux conversations entre les employé.e.s, dans le temps de travail mais aussi dans les moments de pause. Il s’agit moins ici, selon Foucault, de maximiser les profits patronaux ou de prévenir les grèves en gardant toujours un œil sur les éléments les moins productifs ou les plus revendicatifs, que d’appliquer et de développer une discipline de travail, fût-elle bornée sur le plan de la productivité et de la prévention des conflits sociaux : on traque les blagues graveleuses plus que les revendications salariales.

  • Le pouvoir disciplinaire tend à l'isotopie : chaque élément prend place dans un cadre hiérarchique de type fonctionnaliste, de sorte qu’il devient possible de passer d’un champ disciplinaire à un autre sans conflit ou contradiction (de la hiérarchie scolaire à la hiérarchie professionnelle par exemple : on sait à quel point une société qui ne valorise pas professionnellement ses diplômés est considérée comme défaillante ou arriérée), de même qu’au sein d’un champ disciplinaire l’évolution statutaire relève du règlement (examens, promotions par changement de grade, etc.) et non pas du rapport de force (menaces, faveurs, etc.).

  • Alors même qu’il s’applique à la singularité de l’individu, à son corps comme support de cette singularité, le pouvoir disciplinaire est anonyme, désincarné. Il est fait pour fonctionner, chacun est substituable, chaque supérieur est lui-même surveillé et fait partie d'un ensemble plus vaste. L'instrument privilégié de la discipline est l'écriture, qui permet d'enregistrer ce que dit/fait l'individu, d’informer la hiérarchie, et de rendre cette information accessible à tout moment. Dans le système disciplinaire, qui vise une emprise totale sur tous les corps, il y a nécessairement du résidu, de l’inclassable, du marginal irréductible (le déserteur, le « débile mental » qui ne sait ni lire ni écrire, le délinquant ininsérable, le fou indiscipliné). Il tend alors à se démultiplier en étendant son emprise aux marginaux par la création de structures d'accueil disciplinaire idoines (on pense de nos jours aux écoles de la deuxième chance, aux établissements de la Protection judiciaire de la jeunesse, aux maisons d’accueil spécialisées, etc.).

Si le pouvoir disciplinaire se substitue progressivement au pouvoir souverain, il est un lieu où celui-ci subsiste : la famille, qui conserve en son sein des schémas de souveraineté (domination, appartenance, liens de vassalité et de suzeraineté), mais les limite aux rapports homme/femme, parents/enfants, à une micro-cellule qui se greffe sur le système disciplinaire et en est un des éléments de solidité essentiel. Au début du XIXe siècle, la formation du prolétariat, les conditions de travail impliquant des déplacements incessants de main-d'œuvre, les difficultés de logement, le travail des enfants et des jeunes gens, compromettent les relations familiales : la famille est en danger. On observe une généralisation du vagabondage, une multiplication des bandes d'enfants vivant collectivement dans des dortoirs, un accroissement des naissances illégitimes, des abandons, des infanticides, ce à quoi va s’opposer, dès 1820, un effort pour restaurer la cellule familiale : patrons, philanthropes et pouvoirs civils incitent la classe laborieuse à se mettre en ménage, à se marier, à vivre dans un même foyer, à procréer, à reconnaître ses enfants… tout en développant des dispositifs de type disciplinaire (les premières cités ouvrières par exemple) qui poursuivent le même objectif. Quand, malgré tout, la famille défaille et ne joue plus son rôle, les structures disciplinaires prennent le relai (orphelinat, maison pour les enfants trouvés, maison pour « l'enfance en danger »…), s’efforçant de reproduire la structure familiale et se construisant en référence à elle. Dans un contexte où la figure de l'enfant se généralise pour penser ceux qu'il s'agit de dominer, les délinquants, les peuples colonisés comme les fous sont tenus d’intégrer ce modèle familial, condition de leur amendement.



2) L’asile et la fonction-Psy

2.1) La famille et l’asile

Si la famille peut acquérir le statut de modèle intégrateur pour toutes les marginalités, c’est qu’on lui demande parallèlement de collaborer aux systèmes disciplinaires, en repérant et désignant l’anormal en son sein : la famille (bourgeoise dans un premier temps) devient l'instance disciplinaire d'anormalisation de l'individu (et comme telle, nouveau relai du psychiatre au plus près des individus, au plus loin de l’hôpital). Lui sont transférés les techniques de pouvoir et les schémas disciplinaires, à travers lesquels se développe un regard psycho-pathologique parental sur l'enfant. Désormais elle est une petite école (apparition des devoirs à la maison, de la notion de parents d'élèves…), une micro-maison de santé où se fait le contrôle de l'anomalie des corps et des âmes, une caserne en petit format et un modèle réduit de bordel (le père organisant l’éducation sexuelle de son fils par le recours à la prostitution). Il s'agit de repérer (de plus en plus tôt à mesure qu’on approche de la fin du XIXe siècle) les fous, les débiles, les mauvaises têtes, les vicieux, les homosexuels, qui seront ensuite normalisés en institutions et restitués pour le plus grand bénéfice fonctionnel de la famille : la soumission au schéma souverain familial (bon fils, bon époux…) moyennant paiement d’une part du bénéfice économique lié à la renormalisation. C’est ainsi que les institutions disciplinaires ont pu trouver une place dans l’économie de marché.

Car « on ne peut guérir un aliéné dans son environnement familier » : il doit être séparé de sa famille et de ses amis. Plusieurs raisons sont avancées.

  • L’entourage du fou ne cesse de le renvoyer à sa folie.

  • Le fou attribue ses souffrances à la malveillance de son entourage et non à sa folie.

  • Le fou dispose d’un pouvoir sur sa famille (« père tyrannique », « épouse capricieuse », « fils adoré et trop gâté ») qui tend à renforcer son délire de grandeur.

  • Le pouvoir du médecin ne peut « mordre » sur l'individu que s’il y a suspension de l’influence familiale.

Une fois la rupture accomplie, c’est l'hôpital lui-même, en tant qu'appareil panoptique, qui devient l’organe principal de la thérapie : sa disposition architecturale, la manière dont les individus sont distribués dans ses espaces, y circulent, y regardent et y sont regardés. Sont ainsi supposés permettre la guérison :

  • La visibilité permanente du fou, qui dès lors fait effort pour dissimuler sa folie.

  • Le système pyramidal de surveillance, où chacun surveille les autres selon un ordre hiérarchique clair, surveillance qui s’accompagne d’une production ascendante de rapports : gardiens → infirmiers → surveillants → médecins → médecin-chef.

  • L'isolement, qui permet d’éliminer les effets de groupe.

  • La concentration des fous, la vue de la folie des autres étant salutaire pour le malade incité à adopter le point de vue du médecin.

  • L’incessante punition assurée par le personnel ou par une série d'instruments (chaise fixe/mobile, menottes, manchons, cercueil d'osier, collier de chien…), d’appareils homéostatiques (moins on leur résiste, moins ils se font sentir) et orthopédiques qui ont pour but le dressage du corps par une action continue qui doit finir par les rendre inutiles.

Le médecin est au centre du dispositif psychiatrique : son corps est assimilé à l’espace asilaire ; chaque partie de l’asile est l’un de ses membres, commandée par ses propres nerfs. La réalité qui doit faire plier le malade passe entièrement par ce corps :

  • la première réalité qui s’impose à lui est celle du corps du psychiatre qui lui fait face au commencement de la thérapie ;

  • l'architecture de l'asile est calculée de manière à ce que le corps du psychiatre puisse être virtuellement partout, qu’il puisse tout voir et faire à chaque instant une revue de tous les malades et soignants ; son regard, son oreille, ses gestes sont relayés par ceux de son personnel, prolongement de lui-même. Pour reprendre les mots d’Esquirol, dans son traité Des maladies mentales (1838) : « Le médecin doit être, en quelque sorte, le principe de vie d’un hôpital d’aliénés. C’est par lui que tout doit être mis en mouvement… »

2.2) Le capitalisme psychiatrique

L’enracinement de la discipline au sein de la famille inaugure un « phénomène d'exploitation et d’organisation des profits d’anomalie, d’illégalisme, d’irrégularité ». La première fonction du système disciplinaire était d'ajuster la multiplicité des individus aux appareils de production. Un tel système créant nécessairement des anomalies, de l'illégalisme, des irrégularités, la bourgeoisie va s’attacher à y trouver une nouvelle source de pouvoir et de profit.

L’exemple de la prostitution est à ce titre frappant : s’organise autour des prostituées tout un système disciplinaire, dont les agents sont les souteneurs-mouchards recrutés parmi les délinquants et constitués comme milieu pour être mieux exploités. Le but de cette organisation est de (1) reconduire au capital tous les profits prélevés sur le plaisir sexuel, interdit (quoique toléré) donc coûteux et profitable, (2) contrôler l'individu masculin dans ce qu’il a de plus quotidien et intime, et normaliser sa sexualité (lutte contre l’homosexualité et le fétichisme notamment).

La clinique privée, très éloignée des hôpitaux publics/hôpitaux-casernes réservés aux pauvres, permet de tirer profit de la marginalisation des riches malades. Pour augmenter ces profits, on conserve le grand principe énoncé par la proto-psychiatrie de l'isolement (le patient ne doit pas être soigné chez lui). En contrepartie, on rend à la famille quelqu’un d’ajusté à son propre système de pouvoir. Les maisons de santé suivent le modèle familial : le père de famille est le directeur, sa femme, la mère de famille, les autres malades, des frères et sœurs. Le fait de ressentir des sentiments familiaux (reconnaissance, piété filiale…) doit conduire à la guérison. C'est une famille idéale, une sur-famille et, en même temps, une sous-famille qui est amenée à s'effacer au profit de la vraie.

L'établissement issu du couplage de l'asile de Clermont-sur-Oise (financé par la commune) pour les malades pauvres, d’une ferme (inscrite dans l’économie de marché agricole) et de la maison de santé de Fitz-James pour les résidents riches (financée par leurs familles), offre l’exemple d’une parfaite articulation entre discipline asilaire et modèle familial. Cet établissement présente l’image une société capitaliste utopique : l’asile constitue une réserve de main-d’œuvre pour la ferme, la ferme est le lieu du travail productif avec un modèle proche de l'esclavage et de l’exploitation coloniale, le château accueille ceux qui bénéficient du profit généré par le travail en général (celui de la ferme et celui assurant les revenus des familles des résidents). S’y exercent deux types de pouvoir : (1a) disciplinaire dont le but est de maintenir les gens tranquilles, (1b) disciplinaire de colonisation et d'esclavage, (2) familial. La classification nosologique des malades pauvres est liée, non à leur curabilité, à la forme de leur traitement ou à des prescriptions thérapeutiques, mais à leur utilisation possible : les maniaques, déments et monomanes sont bons pour les travaux des champs et des ateliers, les imbéciles et idiots pour la propreté. Les délirantes travaillent au lavoir, les mélancoliques étendent le linge, les imbéciles et idiotes le transportent, les monomanes le plient et le repassent.

2.3) Pouvoir psychiatrique et réalité de la psychiatrie

Le développement de la psychiatrie au XIXe siècle est marqué par la disjonction entre sa fonction disciplinaire, motrice, et sa fonction médicale, légitimante. Mais qu’en est-il sur le plan purement thérapeutique ? La guérison du fou est assise sur sa confrontation avec la « réalité » :

  • celle de l'Autre (le psychiatre) en tant que centre de volonté et foyer de pouvoir, supérieurs à sa volonté et à son pouvoir ;

  • celle de « son » identité et de « son » histoire ;

  • celle de sa folie, qu’il doit reconnaître comme un vice moral (inattention, orgueil, méchanceté…) ;

  • celle de ses besoins et du travail qui permet de les satisfaire.

Ces quatre éléments de la réalité inscrivent au cœur de la pratique psychiatrique des questions que l’on va retrouver tout au long de l’histoire de la discipline :

  • la dépendance et la soumission à l'égard du médecin en tant que détenteur du pouvoir ;

  • la pratique du récit autobiographique ;

  • le désir secret et irrecevable qui fait exister la folie comme folie ;

  • l’argent, la compensation financière, ce qui permet au fou de financer son existence de fou.

L’individu guéri est celui qui a accepté ces quatre jougs.

La spécificité de l'asile par rapport aux autres institutions disciplinaires découle de ce qu’il n'est pas seulement disciplinaire mais également médical, ce qui n’était pas le cas des établissements recevant les fous avant le XIXe siècle. À partir de la toute fin du XVIIIe siècle s’énonce la double affirmation : les fous ont besoin d’une direction et cette direction doit être assurée par un personnel médical. Pourtant, dans les faits, l’écart se creuse entre la théorie médicale de la maladie mentale, en plein développement, et les pratiques psychiatriques.

  • Le médecin, celui qui possède et est capable d’appliquer un certain savoir à son patient, n’a que peu de relations avec lui (un médecin-chef consacrait en moyenne à chaque malade de 18 à 37 minutes par an !).

  • La distribution des malades dans l'espace asilaire n'a rien à voir avec le découpage nosographique des maladies mentales de cette époque. Elle se fait selon les distinctions incurable-curable, obéissant-insoumis, calme-agité, capable-incapable de travail, puni ou non, malade à surveiller ou non ou épisodiquement.

  • Ce qui est prescrit dans un premier temps dans un but thérapeutique (douche, cautérisation, moxa…), est rapidement employé, parce que douloureux ou désagréable, comme technique de direction, à titre de punition. Idem pour les médicaments : le laudanum et l’éther, dont le but initial était de calmer le système nerveux, servent ici à prolonger à l’intérieur du corps les effets extérieurs d’assujettissement du système asilaire.

Dès lors pourquoi faut-il un médecin pour diriger les fous, puisque son savoir n’est pas mis en œuvre et n’est pas mis en œuvre par ses soins ? N’importe quel directeur ne pourrait-il pas jouer ce rôle ? La réponse n’est pas évidente, comme le montre le conflit historique entre le directeur administratif et le directeur médical, résolu au profit du médecin en 1973, au profit de l’administrateur civil aujourd’hui… Le médecin a pour lui un savoir qui lui donne un pouvoir supplémentaire, dont il peut faire jouer les marques pour dominer (quel qu’en soit le contenu). Ces marques de savoir se manifestent dans :

  • linterrogatoire du malade : le psychiatre ne doit jamais montrer qu’il dépend de ce dernier pour obtenir des informations ; il lui posera une série de questions canoniques propres à lui faire croire que les réponses données sont signifiantes à l'intérieur d'un champ de savoir déjà constitué ;

  • la connaissance grâce au contrôle disciplinaire de tous les agissements du malade à l'intérieur de l’asile ;

  • le jeu sur le double registre médication/direction : la punition doit passer pour thérapeutique et le remède pour punitif ; ce jeu dépend entièrement du savoir du médecin, détenteur de la vérité sur ce qui est remède ou punition ;

  • le rite de la présentation clinique (qui apparaît très tôt, dès 1817) : le psychiatre est simultanément celui qui interroge et examine le malade et celui qui enseigne à des élèves ; il est médecin et maître (PU-PH dirait-on aujourd’hui, professeur des universités-praticien hospitalier). La présence d'auditeurs démultiplie l'effet de puissance de sa parole sur le malade qui a tendance à ne pas l'écouter et ne pas la respecter sans cela. Il prouve qu’il connaît sa maladie, puisqu’il peut en parler. L'anamnèse du cas devant des étudiants qui s’y intéressent, donnant à voir au malade sa vie comme maladie, le pousse à en admettre la réalité. Enfin, sa complaisance, lorsqu’il contribue à l’exposé du médecin en parlant de son cas, est rétribuée jusqu’à un certain point et le fait entrer dans un système économique d’échanges.

La clinique magnifie donc les marques de savoir, et non le contenu d’une science. Ces marques permettent au médecin d’exercer à l’intérieur de l’asile un pouvoir absolu et au pouvoir psychiatrique de jouer son rôle d’« intensification » de la réalité (dépendance du réel à l’égard d’une volonté extérieure, capacité du réel à imposer au malade jusqu’à son identité et son histoire, valeur thérapeutique d’un réel aux vertus normalisantes).

Le pouvoir psychiatrique va dès lors connaître trois destins :

  • Fonction d'intensification du réel, il se maintient dans les asiles, mais essaime par ailleurs dans d'autres institutions disciplinaires (écoles, usines, prisons, casernes…) qu'il redouble à travers la fonction-Psy. Ces diverses institutions qui l'intègrent ont eu besoin, à un moment, de faire fonctionner la réalité comme pouvoir. L'école recourt ainsi à des psychologues pour donner à l’apprentissage du savoir scolaire, irréel, la réalité d’une stagnation ou d’un progrès signifiants dans la vie de l’enfant (corrélation entre décrochage scolaire et mal-être, entre succès scolaires et gain de maturité…).

  • Les avancées de la neurologie mettent en cause la réalité des maladies mentales qui n'ont pas de corrélations anatomiques : elles font porter à leur égard un soupçon de simulation. La psychiatrie entreprend alors de se donner une norme de scientificité, neurologique.

  • Les principaux éléments du pouvoir psychiatrique (loi du pouvoir de l'Autre, prestige de la parole du médecin, obligation de l'anamnèse, tentative de débusquer le désir fou qui fait la réalité de la folie, loi de l'argent…) vont se déplacer dans une pratique qui se veut pourtant non psychiatrique : la psychanalyse.

2.4) La « fonction-Psy »

La « fonction-Psy » comprend tous les agents d'un système disciplinaire qui se branche là où se produit une béance dans la souveraineté familiale. Lorsque l'individu échappe à cette souveraineté, l'hôpital psychiatrique prend le relai, le dressant à l'apprentissage d'une discipline qui permet la re-familiarisation, d'où la demande de la famille à psychiatriser.

La « fonction psy » va sortir de l’asile et gagner en importance jusqu’à bientôt jouer le rôle de ce dernier pour tous les indisciplinables, dans le cadre de l’école, de l’armée, de la prison…

Au XXe siècle, elle devient le discours et l'instance de contrôle de tous les systèmes disciplinaires, et forme tous les schémas de normalisation, d’assujettissement mis en œuvre en leur sein (psychopédagogie, psychologie du travail, criminologie pour la discipline carcérale, etc.). Comme le pouvoir psychiatrique, elle est tactique d’assujettissement des corps au sein d’une physique du pouvoir, pouvoir d’intensification de la réalité, constitution des individus à la fois receveurs et porteurs de réalité.

2.5) Le rôle de l’enfant dans la généralisation du pouvoir psychiatrique

Au cours du XIXe siècle, l’enfant va devenir la cible principale de l'intervention psychiatrique : (1) directement : les perspectives de profit qui se dessinent pour la psychiatrie invitent à augmenter la très rentable fournée de matériau humain, avec l'idée qu'on n’est jamais trop jeune pour être fou ; (2) indirectement : le fou adulte doit décliner son identité psychiatrique en commençant par le récit de son enfance. La psychiatrisation de l’enfance va fortement contribuer à l’extension du domaine d’application du pouvoir psychiatrique, tant géographiquement (les campagnes après les villes) que socialement (dissémination de la fonction-Psy dans toutes les instances de pouvoir).

Assez curieusement, le mouvement n’est pas parti de l’enfant-fou, « découvert » tardivement, vers 1880, et recruté exclusivement dans la progéniture peu nombreuse de la riche clientèle des cliniques, mais de cet enfant non-fou qu’est l’idiot.

Avant le XIXe siècle, l'idiotie appartient à la catégorie générale de la folie, dont elle constitue un paroxysme : l’erreur délirante y est telle qu’elle en vient à annuler toute pensée et toute perception. Au début du XIXe siècle, elle devient un état de non-développement des facultés intellectuelles, ce qui la sort du champ de la folie.

  • L’idiotie existe dès la naissance, tandis que la folie apparaît au cours de la vie (à la puberté).

  • L'idiotie est stable, la folie peut s’aggraver, se stabiliser et même se guérir.

  • L'idiotie est une infirmité (liée à des vices organiques de constitution) et non une maladie (liée à des lésions accidentelles qui surviennent à un âge donné).

La définition de l'idiotie s'affine ensuite avec la distinction entre l'idiot (arrêt de développement) et l'arriéré (développement plus lent que chez les autres enfants). Le développement devient une norme par rapport à laquelle on se situe. Il existe deux variables : le stade auquel on s'arrête (pathologie du blocage pour l’idiot) et la vitesse (pathologie de la lenteur pour l’arriéré). Se dessine une double normativité : si l'ampleur de l'idiotie se mesure par rapport à une norme incarnée par l'adulte, l'ampleur du retard se mesure par rapport à la moyenne des autres enfants. L'idiot et l'arriéré ne sont plus des malades, mais des variétés d'enfants, des enfants anormaux, et les soins à leur apporter ne doivent pas différer en nature de ceux donnés à l'enfance : la thérapeutique de l’idiotie, c’est la pédagogie. Dans cet arrêt ou cette lenteur du développement se manifeste une force de résistance au développement, force que le développement a justement pour effet d’affaiblir : l’instinct comme antithèse de la volonté, qui retranche l’idiot/l’arriéré du monde moral.

Si la théorie médicale distingue l’idiot du malade, l’institution et l’administration, elles, tendent à psychiatriser l’idiotie, qui va être prise en charge par l’asile, dans des quartiers qui lui sont dédiés. La raison en est, non pas leur difficile scolarisation (qui n’apparaîtra comme un problème qu’à la fin du XIXe siècle), mais l’obstacle qu’ils constituent au travail de leurs parents. D’ailleurs le même souci préside, à cette époque, à l’organisation des établissements d’enseignement, supposés « libérer » les parents pauvres et les rendre disponibles pour le marché de l’emploi. L’idiotie est ainsi finalement réintégrée à la catégorie de l’aliénation mentale, ce qui autorise l’internement des idiots et des anormaux dans les mêmes lieux et selon les mêmes mécanismes que pour les fous. Ils vont y être éduqués par un pouvoir psychiatrique dans sa forme la plus canonique, recourant au « traitement moral » :

  • L’affrontement des volontés antagonistes devient celui de la volonté du psychiatre et de l’instinct de l’idiot (conçu comme volonté de ne pas avoir de volonté !), opposé à la volonté adulte qui est volonté capable d’obéissance. Et c’est à un psychiatre, assimilé à un maître absolu, qu’il revient de dompter cet instinct par sa présence corporelle.

  • L’idiot doit observer un emploi du temps minutieux, il est mis au travail, générant un profit pour l’institution qui l’accueille.

Ce profit n’est pas destiné à couvrir les frais occasionnés par l’internement. Celui-ci incombe aux collectivités publiques, qui rechignent à le prendre en charge, malgré son caractère « social » : la pauvreté du nouveau public (idiots et arriérés) n’est pas un critère suffisant pour lever les résistances ; mieux vaut évoquer sa dangerosité : les médecins prennent l’habitude de mentir, de le criminaliser, de lui inventer une propension à tuer, violer, incendier… pour pouvoir l’interner. Pour justifier le financement public du coût de l’anomalie, on passe de la notion d’assistance à celle de protection. À la fin du XIXe siècle, ces fausses accusations sont prises de plus en plus au sérieux : l’idiot est devenu dangereux, et, avec lui, tous les anormaux, tous ceux dont l’instinct est déréglé. Il revient désormais à la psychiatrie de soigner non seulement la folie, propre à l’adulte, mais aussi l’anomalité (ce qui fait de l’individu une anomalie corporelle et sociale), propre à l’enfant : « elle est en train de devenir quelque chose d’infiniment plus général et plus dangereux qui est le pouvoir sur l’anormal, pouvoir de définir ce qui est anormal, de le contrôler, de le corriger ». Possédant la science et le pouvoir sur l’anormal, la psychiatrie va pouvoir revendiquer pour elle tout ce qui sort de la norme dans les autres régimes disciplinaires (militaire, scolaire, professionnel…). Spécialiste de l’enfant anormal et de l’adulte fou, elle s’intéresse aux liens de l’un à l’autre :

  • C’est l’instinct non bridé chez l’enfant qui produit la folie chez l’adulte.

  • La folie a une histoire. L’instinct débridé de l’enfant a sa source dans la folie de ses parents / ascendants.

On a là les éléments de la théorie de la dégénérescence, entendue comme prédisposition à l’anomalie qui, chez l’enfant, rend possible la folie de l’adulte, et qui est, sur l’enfant, la marque de la folie de ses ascendants.

2.6) Un dernier aspect de l’extension du pouvoir psychiatrique : folie et criminalité

Si l’idiot a été accaparé par la psychiatrie, si l’on a justifié son internement par la nécessité de protéger la société de sa dangerosité et de ses crimes potentiels, c’est que la psychiatrie a commencé, à partir des années 1820, à associer étroitement crime et maladie mentale.

Vers ces années-là, on note un phénomène très curieux dans les tribunaux : la revendication par les psychiatres, de leur propre chef, sans demande de la part de la défense, du criminel comme malade mental. Le crime n’est-il pas un signe de maladie ? Ils élaborent alors la notion de monomanie : quand un crime n’a aucune raison d’être, il est l’unique symptôme d’une maladie mentale dont le principe est le crime lui-même, la pulsion au crime.

Il ne s’agit pas tant pour le pouvoir psychiatrique de prélever des fous parmi les criminels, que de suggérer l’idée que si certains crimes sont le fait de fous, c’est que les fous sont des criminels potentiels, c’est que la société est mise en danger par la folie, c’est que le pouvoir psychiatrique est là pour protéger la société.



3) Réalité et irréalité de la folie

3.1) Combler le vide scientifique de la psychiatrie

L’apparition, à la fin du XVIIIe siècle, de l’anatomie pathologique, notion théorique et instrument pratique, révolutionne la médecine en permettant de manifester, grâce à une lésion à l’intérieur de l’organisme, la réalité de la maladie et de produire un diagnostic différentiel par le recoupement des différentes lésions qui individualisent les maladies. Ici encore la psychiatrie va suivre un tout autre chemin que la médecine.

  • Sa question centrale n’est pas celle à laquelle permet de répondre le diagnostic différentiel, de ce qui distingue telle maladie de telle autre. Le diagnostic psychiatrique s’exerce dans un champ binaire. Diagnostic absolu, il s’efforce de déterminer s’il y a folie ou non.

  • La psychiatrie est une médecine où le corps est globalement absent : elle ne cherche pas à assigner tel comportement, telle catégorie d’hallucination, telle manière de parler… à une lésion, mais à savoir s’ils relèvent ou non de la folie.

Pour établir ce diagnostic absolu, la psychiatrie instaure une épreuve ou série d’épreuves permettant d’inscrire dans le champ de la réalité ou de disqualifier comme irréelle, la folie supposée. La folie doit donc passer l’épreuve de la réalité, épreuve qui a pour fonction de :

  • retranscrire la demande d’internement psychiatrique en termes de maladie (ou de non maladie) et transposer les motifs de cette demande en termes de symptômes ;

  • faire exister et fonctionner comme savoir médical le pouvoir décisionnaire (d’internement) et disciplinaire du psychiatre, alors qu’il en est en grande partie dépourvu.

L’épreuve psychiatrique est une double « intronisation » : celle de la vie de l’individu comme tissu de symptômes pathologiques et celle du psychiatre comme médecin. Elle introduit par ailleurs à l’hôpital. Pourquoi ne peut-on pas sortir de l’asile ? Parce qu’on ne cesse d’y entrer : chacune des rencontres avec le médecin, chacun des affrontements médecin-malade répète cet acte fondateur par lequel la folie va exister comme folie et le médecin comme médecin. S’instaure un jeu complexe entre un formidable sur-pouvoir médical, où le médecin fait corps avec le système disciplinaire, où son corps est l’asile lui-même, et un prodigieux sur-pouvoir du malade, qui, par sa manière de passer l’épreuve psychiatrique, va introniser ou non le psychiatre comme médecin. Cette épreuve psychiatrique prend trois formes.

  • L’interrogatoire.

    • Il comporte la recherche des antécédents : il est demandé au malade de faire la liste de toutes les maladies héréditaires, organiques ou non, constitutionnelles ou accidentelles, qui ont affecté ses ascendants/collatéraux. L’hérédité est une manière de donner corps à la maladie, corps méta-individuel, quand on ne peut la situer au niveau du corps individuel.

    • Il comporte également la recherche des antécédents individuels de la folie, des épisodes qui l’annoncent, qui témoignent de l’anomalie du malade, condition de possibilité individuelle de sa folie. Cf. les souvenirs d’enfance de Pierre Rivière (crucifixion d’une grenouille, décapitation de choux assimilés à des têtes…).

    • Il prend la forme d’un marché : en échange de sa déresponsabilisation, le malade restitue sous forme de symptômes les motifs qui l’ont conduit devant le psychiatre.

    • Sa finalité est de faire reconnaître au malade l’existence chez lui d’un foyer de la folie et de l’actualiser à l’intérieur de l’interrogatoire, soit par l’aveu (« Oui, j’entends des voix / je suis Napoléon ! »), soit par la crise (susciter l’hallucination, provoquer la crise d’hystérie). Il doit ne plus pouvoir dire autre chose que « je suis celui pour lequel a été créé l’hôpital, qui rend le médecin nécessaire, je suis malade et vous qui êtes celui qui a la fonction de m’interner, vous êtes donc médecin ». L’interrogatoire s’arrête sur la double intronisation de l’individu interné comme malade et de l’individu internant comme médecin.

    • Pour les psychiatres d’alors comme pour beaucoup de ceux d’aujourd’hui, l’aveu guérit, il est le moment où l’individu s’affranchit de sa folie tout en la faisant exister. On note l’analogie avec la confession religieuse.

    • L’activité du psychiatre, dans l’hôpital du XIXe siècle, se résume à la visite (« mouvement par lequel le médecin parcourt les différents services de son hôpital pour opérer tous les matins la mutation de la discipline en thérapeutique ») et à l’interrogatoire, soit privé, en tête à tête avec le malade, soit public, en présence du chœur des étudiants, dispositif qui renforce son caractère rituel et solennise l’intronisation.

  • La drogue.

    • Dans la majeure partie du XIXe siècle, la pratique de la drogue (essentiellement opium, nitrite d’amyle, chloroforme, ether) est massive dans les asiles à titre punitif-thérapeutique.

    • L’intoxication au haschisch à laquelle s’astreint Moreau de Tours (Du Haschisch et de l’aliénation mentale, 1845), dont il met en relation les effets avec les symptômes de la maladie mentale et qui lui permet de reconstituer un fond primordial commun à l’expérience de la drogue et à la folie, apparaît comme un moyen de communiquer directement avec cette dernière. À ce corps organique qui faisait défaut au psychiatre va se substituer sa propre expérience, lui permettant d’acquérir la possibilité, au nom de sa normalité et de ses expériences de psychiatre normal (mais drogué), de voir, de dire la folie, de lui faire la loi, de la saisir de l’intérieur : c’est ainsi que se trouve fondée cette nouvelle prise de la psychiatrie sur la maladie qui a la forme de la compréhension. Si jusque-là la folie était ce qui ne pouvait être reconstitué par une pensée normale, elle devient ce qui doit pouvoir être reconstitué par et à partir de la pensée normale du psychiatre : nouveau supplément de pouvoir !

    • Ce fond primordial commun au psychiatre intoxiqué et au fou est le rêve, mécanisme qui, déclenché par la prise de haschisch, va servir à l’individu normal de principe d’intelligibilité de la folie. L’irruption des mécanismes du rêve dans la veille provoque la folie ; produite artificiellement par celui qui s’intoxique volontairement, elle déclenche l’expérience hallucinatoire. Le rêve n’est pas la folie, il l’enveloppe et permet de la comprendre. C’est à partir de Moreau de Tours que la psychiatrie, puis la psychanalyse, pourront dire : puisque je peux rêver, je peux bien comprendre ce qu’est la folie.

  • Le magnétisme et l’hypnose.

    • Le magnétisme tel qu’on le voit fonctionner de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, intéresse la médecine en ce qu’il donne au médecin une prise totale sur le malade, mais aussi que celui-ci en reçoit une lucidité supplémentaire, grâce à laquelle il peut connaître son corps, sa maladie et éventuellement la maladie des autres : ainsi à la Salpêtrière, en 1820-25, un.e malade est endormi.e, interrogé.e sur sa maladie, sur sa cause, sur sa date de déclenchement et sur le moyen de la guérir.

    • Cette pratique du magnétisme qui confiait au malade le savoir et le pouvoir médical qui, dans le fonctionnement même de l’institution, ne devaient revenir qu’au médecin, est abandonnée vers les années 1830, après un barrage de l’Académie de médecine. En revanche, la pratique de l’hypnose, telle que l’a développée James Braid, est très bien acceptée : elle dépouille le malade de la faculté de produire une vérité médicale, neutralise sa volonté et laisse le champ ouvert à celle du médecin, qui va pouvoir opérer, par son intermédiaire, un dressage du comportement, une annulation des symptômes sur ordre, et faire apparaître, en agissant sur la sensibilité, les muscles, la respiration…, ce fameux corps absent de la pratique psychiatrique.

3.2) Neuropathologie et hystérie

Alors que l’examen anatomo-pathologique ne pose pas de problème particulier, dans la mesure où, reposant sur le couple stimulation-réflexe, il ne fait pas intervenir la volonté du patient, il en va tout autrement de l’examen neurologique tel que le développent Broca et Duchenne de Boulogne, fondé sur la consigne et l’injonction (« Marchez ! Tendez votre jambe ! Écrivez ceci !…), car le malade peut toujours, en feignant de ne pas pouvoir, ne pas vouloir. Il s’ensuit que la qualité de la procédure dépend de l’autorité du médecin, ce qui ne manque pas de la fragiliser, d’où la recherche d’une technique adjacente de déchiffrage et de court-circuitage de la volonté du malade, permettant, par exemple, de distinguer un aphasique de quelqu’un qui refuse de parler.

L’hystérique devient l’instrument de contrôle des diagnostics neurologiques, mais cette instrumentalisation ne va aller pas sans résistance et sans négociations de sa part. Le dialogue qui s’instaure entre elle (tous les cas évoqués d’hystérie sont des femmes) et le médecin, Foucault le décrit dans des termes éristiques, comme une succession de pièges, d’enveloppements réciproques, de tentatives de prise de contrôle, d’investissement et de contre-investissement… Il distingue trois grandes manœuvres dans cette lutte.

  • La mise en place du scénario symptomatologique.

    L’hystérie est identifiée comme un miroir des maladies neurologiques, une capacité à exprimer toutes les gammes de symptômes attachées aux lésions cérébrales. Face à elle se tient le médecin qui établit des diagnostics organiques et non plus le psychiatre qui discipline la folie. Encore faut-il pour cela que la patiente présente des symptômes stables, codés, réguliers, ce que Charcot et ses successeurs ont appelé les « stigmates » de l’hystérie : des phénomènes que l’on trouve chez toutes les hystériques, même en dehors de la crise, et qui ont valeur de réponses à des consignes (de remuer, de sentir un frottement/un contact sur le corps…). Quant aux crises, elles doivent être ordonnées et régulières, se dérouler selon un scénario typique sur le modèle d’une maladie neurologique existante, afin de permettre le diagnostic différentiel : d’où leur codification sur le modèle de l’épilepsie. Le médecin, en sollicitant ses stigmates et la régularité de ses crises, demande à l’hystérique de lui donner la possibilité de faire un acte strictement médical : un diagnostic différentiel.

    L’hystérique répond positivement à cette demande, parce qu’elle échappe par là à la territorialité asilaire. Grâce à la constance et à la régularité de ses symptômes, elle acquiert le droit d’être une malade dans un hôpital digne de ce nom et non plus une folle à l’intérieur d’un asile. Ce droit acquis repose sur la dépendance du médecin par rapport à elle : si elle refuse de fournir des symptômes, il cesse d’être un neurologue pour n’être plus qu’un psychiatre réduit à réaliser des diagnostics absolus, à chercher à distinguer la folie de la non-folie. Ce supplément de pouvoir explique pourquoi ces femmes n’ont jamais hésité à fournir les symptômes qu’on attendait d’elles, et même plus qu’on en attendait, car plus elles en fournissaient, plus s’affirmait leur sur-pouvoir.

  • La manœuvre du « mannequin fonctionnel ».

    Face à cette prolifération symptomatique, le médecin se trouve à la fois confir dans son statut de médecin et perdant : comment les contrôler ? Il devient nécessaire de se doter d’un instrument qui évite ce débordement brutal de milliers de crises hystériques.

    • La technique de l’hypnose et de la suggestion :

      Il s’agit de mettre le sujet dans une situation telle qu’on pourra sur un ordre précis obtenir de lui un symptôme hystérique parfaitement isolé : la paralysie d’un muscle, une impossibilité de parler, un tremblement…, en bref, le symptôme que l’on veut, quand on veut et rien d’autre. Cependant si l’hypnose est efficace pour isoler les phénomènes hystériques, c’est une technique dangereuse comportant le risque que ceux-ci ne soient que les effets de consignes données et non pas des réponses. Par conséquent, les médecins vont rechercher, à l’extérieur de la technique hypnotique, une sorte de corrélatif qui garantisse le caractère naturel du symptôme provoqué : des malades qui, en dehors de toute culture asilaire, de tout pouvoir médical, présentent exactement les troubles qu’on observe à la demande, sous hypnose, chez les malades hospitalisées, qui manifestent en quelque sorte une hystérie naturelle : les victimes des accidents du travail dotées d’un handicap neurologique. Un lien particulier va se nouer entre l’hystérique et l’accidenté, chargés de se confirmer l’un l’autre.

    • À la fin du XIXe siècle, apparaît une nouvelle catégorie de malade, ni assisté, ni payant : le malade assuré, pour lequel la maladie peut devenir source de profit, profit qui va entrer en conflit avec celui que la société cherche à tirer des travailleurs. Les malades assurés présentant des troubles post-traumatiques sans support anatomique (un ouvrier manque de se faire écraser les jambes par une machine, le lendemain on le trouve chez lui paralysé), sont particulièrement soupçonnés : sont-ils des malades qui doivent être couverts par l’assurance ou des simulateurs ? On va donc faire jouer l’hystérique contre le malade assuré : ou il présente les mêmes symptômes qu’elle et sa maladie est authentifiée, ou ce n’est pas le cas et il sort du champ de la pathologie. Ainsi Charcot, recevant un traumatisé paralytique, faisait venir une hystérique, l’hypnotisait : « Vous ne pouvez plus marcher », et observait si sa paralysie ressemblait à celle du malade assuré. Enfin les médecins vont pouvoir s’affranchir de leur hantise de la simulation, qui les a tellement obsés dans la première moitié du XIXe siècle, puisque les hystériques leur donnent un moyen de la détecter. De leur côté, mannequins fonctionnels, moyen d’authentification de la maladie et de détection du mensonge des autres, elles échappent désormais à tout soupçon de simulation. C’est là leur second triomphe, qui explique qu’elles n’ont jamais hésité à répondre positivement aux consignes des médecins et à reconstituer toutes les pathologies qu’on leur demandait.

  • La redistribution autour du traumatisme.

    Au terme de cette seconde manœuvre, le médecin se trouve à nouveau dépendant de l’hystérique : sa facilité à reproduire des troubles à la demande commence à lui faire soupçonner que toute cette grande symptomatologie hystérique est fabriquée par l’ensemble des pouvoirs médicaux s’exerçant dans le cadre de l’hôpital. Charcot va donc rechercher un cadre pathologique qui enveloppe à la fois l’hypnose avec les symptômes hystériques produits à l’intérieur de l’hypnose, et l’évènement qui amène le trouble fonctionnel des malades non hypnotisés. C’est ainsi qu’il élabore le concept du traumatisme : un événement violent, coup, chute, peur, spectacle… qui provoque une sorte d’état d’hypnose discret, localisé, parfois de longue durée, qui introduit une idée dans la tête de l’individu et agit comme une sorte d’injonction permanente. De son côté, l’hypnose est aussi un traumatisme, sous la forme d’un choc complet, bref, transitoire, le médecin peut injecter des images et des idées qui ont le même effet d’injonction que celui des traumatismes naturels. Le traumatisme est ce qui provoque l’hypnose et l’hypnose est une réactivation générale du traumatisme. D’où la nécessité pour Charcot, dans sa pratique médicale, de partir à la recherche du traumatisme, lésion invisible et pathologique.

    Les hystériques vont être appelées à raconter leur enfance, leur vie, à retrouver cet évènement traumatique fondamental qui se prolonge dans le syndrome hystérique et dont celui-ci est une actualisation permanente. Elles vont répondre à cette nouvelle injonction par l’incessante remémoration de leurs souvenirs sexuels. C’est leur troisième prise de pouvoir sur le corps médical.

    Charcot va effacer cette dimension sexuelle des symptômes hystériques, non par pudibonderie, mais parce que la sexualité a toujours été un élément de disqualification et qu’il désire faire admettre l’hystérie au rang de « vraie » maladie. Mais il ne pourra faire que sous ce corps neurologique qu’il a mis en lumière, n’apparaisse un nouveau corps : le corps sexuel. « C’est l’hystérique qui a imposé aux neurologues, aux médecins, ce personnage nouveau qui n’est plus le corps anatomo-pathologique de Laënnec et Bichat, le corps disciplinaire de la psychiatrie, le corps neurologique de Duchenne de Boulogne ou de Charcot, mais le corps sexuel… »

À cette dernière manœuvre de l’hystérique, va répondre une tentative des médecins, à travers la psychiatrie et la psychanalyse, pour réinvestir ce nouveau corps sexuel, pour prendre en charge la sexualité. « En forçant les portes de l’asile, en cessant d’être des folles pour devenir des malades, en entrant enfin chez un vrai médecin, c’est-à-dire chez le neurologue, en lui fournissant des vrais symptômes fonctionnels, les hystériques, pour leur plus grand plaisir, mais sans doute pour notre plus grand malheur, ont donné prise à la médecine sur la sexualité. »

Telle est la genèse de l’attachement de la fonction-Psy à la sexualité et à la sexualité infantile en particulier.



Voyons maintenant comment la pensée foucaldienne peut éclairer les propos d’Alexandra Gonzalez sur l’état de la psychiatrie en France.

Le fou criminel est une construction du pouvoir psychiatrique pour se légitimer comme pouvoir, pour étendre son domaine d’intervention à toute la société et pour financer l’institution asilaire (reconnue par ailleurs comme théoriquement pertinente mais coûteuse) qui lui donne corps. Les conférences de Foucault permettent d’en décrire la genèse :

  • Tout commence avec l’architecture de l’hôpital psychiatrique, justifiée par sa fonction de mise en scène de la confrontation de deux volontés qui prétendent à la domination : une bonne (celle du médecin, de type disciplinaire) et une mauvaise (celle de l’interné, de type souverain). C’est l’intensité du rapport de force qui commande le degré d’organisation des espaces et des hommes. Il est par principe aussi intense que possible et réclame la maîtrise la plus grande du côté de l’administration.

  • Pour confirmer cette dangerosité, les psychiatres se tournent vers les tribunaux et s’y construisent la fonction (qu’ils remplissent encore) d’expert criminel, commençant par combler les vides des enquêtes non abouties, intervenant dans les cas « monstrueux » qu’ils s’approprient grâce à la qualification de monomanie qui ne signifie pas autre chose que la tautologie « crime pour le crime », « crime pur ». Ils établissent sur cette base fragile le principe selon lequel tout fou peut « passer à l’acte », c’est-à-dire devenir criminel. Ce qui justifie dès lors les rigueurs du dispositif asilaire.

  • Viennent par la suite les problèmes relatifs au financement de l’extension du champ d’intervention asilaire (les idiots et les arriérés, puis les « anormaux » en général) et sa justification par la dangerosité de ces populations marginalisées, auxquelles on applique désormais le principe jusque-là réservé au fou (« tout marginal est susceptible de devenir fou et donc criminel »).

S’il n’y a pas de fou criminel sans hôpital psychiatrique ni d’hôpital psychiatrique sans fou criminel, cette relation d’équivalence ne les rapproche cependant pas l’un de l’autre : le fou criminel n’existe pas dans l’enceinte de l’établissement, puisqu’il y est soumis au pouvoir psychiatrique qui le maîtrise par principe et désamorce chez lui toute velléité de passage à l’acte ; il ne peut exister qu’en dehors de l’hôpital et c’est le contraste qu’il offre avec les patients internés qui prouve l’efficacité de l’institution. En ce sens, il est absurde d’évoquer le « cruel manque de moyens et d’outils » de l’hôpital psychiatrique quand surgit la folie criminelle : elle ne surgit que parce que l’hôpital psychiatrique a les moyens d’y faire face. Dans le cas contraire, le crime frapperait en premier lieu en son sein et ciblerait le médecin-chef. Cela arrive parfois, mais toujours à la porte de l’hôpital, lorsqu’un patient libéré revient par exemple pour se venger…

Dans l’affaire citée, ce n’est pas le pouvoir psychiatrique qui est intervenu pour revendiquer le criminel : ce sont les journalistes qui lui ont découvert des antécédents psychiatriques. Cela invalide-t-il l’analyse foucaldienne ? On imagine bien que non.

  • Les allers-retours dans et hors de l’hôpital font partie du processus de guérison. La sortie est une punition d’abord vécue comme une libération et rapidement comme un nouvel enfermement dans la geôle de sa propre mauvaise volonté. L’hôpital se présente alors comme le seul moyen d’éliminer les effets négatifs de cette volonté, par sa soumission complète à la volonté du médecin. Pour y retourner, la seule solution est de faire la démonstration de son potentiel criminel, le plus souvent sous la forme d’une tentative de suicide, parfois sous celle d’un meurtre, auquel on aura mis un vernis de sens, qui craquera au premier interrogatoire et révélera un fond monomaniaque.

  • L’acte auquel sacrifie le fou doit confirmer publiquement la loi selon laquelle (1) tout fou peut devenir criminel, (2) la folie est dangereuse, (3) le pouvoir psychiatrique protège la société. Le meurtre étant le paradigme du crime dans nos sociétés, un fou meurtrier est plus efficace qu’un fou suicidaire pour vanter l’utilité de la psychiatrie.

Enfin, mettre ainsi l’accent sur le besoin de finances publiques fait abstraction de la coordination entre l’asile et la fonction-Psy. L’hôpital psychiatrique est ce à quoi il est recouru en dernier : la société est cernée par la fonction-Psy, chargée de prévenir la folie, de contrôler sa maturation et de prédestiner les individus à l’asile par des internements réguliers. Si des moyens étaient nécessaires pour éviter le passage à l’acte des fous criminels, mieux vaudrait les fournir à la fonction-Psy, aux écoles psy, aux formations diplômantes psy, aux séminaires psy, etc. Or économiquement, la fonction-Psy est viable, parce que entée sur la famille et sur toutes les institutions disciplinaires, qui assurent son financement et ses profits.

Alors pourquoi ces plaintes ? Vides sur le fond, elles sont entendues parce qu’elles sont de purs effets de rhétorique, qu’elles réactivent des lieux communs affectifs ou « hypothalamiques » dirait Henri Laborit. Deux aspects retiennent ainsi l’attention.

  • D’abord, le fait que la psychiatrie se mêle de justice. Cela appelle deux lieux communs (contradictoires) : (1) la psychiatrie déresponsabilise les criminels qui en profitent pour donner libre cours à leurs penchants, assurés qu’ils sont d’éviter la prison quand ils bénéficient d’un suivi psychiatrique ; (2) l’hôpital psychiatrique pourrait se substituer à un système carcéral qui a montré son incapacité à endiguer le crime, en assimilant officiellement les criminels à des fous, en les neutralisant par les drogues et en leur appliquant les méthodes d’isolement et de reconditionnement à la vie sociale propres à la psychiatrie. Ces lieux communs, sous-entendus par la journaliste, fournissent une bonne accroche pour capter l’attention du grand public.

  • Ensuite, le fait qu’un fou ou un demi-fou passe subitement à l’acte, de manière imprévisible (la cible aurait pu être n’importe qui, dans n’importe quel contexte !). On a là (1) une pure source de terreur, à la hauteur de ce crime pur qu’est le passage à l’acte du fou, et corrélativement (2) une motivation profonde pour orienter nos impôts vers la psychiatrie asilaire. La terreur pure provoquée par la folie criminelle, qu’elle soit le fait d’un schizophrène, d’un maniaco-dépressif, d’un déprimé ou d’un stressé, renouvelle notre besoin de ne pas nous sentir en sécurité dans notre société, même quand rien de solide ne vient confirmer ce sentiment, besoin socialement construit… par l’hôpital psychiatrique et relayé… par les médias.