Sources :
Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.
Claudine Leduc, 1990, Comment la donner en mariage ? In Histoire des femmes en Occident I. L’Antiquité sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Perrin, 2002.
Articles cités :
Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode
Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène
Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore
Sexe, genre et philosophie #5 gnathaena.blogspot.com 2023 : Héraclite
Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2024 : Xénophane, Parménide, Zénon, Mélissos
2.4) La formation des corps
« Pourtant s’il demeurait lacune en ta créance / sur le fait de savoir comment d’eau et de terre / d’éther et de soleil tout ensemble mêlés, / tant de formes sont nées avec tant de couleurs / pour les êtres mortels, qu’il en est maintenant / selon les proportions réglées par Aphrodite […] » (fr. LXXI)
« Et comme alors Cypris, après avoir mouillé / la terre d’eau de pluie, s’empressa de confier / les formes modelées, au feu, pour les durcir. » (fr. LXXIII)
Comment se font et se défont les corps ? Telle est, pour Empédocle, la question à laquelle la philosophie de la nature doit pouvoir répondre, sachant que faire et défaire ne sont pas équivalents : défaire suppose faire et non l’inverse. Dans le langage du second principe de la thermodynamique, il est moins énergivore de détruire quelque chose d’ordonné que de le construire. La voie de la haine est aisée, l’art de l’amour est difficile. Concevoir et mettre au monde est plus complexe que tuer et enterrer. Comment se font les corps ? L’art de Cypris-Aphrodite est celui du Démiurge de la Bible, l’art le plus secret, l’art maternel par excellence, dont Empédocle s’émerveille quand il contemple la variété des formes de vie, des organes, des tissus. On peut dire sans conteste qu’il précède Kant dans la conviction que l’unique preuve valable de l’existence de Dieu est celle qui découle de la contemplation de la merveilleuse complexité de la nature et tout particulièrement des êtres vivants. Chez lui, Dieu est Aphrodite : il est amour, et, plus clairement que chez Kant, cet amour est essentiellement maternel.
L’amour maternel cosmique consiste à amener les éléments opposés à se combiner harmonieusement. Il n’appartient pas à Gaïa qui fait naître à partir de soi, de le mettre en œuvre, mais à Aphrodite qui conduit ce qui est donné par ailleurs dans la voie de la naissance qu’elle a préconçue. La mère démiurge a en charge une semence féminine N et une semence masculine Z, elle leur fournit une terre d’accueil A et leur insuffle la vie H. Elle prend en main cette rencontre, la dose, lui imprime un élan autoérotique qui fait croître et naître un corps harmonieux. C’est en effet parce que les éléments s’aiment dans le corps qu’ils forment que celui-ci peut venir au monde et y vivre. Tel est le rôle de la mère-démiurge empédocléenne, encadrer l’amour qu’elle instille aux éléments dont elle oriente la rencontre – figure originale de mère, sage-femme d’elle-même.
« Vois le soleil, partout brillant, qui tout échauffe, / les objets immortels inondés de chaleur / et baignés de lumière ; et observe la pluie / sombre et qui refroidit. Et sortent de la terre / des choses présentant l’aspect dur et compact. / Sous la domination de la haine, les choses / sont toutes séparées et distinctes de formes, / mais sous l’effet de l’amour ensemble elles concourent, / animées du désir partagé d’être ensemble. » (fr. XXI)
« Et cet antagonisme (entre amour et haine) est tout à fait visible / dans cette masse des corps des mortels ; car tantôt / l’amour peut en un Un rassembler tous les membres / que possède le corps : c’est dès lors son acmé, / lorsque l’être vivant fleurit dans toute sa vigueur ; / tantôt, rendus épars par l’odieuse discorde, / ils errent seuls, poussés vers les lointains rivages / de la mer de la vie. / Tel est le sort aussi des arbres, des poissons / qui vivent dans les eaux, des animaux qui nichent / au flanc des monts, et des oiseaux voiliers des airs. » (fr. XX)
Le règne de la mère démiurge est transcendantal, tout comme celui de la force masculine de désunion qui ne cesse de défaire ce qu’elle fait, ce à quoi elle œuvre pour s’incarner. Le Un est le corps cosmique parfait que parvient à se donner Cypris. Un corps de femme donc, mais un corps mortel, qui de surcroît est environné par la haine du corps, de tout corps, haine qui n’est assouvie qu’avec la complète disparition du corps, sa désintégration, sa décantation dans l’élémentaire pur replié dans l’identitaire. Il y a dans l’opposition amour / haine d’Empédocle quelque chose de l’opposition pulsion de vie / pulsion de mort de Freud.
Cypris se donne un corps à partir du non-corps élémentaire qu’elle fait s’associer en dépit du règne de la haine. Mais à peine jouit-elle du corps parfait du Un constitué, que la haine le vient rompre, malgré tous ses efforts pour le conserver, pour maintenir ensuite un ensemble de corps de plus en plus rudimentaires, sans qu’elle puisse empêcher son éclipse finale dans la transcendantalité d’un pur centre de gravité cosmique autour duquel tournent chacune pour soi les sphères élémentaires dominées par la haine.
Il est possible de reconstituer comme suit la période de croissance du non-corps à l’Un.
Aux interfaces entre les domaines élémentaires sphériques, des molécules de Z-H, H-N, N-A, A-Z se forment ; selon la plus ou moins grande fluidité des milieux, les molécules Z-H amorcent une descente vers les molécules H-N, puis vers les molécules N-A à la surface de la terre, quant à elle quasi impénétrable. Les molécules A-Z font elles-mêmes pression du centre vers la surface de la terre, empruntant dans leur progression les conduits volcaniques.
C’est ainsi qu’un biotope se constitue par accumulation de molécules Z-H, H-N, N-A, A-Z qui vont s’associer en macromolécules que ne différencient plus que le dosage de Z, de H, de N et de A. La haine dominant toujours, ces macromolécules tendent à se regrouper en familles de même formule chimique. L’une d’elles est privilégiée par l’amour : c’est la famille de macromolécules Z-H-N-A-etc. à laquelle appartient le Un lui-même et qui n’est autre que celle du sang. Le Un est une boule de sang pur alternant ses figures saisonnales (sang, lait, semence, menstrue) animée d’un amour pur de soi. Cette importance du sang pour Empédocle explique son féminisme métaphysique. Alors que le commun considère les règles féminines comme du sang chargé de souillures, le philosophe y voit le signe que le corps féminin est une fabrique de sang, sous toutes ses formes (lait, sang, semence, règles), qu’il est en quelque sorte la loge du Un à venir.
Avec l’accroissement de l’influence de l’amour au détriment de celle de la haine, aux frontières des domaines géographiques des différentes familles de macromolécules (que l’on peut appeler « tissus »), des associations se produisent pour former des organes. Eux aussi d’abord regroupés en familles (muscles, tendons, yeux, etc.), commencent à s’associer pour créer des membres. Et à leur tour les membres en viennent à former des corps, premières ébauches du Un à venir, disposant d’une autonomie fonctionnelle.
Les corps sont d’abord regroupés par espèces et leur vie sociale repliée sur elle-même est une forme de haine primordiale que le progrès de l’amour doit effacer. L’amitié inter-espèces est vouée à s’imposer peu à peu, jusqu’à former un réseau uni de corps vivants connectés les uns aux autres. C’est quand la connexion des corps l’emporte sur les corps connectés que le Un advient, masse souple d’un sang pur où Cypris peut enfin demeurer.
La constitution du corps parfait du Un à partir du non-corps élémentaire suit dans un premier temps un cheminement « par paliers ». Chaque palier se franchit par l’association des produits constitués au palier précédent et distribués en domaines distincts. Les molécules sont ainsi aux éléments ce que les tissus sont aux molécules, les organes aux tissus, les membres aux organes, les corps enfin aux membres. Ce processus n’est possible que par la coopération de l’amour et de la haine : c’est en effet parce que la haine range les produits de l’amour d’un palier donné en domaines distincts dotés de frontières, que l’amour peut à nouveau s’immiscer en ces frontières et produire des associations d’un niveau supérieur.
À partir des corps, l’association n’opère plus par mélange (pour former des « méta-corps ») mais par développement des interconnexions, jusqu’à ce que la connexion l’emporte sur le connecté. Dans cette seconde phase de la constitution du Un, la haine et l’amour continuent d’œuvrer ensemble : la haine distingue les modes de connexions (linguistiques, nerveuses, humorales…) que l’amour peut fusionner sur une base stable : les langues vont ainsi fusionner en une langue unique, tous les nerfs en un seul cerveau, les différentes humeurs n’en feront plus qu’une (le sang), puis langage, cerveau et sang se confondront à leur tour (dans le seul sang).
L’opposition de Cypris et de son ombre masculine n’est donc pas absolue ou irréconciliable : elle procède d’un logos cosmique supérieur, qui semble répondre à l’enjeu de soumission du hasard inévitable des jeux de l’amour à l’ordre d’une histoire cosmique dont les grandes étapes sont tracées à l’avance. Sans un tel logos, la probabilité de former le corps parfait du Un à partir du non-corps serait trop proche de zéro.
La période de dégradation du Un dans le non-corps élémentaire suit les mêmes étapes en sens inverse. La cosmologie d’Empédocle est conforme à la norme milésienne : exprimer les principes de l’être du monde et en déduire une histoire cosmique dans laquelle il doit être possible de se situer. Mais une cosmologie cyclique est ambiguë à l’égard du temps présent, dont les traits le situent sur l’un ou l’autre versant du cycle sans que l’on puisse vraiment savoir lequel. C’était le cas chez Héraclite, ça l’est encore plus chez Empédocle.
Comment interpréter l’état d’une humanité dont les peuples, distribués dans l’espace géographique, commercent tout en maintenant leur exclusion réciproque ? Dont la part masculine et la part féminine mènent des vies parallèles plutôt que conjointes ou disjointes ? Dont la relation aux animaux et aux végétaux oscille entre association asymétrique et exclusion réciproque ? Cet état s’inscrit clairement entre l’avènement des corps et celui de l’Un, ou bien entre la première dégradation de l’Un et celle des corps, sans qu’on puisse décider si la guerre tend à l’emporter sur le commerce, la disjonction des sexes sur leur conjonction, l’exclusion zoologique et botanique sur l’inclusion, ou si c’est l’inverse.
2.5) La différence sexuelle
« Une foule naquit de monstres à deux faces, / à deux poitrails, des bovidés à face d’homme ; / à rebours des enfants à la tête de bœuf / naissent, des créatures moitié homme, moitié femme. » (fr. LXI)
« Tout d’abord, il sortit de la Terre des êtres / en un tout naturel rassemblant les deux sexes, / ayant part à la fois au feu et à l’eau. / Le feu les fit surgir, car il se proposait d’atteindre son semblable [la chaleur du centre de la terre tend à rejoindre le feu céleste]. Et pourtant, point encore / ils ne montraient la forme adorable des membres [des femmes], / non plus que la voix mâle et le membre viril / appartenant aux hommes. » (fr. LXII)
« En deux s’est déchirée la nature des membres : l’une, celle du mâle, [l’autre, celle de la femelle] » (fr. LXIII)
« C’est dans les régions plus chaudes de la terre / que les mâles naissent et c’est pourquoi encore / les hommes y sont noirs, plus virils, plus poilus. » (fr. LXVII)
Ces quatre fragments concernent la phase dégressive du cycle cosmique, où le Un se dégrade en non-corps élémentaire. Les êtres appartenant à deux espèces et associant les deux sexes sont en effet plus proches du Un que nous.
Avec l’accroissement de la pression identitaire de la haine, les corps inter-espèces se désintègrent, tandis qu’Amour doit recourir à la séparation des espèces pour en reconstituer de nouveaux. La pression augmentant au sein même des espèces, celles-ci sont amenées à se diviser selon le critère du sexe, par la création de deux races complémentaires, chacune intègre corporellement, mais ne pouvant se reproduire que par relation sexuelle inter-raciale. La phase suivante est la disjonction complète des sexes, les femmes et les hommes rejoignant leurs régions identitaires : le nord pour les femmes, blanches, fraîches, sans pilosité, sveltes, le sud pour les hommes, noirs, chauds, poilus, trapus. Après ce repli identitaire, les corps sont voués à se désintégrer en membres errant à la recherche de leurs homologues.
« [Les semences masculines et féminines] s’écoulèrent dans la matrice vide / en engendrant tantôt des êtres féminins / quand elles rencontraient le froid [tantôt des êtres masculins quand elles rencontraient le chaud.] » (fr. LXV)
« C’est au dixième jour dans le huitième mois / que le sang tourne en produisant le blanc liquide. » (fr. LXVIII)
La reproduction sexuée a cours lorsque les femmes et les hommes ne forment pas encore ou ne forment plus deux races indépendantes : leur existence dépend alors de leur rapprochement sexuel, seul moyen pour elleux de se reproduire. Notons que si l’on substitue, dans le fragment LXV, la surface de la Terre à la matrice, on obtient la formule de la génération spontanée des deux races distinctes des hommes et des femmes. La Terre étant le Un à venir (intégrant en elle tous les éléments) aussi bien que le Un au passé (libérant les éléments de son sein), le corps des femmes, contrairement à celui des hommes, a une affinité particulière avec le Un et donc avec Aphrodite, dont il constitue le corps.
La matrice, comme la surface de la Terre, a ses zones chaudes et ses zones froides, déterminantes pour le sexe du futur enfant. Comme la cartographie « climatique » de l’utérus n’est pas connaissable dans la pratique, c’est le hasard qui régit cette identité sexuelle. L’enfant naît de la rencontre de deux semences en un site de la matrice, chaud ou froid. Car la femme n’est pas seulement réceptrice mais aussi émettrice de semence, à égalité avec l’homme sur ce point. Mais sa part dans la reproduction est plus étendue encore, puisqu’elle nourrit le mélange spermatique de son propre sang par le biais du cordon ombilical, puis, après la naissance, l’enfant de son lait, dérivé du sang. Habité par Cypris, son corps domine donc pleinement le processus de reproduction, où l’homme intervient uniquement comme fournisseur d’une matière première complémentaire.
La médecine préventive grecque est devenue une spécialité masculine au – VIe siècle, à l’occasion de la professionnalisation des pratiques sportives, avec une attention particulière au régime alimentaire. Cette médecine, bien mieux que la curative, s’appuie sur une connaissance fonctionnelle du corps et de ses organes. Genré dès l’origine, son objet ne devient mixte qu’avec la prise en charge, sans doute inaugurée par Empédocle, des questions lancinantes des hommes sur la sexualité reproductive, humaine bien sûr, mais aussi, subsidiairement, animale (pourquoi les mules sont-elles stériles ?). Or, sur ce point, la physiologie masculine est nettement moins complexe que la physiologie féminine. La reproduction implique le corps féminin pris comme un tout : ainsi est-il demandé à la mère-citoyenne de la Sparte du – VIIe siècle, de posséder une totale maîtrise disciplinaire de son corps, maintenu robuste et endurant par un strict régime alimentaire et des exercices gymniques quotidiens. Cette asymétrie se confirme, quand est abordée, dans De la nature, la question de la physiologie du corps sexué. Car lorsque les sexes furent séparés à partir de l’androgyne originaire (mythe empédocléen qui aura une longue postérité), seule la production de semence fit l’objet d’un partage égalitaire. Les fonctions majeures de nidification et d’alimentation du mélange spermatique restèrent purement féminines. En étendant son champ d’étude aux deux sexes, la médecine préventive masculine a ainsi dû opérer une véritable révolution épistémique, ayant à tenir compte désormais de l’ensemble des fluides corporels et des connexions fonctionnelles entre organes a priori séparés entre eux. De ce point de vue, la mainmise des médecins sur le corps des femmes ne permet pas seulement aux hommes de sublimer leurs fantasmes sur les pouvoirs occultes féminins, mais renvoie aussi et surtout à la capacité de l’étude du sexe maternel à mobiliser une physiologie générale du corps humain.
2.6) Empédocle détourné
Comme je l’ai indiqué à propos du pythagorisme en général, le primat du féminin sur le masculin dans la philosophie de la nature, après tout parfaitement conforme à la double équivalence femme-nature et homme-culture, a toujours suscité chez les hommes un réflexe de défense. Comme Pythagore avant lui, Empédocle a échoué à prévenir les détournements masculinistes de sa doctrine.
En établissant le sexe de l’enfant sur une topographie utérine inconnaissable, Empédocle mettait en défaut toute pratique visant à obtenir un fils de préférence à une fille. Un glissement s’est opéré lorsque certains ont cherché chez Empédocle une réponse à la question de la ressemblance aux parents, et qu’ils se sont appuyés pour cela sur la dualité des semences, l’une devant l’emporter pour qu’il y ait ressemblance à l’un des parents plutôt qu’à l’autre. La quantité étant le critère retenu, la semence la plus abondante déterminerait la ressemblance. L’abondance étant liée au désir ou au plaisir, celui-ci serait en dernier ressort le facteur déterminant. Ce type de raisonnement permet de réhabiliter les pratiques masculinistes visant une relation sexuelle où seul l’homme jouit. Empédocle, en pythagoricien excluant les corps de la notion de lignage (pour ne la réserver qu’à l’âme), n’a sans doute jamais abordé cette question de la ressemblance parentale. Adepte de la laitue pythagoricienne anaphrodisiaque, il ne pouvait par ailleurs promouvoir la jouissance masculine dans l’acte reproductif.
Censorinus au + IIIe siècle rapporte un remaniement plus lourd de la théorie empédocléenne, œuvre d’un de ces pseudo-Empédocles qu’on a voulu faire passer pour le véritable.
Les semences masculines et féminines peuvent être ou chaudes ou froides.
Si les deux semences sont chaudes, l’enfant est un garçon à la ressemblance du père. Si les deux semences sont froides, l’enfant est une fille à la ressemblance de la mère.
Si la semence de l’homme est froide et celle de la femme chaude, l’enfant est une fille qui ressemble au père. Si la semence de l’homme est chaude et celle de la femme froide, l’enfant est un garçon qui ressemble à sa mère.
On en déduit que la semence du père détermine le sexe de l’enfant et que la semence de la mère détermine sa ressemblance.
On note aussi un ordre hiérarchique naturel entre les enfants, du fait que pour un homme émettre une semence chaude ou pour une femme émettre une semence froide est conforme à leur nature, tandis que pour un homme émettre une semence froide ou pour une femme émettre une semence chaude est contre-nature.
La naissance la plus naturelle est celle du fils ressemblant à sa mère, issu d’une semence masculine chaude et d’une semence féminine froide.
La naissance la moins naturelle est celle d’une fille ressemblant à son père, issue d’une semence masculine froide et d’une semence féminine chaude.
Entre les deux, le fils qui ressemble à son père et la fille qui ressemble à sa mère, sont pour partie naturels, pour partie contre-nature.
Cette hiérarchisation assez originale des naissances est à mettre en relation avec le mariage qui les précède et les conditionne, et qui, en Grèce, propose deux modèles concurrents d’alliance matrimoniale : le mariage en gendre et le mariage en bru.
Le fils qui ressemble à sa mère renvoie au mariage en gendre où l’époux est intégré à la maison de l’épouse avec un statut d’oncle, perdant ainsi son identité familiale (son enfant ressemble à l’épouse) mais non son identité sexuelle (il doit son statut de gendre à ses qualités viriles : son enfant est de sexe masculin).
Le fils qui ressemble à son père renvoie au mariage en bru où l’épouse est donnée par son père à l’époux qui la reçoit et la conduit chez lui (son enfant ressemble à l’époux) où elle a valeur de capital, notamment biologique, au service de l’époux (l’enfant est de sexe masculin).
On reconnaît là l’expression du conflit culturel matrimonial du – Ve siècle, repéré par Claudine Leduc, où les deux modèles entrent en concurrence dans les cités qui commencent à se doter de constitutions. On reconnaît aussi dans le mariage en bru le modèle de la filiation masculine pure que Thalès a critiqué pour sa négation du rôle des femmes dans la cité. Le pseudo-Empédocle dont parle Censorinus a choisi son camp, en faisant primer le mariage en gendre, plus égalitaire pour les époux, sur le mariage en bru. Pour renforcer cette primauté, il met sur le même plan la filiation masculine pure et la filiation féminine pure (propre à la société des Amazones), toutes deux taxées d’artificielles. Quant à la fille qui ressemble à son père, elle procède d’une filiation contre-nature et socialement impossible, supposant qu’un homme faible ait pu obtenir la fille d’un père plus puissant que lui.
Comme on peut le voir, le pseudo-Empédocle se présente comme un philosophe politique optant pour le modèle du mariage égalitaire (propre aux cités constitutionnelles oligarchiques) et envisageant la différence des sexes de façon très banale : le rôle des femmes dans l’enfantement regarde seulement la ressemblance ; avoir un fils est plus naturel qu’avoir une fille. Rien de tout cela ne convient à Empédocle, qui n’a pas écrit de philosophie politique, redevable de son succès à la démocratie agrigentine, et qui ne cherchait pas à transposer dans la philosophie une culture pré-philosophique (non-interrogée).
Reste un dernier point : le rôle que prête le pseudo-Empédocle à la matrice, dont la division du site d’implantation des semences mélangées explique la gémellité. Si les deux sites sont chauds, les enfants sont des jumeaux ; s’ils sont froids, les enfants sont des jumelles ; si l’un est chaud et l’autre froid, les enfants sont jumeau et jumelle.
Ces considérations, sans aucun lien avec les précédentes, sont dans la droite ligne de la biologie d’Empédocle, tout comme celles relatives à la stérilité des mules, dont la matrice est inapte physiologiquement à offrir un site de nidification aux semences mêlées.
J’en viens au détournement le plus célèbre de la philosophie d’Empédocle, celui dont la postérité sera le plus préjudiciable aux femmes.
Toutes les considérations du philosophe sur l’enfantement contribuent en quelque chose à l’allégorie de la reproduction végétale. L’analogie de la matrice avec le sol terrestre rend perceptible le mystère du corps féminin, projetant l’intérieur caché vers l’extérieur visible.
Les semences végétales sont aériennes, leur mélange est lui aussi aérien, et le fruit qui contient la graine se développe au-dessus du sol. Par contre, le sol va devenir le site propice à la nidification du fruit tombé. De là, plongeant ses racines en terre, la graine trouvera sa nourriture et poussera une jeune tige.
Par analogie, le mélange des semences de l’homme et de la femme est comme le fruit et celui-ci, en rencontrant l’un des sites propices de la matrice, s’y loge. Un cordon ombilical se forme, plongeant dans le système sanguin de la mère et fournissant à la graine sa nourriture. Celle-ci croît en s’élevant à la surface de la matrice.
Le détournement consiste à appliquer de façon réductrice cette analogie naturelle au monde agricole, et plus particulièrement au labour masculin, artificiel. Le héros de l’histoire est le laboureur qui ouvre la matrice et y trace le sillon où il plantera sa seule graine. Le sol maternel nourrit le petit d’homme pour qu’il devienne le fils de son père, si celui-ci est suffisamment viril. Le mythe le plus proche de cette scène champêtre est celui de Cadmos qui, tuant le dragon rejeton d’Arès, sème ses dents dans le champ dont il a délimité les contours à la charrue, desquelles surgissent les Spartes agressifs qui s’entre-tuent, sauf cinq d’entre eux, ancêtres des tribus thébaines. Une histoire purement masculine, à la source de la race de bronze d’Hésiode et de toute la métaphysique de l’être temporaire, à l’opposé de l’intention d’Empédocle, s’efforçant de concevoir un monde capable d’éternité, soulignant l’asymétrie entre l’acte de construire et celui de détruire, valorisant l’amour et la femme-mère qui le symbolise comme sources de l’acte constructif. Tout se passe comme si, à l’occasion de la philosophie d’Empédocle, la métaphore du labour (qui n’a pas le statut d’allégorie), vieille expression rituelle agraire patriarcale, pouvait enfin accéder au statut de pensée neuve philosophique scientifiquement fondée. Mais ce statut, elle n’a jamais pu l’obtenir, car le modèle renouvelé du labour n’échappe pas à la critique de Thalès : si la femme n’a aucun rôle dans l’hérédité, alors les lignages masculins sont voués à ne former que des tribus sur le plan social, et jamais des cités (ce qui, dans le système empédocléen, correspond au repli identitaire régi par la haine) ; les femmes, héréditairement neutres, sont les maillons nécessaires d’une cité exogamique, rassemblant plusieurs tribus.
2.7) Un empirisme essentialiste
J’ai évoqué, à propos de la gynécologie d’Empédocle, l’opération épistémique de la projection, par laquelle ce qui est mystérieux et secret (l’enfantement) se perçoit clairement et se décrit sous forme allégorique (la reproduction végétale). Empédocle a besoin de percevoir pour savoir, et si savoir c’est être, percevoir permet d’accéder à l’être. Empédocle est un empiriste essentialiste, de ceux que critique Mélissos.
« Ouvre bien grand tes sens partout où l’évidence / apparaît manifeste. Et pourtant, méfie-toi / de ce trop grand crédit qu’on accorde à la vue / de préférence à l’ouïe, et qu’on accorde à l’ouïe / bruissante d’échos, de préférence au goût. / Des autres sens non plus n’exclus pas le concours, / quand c’est par leur conduit que vient la connaissance ; / mais sache bien aussi reconnaître la voie / par laquelle l’objet révèle sa nature. » (fr. III)
Le concours de tous les sens est une obligation pour la médecine, savante ou non : on goûte, on renifle, on tâte, on inspecte, on tend l’oreille, à la recherche de ce qui n’est jamais qu’indice de quelque chose qui se cache. Mais c’est aussi une obligation pour chacun.e, dès qu’il s’agit de s’alimenter, au marché où l’on achète et chez soi où l’on cuisine. Comme le montre Madeleine Ferrières dans son Histoire des peurs alimentaires, cela restera vrai jusqu’au + XVIIIe siècle. Empédocle étend démesurément ce principe à tout le champ de la connaissance, y compris à la métaphysique. Comme le disait Xénophane, les êtres divins n’ont pas éclairé les êtres humains sur la nature des choses : celle-ci leur reste cachée et c’est par un effort collectif suivi qu’il peut y avoir progrès dans la connaissance. Ayant mis au point, à propos du sexe maternel, une méthode de projection de l’intérieur vers l’extérieur, par laquelle la perception de l’extérieur permet d’améliorer la connaissance de l’intérieur, Empédocle y voit la clé de la connaissance métaphysique proprement humaine.
Après avoir mis en avant la complémentarité des sens dans la recherche d’indices sur ce qui est caché, se confirmant ou s’infirmant les uns les autres, Empédocle insiste sur l’importance de garder en mémoire leurs apports différenciés. Cette « traçabilité » de la connaissance est une exigence qui ne nous parle plus, parce que nous ne passons plus par les sens pour appréhender ce qui est caché dans notre nourriture (nous faisons à peu près confiance à l’autorité administrative en charge de notre alimentation), mais qui était fondamentale autrefois, en particulier dans la sphère médicale, attentive aux distorsions entre les sens (par exemple, une urine visuellement anodine avec un goût anormal) et soucieuse de les mémoriser, ces distorsions permettant de classer les symptômes pour ensuite distinguer les pathologies, sur une base purement empirique.
« Sachant que de tout être engendré sont émis / des effluves… » (fr. LXXXIX)
« Ainsi tout a sa part et de souffle et d’odeur. » (fr. CII)
Pour étendre la méthodologie médicale à la métaphysique, Empédocle est tenu d’énoncer certains postulats. Celui du fragment LXXXIX concerne les éléments : les qualités (chaleur, froideur, luminosité, obscurité) qui les distinguent ontologiquement sont de l’ordre de l’effluve, vecteur de la reconnaissance du même et de l’autre, de l’identique, de l’alterne et du contraire. L’eau reconnaît le feu à ses effluves contrariantes, l’air et la terre à leurs effluves ambivalentes. Le fragment CII étend ces considérations aux molécules, tissus, organes, membres et corps, sous l’angle de l’odorat. L’air fluide en est le vecteur privilégié : il reçoit et transporte les effluves élémentaires selon des dosages complexes mais décryptables, car chaque corps a son odeur caractéristique, et les membres, organes, tissus et molécules influencent de la même manière ce vecteur. Des éléments aux corps, la chaîne qui conduit à la perception est ininterrompue et prend solidement racine dans l’être qualitatif élémentaire.
« Nourri des flots du sang qui flue et qui reflue, / il est le siège principal de ce qu’on nomme / la pensée. Car le sang circulant, chez les hommes / dans la région du cœur, c’est cela la pensée. » (fr. CV)
« Car pour autant que leur nature est modifiée, / pour autant chaque fois il leur vient en l’esprit / des pensées différentes. » (fr. CVIII)
« Par la terre en effet nous percevons la terre : / par l’eau, l’eau ; et par l’éther, le divin éther ; / et par le feu encore, le feu dévorant tout ; / et c’est par l’amour que l’on voit l’amour, / et par la haine destructrice on voit la haine. » (fr. CIX)
L’air transmet l’information sur les qualités élémentaires et corporelles selon la vue, l’ouïe et l’odorat. Le complément d’information est apporté par le contact direct, selon le goût et le toucher. Ces informations sont reçues par les organes des sens. Leur physiologie repose sur le principe exprimé au fragment CIX. Par rapport aux autres organes, ils sont caractérisés par leur extrême sensibilité aux modifications des informations véhiculées jusqu’à eux. Bien irrigués, ils transmettent ces modifications au sang qui, parvenu au cœur, lui-même ultra-sensible, les libère comme en une chambre d’échos : telle est la pensée. Empédocle parvient à établir une longue chaîne cognitive depuis la qualité élémentaire jusqu’à la pensée.
Il est important de noter que chez Empédocle la pensée est dynamique : si rien ne se passe, rien ne se pense. Cette dynamique est caractéristique de l’influence de l’amour et de la haine, de l’incitation permanente à la construction et à la destruction. La pensée est avant tout affective, et son affectivité passe à l’acte à l’occasion des informations reçues par les sens : les yeux de l’amour verront l’alterne et le contraire d’un bon œil, l’aveuglement haineux ne fera droit qu’à l’identique.
« Tu connaîtras tous les remèdes qui des maux, / comme de la vieillesse, encore nous protègent, / car pour toi seul je produirai tous ces remèdes. / Tu sauras apaiser la violence des vents / s’abattant sur la Terre et fauchant les récoltes, / et leur faire, à ton gré, rebrousser leur chemin ; / tu sauras, après la sombre pluie, installer / un temps de sécheresse opportun pour les hommes, / installer, à partir du temps sec de l’été, / les pluies qui font du bien aux jardins et aux champs, / en descendant du ciel. Et même tu sauras / faire de chez Hadès monter l’âme d’un mort. » (fr. CXI)
Tel est le programme de l’empirisme essentialiste : vaste ! La parole émane de Sophia plus que d’Empédocle, mais Sophia, gardienne des limites de la connaissance humaine, accorde beaucoup à celle-ci. Conformément aux principes de Xénophane, la connaissance pour la connaissance n’a aucune valeur : ne se confrontant pas à la réalité, elle tourne en rond autour de théories invérifiables, mélangeant toutes le faux au vrai sans parvenir à les distinguer, sans même qu’il soit sûr qu’il y ait du vrai en elles. Seule la pratique peut départager les théories scientifiques, seuls les résultats pratiques prouvent qu’il y a du vrai dans une théorie. Les résultats attendus pour certifier la connaissance humaine sont la prévention des maux corporels, la maîtrise des phénomènes météorologiques, et enfin, chose plus mystérieuse mais très pythagoricienne : celle de la métensomatose.