Sources :
Gaëlle Audéon, « L’affaire des brus : un « crime d’honneur » et un assassinat politique au XIVe siècle, in Féminicides, une histoire mondiale, La Découverte, 2022.
Georges Duby, Michelle Perrot, Natalie Zemon Davis, Arlette Farge, Histoire des femmes en Occident, XVIe-XVIIIe siècle, collection Tempus, Perrin, 2002.
Michel Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975, Collection Hautes Etudes, Seuil/Galimard, 1999.
Gabrielle M. Hamelin, La construction intersectionnelle des représentations de Catherine de Médicis : la haine des femmes, des Italiens et des parvenus chez les Monarchomaques et les Malcontents (1573-1576), Rendez-vous de la recherche émergente, CRILCQ Université de Montréal, 2018.
https://crilcq.org/wp-content/uploads/2021/01/TextesCRILCQ2018-41-66.pdf
Jean Plumyène, Les Nations romantiques, histoire du nationalisme : le dix-neuvième siècle, Fayard, 1979.
Louis Marie Prudhomme, Les crimes des reines de France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à Marie-Antoinette, Au bureau des révolutions de Paris, An II [1793].
Arthur
Young, Voyages en France,
[1792]
Texto, 2021.
« Quant à l’ordre et à la condition des femmes, je ne veux pas m’en mêler. Je pense simplement qu’elles doivent être tenues à l’écart de toute magistrature, poste de commandement, tribunal, assemblées publiques et conseils, de sorte qu’elles puissent accorder toute leur attention à leurs tâches féminines et domestiques. ».
Les six livres de la République, Jean Bodin, 1586.
Penser la condition féminine à partir des figures des reines de France peut sembler fautif : quoi de commun entre celles que leur naissance et leur(s) alliance(s) matrimoniale(s) ont amené à des situations de pouvoir et d’influence exceptionnelles, qui les met au-dessus non seulement de toutes leurs congénères, mais également des hommes, et les autres femmes ? Pour reprendre l’analyse bourdieusienne, si le capital biologique existe bien (« races », sexes…), il ne joue finalement guère par rapport aux autres capitaux, économique, social et culturel, du moins il n’intervient pas indépendamment de ceux-ci : une femme sera toujours plus proche d’un homme « du même monde » que d’une autre venant d’un horizon social différent.
On a assisté ces dernières années à la mise en avant de femmes au destin exceptionnel plus ou moins oubliées par l’histoire : plus on remonte le temps pour aller à leur rencontre, plus leurs profils, sous une diversité apparente, s’uniformisent : princesses, filles de grands capitaines…, elles ont toutes en commun d’avoir un pedigree sans commune mesure avec celui de l’immense majorité des petites filles supposées les prendre comme modèles. Le même problème se pose pour toutes ces femmes qu’on nous présente comme des figures féministes, car elles ont exercé le pouvoir alors qu’elles sont femmes : le pouvoir exercé par une femme est-il un pouvoir au féminin ? Difficile de répondre positivement à cette question : l’orientation politique qu’adoptent les reines, lorsqu’elles règnent, ne constitue que rarement une rupture avec celle de leurs prédécesseurs / successeurs, leur pouvoir n’apparaît jamais comme autre chose qu’un hapax dans le cours de l’histoire, ne permet point de normaliser l’accession des femmes au pouvoir (bien au contraire !), et l’on n’observe aucun progrès notable dans la condition féminine au cours de leurs règnes ni aucun intérêt pour cette question.
Cependant si vers le haut, du côté du positif, des honneurs, du pouvoir, de l’influence…, les reines ne sont pas des femmes comme les autres, vers le bas, du côté du négatif, des discriminations, des violences, de la misogynie, elles sont non seulement des femmes comme les autres, mais, pire que cela, des parangons des femmes aux yeux d’une société patriarcale et misogyne.
Ces deux aspects s’opposent moins qu’ils ne se complètent. Quelle que soit sa position sociale, dès qu’une femme reçoit, du fait de circonstances toujours hors normes, quelque chose du pouvoir masculin, elle est inévitablement amenée à faire l’objet de discours misogynes, d’autant plus virulents que le pouvoir en question est élevé. Le maximum est atteint avec les reines, alors même que, jouissant du pouvoir souverain, elles seules sont complètement à l’abri de la violence pratique misogyne (coups, vols, menaces, trahisons, etc.). Tout se passe comme si l’immunité pratique des femmes de pouvoir était compensée par leur sujétion dans l’ordre de la représentation misogyne, à laquelle il leur est beaucoup plus difficile de faire face (pamphlets anonymes, opinion publique manipulée, et sans doute le pire : livres d’histoire qui sont autant de jugements a posteriori). L’infamie est une arme traditionnelle contre les femmes, c’est la seule qui parvienne à porter contre les reines, qui deviennent le support privilégié du transfert à l’écrit et même à la grande littérature de la culture masculine de l’infamie. D’Aubigné, nous allons le voir, conçoit le règne de Catherine de Médicis comme un temps politico-mystique d’éclipse de Dieu en France : la misogynie intuitu personae la plus méchante y renouvelle ses lettres de noblesse.
Deux reines me paraissent concentrer sur elles toute la haine misogyne de leur époque, au point d’effacer leurs proches masculins exerçant le pouvoir : Catherine de Médicis et Marie-Antoinette. Autour d’elles se déploie tout un imaginaire convoquant des stéréotypes féminins plus ou moins éternels.
L’étrangère :
Dans les études portant sur le monde homérique, on a coutume de distinguer deux types de mariage : le mariage en bru et le mariage en gendre, le second étant beaucoup plus favorable aux femmes que l’autre. Si l’on transpose cette distinction intéressante à la royauté française, on constate que les mariages sont le plus souvent en bru : l’épouse quitte son pays, arrive comme une étrangère dans un lieu dont elle doit adopter le rituel religieux (l’on pense ici à Marie-Thérèse d’Espagne et à sa facilité, vantée par Bossuet dans son Oraison funèbre, à adopter les coutumes religieuses gallicanes : « L’Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne suit pas ; mais la reine se rangea bientôt à l’obéissance : l’habitude ne put rien contre la règle… »), la langue et la culture. Certes l’apport des filles Médicis à la culture française est immense, mais on ne peut nier qu’il a suscité bien de la méfiance avant de se fondre totalement dans celle-ci.
La xénophobie est manifeste dès qu’il est question de Catherine de Médicis, appelée avec mépris « l’Italienne », et de Marie-Antoinette surnommée « l’Autrichienne ». La xénophobie à l’encontre de l’épouse d’Henry II cristallise le sentiment anti-italien, phénomène majeur à une époque où l’immigration issue des alliances politiques et économiques de la France avec certains États de la péninsule depuis les guerres d’Italie, et l’hégémonie des nouveaux arrivants dans les sphères culturelles, financières, économiques et politiques, promettent de transformer profondément la société française. L’angoisse générée par ces changements sociétaux est telle que naît l’idée d’une menace portant sur l’avenir de la France en tant que pays : « De France, que tu as fait gibier d’Italie » et « Or ne veuille le ciel avoir jugé la France / a servir septante ans de gibier à Florence ! » (Les Tragiques, Livre I). L’inversion est ici totale : au lieu que le mariage opère le déplacement d’une femme vers un pays afin d’en conforter la puissance, il affaiblit ce pays et le livre au pays d’origine de l’épouse. La menace que comporte traditionnellement le mariage en bru, le fait, pour l’épouse, de ne pas être homologuée par l’entourage du mari et d’en souffrir toute sa vie, devient pour l’Italienne la dure réalité, démultipliée par la fonction royale qui soumet son mariage au verdict d’une nation.
L’austrophobie est une composante majeure de l’exécration suscitée en son temps par Marie-Antoinette : « Nous ne concevrons jamais comment il est possible qu’un Français n’ait pas toujours présent à l’esprit que Louis XVI est le mari d’Antoinette, qu’Antoinette a sur l’esprit de Louis XVI tout l’ascendant du crime et la scélératesse, qu’Antoinette ne veut que la destruction de la France et l’agrandissement de sa maison ; que c’est là le système permanent de cette exécrable maison d’Autriche, et qu’il n’est pas possible, qu’il serait contraire à toutes les lois de la nature qu’Antoinette pût faire vouloir à son époux les défaites du roi de Hongrie, l’indépendance de la Belgique et la liberté de l’Empire français… » (Louis Marie Prudhomme, Les révolutions de Paris dédiées à la nation, 1792).
Voici ce que Marie-Antoinette répond, le 20 juin 1792, après que la foule ait investi les Tuileries, à une femme qui l’accuse de faire le malheur de la nation en servant des intérêts étrangers : « J’ai épousé le roi de France, je suis la mère du dauphin, je suis française ; je ne reverrai jamais mon pays. Je ne puis être heureuse ou malheureuse qu’en France, j’étais heureuse quand vous m’aimiez. »
Non seulement Marie-Antoinette n’est pas française, mais de surcroît, étant autrichienne, elle n’est véritablement d’aucun pays, d’aucun lieu : « Cette affreuse Messaline, fruit d’un des plus licencieux concubinages, est composée de manière hétérogène, fabriquée de plusieurs races, en partie lorraine, allemande, autrichienne, bohémienne [du royaume de Bohème, mais il y a là sans doute une allusion aux bohémien.ne.s, « bandes vagabondes, sans domicile fixe, sans métier régulier, et se mêlant souvent de dire la bonne aventure » mais aussi vagabond « de mœurs déréglées », définitions tirées du Littré]… » (Légende d’une estampe de 1792).
La violence du sentiment austrophobe pourrait s’expliquer, selon Jacques Bainville, par le « renversement des alliances » (alliance en 1756 de la France et de l’Autriche contre la Prusse, qui sera consacrée, en 1770, par le mariage du dauphin et de la dernière fille de Marie-Thérèse de Habsbourg) : « On a cherché souvent la cause profonde de ce divorce entre une dynastie et une nation qui, pendant huit siècles, avaient été intimement unies… Eh bien ! du « renversement des alliances » date l’origine la plus certaine de la Révolution… » (Histoire de deux peuples, 1915). D’où l’alliance avec la maison d’Autriche souvent interprétée par le peuple comme une union contre-nature, perverse, quasi zoophilique.
Mais au-delà de la réalité de l’extranéité des reines de France, qui peut justifier dans une certaine mesure (rétrospectivement, du point de vue nationaliste de Bainville en 1915) la méfiance à leur égard, n’y a-t-il pas l’idée que toute femme qui approche de la sphère politique est une étrangère dans une terre qui n’est pas la sienne, dans un domaine qui n’est pas le sien ?
Un « patron de tyrannie »* :
(* Formule empruntée à l’ouvrage : Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis, 1575.)
« Les représentations de Catherine de Médicis sont construites, d’une part, à un moment où le sentiment misogyne de la France du XVIe siècle s’accentuait malgré que – et peut-être parce que – cette époque fut marquée par l’exercice politique de plusieurs femmes puissantes en France comme en Europe. De plus, une rivalité de longue date opposait la noblesse de sang aux parentes des rois quant à l’octroi de la fonction de régence en cas de minorité ou d’absence du roi. Depuis quelques siècles, les femmes l’emportaient généralement sur les oncles royaux avares de pouvoir et, donc, menaçants pour l’intégrité de la Couronne. Une myriade d’hommes lettrés, à qui se sont souvent alliés ces seigneurs ambitieux, développait alors un discours sur l’incapacité des femmes à régner en raison de leur naturel déraisonné et farouche. » (Gabrielle M. Hamelin, La construction intersectionnelle des représentations de Catherine de Médicis)
Comme le relève Nathalie Zemon Davis, dans son article La femme « au politique », les royaumes offrent aux femmes un champ d’activité publique ou semi-publique qu’elles n’ont nulle part ailleurs (ni dans les armées, ni dans les tribunaux, ni dans les administrations publiques) : elles peuvent régner, mais aussi influencer et orienter la politique, notamment en développant des réseaux de clientèle, en faisant partie de factions. De plus le mariage et la conception sont affaires de haute politique et leur donnent un rôle central. Comme les hommes, elles sollicitent des places, des pensions ou des grâces pour les membres de leur famille ou pour leurs protégés.
L’irruption des femmes dans le monde politique apparaît cependant comme une transgression particulièrement troublante au regard des coutumes et des symboles sociaux : ainsi l’écossais John Knox, contemporain des règnes de Catherine de Médicis, Marie Tudor et Marie Stuart, qualifie leur gouvernement de régime « monstrueux », au sens de contre-nature.
On retrouve la même angoisse du pouvoir au féminin lors de la Révolution française : Arthur Young, par exemple, se félicite que celle-ci vienne mettre un terme à la féminisation de la politique. L’Histoire des femmes en Occident montre d’ailleurs bien que la période rime avec une revirilisation d’une société jugée amollie et pervertie par les femmes.
En effet la femme puissante est accusée de corrompre la virtu de la société, et en premier lieu de sa descendance mâle, afin de conserver le pouvoir. Catherine de Médicis est accusée d’enivrer ses fils de voluptés pour les éloigner des affaires, de les affaiblir, de les déviriliser. Le soupçon infamant d’homosexualité et d’impuissance est particulièrement important dans leur cas, et concerne surtout l’androgyne Henri III.
S’arrogeant le pouvoir, l’exerçant de façon tyrannique, les reines ne sont pas indépendantes pour autant : elles sont généralement dépeintes comme manipulées et entièrement sous la coupe d’un homme, d’un favori, souvent non noble et de basse extraction, étranger parfois. Il y a donc une double spoliation du pouvoir : par une femme d’abord, puis par un homme certes, mais inférieur autant moralement que socialement. La délégitimation du pouvoir, sa dépréciation est également redoublée. Citons ici Marie de Médicis et son favori Concino Concini, dont l’assassinat constitue, pour Louis XIII, une tentative de prise de pouvoir peu durable. Citons également Anne d’Autriche et son favori, le cardinal de Mazarin, que Retz, pourtant lui aussi d’origine italienne et dont la fortune familiale revient à un ancêtre étranger, lui-même favori de Catherine de Médicis, accuse d’être ignorantissime de la manière de gouverner à la française (qui sait prendre en compte les corps intermédiaires entre le peuple et l’autorité royale que sont le clergé et le Parlement de Paris).
Injustement acquis, le pouvoir de Catherine de Médicis ne peut que se conserver de manière inique, par la division du peuple français et les guerres civiles, par la boucherie nobiliaire qu’elles constituent et qui lui permet de se délivrer d’insurgés potentiels, particulièrement à craindre dans une aristocratie remuante et rompue au métier des armes.
Deux siècles plus tard, on retrouve dans les nombreuses rumeurs qu’Arthur Young recueille au cours de ses voyages, à propos de Marie-Antoinette, la même hantise d’une reine qui œuvre pour la ruine du pays et de tout le peuple sur lequel elle règne :
« La grande nouvelle à la table d’hôte de Colmar était curieuse : la reine avait formé le complot, qu’elle était à la veille d’exécuter, de faire sauter l’Assemblée par une mine, et au même moment d’envoyer l’armée massacrer Paris tout entier. Un officier français qui se trouvait là se permit d’en douter, et fut à l’instant réduit au silence par le bavardage de ses adversaires. Un député l’avait écrit, ils avaient vu la lettre, il n’y avait pas d’hésitation. Sans me laisser intimider, je soutins que c’était une absurdité visible au premier coup d’œil, rien qu’une invention pour rendre odieuses des personnes qui, à mon avis, le méritaient, mais non certes par de pareils moyens. L’ange Gabriel serait descendu tout exprès et se serait mis à table pour les dissuader, qu’il n’aurait pas ébranlé leur foi. C’est ainsi que cela se passe dans les révolutions : mille imbéciles se trouvent pour croire ce qu’écrit un coquin. » (Le 24 juillet 1789 à Colmar)
« Le bruit en vogue à présent, et qui obtient crédit est que la reine a été convaincue d’un complot pour empoisonner le roi et Monsieur, donner la régence au comte d’Artois, mettre le feu à Paris et faire sauter le Palais-Royal par une mine ! » (Le 31 juillet 1789 à Dijon)
On note que dans cette rumeur, le roi devient la victime de son épouse, tandis que celle-ci ne recherche pas le pouvoir pour elle-même mais pour le donner à son beau-frère : la fourberie féminine se révèle encore une fois, préférant manipuler et agir dans l’ombre. Plus le temps passe, plus l’affreuse réputation de la reine augmente en proportion, sa méchanceté n’épargnant plus désormais personne ni aucun lieu :
« Je m’aperçus au village que mon guide ne connaissait pas du tout le pays, je pris donc une femme pour m’indiquer les sources d’en haut : à notre retour elle fut arrêtée par un soldat de la garde bourgeoise (car ce misérable village, lui-même, a sa milice nationale), pour s’être faite, sans permission, le guide d’un étranger. (…). Arrivés au château, on nous fit attendre un peu, puis on nous introduisit dans la salle où se tenait le conseil municipal. On entendit l’accusation : tous furent d’accord que, dans des temps aussi dangereux, lorsque tout le monde savait qu’une personne du rang et du pouvoir de la reine conspirait contre la France, de façon à causer les plus vives alarmes, c’était pour une femme un très grand crime de se faire le guide d’un étranger, surtout un étranger qui avait pris tant de renseignements suspects : elle devait aller en prison. (Suite au plaidoyer de Young et à ses lettres de recommandation, ndlr) elle fut renvoyée après une réprimande, et je repris mon chemin sans m’étonner de l’ignorance de ces gens, qui leur fait voir la reine conspirant contre leurs rochers et leurs sources ; il y a longtemps que je suis blasé sur ce chapitre-là. Je vis mon premier guide au milieu de la foule qui l’avait accablé d’autant de questions sur moi que je lui en avais posé sur les récoltes. Deux opinions se balançaient : la première, que j’étais un commissaire, venu pour évaluer les ravages faits par la grêle ; l’autre, que la reine m’avait chargé de faire miner la ville pour la faire sauter, puis d’envoyer aux galères tous les habitants qui en réchapperaient. Le soin que l’on a pris de noircir la réputation de cette princesse aux yeux du peuple est quelque chose d’incroyable, et il n’y a si grossières absurdités, ni impossibilités si flagrantes qui ne soient reçues partout sans hésitation. » (Le 13 août 1789 à Royat près de Clermont-Ferrand)
Enfin, le 19 août 1789 à Thueyts près du Puy-de-Dôme :
« Là-dessus, nouveau débat qui se termina en ma faveur, ils refusèrent d’ouvrir mes lettres, et se préparèrent à me quitter. Mes questions si nombreuses sur les terres, mon examen détaillé d’un champ après que j’avais prétendu n’être venu que pour les volcans, tout cela avait élevé des soupçons qui, me firent-ils remarquer, étaient très naturels lorsque l’on savait à n’en pouvoir douter que la reine, le comte d’Artois et le comte d’Entragues conspiraient contre le Vivarais. »
Les historiens qui se sont penchés sur la période révolutionnaire se sont parfois étonnés de l’exécution de Marie-Antoinette, souvent parce qu’ils ne voyaient en elle qu’une femme frivole et peu dangereuse, sans rapport avec ce qu’elle était sans doute et moins encore avec le monstre affreux que les Français.es imaginaient pendant la Révolution, qui a pu leur faire demander sa mort comme un remède nécessaire à la menace qu’iels voyaient en elle.
L’ignoble :
Le pouvoir recherché par les femmes cache un dessein secret et c’est toute une théorie du complot qui s’élabore : « Catherine de Médicis aussi est qualifiée de parvenue, mais seulement dans le Discours merveilleux. Étant Médicis, elle serait « venue de tres-bas lieu », car cette maison descendrait d’un charbonnier. Une fois que cette dernière est parvenue à s’élever par corruption et à établir sa domination tyrannique sur Florence, elle aurait alors eu pour principal dessein de « desraciner les plus anciennes et nobles races ». Ce serait donc en raison de sa qualité de parvenue, inhérente à son italianité, que Catherine de Médicis aurait entretenu une haine pour la noblesse de France : « Ceste ci est fille de Laurent de Medicis d’une maison de marchans eslevée par usures, qui ne peut aimer la Noblesse, et n’a jamais tasché qu’à l’exterminer »… » (Gabrielle M. Hamelin, La construction intersectionnelle des représentations de Catherine de Médicis)
Les vers d’Agrippa d’Aubigné vont dans le même sens : « Plût à Dieu, Jésabel, que comme au temps passé / Tes ducs prédécesseurs ont toujours abaissé / Les grands en élevant les petits à l’encontre, / (…) / Ainsi comme eux tu sais te rendre redoutable / Faisant le grand coquin, haussant le misérable… »
On retrouve un complot identique chez Marie-Antoinette dirigé non pas vers la noblesse mais vers la noblesse de cœur et d’âme propre au véritable peuple français.
La mauvaise mère :
Les reines ne sont pas seulement néfastes par leurs prétentions à régner, mais aussi par leur peu de soin (plus ou moins volontaire) à assurer la continuité du pouvoir par l’éducation du futur roi : on l’a déjà vu avec Catherine de Médicis, accusée de corrompre ses fils de façon à les rendre incapables de gouverner sans elle, manquant à l’un de ses devoirs royaux majeurs. Ce rôle éducatif est essentiel dans la théorie des corps du roi et il doit s’entendre au masculin, pris en charge dans une certaine mesure par le roi lui-même, soit par un gouverneur nommé par celui-ci. Sa féminisation par défaut laisse présager de grands bouleversements pour le royaume.
La sorcière :
Agrippa d'Aubigné dresse dans le livre I des Tragiques (1616) un portrait virulent de la régente Catherine de Médicis, qu’il considère comme l'instigatrice du massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572.
« Elle change en discord l'accord des éléments. / En paisible minuit on oit ses hurlements, / Ses sifflements, ses cris, alors que l'enragée / Tourne la terre en cendre, et en sang l'eau changée ; / Elle s'ameute avec les sorciers enchanteurs, / Compagne des démons, compagnons imposteurs, / Murmurant l'exorcisme et les noires prières ; / La nuit elle se vautre aux hideux cimetières, / Elle trouble le ciel, elle arrête les eaux, / Ayant sacrifié tourtres [tourterelles] et pigeonneaux / Et dérobé le temps que la lune obscurcie / Souffre de son murmure ; elle attire et convie / Les serpents en un rond sur les fosses des morts, / Déterre sans effroi les effroyables corps, / Puis, remplissant les os de la force des diables, / Les fait saillir en pieds, terreux, épouvantables, / Oit leur voix enrouée, et des obscurs propos / Des démons imagine un travail sans repos ; / Idolâtrant Satan et sa théologie, / Interroge en tremblant sur le fil de sa vie / Ces organes hideux ; lors mêle de leurs tais / La poudre avec du lait, pour les conduire en paix ; / Les enfants innocents ont prêté leurs moelles, / Leurs graisses et leur suc à fournir des chandelles, / Et, pour faire trotter les esprits aux tombeaux, / On offre à Belzébuth leurs innocentes peaux. »
Ce passage opère de tels emprunts aux classiques de la culture latine, comme la Pharsale de Lucain ou les Satires et les Épodes d’Horace, et aux portraits que ces deux auteurs consacrent aux sorcières Érichtho et Canidia, qu’on peut se demander si l’on a pas plutôt affaire à un exercice de style qu’à une véritable diatribe contre la reine de France. D’Aubigné n’entendait cependant pas dissocier « l’art pour l’art » de l’art socialement engagé. Pour lui comme pour toute la Renaissance, une œuvre littéraire a sa valeur dans la culture classique qu’elle mobilise autant que dans la hauteur de sa visée politique et morale. Dans Les tragiques, le poète se donne comme l’interprète d’une époque particulière, où Dieu a connu en France son éclipse, où le mal a triomphé et dont l’auteur appelle de ses vœux le jugement divin, le retour de Dieu en France. Au cœur de la nuit a régné Catherine de Médicis, dont l’entourage d’astrologues célèbres (Nostradamus notamment) fournit l’occasion d’exprimer la profondeur métaphysique de la malignité de la reine à l’aide du meilleur cru antique en matière de sorcellerie. C’est là l’un des innombrables morceaux de bravoure du poète voué à l’art pour l’art. Mais c’est sa misogynie qui l’inspire et qui lui fournit les meilleures occasions d’exprimer la hauteur métaphysique du bouleversement du monde. Misogynie assumée jusqu’au bout, parce que D’Aubigné entend bien ne pas donner à la reine une dimension justement trop métaphysique : quand on lit bien le passage, Catherine ne procède à ses enchantements les plus extravagants que pour, au final, « interroger en tremblant sur le fil de sa vie ». Ce brusque retour à la réalité de la faiblesse féminine ôte simultanément toute la force déployée à la femme qui en est l’opératrice.
Le pendant de la sorcière est évidemment l’empoisonneuse :
« Mais plût à Dieu aussi qu’elle eût pu surmonter / Sa rage de régner, qu’elle eût pu s’exempter / Du venin florentin, dont la plaie éternelle, / Pestifère, a frappé et sur elle et par elle ! » (Livre I)
D’Aubigné se réfère ici au double apport florentin de l’époque : le machiavélisme et l’usage des poisons à des fins politiques. Si la réputation des empoisonneurs florentins peut expliquer les accusations en ce sens portées contre Catherine de Médicis (dans le pamphlet huguenot, intitulé Legende de saincte Catherine, 1575, elle est accusée d’avoir fait tuer ou empoisonner le dauphin François, Antoine de Bourbon, Jeanne d’Albret, le cardinal de Châtillon…), la Marie-Antoinette empoisonneuse, dont la figure fantasmatique apparaît dans l’extrait des Voyages de Young cité plus haut, semble plus difficile à justifier : il faut en fait la relier à ce qui est en fait un archétype féminin, marqué par des traits de dissimulation, de fourberie, de lâcheté et d’impuissance, et à cet autre archétype qu’est la guérisseuse, effrayante par son ambivalence et sa maîtrise des plantes et substances qui donnent la vie (remède) ou donne la mort (poison).
Le monstre :
La femme de pouvoir est un monstre, parce que le pouvoir au féminin est monstrueux : il est contre-nature d’obéir « au sexe né lui-même pour obéir », comme l’explique Louis Marie Prudhomme dans Les crimes des reines de France. Le même, un peu plus loin : « L’ivresse du vin produit chez les femmes, plus de vices que chez les hommes ; l’ivresse du pouvoir, l’engouement de la domination donnent des effets plus hideux et plus funestes encore de la part des premières que de la part des seconds. Une femme qui peut tout est capable de tout ; une femme, devenue reine, change de sexe… » L’auteur tente enfin une explication à la fourberie dont sont souvent accusées les femmes de pouvoir, fourberie qui est une nécessité pour elles : « Tu n’as de moyens que pour faire régner l’ordre autour de toi. Une administration plus vaste, plus compliquée que celle de ton ménage est hors de ta portée ; il te faudrait recourir à la ruse pour suppléer au défaut des forces. (…). Amuse tes enfants au bruit du hochet ; mais le timon de l’état ne convient pas à ta main débile et mal assurée. »
Dans Les deux ne font qu’un (caricature publiée après la fuite à Varennes, le 22 juin 1791), le couple royal est représenté comme un monstre hybride partie bouc (Louis XVI), partie hyène (Marie-Antoinette), impuissant par sa bicéphalie. Dans cette chimère, c’est avant tout la moitié féminine qui est monstrueuse, avec des attributs qui imagent l’habituelle litanie des défauts féminins : lubricité (les cornes que porte Louis XVI renvoient aux multiples aventures attribuées à son épouse), orgueil et vanité (les plumes d’Autruche que portent Marie-Antoinette sont sans doute une référence à ses extravagantes et coûteuses coiffures, ainsi qu’un jeu de mots sur ses origines : autruche/Autriche), férocité (animal carnassier, la hyène se nourrit de charognes, le peuple que son luxe affame), mortifère (« par sa chevelure de serpents, « autant de phallus multipliés », qui l’assimile à Méduse dont elle partagera le destin : la décapitation », Francoise Borin, in Histoire des femmes en Occident). Car, au fond, Marie-Antoinette n’est monstrueuse que parce que femme et femme par excellence.
Néanmoins réduire la haine que provoque Marie-Antoinette à de la misogynie pure et simple, c’est sans doute rater ce qui en fait la spécificité, spécificité que l’analyse qu’en produit Foucault, dans ses leçons sur les anormaux, permet de dégager : la reine est un monstre mais un monstre politique, figure qui apparaît à cette époque.
« C’est l’époque de tous ces livres sur les crimes des royautés, c’est l’époque aussi où Louis XVI et Marie-Antoinette, vous le savez, sont représentés dans des pamphlets comme le couple monstrueux, avide de sang, à la fois chacal et hyène. (…). C’est à propos de Marie-Antoinette surtout que cette thématique du monstre humain va se cristalliser, Marie-Antoinette qui cumule, dans les pamphlets de l’époque, un certain nombre de traits propres à la monstruosité. Bien sûr, elle est d’abord, elle est essentiellement l’étrangère, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas partie du corps social. Elle est donc, par rapport au corps social du pays où elle règne, la bête fauve, elle est en tout cas l’être à l’état de nature. De plus, elle est la hyène, elle est l’ogresse, « la femelle du tigre », qui – dit Prudhomme – « une fois qu’elle a vu (…) le sang, ne peut plus s’en rassasier ». Donc, tout le côté cannibale, anthropophage du souverain avide du sang de son peuple. Et puis, c’est aussi la femme scandaleuse, la femme débauchée, qui se livre à la licence la plus outrée, et ceci sous deux formes privilégiées. L’inceste d’abord, puisque dans les textes, ces pamphlets qu’on lit sur elle, on apprend qu’elle a été, quand elle était encore tout enfant, dépucelée par son frère Joseph II ; qu’elle est devenue la maîtresse de Louis XV ; puis qu’elle a été l’amante de son beau-frère, le dauphin étant donc le fils du Comte d’Artois, je crois. Je vous cite un de ces textes pour vous donner une idée de cette thématique, un texte que j’emprunte à La vie privée, libertine et scandaleuse de Marie-Antoinette, qui a paru en l’an 1, à propos justement des rapports entre Marie-Antoinette et Joseph II : « Ce fut le plus ambitieux des souverains, l’homme le plus immoral, le frère de Léopold, enfin, qui eut les prémices de la reine de France. Et l’introduction du priape impérial dans le canal autrichien y cumula, pour ainsi dire, la passion de l’inceste, les jouissances les plus sales, la haine de la France, l’aversion pour les devoirs d’épouse et de mère, en un mot tout ce qui ravale l’humanité au niveau des bêtes féroces. » Donc, voilà l’incestueuse et, à côté de l’incestueuse, l’autre grande transgression sexuelle : elle est homosexuelle. Là aussi, rapport avec les archiduchesses, ses sœurs et ses cousines, rapports avec les femmes de son entourage, etc. Le couplage anthropophagie-inceste, les deux grandes consommations interdites, me paraît caractéristique de cette première présentation du monstre sur l’horizon de la pratique, de la pensée et de l’imagination juridique de la fin du XVIIIe siècle. Avec ceci : c’est que dans cette première figure du monstre, Marie-Antoinette, la figure de la débauche, de la débauche sexuelle, et, en particulier, de l’inceste, me paraît être le thème dominant. »
La coquette
Mary Wollstonecraft, féministe et républicaine anglaise, fait un portrait de Marie-Antoinette à l’opposée de ceux marqués par l’excès et la monstruosité que nous avons vus précédemment, mais pas moins à charge : celui d’une femme légère et futile, incarnation de tous les maux de la cour de France, à la « douceur voluptueuse », aux « vices ruineux », passant le temps « de la manière la plus puérile, sans même l’apparence d’une certaine fermeté d’esprit pour pallier les errements de son imagination », dont la beauté et les artifices fondaient son « empire illimité » sur le roi (An Historical and Moral View of the Origin and Progress of the French Revolution, 1794). Cette critique anglaise et féministe de la reine de France, qui par son exemple désastreux justifie le dogme de l’éloignement des femmes du pouvoir, chose sérieuse et profonde, non plus par leur criminalité et leur monstruosité mais par leur légèreté, qui, agréable en tout autre contexte, devient criminelle en politique, aura une postérité remarquable… aux mains des masculinistes, qui y trouveront un moyen supplémentaire de critiquer les femmes de pouvoir. Même si l’on a pu observer une résurgence de la figure plus ancienne de la femme monstrueuse et despotique, avec Margaret Thatcher par exemple.
Conclusion : à quoi sert la misogynie ?
Pour Gaëlle Audéon (Féminicides), cette diffamation des femmes, reines ou princesses, vise à les exclure du pouvoir. Pendant tout le Moyen Âge, où les femmes peuvent encore régner et transmettre la couronne, elle fournit des arguments aux partisans de la loi salique, qui se construit pendant cette période comme une tradition ancienne et acquiert de plus en plus de poids. « Les crimes dont elles sont accusées, par les hommes, n’ont d’autre origine que la concurrence qu’elles représentent pour eux dans les sphères d’influence. » On trouve des traces de ce phénomène dès le XIIe siècle avec Aliénor d’Aquitaine qui aurait commis l’adultère avec son oncle ou le musulman Saladin, puis avec Blanche de Castille, régente du royaume, accusée de s’affranchir des lois de la chasteté du veuvage ; au XIIIe siècle Marie De Brabant, femme du roi Philippe III, est accusée d’avoir fait empoisonner son beau-fils, même réputation d’empoisonneuse pour Mahaut d’Artois qui aurait fait assassiner Philippe le Bel… Ces légendes noires des reines de France, auxquelles les historiens du XIXe siècle montreront tant de complaisance, concernent également Jeanne, épouse de Philippe VI, à deux reprises lieutenante du royaume, mais aussi Isabelle de Bavière, à qui son mari, sentant sa santé mentale décliner, va confier l’autorité royale, sans que personne dans l’entourage royal ne respecte sa décision.
À l’incarnation du pouvoir par des femmes, critiquée et honnie, répond le pouvoir féminin allégorique : Plumyène relève ainsi que l’exécration dont fait l’objet Marie-Antoinette surpasse de loin celle pour son mari, et propose une explication un peu différente de celles que nous avons vues jusque-là :
« Mère étrangère, marâtre, Messaline, corrompue dans sa chair et dans ses mœurs, il est tentant de voir en elle la figuration même de la mauvaise mère, et peut-être qu’une autre image collective, alors en gestation, de la France lui doit beaucoup, en tant que représentation violemment antithétique : Vierge guerrière, Minerve droite et fière, mère généreuse et protectrice, la France, dont il faudra attendre Michelet pour en avoir le portrait définitif, sera par excellence – France-Nation, France-Patrie, France-République ou France-Histoire – une image maternelle positive, un décalque inversé de la silhouette maléfique de l’Autrichienne. »