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Yvain et Laudine |
Source Twitter : Hallucinaute
@caligans
Et
voici révélé le véritable visage de l'amour courtois dont on nous
rebat tant les oreilles. tl;dr On isole la jeune fille inconnue, puis
« — Hé mademoiselle, je suis le neveu du président. — J'en
aime un autre. — Ha, soit polie au moins et dis oui car j'ai une
grosse lance. »
Vous
avez peut-être vu passer ce tweet de @caligans proposant un court
extrait du roman de chevalerie La mort le roi Artu (vers
1230), et plaisantant sur le visage très machiste que nous y offre l'amour courtois.
Comme
le souligne plaisamment @caligans, il est bien question ici de
culture masculine : l'amour courtois est une création de la culture
masculine, MAIS il confère aux femmes une place sociale qu'elles
n'occupent pas d'ordinaire.
Imaginez
une société dominée par des hommes, qui, eux-mêmes, dominent
d'autres hommes : la société féodale du Moyen-Âge. Entre les
dominants de cette société, il y a rivalité, effort pour surpasser
l'autre. Certains de ces hommes vont choisir de sortir du jeu social
qui leur est imposé, de manifester leur supériorité différemment,
par une transgression des règles, de se distinguer des autres hommes
en donnant une place à des dominés : les femmes (de l'aristocratie
= dominées parmi les dominants).
Mais
la place qu'ils leur donnent n'est pas n'importe laquelle, c'est
celle de suzerain, de seigneur. Eux-mêmes choisissent d'occuper la
place d'inférieur, de serviteur, de vassal. La relation qui existe
entre suzerain et vassal implique pour ce dernier ce qui s'appelle
l'ost (service militaire dû par le vassal à son suzerain). La
seconde grande innovation de l'amour courtois va être de substituer
un service amoureux à ce service militaire (rien de bien nouveau
cependant, c'est le fameux « service d'amour » qu'a inventé le
romain Ovide). Gauvain demande à la jeune fille de lui permettre de
la prier d'amour, c'est-à-dire de la prier de lui donner son amour
pendant un temps laissé à l'appréciation de la jeune fille. Pour
obtenir l'amour de la Dame courtoise, il faut prouver l'amour que
l'on ressent et on le prouve en la servant avec la plus exacte
soumission et la plus infaillible fidélité, tout comme le vassal
sert son suzerain avec soumission et fidélité.
La
relation des vassaux entre eux est faite de rivalité afin d'obtenir,
par leur adresse et leurs exploits guerriers, la reconnaissance de
leur suzerain. Les vassaux servent leur souverain, qui les récompense
par un don symbolique (la consécration de la valeur). Gauvain
propose en effet à la jeune fille de lui prouver sa supériorité
sur son rival par un combat (un tournoi), dont le prix n'est pas une
prestation sexuelle, mais l'accès à une relation privilégiée à
la Dame, la possibilité de la courtiser. On est donc en plein dans
la culture masculine (voir mon article sur la sociabilité guerrière germanique),
mais la courtoisie réalise cette chose assez incroyable, de conférer
à une femme le pouvoir généralement possédé par le dominant
parmi les dominants, de donner à un individu extérieur au champ
guerrier du fait de son sexe, la capacité d'être juge du champ
guerrier. De plus, la Dame courtoise, en tant que suzeraine, a un
grand pouvoir sur celui qui la courtise (elle décide, par exemple,
du temps que doit durer la mise à l'épreuve amoureuse), mais si
elle a beaucoup de pouvoir, elle a aussi des devoirs qui tempèrent
celui-ci, et les romans médiévaux sont remplis de cruelles qui
abusent de leur puissance et s'amusent à faire mourir leur amant
de chagrin.
Pour
toutes ces raisons, l'amour courtois me semble constituer une
révolution assez remarquable dans le champ de la culture masculine.
Après, je trouve que La mort le roi Artu, écrit en langue
d'oïl, n'a pas la subtilité et le raffinement, avec lesquels les
auteurs occitans, puisant largement dans la culture arabo-andalouse,
traitent cette thématique. Ainsi le roman anonyme Flamenca
(datant également du XIIIème siècle), qui, même s'il s'inscrit dans
la même culture de féodalité et de valeur guerrière, subordonne
entièrement la thématique chevaleresque à la thématique amoureuse
et met en scène un chevalier servant beaucoup moins brutal et grossier que
Gauvain.