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Cet
entrefilet malicieux du Canard enchaîné m'a fait souvenir de l'ouvrage d'un prêtre et
religieux dominicain : Le livre noir de la communion solennelle,
abondamment cité par Bourdieu dans l'un de ses articles de Langage
et pouvoir symbolique : «
Le langage autorisé » (pp. 160-173).
Je
suis toujours admirative de la qualité et de l'originalité des
sources documentaires réunies et exploitées
par Bourdieu. C'est sans doute l'une de ses grandes forces que de
trouver dans des textes en apparence poussiéreux et
subalternes, les illustrations éclairantes des mécanismes sociaux
qu'il étudie. (Je vous accorde qu'il lui arrive aussi de s'appuyer
sur des œuvres qui n'ont rien de mineur ni de méconnu, telle
L'éducation
sentimentale
de Flaubert !)
Le
livre noir
du R. P. Lelong ne fait pas ici exception : cet ouvrage qui entend
démontrer, par la compilation des doléances de catholiques
français.es
à propos des réformes cultuelles initiées par le concile Vatican
2, l'échec et le danger de ces réformes, va permettre à Bourdieu
de tracer les limites de la théorie d'Austin sur le langage
performatif.
Ces
plaintes m'ont beaucoup amusée : elles émanent de cette frange de
l'Église bourgeoise et réactionnaire, de laquelle, élevée dans
une famille chrétienne « progressiste » (les « Chrétien.ne.s de
gauche », qui se retrouvent dans les combats et les prises de
position du journal militant Témoignage chrétien), je me
suis toujours sentie éloignée. Mais elles m'ont aussi impressionnée
par leur culture et leur bon sens. Je me suis aperçue, en les
lisant, que des gens que je croyais conservateurs par principe et par
timidité, dociles et sans esprit critique, formaient, au contraire,
un public exigeant et averti, pour lequel les actes de la liturgie
catholique avaient un sens, qui se trouvait modifié et perdu par les
réformes issues du concile.
Cette
lecture m'a par ailleurs convaincue que, contrairement à ce que l'on
pourrait croire, la critique d'une institution comme l'Église
catholique est beaucoup plus fine et pertinente, si elle est faite
par celles et ceux qui en font partie, plutôt que depuis
l'extérieur.
Le
livre noir de la communion solennelle
: extraits
« Je vous avoue que nous sommes absolument déconcertés par l'encouragement à déserter les églises pour célébrer l'Eucharistie en petites communautés [1] à domicile [2] ou dans les chapelles [2] où l'on se sert soi-même d'une hostie apportée dans des plateaux par les laïcs [1] pour communier à la place où l'on se trouve [2], etc. »« Vous pourrez toujours aller dire une prière pour votre église. Mais quel sens aurait eu cette prière dans une église d'où le saint sacrement était absent [2] ? Autant la réciter à la maison... »« Dans notre petite église, on ne célèbre plus la messe, on la dit dans une maison particulière [2]. »« Nous ne sommes pas gâtés dans le diocèse de B., nous subissons les extravagances du « quarteron des jeunes abbés » qui ont imaginé, l'année dernière, de faire la première communion solennelle, en attendant de la supprimer, au Palais des Sports [2], alors qu'il y a ici deux grandes et belles églises qui pouvaient très bien contenir tout le monde. »« Ma mère a été horrifiée par l'aumônier d'ACI qui voulait dire la messe sur sa table de salle à manger [2]. »« Que pensez-vous aussi, mon Père, de la communion faite le matin [3] et suivie d'aucune autre cérémonie [5], comme dans la paroisse ? » « La journée va se passer à table, à manger et à boire, m'a dit une maman désolée. »« Dans certaines paroisses près d'ici, on ne fait plus rien. Chez nous, profession de foi l'après-midi [3], qui dure à peine une heure [4], sans messe ni communion [5], les enfants vont à la messe le lendemain [3]. »« Que pensez-vous de l'attitude de certains prêtres (tous les prêtres dans certaines paroisses, cela doit être contagieux) qui ne manifestent par aucun geste [5], génuflexion ou au moins légère inclination, leur respect envers les Saintes Espèces, lorsqu'ils les prennent ou les reportent au tabernacle. »« Autrefois on disait : Ne nous laissez pas succomber à la tentation, maintenant on dit [6] : Ne nous soumets pas ou Ne nous induits pas en tentation. C'est monstrueux, je n'ai jamais pu me résoudre à le dire. »« Il a fallu entendre : Je vous salue Marie, traduit en J'te salue Marie, ces jours derniers dans une antique église gothique. Ce tutoiement [6] ne correspond pas à l'esprit de notre langue française. »« Communion solennelle : ça s'est résumé au bout de deux jours de Réco [6], au retour, à une Profession de foi à 5 heures du soir [3] un samedi [3], en vêtements de tous les jours [7] (sans messe [5], sans communion). Déjà pour la Communion privée, c'est un morceau de pain [8] et... pas de confession [5] ! »« Mais je suggère déjà qu'à debout [5] vous fassiez une mention particulière à propos de cette attitude d'homme pressé pour recevoir l'Eucharistie, c'est choquant. »« On ne prévient pas, le vicaire s'amène à n'importe quel moment [3], on fait tout en bloc, on sort l'hostie de la poche [5] et allez-y ! Encore content quand n'arrive pas un quelconque laïc [1] avec le saint-sacrement dans un poudrier [8] ou dans une boîte à pilules [8] vaguement dorée. »« Pour la communion il a délibérément adopté la manière suivante : les fidèles se mettent en demi-cercle derrière l'autel et le plateau d'hosties saintes circule de main en main. Puis le prêtre présente lui-même le calice (...). Ne pouvant me résoudre à communier dans la main [5] (Soyez saints, vous qui touchez les vases du Seigneur... alors le Seigneur lui-même ?...), j'ai dû parlementer et discuter avec colère pour obtenir d'être communié dans la bouche [5]. »« Cet hiver, relevant de maladie, privée de la Sainte Communion pendant plusieurs semaines, je m'étais rendue dans une chapelle pour y participer à la messe. Je m'y suis vu refuser [5] la Sainte Communion parce que je n'acceptais pas de la prendre à la main [5] et de communier au calice [5]. »« Le grand-père de la communiante, lui, était estomaqué de la dimension des hosties [8] ; chacune pouvait faire un casse-croûte. »« Je me suis trouvée dans une église où le prêtre qui célébrait la messe avait fait venir des musiciens modernes [1]. Je ne connais pas la musique, j'estime qu'ils jouaient très bien, mais cette musique, à mon humble avis, n'invitait pas à la prière. »« Cette année, nos communiants n'avaient ni livre, ni chapelet [8], une feuille sur laquelle étaient marqués les quelques cantiques qu'ils ne connaissaient même pas et chantés par un groupe d'amateurs [1]. »« J'ajoute donc une supplique en faveur de ce dont on fait si bon marché, les sacramentaux [8] (eau bénite à l'entrée de l'église, buis bénit aux Rameaux, on commence à en escamoter la bénédiction...), dévotion au Sacré-cœur (à peu près tuée), à la Sainte Vierge, les tombeaux du Jeudi saint, difficiles – voire impossibles – à concilier avec l'office du soir, bien entendu, le grégorien avec tant d'admirables textes dont on nous prive ; même les Rogations d'antan, etc. »« Tout récemment, dans une maison religieuse où s'étaient réunis, venant de toute la France, des jeunes gens qui ont un projet sacerdotal, le prêtre, pour célébrer la messe, n'a pris ni ornements ni vases sacrés [8]. En tenue civile [7], une table ordinaire [2], du pain et du vin ordinaire [8], des ustensiles ordinaires [8]. »« Des femmes [1] lisent publiquement les épîtres au pupitre, très peu ou pas d'enfants de cœur [1], et même, comme à Alençon, des femmes [1] donnant la communion. »« Au moment de la communion, une femme [1] sort des rangs, prend le calice et fait communier sous l'espèce du vin [8] les assistants. »Le livre noir de la communion solennelle du R. P. Lelong, MAME, 1972.
Erreurs
relevées par les fidèles dans la liturgie : [1] erreur d'agent, [2]
erreur de lieu, [3] erreur de moment, [4] erreur de tempo, [5] erreur
comportement, [6] erreur de langage, [7] erreur de vêtement, [8]
erreur d'instrument.
Le
langage performatif : apports bourdieusiens
Dans
son ouvrage Quand dire c'est faire, dont le titre original est
How to do Things with Words (1962), Austin a montré que
certains énoncés n'ont pas pour fonction de décrire un état de
choses ou d'affirmer un fait, mais d'exécuter une action. Quand le
ou la maire prononce la phrase « Je vous déclare... »,
iel réalise un acte qui transforme durablement la vie du couple.
L'acte de marier, qui est compris et accepté comme tel par le
couple, les témoins et toute l'assistance, ne se situe pas sur un
plan physique (les marié.e.s ne voient pas leur réalité corporelle
évoluer quand bien même ils se sentent conjoncturellement « plus
heureux »), mais symbolique.
Ce
langage qui agit, qui réalise des actes de langage ou speech
acts, Austin le nomme « langage performatif ». Il comprend dans
cette catégorie tous les énoncés à caractère symbolique, et
notamment religieux : le prêtre qui bénit, qui remet les péchés
des fidèles..., accomplit des actes de langage. Austin y englobe
aussi des discours qui semblent descriptifs, mais qui sont en fait
prescriptifs et suivis d'effets : les discours politiques. Ainsi, «
l'économie se redresse », « le moral des Francais.es s'améliore
», « la mobilisation des gilets jaunes s'essoufflent »...
Qu'est-ce
qui, dans le langage performatif, modifie aussi profondément la
nature de la parole, qui est normalement de cautionner le réel ?
Qu'est-ce qui fait qu'un discours dominé par les choses
devient, dans le langage performatif, un discours qui domine et
gouverne les choses ?
Cette
force de la parole, qui lui confère le pouvoir de changer la
réalité, tient, selon Habermas, qui se penche sur la question à la
suite d'Austin, à sa rationalité. Pour d'autres linguistes
ou philosophes, elle tient au
style, au vocabulaire et à la prononciation, donc à des facteurs
purement linguistiques.
Pour
Bourdieu, la force du langage, qu'il soit symbolique ou politique,
dépend de facteurs sociaux, qui procèdent tous d'une même réalité
sociale : le mandat qu'a accordé un groupe donné à un
individu et qui autorise sa prise de parole, qui lui donne le «
droit de parler ». C'est à condition qu'il y ait mandat,
qu'il y a parole performative, qu'une parole forte et agissante peut
s'énoncer.
Trois
facteurs sociaux doivent être réunis pour valider le mandat :
- des mandant.e.s qui délèguent à un.e mandataire la représentation de leur groupe par un acte rituel formel ;
- le respect des formes dans l'acte de délégation des mandant.e.s et dans la prise de parole du ou de la mandataire ;
- la capacité du ou de la mandataire à faire disparaître sa personne derrière sa fonction (théorie bourdieusienne des « hommes d'appareil », qui ont fait la preuve de leur dévouement pour le groupe, cf. « La délégation et le fétichisme politique », in Langage et pouvoir symbolique).
Illustrations
➤ Les
gilets jaunes
Dans
ce mouvement de contestation sociale, on ne retrouve aucun de ces
trois facteurs : la délégation de représentation par les
mandant.e.s ne s'étant pas faite dans les formes (au cours d'une
assemblée, par un vote), les mandataires sont illégitimes. Ils ne
peuvent prendre la parole au nom de tou.te.s sans risquer de voir
leur légitimité contestée (Benjamin Cauchy a été désavoué,
d'autres sont dit.e.s « autoproclamé.e.s », Macron refuse de les
recevoir...). Enfin, aucun.e n'a pu faire la preuve de son dévouement
envers le groupe, tout
simplement parce que le mouvement est spontané et non pas issu d'un
« appareil ».
Sans
la réunion de ces trois facteurs, il ne peut y avoir, selon
Bourdieu, de parole politique efficace et agissante. Le mouvement est
voué à demeurer une révolte
sans perspective révolutionnaire.
Les
divers partis politiques et leurs organes, qui maîtrisent plus
ou moins consciemment les codes de production de la parole politique
légitime, s'efforcent d'en créer artificiellement les conditions,
par un discours orienté sur la réalité du mouvement.
J'ai
ainsi été frappée par le portrait que le journal L'Humanité
fait de Morgane, une « gilet jaune », en mandataire incontestée de
la parole collective :
« Faut demander à Morgane. Sur les barrages filtrants à l'entrée du port autonome de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), c'est elle le poteau, la référente, celle qui ne s'arrête jamais, qui donne tout. (...). À 31 ans, cette boule d'énergie a oublié (s)a vie.« Avant, j'avais une vie ; aujourd'hui, je lui ai donné un sens », Clotilde Mathieu, L'Humanité, 7 décembre 2018, clic.
Il
faut demander à Morgane : cette délégation de la parole
consacre Morgane en tant que représentante du groupe. Morgane est
également celle qui donne tout, qui ne s'arrête jamais,
dont le combat pour les gilets jaunes oriente toute la vie : elle est
cet « homme d'appareil » théorisé par Bourdieu, qui n'a plus
d'existence ni d'identité en dehors de la fonction que lui ont
donnée celles et ceux qu'elle représente, qui a fait la preuve de
son dévouement à leur égard.
Je
termine par quelques mots sur le mépris social qui a frappé
certains gilets jaunes qui s'exprimaient dans les médias. Les fautes
de grammaire, la difficulté à trouver ses mots, le recours à un
registre de langage familier..., souvent moqués, ne suffisent pas à
enlever à la parole sa puissance performative. Certes ces facteurs
linguistiques en amoindrissent la validité et l'efficacité, mais
n'empêchent pas le ou la mandant.e d'être le ou la représentant.e
légitime du groupe, dès lors
que ce groupe se construit en opposition aux élites cultivées au
pouvoir.
➤ Les
catholiques du Livre noir de la communion solennelle
Bourdieu
montre que les nombreuses entorses faites par les prêtres à la
liturgie traditionnelle, entraînent une défiance du groupe et le
retrait du mandat qu'il avait accordé :
« Le langage d'autorité ne gouverne jamais qu'avec la collaboration de ceux qu'il gouverne (p. 169). »
Le
mandat accordé aux prêtres concerne l'intermédiation avec le
divin, en vue de l'obtention collective des biens symboliques
(protection morale, pardon et salut). L'évolution de la forme
(abandon de tous les attributs symboliques du ministère
: soutane, latin, lieux et objets consacrés, et initiatives
personnelles des prêtres, qui manifestent qu'ils sont des individus
et non des agents interchangeables qui remplissent une fonction)
marque la rupture du contrat ancien passé entre les
fidèles-mandant.e.s et les prêtres-madataires. Cela ne signifie pas
que le rituel doive demeurer éternellement figé, mais que son
évolution ne peut se faire que sous la pression du groupe.
Aux
yeux des catholiques, dont le R. P. Lelong a réuni les témoignages,
les prêtres ne sont plus légitimes et les paroles qu'ils
prononcent, ne réunissant plus les conditions qui déterminent
l'efficace magique de l'énoncé performatif, sont dès lors
vides et inutiles.
Il
est amusant de remarquer qu'il est arrivé à Vatican 2, ce qui
arrive dans les démocraties représentatives modernes.
Le
concile a réuni dans les formes les mandataires du monde catholique
dans son ensemble (les cardinaux, dont les député.e.s et
sénateurs.rices sont les équivalents), en vue de renforcer
l'adéquation de l'Église aux évolutions sociales de deux siècles
d'industrialisation plus ou moins chaotique. En s'ouvrant ainsi à la
société moderne, l'Église catholique a pris à rebrousse-poil tous
ceux et toutes celles qui avaient pris l'habitude d'y trouver un
refuge. L'ouverture est ressentie comme une souillure de la part d'un
public « captif » de l'Église catholique, parce qu'elle touche la
forme des rituels les plus centraux, ceux qui font d'une église
locale une véritable assemblée de fidèles réunis pour leur salut.
Dans
nos démocraties, les choses se passent de manière similaire : les
représentant.e.s du peuple et des collectivités prennent dans les
formes des mesures visant l'ouverture de la nation à son
environnement mondial fortement évolutif, mais cette ouverture est
vécue comme une trahison par des mandataires qui voient justement
dans la politique le moyen de se protéger contre les turbulences de
l'économie mondiale et qui attendent des politiques qu'iels se
donnent entièrement à leur électorat local selon les lois du champ
politique, plutôt qu'à des intérêts transnationaux le plus
souvent intraduisibles dans le répertoire des opinions des
électeurs.rices, collecté par les instituts de sondage et les
médias.