Lorsqu'il
publie, en 1859, The origin of species by means of natural
selection, Darwin poursuit trois objectifs personnels : se
positionner comme (1) le promoteur des nouvelles sciences naturelles
appliquées à notre planète, dégagées de tout fond théologique,
(2) l'initiateur d'une recherche scientifique sur le vivant conforme
aux exigences de ces nouvelles sciences naturelles, (3) un auteur
digne de figurer au panthéon des fondateurs de la culture de l'ère
industrielle.
Seuls
les deux premiers objectifs sont pleinement assumés par Darwin, le
dernier n'est indirectement avoué qu'en quelques endroits de
l'ouvrage, et pour cause : il n'a rien de scientifique, et les moyens
de l'atteindre ne le sont pas non plus.
Cet
article entend mettre en lumière ce qui, dans le texte, relève de
chacun de ces objectifs.
(1)
Promouvoir les nouvelles sciences naturelles appliquées à notre
planète
Darwin
fait partie d'une communauté scientifique dont les travaux sont en
grande partie financés par les entreprises industrielles et
commerciales. Ces travaux ont la double vocation de mieux connaître
la planète et de mieux l'exploiter. Parmi les sciences
naturelles, la géologie, la climatologie et les sciences du vivant
sont les principales bénéficiaires de ce type de financement. La
façon dont elles se développent alors les amènent, à l'époque de
Darwin, à entrer en conflit avec elles-mêmes : de nouvelles
théories émergent, qui remettent en question les théories
antérieures, et ce conflit se cristallise dans l'opposition entre le
dynamisme (des nouvelles théories) et le fixisme (des
anciennes théories). Darwin fait partie des dynamistes purs et durs,
qui traquent le fixisme sous toutes ses formes.
L'origine
des espèces se présente
d'abord comme un réquisitoire en faveur du dynamisme et contre le
fixisme dans toutes les théories qui se rapportent à la Terre
(géologie, climatologie et sciences du vivant). Sur ce plan, l'œuvre
de Darwin, dont les deux-tiers sont consacrés à la collation de
centaines d'arguments établissant l'évolutionnisme et réfutant le
créationnisme, est d'une qualité indéniable, même si elle a perdu
de sa pertinence (plus aucun scientifique ne remet en cause le fait
que la Terre a une histoire qui ne suit pas un plan préétabli, et
qu'elle n'a pas une origine divine). Sa
façon par contre d'aborder la distribution géographique des
espèces, par une enquête sur les évolutions du climat et des
formations continentales, est toujours d'actualité.
(2)
Initier une recherche scientifique sur le vivant conforme aux
exigences des nouvelles sciences naturelles
La
plupart des scientifiques contemporains de Darwin ont rarement
complètement abandonné les hypothèses fixistes, et s'ils sont
convaincus de l'intérêt d'en abandonner un certain nombre, ils ont
besoin d'une preuve que l'on peut faire œuvre scientifique en
abandonnant la référence à Dieu, garant d'un ordre des choses
minimal. Avec L'origine des espèces, Darwin s'attache à
fournir cette preuve dans le champ particulier des sciences du
vivant, en développant jusqu'à ses ultimes conséquences la théorie
dynamique de l'évolution des êtres vivants et en montrant que la
rationalité de la vie ne tient pas à un ordre immuable qui leur
assigne une fois pour toutes leur place, mais aux lois qui président
à leurs métamorphoses et à leurs changements de place.
La
théorie de l'évolution des espèces n'est pas darwinienne, mais
Darwin se l'approprie en l'interprétant dans un sens strictement
dynamique, jusqu'à remettre en question l'existence des espèces et
à placer du côté de la convention la typologie établie depuis un
siècle (variété, espèce, genre, famille, ordre, etc.).
Ce
qui est premier pour Darwin, ce sont les groupes d'individus
susceptibles de se reproduire entre eux. On peut imaginer que l'un de
ces groupes, au fil du temps et du fait d'une part de sa fécondité,
d'autre part de son adaptabilité aux milieux, essaime en des lieux
géographiques distincts ; à force de se reproduire avec le même
taux de fécondité, cherchant à affiner son adaptation à son
nouveau milieu, chacun des sous-groupes est appelé à suivre son
propre chemin évolutif ; on peut dire par convention que ces
sous-groupes forment alors un ensemble de variétés. Lorsque
certaines de ces variétés ont elles-mêmes commencé à essaimer,
on peut encore dire par convention et rétrospectivement que
le groupe initial était représentatif d'une espèce et que
les différentes variétés étaient le fruit des variations de cette
espèce. Lorsque certaines variétés des variétés de l'espèce
initiale ont elles-mêmes essaimé, on peut dire par convention
que le groupe initial était représentatif d'un genre, et que
celles de ses variétés qui ont essaimé étaient des espèces. Et
ainsi de suite, le groupe initial acquérant encore les statuts de
représentant d'une famille, d'un ordre, d'un règne,
etc. Dans le cas où aucune variété ne parvient à essaimer, la
situation devient critique. Si survient en outre une baisse de la
fécondité, ces variétés peuvent s'éteindre ; le processus de
changement de statut s'arrête alors, et chaque groupe de la chaîne
reçoit son statut définitif (ordre défunt, famille défunte, genre
défunt, espèce défunte, variété défunte).
Cette
façon de concevoir la typologie du vivant, comme une suite de
statuts qui indiquent, pour un groupe, le nombre de chaînons
évolutifs de sa descendance, a permis à Darwin de formaliser une
représentation spatio-temporelle du vivant, en lui appliquant le
principe de l'arbre généalogique, utilisé par les maisons
aristocratiques pour hiérarchiser les différentes familles qui les
composent. L'image du rameau, qui, au bout d'un certain temps,
devient une branche dotée de ses propres rameaux, parvient en effet
à rendre compte assez simplement des changements de statuts
continuels des groupes de vivants à chaque nouvelle descendance
évolutive. Elle est encore en usage aujourd'hui : le buisson
génétique est en effet la réplique moderne de l'arbre de Darwin.
Après
avoir ainsi mis en évidence la forme générale que prend l'histoire
évolutive des vivants, Darwin en vient à exposer ses recherches sur
les mécanismes de cette évolution. La science cherche en effet
autant à établir des liaisons entre des faits d'un certain ordre
(dans le cas des sciences du vivant, à établir les étapes de
l'évolution qui lie les formes actuelles de vie aux formes plus
anciennes) qu'à mettre en lumière les mécanismes par lesquels
s'établissent de telles liaisons (à émettre des hypothèses sur la
loi naturelle qui commande la succession des étapes de l'évolution
des différentes formes de vie).
Si
les espèces évoluent, cela tient d'abord, pour Darwin, au fait
qu'un individu n'est jamais identique à son géniteur et à sa
génitrice dans la reproduction sexuée, à son géniteur unique dans
la reproduction non sexuée (par clonage). Il retient de son ou de
ses parents la très grande majorité de ses ou de leurs
caractéristiques organiques, mais pour certaines d'entre elles, il
innove. Parmi ces innovations, certaines n'en sont pas vraiment, mais
ont la particularité d'être bien visibles, par exemple les coloris,
voire les tailles, car si elles varient d'individu à individu, elles
tournent autour de types structuraux (un panel réduit de couleurs et
de combinaisons de couleurs) ou de moyennes stables (une taille
moyenne caractéristique). D'autres sont des innovations véritables
(une modification du nombre des cellules nerveuses par rapport à
l'ensemble des cellules corporelles, ou de la masse musculaire par
rapport à l'ensemble de la masse organique), mais ont la
particularité d'être infinitésimales / imperceptibles. Ce sont ces
variations minimes, qui, si elles parviennent à s'accumuler dans le
même sens pendant des centaines de générations, sont susceptibles
de produire une évolution de l'espèce, à laquelle appartient au
départ le premier individu considéré. Les autres variations en
effet, les plus visibles, ne peuvent que tourner en boucle dans le
cadre du type structural ou autour de la moyenne caractéristique.
En
plaçant dans l'individu le ressort premier de l'évolution du
vivant, mais en lui assignant une variabilité infinitésimale /
imperceptible, Darwin affirme qu'il n'est pas possible à un individu
de prendre conscience de la variation dont il est dépositaire, ni a
fortiori d'imaginer l'espèce nouvelle dont il est potentiellement
porteur, si sa descendance devait suivre la même orientation que lui
dans ses variations successives, c'est-à-dire si sa variation
initiale était capitalisée et accumulée au fil de sa descendance.
Puisque les individus sont inconscients de leur concours à
l'évolution de leurs espèces respectives, si celle-ci ne relevait
d'aucun autre facteur que du choix individuel de se reproduire ou non
(clonage), ou du choix convergent de deux individus de s'accoupler en
vue de se reproduire (reproduction sexuée), on devrait pouvoir
repérer dans l'histoire du vivant toutes les options évolutives
possibles, le hasard seul présidant in fine à l'évolution.
Il
était déjà assez facile, à l'époque de Darwin, de calculer les
chemins évolutifs possibles à partir de l'état initial connu d'une
espèce donnée ayant vécu dans un passé lointain. Or les résultats
des fouilles archéologiques montraient clairement que, quelle que
soit l'espèce envisagée, seuls certains chemins évolutifs avaient
été empruntés et que les autres chemins possibles (qui auraient dû
coexister dans le cas où le hasard seul préside à l'évolution)
soit avaient été avortés soit n'avaient jamais eu lieu.
Fort
de son hypothèse initiale (les individus sont inconscients de leur
concours à l'évolution), Darwin peut en déduire logiquement que
d'autres facteurs que le choix individuel interviennent pour
sélectionner le chemin évolutif des espèces qui sera
effectivement emprunté, des facteurs contraignants pour les choix
individuels, agissant à leur égard comme un champ magnétique à
l'égard de la limaille de fer : de même que sous un champ uniforme,
les brins de fer prennent tous la même orientation, de même ces
facteurs agissent de façon à orienter les choix reproductifs
individuels dans le même sens (ou bien, plus radicalement, en ôtant
aux individus toute capacité à choisir entre des options variées
et en leur imposant une unique option, toujours la même). Cette
idée selon laquelle l'évolution effective des espèces résulte de
la sélection naturelle d'un nombre limité d'options évolutives
parmi plusieurs autres possibles, toutes potentiellement portées par
les individus, guide encore actuellement l'histoire scientifique du
vivant : on considère aujourd'hui que les espèces évoluent par
l'intermédiaire des mutations génétiques des individus et on
cherche à rendre compte des facteurs déterminants qui ont permis de
sélectionner telles chaînes de mutations plutôt que telles autres.
Darwin
évoque alors tour à tour les opinions déjà formulées à son
époque : la sélection naturelle des voies évolutives des espèces
pourrait relever (1) des effets de la géographie et du climat, ou
bien, à l'opposé, (2) des espèces elle-mêmes (avec deux
sous-hypothèses extrêmes : (2-1) effets de l'usage ou de
l'habitude, (2-2) effets de la sélection sexuelle), ou bien encore
(3) des relations entre les espèces.
- La géographie et le climat pourraient orienter l'évolution des espèces par leur lentes variations : prenons le cas d'un refroidissement après une période chaude de plusieurs millions d'années ; les espèces qui ne mutent pas pour se doter d'une régulation thermique souffrent plus que celles qui y parviennent ; si ce refroidissement se prolonge, seuls finissent par subsister les espèces ayant muté dans le bon sens. Il y aura bien alors « sélection naturelle », et plus précisément « sélection climatique » de la voie évolutive des espèces ; il y aura même in fine « sélection climatique » des espèces, très exactement : des espèces qui pourront continuer à avoir une descendance.
- (1) L'usage et l'habitude sont d'autres facteurs possibles de la sélection naturelle. L'exemple le plus connu est celui du carbonifère, il y a 400 millions d'années. Alors que les végétaux étaient en train de conquérir les continents émergés, suivis de près par les arthropodes, les vertébrés restaient à l'écart de ces nouveaux territoires. Parmi les poissons candidats, les premiers à avoir réussi à aborder les continents émergés sont ceux qui vivaient au plus près de la surface des océans et avaient l'habitude de se nourrir en gobant les aliments plus légers que l'eau ; ces poissons régulaient leur va-et-vient entre la surface et les profondeurs par l'absorption d'air dans une vessie ; la configuration de leurs organes, liée à leur mode de vie, permettait de modifier à moindre frais leurs fonctions et de transformer la vessie en poumons, les nageoires étendues en pattes. Il ne s'agit plus ici d'une sélection des capacités de survie dans des milieux devenant de plus en plus hostiles, mais d'une sélection des capacités à tirer profit de nouveaux territoires, auparavant inaccessibles, une « sélection naturelle » qui joue sur la proximité relative des modes de vie. Parmi les espèces de poissons qui avaient le mode de vie décrit ci-dessus, celles qui sont parvenues le plus rapidement à muter dans le bon sens, sont celles dont la descendance couvre aujourd'hui les terres émergées.(2) La sélection sexuelle du conjoint n'est une option que si elle s'opère indépendamment des individus, en quelque sorte inconsciemment. C'est l'hypothèse de Schopenhauer, selon qui les êtres vivants sexués sont régulièrement (au printemps) rappelés aux intérêts de leurs espèces indépendamment des leurs propres ; l'espèce prendrait possession des individus et les pousserait à s'accoupler selon ses besoins évolutifs. Autant dire que pour Darwin cette hypothèse est non scientifique, et il reste persuadé que la sélection sexuelle, si elle peut conduire au dimorphisme sexuel (à chaque sexe sa morphologie), ne parvient jamais à faire évoluer l'espèce dans son ensemble.
- Le dernier facteur possible, celui de la relation entre les espèces, est plus abondamment documenté par Darwin, parce que plus conforme à ses convictions dynamistes. L'idée de base est que dans le cadre d'une évolution dynamique des espèces, l'évolution d'une espèce induit l'évolution de toutes celles qui dépendent d'elle de près ou de loin, ce qui ne manque pas de rétroagir sur la première, qui dépend forcément de près ou de loin de certaines de celles dont elle a provoqué l'évolution. Dans cette hypothèse, la dépendance entre les espèces est telle que lorsque l'une évolue, cela a un impact massif sur les individus capables de se reproduire des autres espèces, un impact tel que seuls ceux qui portent en eux une variation capable de compenser l'évolution de la première espèce, parviennent effectivement à se reproduire. Une grand part de L'origine des espèces vise à montrer que cette étroite dépendance fait partie de la définition de la vie, que les espèces n'ont de cesse d'évoluer pour compenser les évolutions des espèces qu'elles sont amenées à côtoyer, et que le vaste mouvement d'équilibrage compensatoire de la vie a pour but de l'émanciper de sa dépendance au milieu minéral dont elle est issue.
Le
matériel scientifique à la disposition de Darwin ne lui permet pas
d'aller plus loin qu'une recension cohérente des facteurs possibles
de la sélection naturelle des voies évolutives du vivant. Il
souhaite pourtant proposer sa propre version de la pondération des
facteurs qui déterminent l'évolution effective des espèces, ce qui
revient à sauter les étapes du développement de la nouvelle
science du vivant et à parvenir d'emblée à sa conclusion. Cette
tentative serait incongrue et inexplicable si Darwin ne suivait pas
un troisième objectif, débordant le champ de la science, et au
regard duquel le recours à un raisonnement strictement scientifique
n'est plus nécessaire.
(3)
Se rendre digne de figurer au panthéon des fondateurs de la culture
industrielle mondiale
Darwin
entend contribuer de manière décisive à la formation d'une
nouvelle culture, à laquelle puisse adhérer l'élite libérale
anglaise, source financière de la science moderne. Il espère la
séduire et, pariant sur son succès, obtenir d'elle le titre de
penseur majeur de la modernité. Il s'agit là moins de science que
de rhétorique et de stratégie de positionnement dans un champ
culturel en pleine réforme.
La
nouvelle ligne de partage, que Darwin souhaite consacrer, oppose ceux
qui se font des illusions et ceux qui ne s'en font plus. Mais il ne
suffit pas de briser les idoles, il faut encore convaincre que cette
démolition ouvre la voie du progrès, bref, faire une critique
constructive des systèmes de pensée traditionnels.
C'est
en empruntant un langage philosophique (celui de la philosophie
utilitariste) et non plus scientifique que Darwin développe sa
vision progressiste de l'évolution du vivant. Il l'affirme très
clairement dès les premiers chapitres de L'origine des espèces :
l'évolution de ces dernières suit la loi
de maximisation des avantages relatifs des individus qui
les représentent. Une espèce évolue toujours de façon à ce que
les individus qui la représentent disposent (1) de meilleurs
atouts concurrentiels qu'auparavant à l'égard des individus
représentatifs des autres espèces qui visent les mêmes ressources
alimentaires (Darwin se focalise sur la satisfaction du besoin
alimentaire, qui traduit mieux, selon lui, la dépendance des êtres
vivants à leur environnement, et qui inclut la respiration,
l'alimentation liquide et solide, voire, pour les plantes, la
photosynthèse), ou qui cherchent à éviter les mêmes prédateurs ;
(2) de meilleurs moyens organiques pour accéder à la
ressource alimentaire qu'ils visent, et simultanément pour éviter
les individus des autres espèces qui les considèrent comme leur
ressource alimentaire.
Soient
quatre groupes d'individus représentatifs de quatre espèces (A, B,
C, D) et un milieu commun M, tels que B et C sont en concurrence pour
accéder aux ressources alimentaires de M (supposées peu abondantes)
; et que C et D sont en concurrence pour éviter d'être la proie de
l'espèce A. La loi de maximisation des avantages relatifs mise en
avant par Darwin veut que :
- M n'évolue pas ou évolue indépendamment de A, B, C, D ;
- B évolue dans le sens d'une amélioration concurrentielle de ses capacités à se saisir de M avant C, en même temps que d'une amélioration de ses capacités à se saisir de M indépendamment de C ; ce cas est typique des végétaux, il peut être illustré d'un côté par le fait que les plantes B évoluent en synthétisant plus de lignine que ne le font les plantes C, de façon à monter plus haut que ces dernières et à profiter seules de la lumière directe du soleil, de l'autre par le fait que les plantes B évoluent en se dotant d'une capacité à faire des réserves d'eau dans un contexte de sécheresse régulière ;
- C évolue dans le même esprit que B relativement au milieu (mais éventuellement selon des stratégies différentes : par exemple, sachant que B concentre son évolution concurrentielle sur la synthèse de lignine, C évoluera plutôt de façon à pouvoir essaimer ses graines plus loin que ne le fait B) ; par ailleurs, C se différenciant de B en ce qu'il a un prédateur, C évolue aussi de façon à ce que d'une part A choisisse de s'en prendre plutôt à D, à ce que d'autre part il soit plus difficile à A de s'en prendre à lui indépendamment de D ; ainsi les plantes C évoluent d'une part en se dotant dès la prime jeunesse d'épines (dans un contexte où A est un groupe de petits mammifères friands de jeunes pousses) pour détourner A vers D, et d'autre part en synthétisant des toxines minimisant l'apport alimentaire qu'elles représentent pour A ;
- D évolue à son tour dans le même esprit que l'évolution de C relativement à A, là encore en tenant compte de la stratégique évolutive de C sous cet aspect (si C se couvre très tôt d'épines, D peut évoluer de façon à essaimer dans les endroits les plus inaccessibles à A) ;
- A, dépourvu lui-même de prédateur et même de concurrent, évolue dans le sens d'une amélioration de ses capacités à se saisir de C et de D, ce qui, dans cette hypothèse, revient pour lui à améliorer d'une part sa capacité à saisir de jeunes pousses C au milieu d'épines, d'autre part à accéder aux lieux où D s'est réfugié.
On
remarque, dans cet exemple très simple, que C est soumis à une bien
plus forte pression que B et D, et a fortiori que A. Pour Darwin, la
situation de C est celle de la très grande majorité des espèces,
l'absence de prédateur ou de concurrent étant plus
qu'exceptionnelle. On remarque encore que les stratégies évolutives
visant à mieux éviter (le prédateur) peuvent être différentes de
celles visant à mieux détourner (le prédateur vers une autre
proie), et que celles qui visent à mieux prendre (la proie) peuvent
être différentes de celles visant à se ménager un meilleur accès
(à la proie au regard d'autres prédateurs) : par exemple, un odorat
plus fin (pour éviter un prédateur ou accéder à une proie)
diffère d'une musculature plus performante (pour détourner les
prédateurs vers d'autres proies ou pour prendre plus rapidement une
proie que les autres prédateurs).
Comme
il s'agit d'une loi naturelle et non divine, cette maximisation des
avantages ne vise pas un point idéal, où l'espèce serait enfin à
l'optimum absolu de ses capacités. Ce sont les circonstances qui
commandent le sens de l'évolution : l'évolution d'une espèce
dépend non seulement de l'évolution des espèces concurrentes
(ce qui suscite aussi bien des divergences stratégiques, par exemple
pour les plantes essaimage lointain contre montée en hauteur, que
des positionnements divergents au sein d'une même stratégie, par
exemple, dans le cas de la stratégie consistant à monter en
hauteur, l'aptitude à mieux le faire dans tel ou tel milieu, coteaux
ou fonds de vallées), mais encore de l'évolution des espèces
dont elle dépend et des espèces qui dépendent d'elle pour la
satisfaction du besoin alimentaire (ou autre d'ailleurs, mais Darwin
se concentre, on l'a vu, sur l'alimentation) : ainsi, la difficulté
croissante pour atteindre un type de proie peut entraîner une
évolution permettant à l'espèce d'en changer et d'accéder à une
ressource alimentaire nouvelle et abondante ; de même la difficulté
croissante pour échapper à un type de prédateur peut entraîner
une évolution permettant à l'espèce de se fixer dans un milieu
d'où le prédateur est absent (cas des grands singes réfugiés dans
la forêt tropicale dense et qui ont évolué pour pouvoir échapper
facilement aux carnivores de grande taille).
La
loi de maximisation des avantages relatifs ne peut pas ne pas
rappeler la loi de maximisation des profits des entreprises
capitalistes, qui revient à une loi de maximisation des
avantages concurrentiels et de minimisation des coûts internes pour
atteindre les positions économiques les plus avantageuses. Les
situations ne sont pas rigoureusement parallèles, mais l'analogie
est tout de même frappante.
La
doctrine libérale qui donne son cadre à l'économie capitaliste
tourne en effet autour de quatre éléments : les ressources
primaires (définies par leur rareté), le marché établi à
l'intention des consommateurs, les entreprises de transformation des
ressources primaires en biens de consommation et enfin le législateur
qui garantit que les transactions ont toutes lieu dans le cadre du
marché. Entre la philosophie darwinienne de la vie et la philosophie
libérale du marché, les correspondances sont les suivantes :
- les ressources primaires sont l'équivalent du milieu nutritif pour les plantes ;
- le marché des consommateurs est l'équivalent (avec un signe opposé) des espèces prédatrices (qu'il ne s'agit plus d'éviter ou de détourner, mais d'atteindre et de conserver) ;
- les entreprises de transformation sont l'équivalent des espèces en concurrence, non seulement pour accéder aux ressources primaires, mais aussi pour attirer les consommateurs ;
- le législateur enfin est l'équivalent de la géographie et du climat qui contraignent les espèces à se côtoyer.
Cette
correspondance (non pas analogique mais structurale, puisqu'il y a un
changement de signe du côté du rapport au prédateur) permet à
Darwin de faire le lien entre le vecteur naturel de l'évolution par
maximisation des avantages relatifs des individus représentatifs des
différentes espèces et le vecteur artificiel de la dynamique de
marché par maximisation des avantages concurrentiels et minimisation
des coûts internes. Ce dernier est en effet bien connu : il s'agit
du capital, dont la forme complète pour que puisse exister
une entreprise (capital social, symbolique, financier, technique) est
relativement contraignante à l'égard de ses possibilités de
repositionnement, soit pour l'accès à de nouvelles ressources, soit
pour l'attraction de nouveaux consommateurs (d'où la recherche de
minimisation des coûts internes lorsqu'il s'agit pour elle
d'évoluer). Le capital a cependant la particularité de lever
d'autant plus facilement ces contraintes qu'il est plus important
(plus de capital, plus de possibilités d'accéder à de nouvelles
ressources et à de nouveaux marchés) : d'où l'effort des
entreprises pour grossir plus ou plus vite que leurs concurrentes.
Comme toutes les entreprises ont la même stratégie, il se passe
entre elles ce qui se passe entre les espèces : chaque
entreprise évolue en fonction de l'évolution des autres
entreprises. Il n'y a pas de placement idéal pour un
investissement en capital donné une fois pour toutes.
Il
est dès lors facile à Darwin d'identifier le vecteur de l'évolution
des espèces à l'opération d'un capital vivant : chaque espèce
bénéficie d'un capital (qu'on qualifierait aujourd'hui de
génétique) qui tend naturellement à croître relativement aux
capitaux génétiques des autres espèces (sur tel ou tel
aspect), et qui, à l'occasion de cette croissance, lui donne la
possibilité de se repositionner, bref d'évoluer, mais à condition
de ne pas s'épuiser dans une évolution trop coûteuse. L'espèce
ne parvient à faire croître son capital que si elle est
suffisamment populeuse pour donner lieu à de multiples variétés
(autant de succursales semi-indépendantes des grandes entreprises
capitalistes). Il s'agit là de l'opération d'un capital naturel et
non artificiel, et tout l'enjeu consiste maintenant, pour Darwin, à
couper court à l'hypothèse d'une origine divine de cette opération
capitalistique : si le capital artificiel et sa croissance sont bien
le fruit de l'intelligence humaine, le capital naturel et sa
croissance ne sont pas du tout celui de l'intelligence divine.
Telle
est la voie choisie par Darwin pour séduire les élites capitalistes
qui le financent et s'inscrire résolument dans la nouvelle ère
industrielle dont elles sont porteuses.
Pour
démontrer que le capital vivant (génétique) n'est pas d'origine
divine, Darwin recourt à un premier argument : s'il est possible de
considérer qu'à l'origine de la vie la distribution des capitaux
entre les espèces était pleinement équitable, au fil du temps
certains d'entre eux sont parvenus à croître et à se diversifier,
tandis que d'autres n'ont pas eu cette chance. Or si Dieu est
absolument bon, il ne peut créer des conditions équitables à
l'origine pour qu'elles évoluent de façon inéquitable par la
suite. En admettant même qu'il le fît (la doctrine chrétienne
n'étant pas rétive à l'idée que Dieu puisse faire tous les «
hommes » égaux à la naissance et inégaux au terme de leur vie du
point de vue de l'accès au paradis, elle pourrait accepter cette
idée pour les espèces), sa justice ne serait pas compatible avec un
système dans lequel ce qu'une espèce gagne, elle le gagne au
détriment d'une autre espèce (il est impensable, pour la doctrine
chrétienne, que l'accès au paradis soit lié au fait de pousser les
autres à la faute et aux enfers).
Un
tel argument, s'il s'inscrit dans une forme de tradition
philosophique, a peu de poids : c'est une démonstration par
l'absurde, et non pas une preuve positive. Une telle preuve étant
hors de portée des sciences naturelles à l'époque de Darwin,
celui-ci est obligé de passer de la philosophie à la rhétorique.
Darwin
commence par passer en revue les différents facteurs susceptibles
d'être à la source de la sélection des voies évolutives des
espèces. Parmi les options qui se présentent, il a en vue celle qui
est le plus susceptible de répondre aux attentes de son public,
celle qui reflète le mieux le nouveau regard de la science sur la
vie, un regard à la fois sans illusion et qui interprète cependant
l'histoire de la vie comme l'histoire d'un progrès, plus ou moins
rapide selon les cas, mais incapable de retours en arrière. Le
pessimisme au service de l'optimisme : formule par excellence de la
culture du 19ème siècle industriel.
Darwin
entend d'abord minimiser les facteurs internes aux espèces :
habitudes et sélection sexuelle. L'habitude peut au mieux accélérer
l'élimination des attributs devenus inutiles à l'espèce du fait de
son environnement, ou l'acquisition des techniques exploitant des
attributs utiles acquis récemment. Le cas, pourtant fameux, de la
mutation de certains vertébrés aquatiques en vertébrés terrestres
au carbonifère, s'il est évoqué par Darwin pour rendre compte des
capacités évolutives des espèces, est soigneusement tu lorsqu'il
s'agit d'évaluer l'importance du facteur de l'habitude et des modes
de vie dans cette évolution. La sélection sexuelle, bien qu'elle
soit à l'origine des techniques humaines de domestication des
animaux et des plantes, et que Darwin se soit appuyé sur elles pour
forger sa notion de sélection naturelle, est considérée par lui
comme une sélection inopérante, parce que reposant uniquement sur
les individus, incapables par eux-mêmes de prévoir l'incidence sur
l'espèce de leurs choix sexuels. De plus, ces choix sont
majoritairement opérés, chez les animaux qui s'accouplent, par les
individus féminins à l'égard des individus masculins ; Darwin cite
l'exemple d'un groupe de paons qu'il a pu observer : au moment des
amours, toutes les femelles ont jeté leur dévolu sur le même mâle,
qui seul a pu s'accoupler avec elles, non pas parce qu'il était plus
fort que les autres mâles mais parce qu'il était plus beau qu'eux
selon le jugement des femelles ; autant dire que Darwin refuse d'en
faire le moteur d'autre chose que du dimorphisme sexuel interne à
chaque espèce, incapable de susciter une véritable transformation
utile (l'utile est ici opposé à l'esthétique). Malgré
l'abondance des exemples donnés, cette position reste de l'ordre
d'une pétition de principe et certainement pas d'une preuve
scientifique.
Darwin
exclut par ailleurs le caractère déterminant du facteur
géoclimatique, qui n'intervient que pour expliquer les migrations
des espèces, leurs séparations ou leurs réunions, c'est-à-dire
pour rendre compte du contexte de la sélection naturelle et
éventuellement pour en accentuer les effets. En minimisant le
facteur géoclimatique, Darwin songe au progrès constant de la vie,
qui, par l'intermédiaire de la concurrence et de la course-poursuite
entre les espèces, évolue en s'émancipant peu à peu de ses
conditions initiales, représentées par la géographie et le climat.
Le facteur géoclimatique a peut-être été prédominant à une
époque très reculée, il ne l'est plus depuis longtemps et est voué
à l'être de moins en moins.
Ayant
exclu les deux extrêmes, Darwin concentre son attention sur
l'interaction entre les espèces et plus précisément sur celle qui
est motivée par la satisfaction du besoin alimentaire. Car la vie,
de plus en plus éloignée de son contexte originel, tributaire de la
géographie et du climat, peut de moins en moins survivre sans se
nourrir d'elle-même (cas des animaux) ou sans lutter pour accéder à
la ressource alimentaire (cas des plantes). On se trouve au cœur de
la vision sans illusion constitutive de la culture industrielle.
Pour
imposer ses vues, Darwin recourt à un artifice, ou à « l'appel à
un ami », le philosophe anglais du 18ème siècle Malthus, dont la
théorie démographique était bâtie sur le postulat de la
limitation physique des gains de productivité de l'industrie humaine
et de l'accès aux ressources naturelles (la majorité d'entre elles
restant hors de portée de l'exploitation humaine). L'histoire
industrielle a démenti ce postulat, mais Darwin entend rétablir sa
pertinence, en l'appliquant à la vie en dehors du cas particulier de
l'industrie humaine. Ce recours à Malthus reste purement rhétorique.
Il permet à Darwin de donner une image simple de la vie à un
instant t : d'un côté le milieu, de l'autre les individus vivants
d'une génération donnée avec leur taux de fécondité suffisant
pour assurer la croissance de leur population ; même si le milieu
satisfait aux besoins des individus vivants en question, il n'y
satisfera plus au bout de quelques générations : dans la mesure où
l'accroissement de la population est exponentiel, celui-ci
rencontrera tôt ou tard les immuables limites du milieu. Cette
explication n'explique rien : les individus vivants ne sont jamais
strictement autotrophes (satisfaisant leurs besoins à l'aide du seul
milieu) et le milieu n'est pas homogène et fini. Darwin le sait
bien.
Qu'importe
! Il peut maintenant présenter l'idée centrale de son œuvre, la
lutte pour l'existence de tous contre tous :
la vie se consomme principalement elle-même, chaque individu vivant
étant destiné à se nourrir d'un autre individu vivant autant qu'à
nourrir un troisième ; elle est en outre en lutte avec elle-même
pour accéder à la nourriture et pour échapper aux prédateurs ;
enfin elle évolue en accumulant les moyens organiques des individus
pour d'une part se nourrir plus facilement de ses proies habituelles
et échapper plus facilement à ses prédateurs habituels, pour
d'autre part surpasser leurs concurrents pour se nourrir et éviter
de nourrir autrui.
Cette
idée étant bien exposée, Darwin peut formuler sa version de
l'évolution des espèces. Les espèces qui, à un instant t,
disposent d'avantages comparatifs par rapport aux autres espèces au
regard du besoin alimentaire, sont vouées à être plus populeuses,
et l'étant, elles seront plus sujettes à varier, c'est-à-dire à
trouver de nouveaux avantages comparatifs, et de même pour leur
descendance ; de sorte qu'une espèce qui réussit à survivre
devient, par les multiples prolongements de ses lignages, d'abord un
genre diversifié en espèces, puis une famille diversifiée en
genres, puis un ordre diversifié en familles. La réussite d'une
espèce n'est jamais que provisoire, mais plus elle se confirme, plus
on peut avoir confiance en elle. La vie, close sur elle-même,
capitalise, le capital est la vie. Il se place dans les individus
et se réinvestit dans les espèces évoluées par la grâce de la
lutte entre lesdits individus au regard du besoin alimentaire, ce que
Darwin appelle la lutte pour l'existence, en référence à
son cadre rhétorique malthusien : seuls les mieux avantagés par
leurs modifications individuelles survivront (ce qui signifie :
auront une descendance populeuse).
Pour
assimiler la vie à la lutte pour l'existence d'individus dont
seulement certains auront une postérité, les autres ayant été «
détruits » (comme il aime à le répéter), Darwin recourt à un
modèle malthusien qui contredit par ses hypothèses (le vivant est
autotrophe) ses propres résultats (obligation de la vie de se
consommer elle-même), puis embraye sur une interprétation de
l'évolution de la vie à la lumière de la lutte pour l'existence,
censée prouver cette dernière, mais qui tourne en rond (une
interprétation n'est pas une démonstration). Dans l'ensemble,
Darwin évolue là dans un univers discursif purement rhétorique.
Double
lecture
Dans
un texte fort ambigu, Darwin dresse d'un côté une liste cohérente
des facteurs qui concourent à l'évolution des espèces, et
s'empresse de l'autre d'en proposer une évaluation, qui relève
moins d'une approche scientifique que d'un positionnement dans le
champ culturel du 19ème siècle, marqué par un vocabulaire crû («
sélection naturelle », « lutte pour l'existence », « survie et
extermination ») qui le fera effectivement accéder au panthéon des
penseurs de la désillusion post-chrétienne (aux côtés de Marx, de
Freud et, dans une certaine mesure, d'Einstein).
Darwin
aurait pu présenter autrement son approche de l'évolution. Le but
premier de son ouvrage étant de faire tomber la notion philosophique
d'harmonie préétablie entre les espèces, telle qu'elle s'était
transmise d'Aristote à Leibnitz, il aurait été pertinent de s'en
tenir à un principe d'harmonisation dynamique des espèces entre
elles, qui, faisant pression sur leur reproduction respective,
sont amenées à coévoluer et à diverger quand les contextes locaux
de la coévolution sont différents. Il aurait été amené, par ce
biais très simple, à mettre en évidence le nerf de l'évolution :
une pression orientée sur la reproduction pendant un grand nombre de
générations. Son regard se serait alors porté sur la sexualité
plutôt que sur l'alimentation.
Darwin
n'est pas aveuglé par sa rhétorique. Il est évidemment conscient
que l'individu qui importe à l'égard de l'évolution de l'espèce
est celui qui se reproduit. Deux chapitres et de nombreux passages
sont consacrés à la sexualité. La fécondité retient notamment
son attention ; il lui reconnaît une sensibilité au contexte, qui,
selon qu'il est déprimant ou prometteur, induit son recul ou sa
hausse. Darwin met par ailleurs bien en évidence la sélection
sexuelle, qui est en général la sélection du conjoint mâle par la
ou les femelle.s ; mais c'est bien entendu pour la dévaloriser,
cette sélection étant simplement esthétique et ne permettant pas
les changements en profondeur nécessaires à l'évolution,
c'est-à-dire utiles.
Pour
trouver une alternative à la voie darwinienne sans changer sa
méthode, c'est-à-dire en greffant des considérations
philosophiques sur une problématique initialement scientifique, il
suffit de substituer à l'utilitarisme une autre doctrine, par
exemple la kantienne.
On
sait que pour Kant, le jugement esthétique se substitue au jugement
de la raison pure ou à celui de la raison pratique, lorsque ceux-ci
sont dépassés par leur objet (trop complexe ou trop voilé) : le
jugement esthétique permet de s'engager dans une voie spéculative
ou pratique, alors même que l'objet ou que le but à atteindre sont
par principe inconnaissable ou impratiquable, ou bien de fait inconnu
ou impratiqué. En transformant ce jugement intellectuel esthétique
en jugement naturel esthétique sans intellect, comme le fait Darwin
avec l'utilité, il est loisible de postuler que le choix du
partenaire dans la sélection sexuelle résulte d'un tel jugement
naturel esthétique et que son objet véritable est moins le
partenaire que l'avenir qu'il porte pour l'espèce, objet par
principe voilé à la capacité de discernement individuelle, mais se
donnant à l'individu sous la forme de l'attirance sexuelle. Cette
hypothèse n'exclut pas que les motifs cachés de la sélection
sexuelle dépende de l'évolution des espèces avoisinantes, ou du
milieu, ou même de considérations culturelles propres à l'espèce.
Quelle
place, dans cette hypothèse, doit-on accorder au facteur premier de
Darwin, la satisfaction du besoin alimentaire ? Si c'est la sélection
sexuelle qui fait évoluer les espèces, il faut qu'il y ait
suffisamment de prétendants pour qu'un choix puisse avoir lieu dans
de bonnes conditions, donc que suffisamment d'individus soient
parvenus à l'âge de s'accoupler, donc que la pression alimentaire
soit faible. Bref, l'hypothèse de la sélection naturelle comme
sélection sexuelle contredit radicalement les hypothèses de Darwin.
Or
il est assez simple de minimiser la pression alimentaire. Si le sens
le plus général de la vie est son émancipation de ses conditions
initiales, elle doit par principe accroître la part de ses
ressources issue d'elle-même. La mortalité du vivant est le
principal vecteur de cet accroissement : en se décomposant, il peut
être facilement assimilé par ses congénères et fournir un aliment
bien plus performant que le minéral. La mort et l'alimentation à
partir des morts sont comme une convention qui lie toutes les espèces
entre elles : chacune est tenue de contribuer à la ressource
alimentaire des autres. Mais la mort n'est que le cas extrême d'une
série d'options alimentaires qui n'atteignent pas forcément la vie
même du vivant mais certaines parties non vitales ; ainsi les
vivants de grande taille supportent les parasites qu'ils nourrissent
et accueillent des êtres microscopiques avec qui ils entretiennent
des relations symbiotiques ; ainsi encore les herbes abandonnent
leurs parties aériennes sans périr. Quand la mort n'est pas le
support de l'alimentation, les parties prélevées, non vitales, sont
reconstituées ; quand elle l'est, les individus qui meurent avec la
plus grande probabilité sont ceux qui sont le moins protégés, donc
les moins importants pour la reproduction du groupe : les effets de
l'alimentation sont collatéraux et atteignent rarement une intensité
telle que la sélection sexuelle ne soit plus qu'une nécessité sans
choix imposée par l'alimentation.
Il
faut bien l'avouer, si l'on ne suit pas Darwin dans ses
développements rhétoriques, la lecture de L'origine des espèces
est décevante : la fin nous ramène quasiment au point de départ, à
savoir la liste des facteurs possibles de l'évolution des espèces.
Le choix que j'ai fait a été de proposer très succinctement une
nouvelle pondération de ces facteurs, plus simple que celle de
Darwin, puisqu'elle rapporte la reproduction à la sexualité et non
à l'alimentation, et pourtant aussi conforme à son but premier, qui
était de substituer un concept dynamique à l'harmonie préétablie
entre les espèces.
Seule
les sciences de la vie pourront trancher, mais elles ne sont pas
encore en mesure de le faire, malgré les énormes progrès de la
génétique, de l'archéologie du vivant, de la connaissance des
espèces vivantes actuelles, et de l'histoire géoclimatique de la
Terre.