Illustration
: manuscrit du Devisement du monde de Marco Polo, 1410 - 1412
|
Article revu le 30 novembre 2024
J'ai longtemps été sceptique à l’égard de toutes ces princesses guerrières, employées par Disney ou autre, pour moderniser et renouveler le genre du conte de fées : l'idée me semblait trop moderne, en effet, pour n'être pas anachronique.
Et puis, en m'intéressant de plus près à la question, j'ai constaté qu'il ne s'agissait point là d'une invention de ce début de siècle, qui déclinerait au féminin un modèle historiquement exclusivement masculin. Car la princesse guerrière a une longue existence aussi bien dans la réalité que dans l'imaginaire collectif, et mon article (http://gnathaena.blogspot.com/2019/05/mars-convive-des-femmes-4-des-croisees.html) sur les grandes héroïnes qui peuplent la littérature épique a achevé de me convaincre de son importance.
La lecture de la Jérusalem délivrée du Tasse (1581), a également radicalement changé mon opinion sur une proche représentation très répandue dans les œuvres de fiction contemporaines se déroulant dans des univers médiévaux (je pense ici à la série Game of Thrones). Cette représentation est structurée par l'opposition entre princesse « conventionnelle », se conformant docilement aux injonctions sociales masculines, et « rebelle » (pour reprendre le titre du célèbre dessin animé), qui s'extrait de la place assignée à son sexe pour évoluer dans le monde des hommes, souvent par l’intermédiaire d’un simple travestissement, et gagner par là indépendance et liberté. Dans cette opposition, un jugement péjoratif est attaché à la princesse conventionnelle, tandis que la princesse rebelle est fortement valorisée, montrée d'ailleurs comme l'avenir désirable de la première, ce vers quoi elle doit tendre…
Une telle vision des choses me paraissait très marquée par nos valeurs et conceptions… Et pourtant, c'est exactement celle que développe l'une des héroïnes du Tasse, la princesse musulmane Herminie, qui déplore sa condition et envie l'existence virile de sa plus chère amie, la valeureuse Clorinde :
« Trop heureuse guerrière, se dit-elle, ah ! que ne puis-je te ressembler ! Ce ne sont point tes exploits, ce n'est point le vain honneur de ta beauté que j'envie… Une longue robe n'enchaîne point ses pas ; une jalouse retraite ne captive point sa valeur. Elle revêt son armure, et si elle veut sortir, elle part ; ni la crainte ni la pudeur ne l'arrêtent. Ah ! pourquoi la nature et le ciel me refusèrent-ils sa vigueur et son courage ? J'aurais pu, comme elle, échanger contre une cuirasse, contre un casque, ce voile et ces vêtements importuns. Les feux de l'été, les glaces de l'hiver, les tempêtes, les orages, rien ne pourrait m'arrêter. Seule ou accompagnée, j'irais dans la plaine, à la clarté du jour ou à la lueur des étoiles. (…). Pourquoi du moins une fois ne prendrais-je pas les armes ? Pourquoi ces bras, tout faibles, tout débiles qu'ils sont, ne pourraient-ils pas au moins un instant en soutenir le poids ? Ils le pourront. »
Cet étonnant monologue reprend des idées qui nous sont familières jusque dans leur formulation : double enfermement des femmes dans leurs vêtements et leur « foyer », favorisé par une éducation à la peur et à la honte.
Afin
de poursuivre l'exploration de cette riche figure de la princesse
guerrière, je vous propose aujourd'hui de partir pour l'Asie, avec
sa variante médiévale et turco-mongole, la princesse tartare
Aigiarm / Khutulun.
C'est néanmoins à travers un œil occidental qu'elle va vous être présentée, celui de Marco Polo. Dans son Devisement du monde, ou Livre des merveilles, ou Livre de Marco Polo, écrit en 1298 sous sa dictée par un compagnon de cellule, le célèbre marchand et explorateur vénitien relate la vie d'Aigiarm dans un court récit qui emprunte à la fois aux univers du conte de fées et du roman de chevalerie, et rappelle par ailleurs la légende béotienne d'Atalante par le motif du refus du mariage et de la mise à l'épreuve des prétendants…
« Or sachez que le roi Caidu (roi du Turkestan, neveu du Grand Khan) avait une fille qui s'appelait Aigiarm, ce qui veut dire, en tartare : luisante lune. Cette damoiselle était si belle, si forte et si vaillante qu'en tout le royaume de son père ne trouvait-on homme qui la pût vaincre de force : en toute épreuve elle montrait une plus grande force qu'aucun homme. Son père la voulut plusieurs fois marier, mais elle ne le voulait, disant qu'elle ne se marierait jamais jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un homme qui la vainquît en toutes épreuves. Et son père, quand il connut sa volonté, lui accorda le privilège à leur usage de pouvoir se marier avec qui elle voudrait et quand il lui plairait. Elle était si grande et si robuste, si forte et si bien bâtie qu'elle ressemblait à une géante. Elle avait envoyé des lettres dans chaque pays que quiconque se voudrait venir exercer contre elle vînt à telle condition que, si elle le vainquait, elle gagnerait cent chevaux, et que s'il la vainquait, il l'aurait pour femme. Si bien que plusieurs fils de gentilshommes étaient venus s'exercer contre elle, mais elle les avait tous vaincus, tant qu'elle avait gagné plus de 10 000 chevaux.
Or il advint que l'an 1280 du Christ, vint un gentil seigneur, fils d'un roi riche et puissant, qui était preux, vaillant et très fort : il avait ouï parler de l'épreuve de cette damoiselle et était venu s'exercer contre elle, afin, s'il la vainquait, qu'il la pût avoir comme femme, selon les conventions. Et il avait très grande envie de l'avoir, car elle était très belle damoiselle de grande manière, et il était très beau, jeune preux et fort de toutes forces : il n'avait trouvé homme, au royaume de son père, qui pût tenir contre lui. Aussi était-il venu hardiment, et avait amené mille chevaux d'un seul coup, mais le jeune homme se fiait tant à sa force qu'il pensait gagner tout de suite.
Et sachez que le roi Caidu et sa femme la reine, mère de la forte damoiselle, prièrent leur fille privément qu'elle se laissât vaincre de toute manière, se disant très heureux si leur fille devenait sa femme, parce qu'il était gentilhomme et fils d'un grand roi. Mais la damoiselle leur répondit qu'en aucune manière elle ne se laisserait vaincre, mais que s'il la vainquait par force, elle voulait bien être sa femme selon les conventions, autrement non.
Or advint qu'au jour nommé tout le monde s'assembla au palais du roi Caidu. Et y furent le roi et la reine. Et quand toute la gent fut assemblée, dont il y en avait beaucoup pour voir cette lutte, sortit, la première, la damoiselle, avec une cotte étroite de samit (velours de soie), et puis vint le jeune homme, avec une cotte de cendel (étoffe tissée d'or et de soie) qui était très belle chose à voir. Et avait-on convenu que si le damoiseau la pouvait renverser à terre, il l'épouserait ; et si, au contraire, la princesse (le versait à terre) il perdrait les mille chevaux.
Et quand ils furent tous deux ensemble, se prirent l'un l'autre à bras, et dura longtemps que l'un ne pouvait abattre l'autre. Mais à la fin fut telle aventure que la demoiselle le jeta sous elle très vaillamment. Et quand il se vit jeté sous elle, il en eut très grande honte et très grand-vergogne ; et sitôt qu'il fut levé, il ne fit autre chose que s'en partir aussitôt qu'il put, avec toute sa compagnie, et s'en retourna chez son père, honteux et dolent de ce qui lui était advenu, qu'il eût été vaincu par une damoiselle qui oncques n'avait pu trouver homme qui tînt contre elle. Et laissa les mille chevaux qu'il avait amenés.
Quant au roi Caidu, je vous dis que lui et sa femme furent très courroucés, car par leur vouloir le damoiseau eût gagné leur fille, et chacun voulait qu'il l'eût pour femme, parce qu'il était tenu pour riche homme, et encore était très beau jeune homme, fort, preux et plaisant.
Or, je vous ai conté de la fille du roi. Et sachez que, depuis ce fait, son père n'allait en nul fait d'armes qu'elle n'allât avec lui. Et il la menait volontiers, parce qu'il n'avait nul chevalier avec lui qui tant fît d'exploits comme elle faisait. Et quelquefois, elle quittait l'armée de son père et allait à l'armée des ennemis, et s'emparait d'un homme, par force, aussi légèrement qu'un oisel, et l'apportait à son père. »
Ce récit diffère sensiblement du mythe grec en ce que l'héroïne, contrairement à Atalante, ne se marie pas. Quoique tout fasse attendre un tel dénouement (l'insistance des parents, le rang, la beauté et la valeur du prétendant, égal de la princesse), cette fin sans mariage n'est pas négative pour autant : Aigiarm ne se voit nullement proscrite ou rejetée suite à ce choix de vie peu conventionnel et jouit, au contraire, de l'affection préférentielle de son père. La pratique du rapt, dont la description clôt le récit, peut faire l'objet d'une lecture symbolique, qui réaffirme cette préférence paternelle. Si l'on file la métaphore qui fait des soldats ennemis des oisels dont se saisit la jeune guerrière, celle-ci apparaît dès lors comme un rapace, plus précisément un faucon : elle est dans la guerre ce que le faucon est dans la chasse, loisir de prédilection des seigneurs tartares qui voient dans cet oiseau de proie une créature d'élite, avec laquelle ils entretiennent des relations privilégiées (dont le texte de Marco Polo fait mention à plusieurs reprises). Ne poussons pas plus loin la métaphore : Aigiarm-faucon ne tue pas sa proie avant d’en faire don à son seigneur et père, elle l’affronte, la vainc et l’apporte à celui-ci, qui pour sa part, plutôt que la dévorer, la rançonne après avoir reçu d’elle l’hommage des vaincus. La guerre décrite comme une chasse au faucon, c’est la guerre noble, autant européenne qu’asiatique (les khanats mongols sont eux aussi organisés selon un modèle féodal). Il ne s’agit pas de la chasse destructrice aux animaux sauvages, mais d’une chasse-jeu où sont mises en avant la fidélité de la troupe guerrière à son chef, la compétition en son sein, l’action d’éclat qui départage les compétiteurs (ici, le rapt d’un ennemi au milieu même de ceux de son camp) – tout ce qui définit, au Moyen Âge, la chevalerie. Assimiler Aigiarm à un animal, de surcroît un faucon, oiseau sauvage dont la domestication doit aboutir à l’union la plus intime avec son maître, n'est absolument pas dépréciatif et ne fait qu’exprimer la force de l'attachement paternel, ainsi que le haut degré de ses qualités chevaleresques.
La figure d'Aigiarm a profondément marqué la culture occidentale, qui la connaît sous le nom de Turandot (du persan Turandokht توراندخت qui signifie « Fille d'Asie centrale ») et la fait figurer dans de nombreuses œuvres littéraires et/ou musicales, dont la plus célèbre est l'opéra éponyme de Puccini (1924). Ces œuvres transforment radicalement et affadissent notablement le récit original pour le rendre plus acceptable pour un public moderne européen : Turandot, fille de l'empereur de Chine, n'est plus ni une athlète, ni une guerrière, et finit par succomber à l'amour. L’affrontement physique est remplacé par une série de trois énigmes qui entraînent la décapitation des prétendants incapables de les expliquer. À la droiture d’Aigiarm qui veut décider de son mariage par une épreuve égalitaire succède la ruse, la cruauté et la perversité de Tourandocte, particularités plus conformes aux stéréotypes misogynes et racistes en vigueur (le stéréotype de la Chinoise cruelle et insensible irrigue toute la culture occidentale, en particulier cinématographique, du XXe siècle).
Si l’œuvre de Puccini est ouvertement inspirée de la fable tragi-comique en cinq actes (1762) du vénitien Carlo Gozzi, qui, traduite par Schiller et très jouée en Allemagne, connaît un immense succès parmi les romantiques allemands, nous devons vraisemblablement l’introduction de la figure littéraire de Turandot au traducteur et diplomate François Pétis de La Croix (1653—1713). Désireux de mettre à profit le succès des Mille et une nuits, traduit peu auparavant, s’inscrivant dans le courant orientaliste alors très en vogue, Pétis propose un recueil de nouvelles intitulées les Mille et un jours, Contes persans (5 volumes publiés entre 1710 et 1712), que ce grand polyglotte, premier en France à maîtriser à la fois le persan, le turc, l’arabe et l’arménien, a sans doute recueilli lors de ses nombreux voyages. L’une de ses nouvelles donne le premier rôle à une princesse Tourandocte, graphie francisée de la Turandokht perse. Sa ténacité et ses aventures permettent par ailleurs d’établir un lien certain avec le personnage historique d’Aigiarm.
Néanmoins les modifications que consacrera Puccini sont déjà bien présentes : Tourandocte se distingue surtout par sa grande beauté qui lui soumet tous les hommes et, comme dans un conte de Mme d’Aulnoy (Le nain jaune par exemple), c’est la vanité qui lui fait rejeter ses prétendants. Mais ce changement est-il aussi profond qu’il y paraît ? Le récit de Marco Polo insiste bien sur le fait qu’Aigiarm est extrêmement belle : sa beauté, sa force et sa vaillance sont mises sur le même plan, laissant penser qu’il n’y a pas de contradiction, chez les Tatares, entre des qualités que l’Occident qualifierait de viriles et la beauté, attendu obligé pour les femmes et condition du désir masculin. La forte damoiselle n’en est pas moins belle, désirée et recherchée des hommes parce qu’elle est robuste et virile ; elle n’en est pas moins femme, épouse et mère potentielles.
Cette
question de ce qui fait une femme, et une belle femme (car les femmes
sont rarement pensées hors des catégories de beauté et de
désirabilité), résonne singulièrement avec l’ardent débat qui
s’est élevé cet été 2024 à propos de la boxeuse algérienne
Imane Khelif. Certains discours de personnes racisées, algériennes
ou non, en réponse aux attaques des extrêmes droites européenne et
américaine, pointaient à juste titre la relativité des critères
de beauté / féminité occidentaux, qui valorisent la faiblesse et
la fragilité et idéalisent le dysmorphisme sexuel. Il est
indiscutable que l’Occident est aujourd’hui prescripteur
universel des critères de la beauté féminine et donc d’un
dysmorphisme culturel qui efface le dysmorphisme biologique et se
substitue à lui, naturalisant des critères culturels.
Le rôle et la responsabilité de l’Occident s’arrêtent sans doute là, car s’il s’agit de culture, il s’agit aussi d’histoire des représentations. À l’époque où la culture occidentale se constituait, au Moyen Âge, les représentations idéalisées du corps de l’homme et du corps de la femme n’offraient point cette vision caricaturalement contrastante que l’on observe aujourd’hui. Certes, femmes longilignes et languissantes se succèdent dans les tableaux, les statues et les enluminures, sans même parler de la Vierge Marie, possédant par excellence toutes les qualités inhérentes à la féminité, toujours très frêle et délicate. Mais la chose est également vraie des hommes représentés dans des œuvres où le dysmorphisme sexuel est quasiment inexistant et les sexes ne se distinguent que par les vêtements, la coiffure et les activités. Voilà pourquoi se vêtir d’habits masculins, se couper les cheveux « en sébile » et courir les chemins revient alors pour une femme à changer de genre.
Ceci s’explique assez simplement : la représentation est à cette époque un monopole de clercs, et les artisans / artistes sont soit clercs, soit sous la tutelle de clercs. Car le clergé au Moyen Âge se définit lui-même comme un ordre social à part, à côté de ceux des seigneurs et des paysans, orants formant avec les protecteurs et les nourriciers le tout de la société occidentale (où l’on est bien en peine de donner une place tant aux marchands qu’aux femmes). Le clergé a le monopole de la représentation comme les seigneurs l’ont des armes et les paysans des outils. Or la représentation cléricale de l’homme et de la femme, des animaux et des jardins, n’est pas autre chose que la représentation du clergé par lui-même : juvénile, frais, délicat, restant pur au milieu du carnage ou dans l’étreinte amoureuse, en harmonie avec une nature préservée du péché. Le chevalier le plus brutal et la plus gracieuse princesse y sont peints du même pinceau, présentent la même silhouette, les mêmes courbes, la même nonchalance. Et hommes et femmes ne disposaient alors d’aucune autre image à laquelle s’identifier.
Peut-on en déduire que ces hommes et ces femmes du Moyen Âge occidental, au moins de la noblesse, ne pouvaient que vouloir se ressembler davantage, effacer ce qui les séparait et créait entre eux de la discordance, être moins masculins pour les hommes et moins féminines pour les femmes, tout en portant coiffes, vêtements et objets quant à eux bien genrés ? Rien ne permet évidemment de le confirmer, mais tout s’y prêtait. On trouve ainsi dans le De regimine principum doctrina de Gilles de Rome (1280) qu’une belle femme doit être grande et forte, de façon à transmettre ses dons naturels à ses enfants, puisque ceux-ci reçoivent de leur mère la majorité de leurs caractères physiques. Le Moyen Âge semble ainsi genrer d’autant plus nettement les attributs culturels et donc l’éducation au sortir de la prime enfance qu’il laisse plus ingenré le sexe biologique – ce qui est, à nos yeux, très paradoxal, mais qui est assez conforme aux doctrines qui veulent qu’au paradis la différence des sexes ne se voie pas : « Si l’on considère les exigences de leur nature individuelle, les ressuscités n’auront pas tous […] le même sexe. Cette diversité est également réclamée par la perfection de l’espèce. Mais la convoitise aura disparu, et, avec elle, tout sentiment de honte. […] Après la résurrection, ce sont surtout les mérites qui feront la différence entre les élus, quels qu’ils soient. » Réginald de Piperno (secrétaire de Thomas d’Aquin, continuateur de sa Somme théologique inachevée), Supplementum, Q81 La qualité du corps des ressuscités.