La
Mort Sara. L’ordre de la vie ou la pensée de la mort au Tchad.
Paris, Éditions 10/18, 1971.
Cet
article paraîtra, à juste titre, redondant par rapport à celui-ci qui porte
sur le même sujet. Il en diffère cependant par son caractère plus
factuel et moins interprétatif, par sa présentation chronologique
et non pas thématique. Je le publie donc pour ce qu'il est : un
document de travail qui fait un compte rendu exact des étapes de
l'initiation qui font passer le jeune Sara de l'enfance et du monde
des mères à l'âge adulte et au monde des hommes.
L'initiation
est essentiellement l'affaire d'un « quartier » de village,
quartier qui regroupe les hommes d'une même lignée ancestrale,
leurs épouses et leurs enfants au sein d'une unité de consommation
(à chaque quartier est attribué un domaine hors du village, d'où
les hommes tirent une nourriture brute, qu'ils confient aux femmes
qui, après l'avoir cuisinée séparément dans leur case, la servent
à leurs maris, qui l'offrent ensuite aux autres hommes, tandis
qu'elles en réservent les restes non carnés pour elles et leurs
enfants). Les épouses sont issues d'autres quartiers, entre lesquels
leur mariage a pour fonction de maintenir des liens d'alliances et où
elles sont ramenées, à leur mort, pour être enterrées. Le
quartier est spatialement délimité par les cases des femmes,
disposées en cercle autour d'un espace central masculin. Un village
est l'ensemble de plusieurs de ces quartiers.
L'initiation
permet aux garçons (les koy) d'accéder au statut d'adultes
appartenant définitivement à la lignée de leur quartier. Elle a
lieu tous les cinq ans environ. Elle concerne de fait de petits
groupes (dans le cas de Jaulin, ils étaient six, pour un quartier
d'environ cinquante personnes). Plusieurs quartiers d'un même
village peuvent synchroniser les initiations de leurs koy respectifs
(dans le cas de Jaulin, trois quartiers pour une quinzaine
d'initiés), même si celles-ci ont toujours lieu séparément,
chacun disposant de ses propres espaces rituels, identiques en termes
de topologie : dans le village, hors du village, près du fleuve.
L'initiation
a pour trame la mise à mort du koy et sa renaissance en tant que
yondo (initié).
Cette
mort et cette renaissance sont présentées aux femmes et aux enfants
sous la forme d'un conte, où les morts avalent les koy, qu'ils
vomiront sous la forme de jeunes yondo, s'ils sont dignes de devenir
des hommes accomplis, ou qu'ils engloutiront définitivement.
Du
point de vue des hommes initiés, cette mort et cette renaissance
correspondent à la séparation de l'enfant d'avec sa mère. Il
s'agit d'une mort sociale qui arrache le garçon à l'enfance,
c'est-à-dire au groupe classificatoire de ses mères, mais aussi à
la lignée masculine dont sa mère biologique fait partie et qui tend
à l'attirer par son intermédiaire. L'enfant, par l'initiation, est
donc coupé de la lignée maternelle et rattaché exclusivement à
celle de son père. Ce schéma
où chaque homme appartient à une seule lignée et n'appartient pas
aux autres, structure profondément la culture sara.
1.
L'annonce de l'initiation : quelques jours
Cette
annonce est précédée par de longues discussions entre les chefs
religieux du quartier (les moh) sur l'opportunité de la réaliser.
Ces débats ne passent pas inaperçus et lorsqu'ils finissent, après
divers reports qui servent avant tout à réaffirmer l'option et à
la transformer doucement en décision, par arrêter le principe d'une
prochaine initiation, les agissements des hommes indiquent aux femmes
sa possible réalisation. Il n'y a donc pas, à proprement parler,
communication de cette décision aux femmes, qui en sont réduites à
interpréter les faits et gestes des hommes. Cela permet à ces
derniers de créer une tension dont la décharge aura lieu au moment
de l'annonce effective de l'initiation.
La
période d'annonce débute quand, un soir, se fait entendre un bruit
en provenance de la brousse (= de hors le village), identifié par
les femmes et les enfants, dont les koy, au retour des ancêtres
masculins morts, produit en réalité par un orchestre de rhombes et
de voix contrefaites ; y répondent des cris d'hommes et des
entrechocs de lances figurant un combat héroïque pour repousser les
survenants. Dans cette musique de théâtre, les femmes reconnaissent
le signal annonciateur de l'initiation et agissent en conséquence :
elles rangent tous les objets de valeur à l'intérieur et
s'enferment avec leur progéniture, car les morts sont sur le point
d'entrer dans le village et de saisir tout enfant qui se trouvera /
toute chose qui aura été oubliée en dehors des cases, espaces
féminins offerts, lors du mariage, aux nouvelles épouses et futures
mères, par l'ensemble des hommes du quartier où elles s'installent.
La
durée de la période d'annonce varie en fonction des circonstances.
Dans le cas de Jaulin, elle dure le temps que se termine le marché
du coton qui assure de fortes rentrées d'argent et qui est tenu par
les femmes, dont cette culture est l'une des prérogatives
exclusives. Elles n'ont pas à partager les gains qu'elle leur
procure et l'un des enjeux de l'initiation est de les en délester
par l'intermédiaire de dons qu'elles doivent se sentir obligées de
faire (pour favoriser le retour de leur enfant = pour que leur enfant
ne soit pas définitivement avalé par les morts = pour qu'il ne soit
pas maltraité au point de devoir s'enfuir, ce qui équivaut à sa
mort sociale, si ce n'est à sa mort physique).
Pendant
ce laps de temps, les nuits sont plutôt mouvementées : les morts
pénètrent le village et réclament leurs petits-fils. Ils vont en
outre visiter les cases des femmes séparées de leur mari et leur
demandent des comptes : quand il s'avère que c'est le mari qui est
la cause de la séparation, il est sévèrement battu, quand la femme
avoue sa faute, sa case est renversée sur elle et tout le mobilier
brisé ; une case lui sera reconstruite, où elle pourra repartir de
zéro avec son mari. Les journées sont plus paisibles : un groupe de
tambours est installé au cœur du quartier et, de temps en temps, un
homme s'y arrête et produit une phrase rythmique en chantant
l'invitation aux koy à rejoindre les adultes pour les aider à tenir
les morts à distance (= pour contribuer aux offrandes faites aux
ancêtres, ce qui est l'une des définitions de l'homme adulte).
Un
matin, les hommes (adultes initiés) dirigés par les moh font le
tour des cases qui hébergent les koy choisis pour l'initiation, les
en extirpent, leur arrachent leurs vêtements (d'enfant), les
badigeonnent d'un enduit blanc (couleur de mort) et les conduisent à
la place centrale du quartier, d'où ils se mettront en marche pour
la brousse, accompagnés des kondo (mères initiatiques des koy), des
brando (pères initiatiques des koy) et d'autres anciens initiés.
2.
L'initiation rituelle : sept jours
➤ Jour
1
Les
koy quittent le village tôt le matin en file indienne. Il s'arrêtent
à quelque distance et se voient servir un petit déjeuner : une
bouillie de mil blanche (celle même que l'on donne aux bébés comme
alternative au lait maternel), qui leur a été préparée par les
mères en prévision de leur renaissance (les koy sont censés être
rapidement avalés par les ancêtres et vomis peu après, mourant
puis renaissant aussitôt). Ils reprennent la route et rejoignent le
bord du fleuve vers midi, où ils sont tenus de s'asseoir en cercle,
accroupis (en appui sur la seule pointe des pieds, position délicate
à laquelle les garçons se sont exercés depuis leur plus tendre
enfance et qui traduit leur fragilité à l'égard de la terre et des
animaux qu'elle porte : trop toucher le sol, c'est déjà pour un
adulte communiquer à travers la terre ses intentions secrètes aux
animaux, et donc rater une chasse, c'est pour un koy en cours
d'initiation s'assurer une mort prochaine), pendant que les moh les
sermonnent ou miment des attitudes guerrières, et que les kondo leur
confectionnent des vêtements de branches et des masques de feuilles.
Invités
à quitter leur posture, les koy sont revêtus des costumes qu'on
leur a préparés, qui les couvrent entièrement et les empêchent de
voir. Ils prennent alors la direction du village, guidés par les
kondo. Sur le chemin les rhombes se font entendre, se rapprochent, et
les kondo se mettent en garde, lance au poing : les ancêtres vont en
effet tenter de toucher koy et kondo au moyen de bâtons supposés
empoisonnés (les peuples de culture sara sont connus pour leur
maîtrise des poisons). Le bruit des rhombes s'intensifient jusqu'au
moment où la troupe parvient à un arbre, sous lequel sont réunies
les mères, dont la posture indique la soumission (assises, serrées
les unes contre les autres, tête baissée). Le bruit cesse et les
chefs religieux demandent aux femmes de se relever. Celles-ci agitent
alors des calebasses et les moh y versent le gomb, plante cueillie
sur les rives du fleuve et qui servira de base à la sauce qui
accompagnera les boulettes de mil, nourriture des koy pendant toute
leur initiation.
Les
femmes acquittent une somme symbolique en échange de ce gomb, somme
par laquelle elles obtiennent le droit de nourrir encore leur fils
qu'elles devinent sous les costumes de branchages et qui doivent être
avalés sous peu par les ancêtres avant de renaître hommes.
L'initiation dure en l'occurrence le temps des larmes de deuil (sept
jours). Tout ce temps, les mères, toujours rassemblées sous
l'arbre, mimeront le deuil : elles recevront les visites de parentes,
pleureront beaucoup, etc. Ce deuil reste un deuil social et non pas
individuel, puisque les mères présentes sont essentiellement des
mères classificatoires (toutes épouses de la fratrie
classificatoire du père du koy) et non nécessairement biologiques.
Quittant
les femmes, le groupe des hommes revient sur ses pas et s'arrête
près d'un arbre. Chaque kondo dépouille son koy de son habit de
branchages, lui fait manger une dernière boule de mil avant la mort
initiatique promise (qui n'aura jamais lieu : l'initiation masculine
est avant tout une renaissance sans mort préalable), puis le rase :
tout ce qui peut être ôté du corps enfantin, encore marqué par la
maternité, doit disparaître. Les cheveux sont placés dans une
calebasse qu'on dépose en la retournant sur le sol auprès de
l'arbre.
À
la tombée du jour, la troupe rejoint un camp établi sous les
frondaisons d'un arbre, entouré d'une palissade décrivant un ovale,
au sol tapissé de feuillages : les koy, en effet, ne doivent
absolument pas toucher la terre, sinon par la plante des pieds.
Au
moment où les koy se détendent un peu et s'apprêtent à se
coucher, un moh s'approche tour à tour de chacun d'eux. Ils adoptent
ensemble la position accroupie : commence alors la première grande
opération rituelle de l'initiation, qui consiste, pour l'adolescent,
à manger une boule d'un mélange de viande, de sang et d'autres
produits, et à priser une poudre noire que le moh tire de deux
calebasses. Elle correspond à l'assimilation de la vie à l'état
brut et fait du koy un nouveau-né, un néophyte, abrité dans le
ventre maternel (masculin) de l'enclos ovale du camp, duquel il ne
peut sortir sans danger.
➤ Jour
2
Le
matin, nouvelle séance d'alimentation avec la bouillie des tout
petits, puis défécation collective sous bonne garde à proximité
du camp.
Départ
en milieu de matinée pour le fleuve. Non loin de ses rives, dans une
clairière, les hommes confectionnent un lit de feuilles et demandent
aux koy, un à un, de s'y étendre sur le ventre. Une fois couchés,
ceux-ci sont recouverts d'une épaisse couche de branchages et de
feuillages. Les rhombes se font alors entendre, ainsi que les pas
d'une danse et la voix d'un mort : « Je les tue pour en faire un
bouillon. » Les branchages sont retirés et les koy reçoivent tour
à tour des coups de chicote (un bâton souple) à proportion des
fautes commises dans l'enfance (toutes liées à la trop grande
fréquentation de leur mère, dangereuse quand elle a ses règles).
La
troupe rejoint ensuite le fleuve. Les koy s'assoient sur un nouveau
tapis de feuilles pour assister à une séance de jugements et
d'exécutions entre les hommes présents : des fautes impunies, mais
notoires (notamment l'adultère, condamnable parce qu'il revient à
coucher avec une femme à même le sol et non pas sur une natte),
sont sévèrement jugées et les fautifs fustigés avec la chicote
qui met leur dos en sang. Leurs plus proches parents sont les
exécuteurs des peines. Ils n'en ménagent pas leurs coups pour
autant.
Ces
deux séances constituent la seconde grande opération rituelle de
l'initiation, établissant un lien direct (par la chicote) entre
néophytes et initiés. Le néophyte apprend là que la violence
entre hommes est une purification de l'affaiblissement lié à la
fréquentation des femmes (par la nourriture qu'elles préparent,
toujours soupçonnée de l'avoir été en période menstruelle) par
une fortification virile du corps.
En
début d'après-midi, chaque brando (père initiatique) fait
s'accroupir son koy devant lui, attache à son bras une racine de
mbor, qui donne santé et puissance (équivalent de la boulette de
viande et de la poudre noire, qui donnent vie, et de la chicote, qui
donne force), et lui offre son premier vêtement d'adulte (une peau
de cabri couvrant les fesses, qui fait office de selle pour monter à
cheval (les Sara sont un peuple de cavaliers)). Il s'agit là de la
troisième grande opération rituelle de l'initiation, qui signifie
purement et simplement la naissance de l'initié dans la société
masculine. Lors d'une naissance biologique, on dépose auprès du
nouveau-né une racine de mbor et, un peu plus tard, après lui avoir
fait toucher cette racine, on le recouvre de peaux. La racine de mbor
a alors deux fonctions : représenter le jumeau idéal de l'enfant et
lui conférer santé et puissance.
Le
néophyte étant mort et rené, on se consacre alors à son éducation
: son kondo lui apprend à parler la langue secrète des initiés. Ce
à quoi est consacré le reste de la journée...
➤ Jour
3
...
Et le troisième jour. Au fil de la journée, on leur donne à sucer
du karité, censé les laver de toutes les nourritures impures qu'ils
ont pu ingérer durant leur enfance.
➤ Jour
4
Le
quatrième jour commence par une séance de chicote collective et une
toilette à base d'eau postillonnée par les kondo au visage de ceux
qu'il faut désormais nommer des yondo (initiés) en puissance (des «
néo-yondo ») plutôt que des koy, des jeunes en chemin dans
l'initiation plutôt que des non initiés.
Dès
le début de la matinée, a lieu la quatrième grande opération
rituelle de l'initiation : la séance de scarification du visage (des
figures géométriques à base de segments de droite, en croix ou en
parallèles), qui se déroule en dehors de l'enclos du camp.
Les
figures en sont variées ; elles sont considérées comme une
ornementation à valeur esthétique. Si elles ne signifient rien par
elles-mêmes, elles permettent au moins de distinguer les clans entre
eux par la différence du style ou la façon de procéder (points ou
lignes), unité de niveau immédiatement supérieur par rapport à la
lignée. Alors que la peau de cabri relève de l'ensemble culturel
sara, la scarification permet de mettre en valeur des différences
qui en font la richesse.
Le
visage tailladé au rasoir, puis enduit de charbon de bois, les
néo-yondo retournent dans l'enclos, où les anciens initiés vont
réitérer la séance de purification des fautes par flagellation qui
avait déjà eu lieu le second jour.
L'après-midi
débute par une séance d'apprentissage de la langue secrète. Puis
chaque brando invite chaque néo-yondo à se rendre avec lui non loin
de l'arbre où ses cheveux ont été déposés sous leur calebasse,
là où avaient été plantées par les pères initiatiques autant de
fourches à trois branches que de koy à initier. A alors lieu la
cinquième grande opération rituelle de l'initiation. Chaque brando
s'accroupit avec son néo-yondo face à lui dans la même posture ;
il se saisit d'un poulet, tué auparavant par ses soins, lui arrache
la langue et en caresse l'intérieur du pied et la main gauches ou
droites du néo-yondo, selon que la « chance » du brando est gauche
ou droite (elle est gauche si son premier enfant est une fille,
droite s'il est un garçon) ; il dépose ensuite la langue sur la
fourche. Le lendemain, le néo-yondo pourra manger le cœur du
poulet.
Ce
poulet est important pour d'autres raisons : d'une part, il a été
payé un prix exorbitant par le groupe des mères, un montant tel
qu'il correspond à une part notable de leurs revenus cotonniers, qui
revient aux chefs religieux qui pourront remplir leur fonction de
donateurs à l'égard des autres hommes de la lignée ; d'autre part,
il est donné, une fois la
langue et le cœur retranchés, par le brando au kondo pour
qu'il s'en nourrisse et y puise la force de bien élever le
néo-yondo, exactement comme un mari donne à son épouse un aliment
spécial pour qu'elle puisse soutenir l'allaitement de leur bébé.
Pourquoi la langue et le cœur d'un poulet ? La langue ferait
référence au babil du nouveau-né, le cœur au courage, entendu
comme le fait de ne pas manquer de chance dans la brousse. De fait,
le brando, par la langue du poulet, étend sa propre chance à son
néo-yondo, et cette chance empruntée se complète, grâce au cœur
du poulet, par l'évitement propre de la malchance.
La
consommation du cœur du poulet fait en outre basculer le régime
alimentaire du néo-yondo, passant du régime non carné du koy et
des femmes au régime carné de l'initié. Lors d'un repas en effet,
le père mange avant ses enfants et ne leur laisse ni viande ni
poisson. Cette opération rituelle opère ainsi simultanément dans
la brousse et dans le village, dans le premier cas pour guider les
premiers pas du jeune homme (le pied chanceux conduit aux animaux de
la brousse, la main chanceuse donne à l'arme de jet
la bonne trajectoire pour l'emporter sur la bête), dans le second
cas pour modifier sa position par rapport à son père.
De
retour à l'enclos, nouvelle leçon de langue secrète et premier
cours de danse masculine.
➤ Jour
5
Le
matin, chaque néo-yondo se voit remettre un bâton auquel est fixée
la racine de mbor (celle qui au second jour avait été attachée à
son bras afin de lui conférer santé et puissance), ainsi qu'une
calebasse contenant le cœur du poulet et une boule de mil avec sa
sauce. Deux par deux, les néophytes se proposent d'échanger leur
calebasse : « La mienne est meilleure, prends-la ! — Non, c'est la
mienne, prends. » Après qu'on leur a repris leur calebasse, ils
sont invités à se flageller mutuellement avec leur bâton à mbor,
suite à quoi chacun reçoit celui de l'autre, puis se saisissant de
trois bâtons qu'on lui a donnés le premier jour pour en frotter
régulièrement la paume de ses mains, il les échange avec l'un des
membres d'un autre couple. De sorte que chacun se retrouve avec le
bâton à mbor d'un néo-yondo et avec les trois bâtons d'un autre.
C'est la sixième grande opération rituelle de l'initiation. Sa
signification est claire : il s'agit de construire une fraternité
entre les néo-yondo. Nés ensemble, ils sont frères. La
particularité sara (en est-ce une ?) est que la fraternité simple
côtoie une fraternité renforcée, une gémellité. Quand le nombre
des néo-yondo est pair, il suffit de leur faire former (au moins en
imagination) un polygone régulier : chacun échange avec celui qui
lui fait face et avec celui qui se tient par exemple à sa droite, de
sorte que l'ensemble des échanges forme une croix de Malte à n/2
branches ou, pour le dire autrement, un réseau unique connectant
tous les néo-yondo. La différence entre fraternité simple et
fraternité renforcée tient
seulement à la différence de statut entre le bâton à mbor et les
trois bâtons « pommadés ».
Si elle emprunte quelque chose à la maternité (le mbor, mais aussi
le fait que les kondo sacrifient collectivement à un esprit durant
l'initiation, comme la mère sacrifie à un esprit quand elle met au
monde des jumeaux), la fraternité initiatique est proprement
masculine : les frères devant leur mère ne fraternisent pas avec
des bâtons.
Les
brando et les pères classificatoires des néo-yondo, après en avoir
débattu entre eux, donnent un nom en langue secrète à ces
derniers. Il s'agit là de la septième et dernière opération
rituelle de l'initiation en tant que telle, par laquelle les
néo-yondo obtiennent définitivement leur statut de yondo, ce qui ne
veut pas dire qu'ils ne courent aucun danger : ils sont nés et ont
été reconnus par le groupe des initiés, des yondo, comme faisant
partie des leurs, mais ils sont encore des enfants, fragiles et
dangereux. Les autres opérations rituelles seront désormais
concentrées sur leur retour à la vie villageoise. Les noms sont a
priori variés : « le chef » (le premier initié, celui qui, au
début de l'initiation, a été saisi et emporté dans la brousse un
jour avant les autres), ceux d'animaux divers ; quant à Jaulin, il
est appelé « cause de discussion » !
Débute
alors sans tarder l'intégration sociale du yondo né dans la brousse
et devant vivre au village, dans le quartier de sa lignée.
En
fin d'après-midi, les jeunes yondo sont rassemblés et des
volontaires (anciens yondo) se désignent pour les badigeonner d'ocre
rouge. Cette opération est dangereuse, parce qu'elle renvoie le
yondo à la sauvagerie de la brousse où il est né, sauvagerie que
tout yondo doit apprendre à dominer. Ceux qui ont touché l'ocre
rouge de leurs mains sont instantanément fragilisés, ramenés à
l'ignorance de l'enfance à l'égard de la sauvagerie, menacés d'y
retomber. Il faut les fortifier et cela passe par une flagellation
d'autant plus douloureuse que leurs fautes passées ont été
grandes.
Chacun
reçoit alors deux bâtons rougis d'ocre, ainsi qu'un énorme masque
de branchages confectionné par leur kondo, et la troupe s'ébranle
pour rejoindre un camp non enclos, à proximité du village, à
l'ombre d'un grand arbre. Les jeunes yondo ne reviendront plus à
leur premier camp. En chemin, ils frappent l'un contre l'autre les
deux bâtons, assimilés aux couteaux de jet rougis par le sang des
bêtes sauvages. Ils répètent ainsi la danse qu'ils devront
reproduire le lendemain.
➤ Jour
6
Le
matin, les jeunes initiés sont repassés à l'ocre rouge, ajustent
leur masque et répètent les pas de danse qu'ils ont appris. Brando,
kondo, anciens et jeunes yondo forment alors cortège en file
indienne et se dirigent vers le village en grand vacarme (cris,
chants, tambours, bâtons entrechoqués).
Devant
la foule des femmes et des hommes venus nombreux des villages
avoisinants, devant les mères craintives et réjouies tout à la
fois, la troupe s'avance en dansant jusqu'au centre masculin du
quartier, les jeunes yondo courbés et tressaillants, assimilés à
des animaux sauvages. Dangereux, pas encore assurés de résister aux
pulsions sauvages, les yondo sont invités à se décharger de leur
violence potentielle sur leur kondo, leur mère initiatique, à coups
de fouet. Le redressement du yondo prendra du temps : toujours, en
présence des aînés, il devra courber la tête, s'asseoir à leur
genoux, jusqu'à ce qu'ils deviennent eux-mêmes grand-pères
classificatoires et qu'ils bénéficient alors de la plus haute
considération.
Après
la séance de flagellation, la troupe regagne le camp non enclos.
Alors que durant l'initiation, les visites de courtoisie d'anciens
initiés appartenant à d'autres quartiers / clans étaient
courantes, quoique parfois compliquées à gérer (car susceptibles
de perturber volontairement le cours de l'initiation), là elles se
limitent à la famille, sont plus simples et plus cordiales, mais
supposent que le jeune yondo ait conscience de sa place dans la
hiérarchie de la lignée et agisse en conséquence (se montre
respectueux et soumis). Chaque nouvel initié reçoit en particulier
la visite de ses pères classificatoires (frères de son père), qui
lui font de généreux présents qui seront transmis à son kondo, de
même qu'à la naissance d'un enfant les frères du père apportent à
celui-ci des cadeaux qui reviendront à la mère, de façon à
renforcer l'alliance de leur lignée avec la sienne, la naissance
étant avant tout l'occasion d'un raffermissement des liens.
En
fin d'après-midi, les yondo sont repeints d'ocre et remettent leur
masque : il leur faut danser devant leurs sœurs classificatoires (=
les femmes non mariées avec lesquelles ils ne pourront pas se
marier) et les flageller à la demande. Les sœurs partagent ainsi un
peu de la souffrance que leurs frères ont endurée et par là
renouent avec eux, par la seule vertu qu'ils ont acquise : la force
de la chicote (les autres demandent encore à être cultivées). Par
ce lien maintenu par-delà l'enfance, les
sœurs s'assurent en quelque sorte de la solidité de leurs liens à
leur lignée d'origine qu'elles quitteront par le mariage.
Après
cette séance de réconciliation des frères et des sœurs, les yondo
sont conduits non loin de leur premier camp, près d'arbustes au pied
desquels ont été plantés des bâtons recourbés, un pour chacun,
et placés des calebasses contenant de l'ocre rouge. Chaque yondo
suspend ses deux pseudo couteaux de jet et son masque sur l'arbuste
le plus proche de son bâton recourbé, et tous se mettent une
dernière fois en position couchée pour recevoir la fessée
collective. Désormais, les coups de chicote seront reçus à titre
individuel.
Tout
le monde rejoint le second camp non enclos et s'endort.
➤ Jour
7
Réveil
et marche en direction du village. Pause lors de laquelle on bavarde
et on écoute des histoires en langue secrète.
La
nuit venue, un repas carné est apporté aux jeunes yondo : du
poisson à la sauce blanche. Le changement alimentaire est entériné.
Les premières bouchées sont administrées par le brando après
avoir expliqué au poisson de quel droit le jeune yondo le consomme.
3.
L'initiation profane : quelques semaines
Le
lendemain, très tôt, tout le monde gagne un troisième camp, celui
de l'initiation profane, non loin du village. De durée variable
(nulle à six mois selon les clans), elle doit permettre aux jeunes
yondo de poursuivre leur « croissance
», de se préparer au retour à la vie villageoise des mères
avec un nouveau statut, celui d'homme accompli.