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Illustration : Ivan Bilibine pour Vassilissa-la-très-belle, 1899 |
Baba
Yaga nous est souvent présentée comme une (méchante) sorcière,
mais cette interprétation du personnage est inexacte.
Baba
Yaga occupe une place particulière dans le conte merveilleux russe.
À peine est-elle nommée, qu'on la voit paraître devant nous, très
âgée, mais très grande, environnée d'animaux sauvages, se
déplaçant dans un mortier, aux lisières de forêts funèbres, en s'aidant d'un pilon et d'un balai, toujours suivie de
sa hutte sur pattes de poule. Voilà Baba Yaga, qui joue pourtant
dans les contes des rôles très différents, et parfois même
contradictoires.
Propp,
dans sa Morphologie du conte, 1928, avance la thèse qu'une
figure incarnant les valeurs positives d'un état culturel donné,
est dévaluée à mesure que la culture évolue et que de nouvelles
valeurs se font jour, en rupture avec les précédentes. Le conte
merveilleux servirait, à ce titre, de cadre pour la commémoration
en demi-teinte d'une Baba Yaga anciennement beaucoup plus positive*.
Et ce rapport ambivalent au personnage servirait en retour à donner
du sel aux contes merveilleux.
Conférer
à Baba Yaga le statut de méchante sorcière, c'est pousser beaucoup
plus loin que le conte ne le fait la dévaluation de son personnage.
Si les attributs de Baba Yaga sont effrayants (et sont prisés comme
tels), aucun d'entre eux n'est en soi la marque d'une puissance
négative. L'effroi a d'ailleurs longtemps été un témoignage de
respect : toutes les divinités des panthéons antiques sont «
effrayantes ».
Parmi
les traits qui induisent une lecture négative du personnage et font,
à tort, identifier Baba Yaga à une sorcière, il y a sa vieillesse.
C'est pourtant par ce trait que le conte peut lui faire endosser le
rôle d'adjuvante,
qui apporte ou non son aide au héros / à l'héroïne, selon qu'iel
passe heureusement ou non l'épreuve qui conditionne cette aide.
Ce
rôle est en l'occurrence souvent rempli par des personnes âgées :
nombre de héros ou d'héroïnes trouvent sur leur route un vieil
homme / une vieille femme, dont la rencontre est toujours décisive
pour la suite de leurs aventures.
Ce
topos renvoie aux sociétés anciennes, qui regroupaient autour d'un
même foyer une famille élargie, et où le grand-père / la
grand-mère entretenait un rapport privilégié, un rapport
d'identité avec l'enfant du même sexe. L'enfant y était en effet
regardé comme l'avenir du grand-parent, qui, en lui, se projetait et
voyait son successeur.
Dans
une société qui a brisé ses structures familiales profondes, comme
ont pu le faire les sociétés occidentales au 20ème siècle, dans
une société où il n'y a plus de relations directes entre enfants
et grands-parents,
où la famille s'entend comme la réunion sous un même toit de deux
générations, quand elle en réunissait autrefois trois, cette
figure n'est absolument plus comprise.
Ce
n'est donc pas par sa vieillesse que Baba Yaga est dangereuse :
l'effroi devant la vieillesse reste un effroi respectueux. Si le
conte lui fait parfois assumer le rôle d'agresseur
à l'égard du héros ou de l'héroïne, c'est par d'autres traits,
qui sont d'ailleurs aussi bien traditionnellement féminins (le four)
que traditionnellement masculins (le bouclier qui crache du feu).
Les
agresseurs des contes, relativement divers, sont toujours bien typés
: monstre, dragon.ne, frère ou sœur, belle-mère ou beau-père...
Ces types se rattachent soit à l'univers clos de la famille (le plus
souvent recomposée : on reconnaît là la défiance universelle à
l'encontre du remariage, qui tend à brouiller les lignages), soit au
monde des marges, où le non-humain et l'humain se mélangent. Baba
Yaga n'appartient vraiment ni à l'un ni à l'autre de ces univers :
- si elle commande aux animaux sauvages, elle n'est pas, comme nombre d'agresseurs, mi-humaine mi-animale ;
- si elle habite les frontières qui séparent les vivants des morts, elle n'est pas elle-même morte-vivante ;
- elle n'a aucun lien avec la recomposition familiale.
Ne
possédant pas les caractères typiques de l'agresseur, Baba Yaga est
malgré tout capable d'agression. Même quand elle est aidante, son
pouvoir de destruction est latent (la hutte sur pattes de poule est
plutôt amusante, mais sa clôture est jalonnée de crânes) : c'est
la marque de sa puissance, qu'elle tire de sa capacité à se tenir à
l'interface du policé et du sauvage, du vivant et du mort. Encore
une fois, l'effroi quelle fait naître est respectueux, contrairement
à celui qu'inspirent les agresseurs classiques (exception faite
peut-être de Kochtcheï l'immortel, type même de l'agresseur,
mi-mort mi-vivant, qui va de conte en conte, parce qu'il ne cesse de
ressusciter).
Je
clos cet article sur la question du genre du conte merveilleux.
Le
conte me semble être de ces formes culturelles qui ne sont pas
genrées a priori. Dans le corpus de textes sur lequel travaille
Propp, on note, par exemple, une certaine parité pour ce qui est du
personnage principal. S'il s'agit d'un héros, le personnage féminin,
objet de sa quête**, sera passif ; s'il s'agit d'une héroïne,
c'est le personnage masculin qui sera passif. Ainsi, dans la Plume
de Finist-fier faucon,
le prince, aimé de l'héroïne, dort-il pendant la plus grande
partie du conte, jusqu'à ce que la jeune fille, parvenue au terme de
ses épreuves, le rejoigne et le sauve. Que le récit ait pour moteur
une femme ou un homme, il proposera une quête, qui impliquera un
déplacement à travers des espaces sauvages et infestés de périls,
des qualités de courage, d'habileté et d'intelligence, nécessaires
pour surmonter des épreuves qui peuvent être genrées (épreuves
guerrières réservées au personnage masculin, épreuves de type «
domestique » : trier, laver, filer..., au personnage féminin) ou
non !
Le
corpus des contes merveilleux russes est donc suffisamment vaste et
suffisamment riche pour satisfaire un lecteur ou une lectrice moderne
affranchi.e des stéréotypes sexistes. Au reste, ses thèmes, ses
types et ses fonctions narratives se prêtent bien à l'appropriation
d'auteur.e.s soucieux.ses de mettre au centre de leur œuvre des
personnages féminins dynamiques et agissants.
*
Pour Propp (mais cette thèse a rencontré de nombreuses critiques),
Baba Yaga est une image dégradée d'une déesse ancienne, cumulant
les attributs de la Dame aux fauves (telle qu'elle est figurée dans
le Rig Veda indien ou par la figurine de Çatal Hüyük),
d'une divinité du passage de la vie à la mort, et plus généralement
des rites initiatiques, et ceux enfin d'une déesse combattante (type
Ishtar).
**
La quête amoureuse reste le schéma de base du conte.
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