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Illustration : Utagawa
Kunisada pour le Dit du Genji, 1850
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Dans les sociétés
modernes, la situation des femmes dans le champ culturel obéit à
des règles immuables :
- mise à l'écart de la culture dite légitime, réservée aux hommes (de par le type d'apprentissages qu'elle suppose, de par les conditions de sa pratique),
- création d'une culture à la marge, dévaluée et considérée comme une sous-culture, qui peut éventuellement trouver une légitimité, quand certains hommes l'investissent et se l'approprient.
Partant de ce constat,
deux trajectoires sont possibles :
- une trajectoire individuelle :Les créatrices peuvent, outrepassant l'interdit masculin, entrer dans le champ de la culture légitime. Ce sont souvent ces créatrices-là qui sont le plus citées et sont le plus connues, dont le parcours artistique et personnel semé d'embûches nous est relaté comme une geste héroïque flatteuse pour notre goût des succès de mérite individuel, ce sont souvent les fruits d'un contexte familial et social très particulier (père musicien / poète / peintre..., enfance passée dans un milieu favorable : salon / atelier paternel / amis de la famille artistes ou écrivains..., rencontre avec un « auxiliaire » qui organise l'admission et l'évolution dans le champ de la création légitime...), ce sont les Rosa Bonheur, les Nadia Boulanger, les Mel Bonis, les Alma Schindler, les Artemisia Gentileschi... De telles trajectoires restent de l'ordre de l'exceptionnel. Elles ne font pas progresser la condition féminine. Chaque femme entamant ce parcours dans le champ culturel masculin, se trouve confrontée aux mêmes difficultés et aux mêmes épreuves que ses devancières.
- une trajectoire collective :Les créatrices peuvent, acceptant l'interdit masculin, rester dans le champ de la culture non-légitime. Mais paradoxalement, ce choix peu valorisant et déprécié conduit quelquefois les femmes à se retrouver à l'avant-garde, à devenir les créatrices de formes culturelles nouvelles et originales, parce qu'elles n'ont pas les moyens d'investir les formes culturelles classiques. Dans ce cas, les femmes transcendent leur infériorité culturelle et détournent les limitations auxquelles elles sont soumises, pour faire évoluer et progresser la culture de leur temps. Ces formes culturelles nouvelles ne restent guère aux mains des femmes et l'histoire ne perpétue que rarement le souvenir de leur contribution.
C'est ce mécanisme «
création (d'une sous-culture féminine) - intégration (à la
culture légitime) - effacement (des femmes, qui va de pair avec la
légitimité) », qui a
joué dans le Japon impérial de la fin du Xe siècle.
Mais voici d'abord
quelques éléments de contexte : du VIe au IXe siècle, le Japon est
à l'école de la Chine. À partir du IXe siècle, cette attitude se
modifie : si l'attrait de ce qui vient du continent reste puissant,
l'Archipel commence cependant à se détacher de ce modèle. Du
IXe jusqu'au XIIe siècle, le repli du pays sur lui-même
s'accompagne d'une autonomisation de la vie culturelle et de
l'assimilation des emprunts antérieurs par leur adaptation au goût
japonais.
Le Japon dont il va être
maintenant question, est celui de la cour aristocratique installée
dans la capitale impériale de Kyoto, une cour oisive, galante,
cultivée et policée...
« (...) pourtant la
plupart des lettrés japonais se refusaient, comme ceux de l'Occident
médiéval, à écrire dans leur langue maternelle réputée
vulgaire. Tous les ouvrages d'histoire, les essais [deux genres qui,
sur le modèle chinois, dominent alors le champ de la littérature]
et les documents officiels étaient rédigés en chinois. Seules les
dames de la cour impériale qui connaissaient trop mal le chinois
pour s'y exprimer correctement, se voyaient réduites à composer en
japonais. On en arriva au paradoxe d'une société où les hommes
s'évertuaient à écrire en mauvais chinois, tandis que leurs
compagnes, moins cultivées, écrivaient en excellent japonais,
jetant ainsi les bases d'une littérature authentique nationale.
La fin du Xe siècle et
le début du XIe siècle furent l'âge d'or de la prose japonaise. Le
ton fut donné par les dames de la cour confinées dans une existence
indolente mais raffinée. Leur genre favori était le journal intime,
souvent émaillé de brefs poèmes destinés à perpétuer les
moments d'intense émotion. Ces journaux
comprenaient quelques récits de voyage, mais s'attachaient surtout à
restituer la magnificence des cérémonies de la cour impériale et
le climat de libertinage galant des mœurs aristocratiques.
Cependant, l'œuvre la plus remarquable de cette époque n'est pas un
jounal intime, mais un roman-fleuve : le Roman de Genji. Dû à
la plume d'une dame d'honneur nommée Murasaki, il date du début du
XIe siècle et relate les aventures amoureuses et les états d'âme
d'un prince imaginaire. Prototype magistral d'un genre littéraire
nouveau, le Roman de Genji reste un des chefs-d'œuvre
incontesté de la littérature mondiale. Les journaux intimes et les
romans sont les premiers témoignages d'une culture nationale
japonaise, dans la mesure où leur style et leur composition sont
sans équivalent dans la littérature chinoise. Ils attestent que les
Japonais* ont su se dégager des modèles continentaux et jeter les
bases d'un art littéraire conforme à leurs propres canons
esthétiques. »
Histoire du Japon et
des Japonais, Des origines à 1945, Edwin O. Reischauer (1964).
* Cet emploi du masculin
marque le passage d'une sous-culture féminine à la « grande »
culture, légitime, unitaire et prétendument neutre.
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