L'étude
anthropologique de la société américaine de l'après-guerre, qui
occupe les derniers chapitres
de Male and female (1947), ne m'a pas captivée plus que celle
que Margaret Mead nous livre des sociétés traditionnelles de Bali
et de Nouvelle-Guinée, loin de là, mais force est de constater que
cette partie de son œuvre se rappelle bien plus fréquemment que les
autres à mon souvenir, tant nous baignons dans le « made in USA »
et en consommons régulièrement les productions culturelles, qui
sont autant d'illustrations des passionnantes analyses qui y
figurent.
Ainsi
le film Scream (Wes Craven, 1996), regardé dernièrement, et
la série Stranger things dont je termine actuellement la
première saison (Matt et Ross Duffer, 2016), m'ont interpellée par
leur représentation quasi identique du flirt lycéen (dans les deux
cas, le jeune homme rejoint d'abord la jeune fille dans sa chambre, à
l'insu de ses parents, en passant par la fenêtre, puis le couple est
à nouveau réuni dans une maison qui n'est pas celle de la jeune
fille, à l'occasion d'une fête), au point que l'on pourrait parler
de trope (figure narrative, récurrence scénaristique ou
artifice de fiction, selon le sens que l'encyclopédie wiki
américaine donne à ce mot). Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas
le fonctionnement général du couple adolescent, mais son rapport à
la sexualité, qui, autant pour Sidney et Billy que pour Nancy et son
petit ami Steve, se structure toujours de la même façon et enferme
chaque sexe dans un rôle immuable : le garçon est entreprenant,
pressant, tandis que la fille est constamment sur la défensive,
hésite et se dérobe. Il existe cependant, juste à côté de ces
jeunes premier.ère.s, un autre couple, celui de leurs ami.e.s, qui
fonctionne fort différemment, avec des partenaires vivant une
sexualité épanouie et montré.e.s comme jouissant
et désirant à égalité. Néanmoins, malgré cette égalité
positive, leur couple
n'est pas donné en exemple et sert même plutôt de repoussoir au
couple principal, essentiellement du fait de sa bêtise, de sa
frivolité ou de sa méchanceté, et peut-être aussi en raison du
dénigrement de l'appétit sexuel de la jeune fille, du moins dans
Scream (il me semble que le personnage incarné par Rose
McGowan subit un peu de slut-shaming). Bref, le couple-modèle,
le couple auquel il s'agit de s'identifier, est celui qui oppose,
dans l'intimité, homme et femme, et les fait évoluer selon une
dynamique attaque -
résistance.
Les
deux scènes de tête-à-tête entre Sidney et Billy d'une part, et
Steve et Nancy d'autre part, m'ont frappée, parce qu'elles me
semblent exemplifier l'analyse de ce que Mead regarde comme le rituel
d'initiation sexuelle de la
jeunesse middle class : le flirt.
L'autrice observe qu'avant de s'engager dans la vie adulte et le
mariage, les adolescent.e.s doivent passer par une phase
d'apprentissage qui dure au bas mot dix ans : tous les weekends, il
leur faut sortir avec une personne du sexe opposé. Celleux qui n'y
parviennent pas ou s'y refusent
seront marginalisé.e.s et stigmatisé.e.s : leur intégration
sociale est fortement compromise. Ces rendez-vous répétés pendant
dix ans, ces dates ont pour fonction, selon Mead, de
faire acquérir au garçon un code de conduite sexuelle qui lui
permettra plus tard de vivre avec son épouse une relation conjugale
harmonieuse ; la jeune fille, quant à elle, est chargée de le lui
faire acquérir (!), de lui apprendre à maîtriser son désir, en le
suscitant et le frustrant tour à tour. Ce rôle sexuel lui a été
enseigné par son père pendant son enfance, où il instaure avec
elle une relation ambiguë
faite de gâteries mêlée de séduction ; la fillette est amenée à
déjouer ce piège de la séduction paternelle et à repousser ses
avances (tout en gardant les cadeaux !), résistance à
laquelle le père réagit positivement et qu'il encourage a
posteriori, résistance qu'elle devra déployer à nouveau, une fois
adolescente, au cours du flirt.
Mead
juge très durement cette pratique, qui rend les femmes frigides
(sic), en leur désapprenant à écouter leur propre désir.
Et ce ne sont pas les deux séquences où Sidney et Nancy finissent
par céder aux sollicitations de leurs petits amis avec des airs de
sacrifiées (même si leur consentement est toujours exprimé),
séquences d'où se dégage une grande tristesse, qui la
contrediront.
Deux
remarques encore :
- Mead montre que les comportements humains, même ceux qui s'apparentent le plus à des donnés biologiques, sont des construits sociaux qui varient selon les sociétés et les époques. D'où vient alors cette évidence que l'homme américain est agi par un désir sexuel irrépressible qu'il doit apprendre à contrôler ?C'est que, nous dit Mead, la société américaine des années quarante hérite d'une vision traditionnelle de la sexualité masculine, agressive et vorace, vision qui, dans la classe moyenne émergente, où les femmes sont de plus en plus éduquées et amenées à assumer la gestion complexe d'un foyer assimilé à une petite entreprise et dont dépend grandement le statut social de la famille et son intégration dans le quartier*, devient un archaïsme incompatible avec la vie de couple moderne, plus égalitaire (toute proportion gardée). De là le rite du flirt.
- Comment ce rite que Mead voyait à l'œuvre il y a plus de soixante-dix ans, un rite néfaste, marginalisant / non-inclusif (mais n'est-ce pas le propre du rite ?), inégalitaire et dangereux (ne sont jamais évoqués les ratages de l'apprentissage, à savoir les violences sexuelles), peut-il être encore actuel dans la société américaine telle que nous la montre la fiction ? Mais l'est-il encore ? Scream, réalisé il y a plus de vingt ans, représente un monde déjà ancien ; quant à Stranger things, son goût du vintage et de la citation d'œuvres anciennes pourraient expliquer que ce type de pratique y figure encore.
*
Cette affirmation fera peut-être sourire, car elle va à l'encontre
de toutes les représentations que véhiculent films et séries
contemporaines sur le sujet, mais il faut lire ce que dit Mead sur la
femme au foyer américaine, ses compétences, sa charge de travail
écrasante et ses énormes responsabilités, pour en finir avec ces
clichés d'incapacité, de passivité et d'oisiveté qui lui collent
à la peau.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire