lundi 14 février 2022

Femmes illustres #2 Mars convive des femmes #8 Jeanne la Pucelle

2. Vocation

 

Sources :

Anonyme, Journal d'un Bourgeois de Paris à la fin de la guerre de Cent ans, Le monde en 10/18.

Duby Andrée et Georges, Les procès de Jeanne d’Arc, Archives Gallimard Julliard, 1973.

Gnathaena, Où il est parlé de la culture masculine chez les Indo-européens #3 La fidélité, 2018. (Ici)

Gnathaena, Femmes illustres #3 / Foucault #1 Sorcière, possédée, hystérique : la longue chaîne de la résistance féminine aux stratégies de domination politique et culturelle en Europe et en France en particulier, 2020. (Ici)


La vie de Jeanne d'Arc regorge de circonstances remarquables, matière qu'il n'a pas été besoin d'arranger pour construire sa légende. La moindre n'est pas qu'une jeune bergère décide de se porter au secours de celui qu'elle considère comme son roi légitime pour lui permettre de recouvrer son héritage, ou que, dans une société viriliste et patriarcale, une adolescente s'attache de toutes ses forces à réaliser un projet des plus ambitieux sans se laisser abattre par les mille obstacles qui vont immanquablement se dresser sur la route qui la mène du toit paternel sous les hautes voûtes de la cathédrale de Reims. D'où lui vient ce projet de faire couronner son roi pour sauver le royaume de France ? Où puise-t-elle l'énergie qu'elle déploie pour en venir à bout ?

Ces questions trouvent généralement leur réponse dans la référence aux « voix » entendues par la jeune fille, mais Jeanne et ses voix, c’est très précisément ce qui occulte la source de son projet et de son énergie, même si la perspective religieuse n'est pas à exclure ici.


Les différents procès de Jeanne d'Arc donnent à voir un caractère entier que rien n'arrête, qui ne patiente pas après le bon moment pour agir, ni n'attend le moment opportun où elle se fera mieux entendre, où elle convaincra plus facilement. Elle s'oppose en cela à une figure qu'elle va être amenée à croiser au cours de son ascension à travers les plus hautes sphères jusqu'au roi : le courtisan. On pourrait croire que ce comportement résulte de son inculture et de son immaturité, que, bergère et fille de laboureur, elle n'a pu acquérir l'art subtil qui fait suspendre l'action ou la précipiter selon les circonstances. Il n'en est pourtant rien : l'agriculture et le pastorat dépendent clairement de l’aptitude à saisir le moment favorable... La notion de moment favorable, réactualisée au trecento sous la plume de Pétrarque avec la figure païenne de la Fortune, et qui va connaître un grand succès en France au XVe siècle et à la Renaissance, est très ancienne. Propre aux cultures masculines, elle s'inscrit dans une relation complexe à la sphère divine et plus particulièrement, dans les cultures indo-européennes, dans l'échange de dons entre un homme et un dieu, l’homme donnant dans un premier temps au dieu son « kred » (sa croyance, sa foi et une part de sa force virile qui doivent permettre au dieu de vaincre ses ennemis) et le dieu lui donnant dans un second temps bonne fortune au bon moment pour qu'il triomphe dans ses propres combats. On retrouve ce type d'échange chez le chevalier féodal : un rapport intime à Dieu (ou à l'un de ses saints) lui ouvre les voies obscures de la chance, et la malchance résulte de quelque manquement de sa part à son Dieu intime. Ce n’est qu’en temps de croisade que l’on peut se passer de son Dieu intime : alors la mission elle-même garantit la bonne fortune et l'obtention d'une victoire dont le champ s'élargit : temporelle mais surtout spirituelle. Le pape absout à l’avance les croisés de leurs crimes de sang, sous couvert de leur mission de droit divin : ils sont assurés de gagner le paradis, quand bien même ils échoueraient sur le plan militaire. Les croisades visent à « unifier » non seulement les « Dieux intimes » des guerriers européens, par leur identification à Dieu le père, mais aussi les Seigneurs dont ils sont les vassaux et pour l’honneur de qui ils se battent, par leur identification à Dieu le fils, bref, à en faire des guerriers chrétiens et non pas des idolâtres (de leur Dieu intime et de leur seigneur). Il ne s’agit plus désormais d’un échange contractuel entre deux plans séparés de réalité (le combat de Dieu contre le diable d’un côté, le combat des hommes contre les hommes de l’autre), mais d’une action commune de Dieu et des hommes, toute biblique, où le chevalier, par la grâce de sa mission, fait sa fortune et celle de Dieu.

Chez Jeanne domine le topos de la mission sacrée : ce qu'elle dit (à ses compagnons d'armes, au tribunal d'inquisition) en témoigne. Pourtant, lors de son premier procès, les juges vont chercher dans ses discours les marques de l'échange contractuel, du don et du contre-don différé, parce que ceux-ci sont propres aux idolâtres (les chevaliers se dévouant à leurs Dieux intimes et à leurs seigneurs) et surtout aux sorcières (qui nouent un « pacte avec le diable »).

Cependant il va moins importer d'établir que Jeanne est une sorcière qui a pactisé avec le diable, quoique certaines questions tentent d'approfondir cette hypothèse, que de prouver que sa source d'inspiration n'est pas Dieu, ce qui suffirait pour la rendre coupable. Pour les théologiens que sont la plupart des juges qui siègent au procès de 1431, Dieu n’est pas seulement celui qui fait passer toute chose à l’acte, il a en outre un dessein pour le monde. Son incarnation atteste qu’il n'intervient pas seulement dans son propre plan de réalité, mais aussi dans le nôtre, vérité que nous connaissons grâce à la révélation, dont le véhicule est l’Église. Quoiqu'il y ait eu révélation avant la naissance de cette dernière, révélation directe par Dieu ou par ses anges, elle proscrit de chercher ailleurs qu’en elle la source de toute expression véridique du dessein divin, de toute mission sacrée, de toute sainte vocation. Celleux qui prétendent prophétiser hors de ses rangs et sans le consentement de son plus haut hiérarque (le pape), sont accusé.e.s de « menterie », qui est soit artifice du ou de la prétendu.e prophète.sse, soit celle du Diable, qui a lui aussi un dessein pour le monde. La querelle métaphysique du bien et du mal s’est matérialisée depuis l’Incarnation dans le monde terrestre, avec pour enjeu son mode de gouvernement (au sens large). Théologiquement, le statut de Jeanne restera indécis jusqu’en 1909 (date de sa béatification) :

  • fausse prophétesse, elle ne pouvait l’être que par décision du pape, auquel le tribunal de Rouen n’a cependant point recouru par crainte des longueurs de la procédure épiscopale, inévitables puisqu’il se serait agi au fond pour un pape encore affaibli par le Grand Schisme de choisir entre la France et l’Angleterre ;

  • artificieuse, elle aurait rapidement cédé sous la pression d'un tribunal expert à déceler les simulations, ce qui n'a pas été le cas.

L’enquête, en s'abstenant de recourir à la décision papale, ne pouvait aboutir : elle a effectivement tourné en rond, recherchant inlassablement la source qui se dérobait toujours des voix entendues par Jeanne...


Un autre trait marquant ressort des écrits et des témoignages sur Jeanne d'Arc : caractère entier, elle est aussi une femme qui parle et donne de la voix pour se faire entendre, que ce soit de l’époux de sa cousine germaine pour qu'il la conduise au capitaine de la forteresse de Vaucouleurs, Robert de Baudricourt, de celui-ci pour qu’il lui accorde une escorte pour joindre Chinon, ou de l’entourage direct du futur Charles VII pour que celui-ci la reçoive. Il faut ensuite qu’elle réponde aux questions de l’entourage princier, puis qu’elle tienne sa place au conseil militaire des capitaines armagnacs venus libérer Orléans ou du moins ravitailler la ville assiégée. Il lui faut commander en cheffe de guerre, une fois Charles VII sacré roi à Reims, et enfin répondre aux questions du tribunal convoqué par les Anglais, après sa capture à Compiègne. Dans tous les cas, elle est amenée à exhorter, convaincre, louer et blâmer, c’est-à-dire prendre la parole dans tous les registres de la rhétorique, sans avoir été préalablement formée à l’art de bien parler. Pour compenser son « ignorance » (mais qui n’ignore pas les ressorts de la dialectique des docteurs de l'Université ?), elle puise dans un fonds commun de paroles efficaces. Je distinguerai trois phases dans la façon dont elle prend la parole : la première, principalement tournée vers le fait de convaincre, va de Domrémy à Chinon ; la seconde, principalement tournée vers le fait d’exhorter, va d’Orléans à Compiègne ; la troisième, à nouveau principalement tournée vers le fait de convaincre, mais cette fois avec un signe négatif (il s’agit pour elle de se défendre d’accusations graves plutôt que d'amener à lui faire confiance), concerne Rouen.

  • Convaincre sans maîtriser l’argumentation dialectique universitaire consiste principalement à contraindre en faisant jouer son capital social, ressource dont ne dispose pas une fille de laboureur. Chez Jeanne, c’est la parole qui contraint. En parlant, la locutrice s’efface derrière des paroles portant en elles leur autorité et devient messagère ou, en tout cas, doit finir par paraître telle pour pouvoir persuader. Chaque interlocuteur qu'elle rencontre à chaque moment clé de son parcours, pour entendre son message et s’y rallier, éprouve sa qualité en tant que messagère. La chose est vraie à Chinon et déjà vraie à Vaucouleurs, où Robert se renseigne sur ses faits et gestes, tandis que ses refus de la recevoir la forcent à patienter. Son message, dont le contenu exact nous est inconnu, sans doute assez simple, a pu emprunter la forme suivante : « De par Dieu, le dauphin légitime sera sacré à Reims après qu’il m’aura envoyée libérer Orléans du joug anglais. » Échappant à la logique scolastique (qui pouvait y voir une autre façon de dire : « il sera sacré roi quand les poules auront des dents »), il n'était interprétable que comme une prophétie conditionnelle dont la plupart des termes étaient tout à fait acceptables (que le dauphin légitime soit couronné à terme paraissait être dans l'ordre des choses pour des partisans armagnacs), et dont la condition pouvait faire écho à certaines prophéties populaires de l'époque (comme celle annonçant une « vierge lorraine qui libérera le royaume »). S’il a été possible à Robert de se laisser convaincre, c’est grâce à l’épreuve de la vocation de Jeanne. En missionnaire dévouée qui ne s'arrête pas à un refus ni ne s'y rend sans le combattre, la jeune fille a entrepris d’associer la population de Vaucouleurs à sa mission. La ténacité et le charisme qu'elle montre ce faisant convainquent Robert qui décide de la recevoir. Les choses traînent ensuite en longueur jusqu'à la désastreuse « journée des harengs », échec démoralisant pour les armées du futur Charles VII, qui va agir à Vaucouleurs comme un accélérateur : Robert autorise Jeanne à partir, sans doute avec le sentiment de jouer le tout pour le tout et de n'avoir rien à perdre.

  • Exhorter sans maîtriser l'art oratoire propre aux chefs de guerre suppose un poids symbolique important et de la ténacité. Investie officiellement d’une mission de ravitaillement d’Orléans, Jeanne ne pouvait obtenir que le minimum des chefs militaires placés sous sa direction, à savoir l’acheminement de provisions dans les murs de la ville. Son expérience de Vaucouleurs, jointe à la propagande de l’entourage laïque et ecclésiastique de l’ex-dauphin, lui confère un poids bien plus important, qui impose aux capitaines qui l’accompagnent une attitude positive de forme, qui ne suffit cependant pas à faire qu'ils la suivent inconditionnellement. Ils n’ont en l’occurrence eu de cesse de se consulter à part elle et de suivre leurs propres décisions tactiques. Pour autant ils n'ont jamais remis en question sa qualité de cheffe, perdant de précieuses heures de sommeil à tenter de persuader la « tête dure » de Jeanne et agissant par eux-mêmes dans le respect de ses consignes. Certains ont fini par croire en elle. Les récits sont toujours les mêmes : convaincus par sa force d’âme, ils répugnent pourtant à suivre une femme sans expérience militaire (la réticence aurait été identique à l'égard d'un homme : quiconque est accepté dans l’armée est un militaire, la fonction l’emporte sur le sexe de l’individu), ils s'enquièrent donc de qui elle tient ses prises de position si résolues : de son « conseil », réponse à la fois plutôt vague et fort significative pour ceux qui l'entendent. Dans la culture militaire en effet, le conseil de guerre réuni autour du chef fait partie des lieux communs les plus banals. La façon dont la jeune fille l’évoque renvoie à un idéal féodal mythique, celui que représentent les chevaliers de la table ronde. Il n’en faut pas plus pour persuader ses interlocuteurs : la fermeté qu'ils admirent chez elle est de nature guerrière, il n'existe point de barrières entre elleux, ils peuvent donc se mettre sous ses ordres (sous réserve bien sûr des détails techniques) et jouir eux aussi de l’élan qu'elle parvient par ailleurs à insuffler aux populations de la vallée de la Loire et aux soldats eux-mêmes. L’expérience d’Orléans et des places qui mènent à Reims n’ont fait qu’accroître son prestige militaire. C’est sur la base de ce capital symbolique qu’elle a poursuivi sa vie de cheffe de guerre après le sacre de Reims, malgré les revers militaires, notamment sous les murs de Paris. Il est important de noter que la fin de sa mission et l'échec parisien n’ont eu aucun effet sur sa position dans l'armée armagnaque : elle y disposait d’un entourage d’irréductibles fidèles, dont son frère aîné, qu'elle avait enrôlé dans sa capitainerie.

  • Sa capture et son procès l’extraient subitement de son environnement militaire et la replacent dans la situation de l’interrogatoire de Poitiers, avec une perspective beaucoup plus sombre et des clercs moins bien disposés à son égard. À Rouen, on revient à la question : de qui Jeanne tient-elle sa prophétie ? Formellement, la question est identique à celle des capitaines, mais sur le fond on est passé du plan de la guerre des hommes contre les hommes à celui de la lutte de Dieu contre le diable, ou plutôt on restitue la réalité unique des croisades, en réinterprétant les événements sous l’angle, non plus guerrier, mais religieux. Qui l'accusée a-t-elle servi dans le combat du Bien et du Mal pour le gouvernement du monde ? Contrairement à ses compagnons d'armes, le tribunal ecclésiastique n’hésite pas à la poursuivre dans ses retranchements. S’adaptant au nouveau contexte, Jeanne évoque des voix célestes plutôt qu’un conseil militaire. Sous la pression de l’interrogatoire, les voix acquièrent peu à peu un statut ontologique, jusqu’au moment bien connu du récit de la rencontre avec le roi à Chinon, où Jeanne fait appel à l’imagerie médiévale des anges et des saint.e.s, sources de sa vocation :

    « Item dit que le signe ce fut que l’ange certifiait à son roi en lui apportant la couronne et lui disant qu’il aurait tout le royaume de France entièrement, à l’aide de Dieu et moyennant son labeur ; et qu’il la mît en besogne, c’est à savoir qu’il lui baillât des gens, autrement il ne serait pas sitôt couronné et sacré ». Le signe dont dépend sa crédibilité à Poitiers comme à Rouen, évolue : alors en meilleure position, la jeune fille le plaçait dans la libération à venir d'Orléans. Désormais elle est amenée à adopter le point de vue de ses juges, qui veulent connaître le signe matériel qui accompagne traditionnellement l'énoncé des prophéties, dont l’auteur.e ici n’est plus Jeanne mais « l’ange ».

    « Interrogée si depuis hier ladite Jeanne a parlé à sainte Catherine (la principale des « voix » identifiée sous la pression du tribunal). Répond que depuis elle l’a ouïe. Et toutefois lui a dit plusieurs fois qu’elle réponde hardiment aux juges de ce qu’ils lui demanderont, touchant son procès. » Cette formule sera répétée par l'accusée tout au long de son jugement : elle ne répond pas aux questions du tribunal sans l’assentiment des « voix », et celles-ci sont toujours libérales « dans les limites du procès » : tout ce que Jeanne considère comme « hors sujet » elle a le droit de ne pas y répondre. Foucault aurait sans doute vu là une parfaite illustration de l’art de résister à la pression disciplinaire et on doit reconnaître à Jeanne cette capacité de résistance similaire à celle qu’ont développée les hystériques chez Charcot (voir notre article sur le sujet).

    « Interrogée en quelle manière l’ange apporta la couronne, et s’il la mit sur la tête de son roi, répond : elle fut baillée à un archevêque, c’est à savoir celui de Reims, comme il lui semble. Et le dit archevêque la reçut et la bailla au roi. » Cette réponse manifeste un effort pour scénariser un processus très prosaïque qui s'est déroulé en réalité en plusieurs étapes et pour lui donner tout l'éclat d'une scène de retables, à propos desquels les Duby rappellent qu'ils faisaient partie de la culture commune aux trois états (milites, orantes, laborantes).

    « Interrogée sur le lieu où elle fut apportée, répond : « Ce fut en la chambre du roi, au château de Chinon. » Interrogée du jour et de l’heure, répond : « Du jour je ne sais, pour l’heure il était haute heure. » Autrement n’a mémoire de l’heure ; et du mois, au mois d’avril ou de mars, comme il lui semble ; au mois d’avril prochain, ou en ce présent mois, il y a deux ans, et c’était après Pâques. » Le tribunal, formé à la scolastique, suit les catégories d’Aristote : le quid, la substance, c’est la couronne, le lieu, c’est Chinon, le moment, c’est l’après-Pâques, le moment le plus pur de l’année, le pendant de la Nativité. En prenant pour fil conducteur la couronne, le tribunal force Jeanne à exprimer une vision, à métaphoriser le poids et l’effet de sa parole dans une reconstitution scénique. Pour une meilleure lisibilité, j’utilise ici la version dialoguée par Brasillac (je ne reviendrai pas sur l’attachement à Jeanne d’Arc du fascisme français).

    LA FONTAINE (juge examinateur) - La première journée que vous vîtes le signe, votre Roi le vit-il?

    JEANNE - Oui, et il l'eut lui-même.

    LA FONTAINE - De quelle matière était la couronne ?

    JEANNE - C'est bon à savoir qu'elle était de fin or, et était si riche que je ne saurais en nombrer et apprécier la richesse. La couronne signifiait qu'il tiendrait le royaume de France. Trois choses intéressantes ici : le juge revient aux catégories aristotéliciennes en invoquant la qualité ; Jeanne recourt aux superlatifs pour éviter de devoir répondre à une question trop précise ; elle tente enfin de relier la scène qu'elle est en train de construire à la réalité de ce qu'elle a vécu, en rattachant la couronne à la prophétie énoncée à Chinon.

    LA FONTAINE - Y avait-il pierreries ?

    JEANNE - Je vous ai dit ce que j'en sais !

    LA FONTAINE - L'avez-vous maniée ou baisée ?

    JEANNE - Non. En passant de la qualité à son appréciation, un nouveau piège est tendu à Jeanne : le luxe de la couronne a-t-elle éveillé un sentiment de convoitise (signe d’une influence diabolique) ou bien a-t-elle au contraire éveillé un sentiment de révérence (signe d’une influence divine) ? Jeanne coupe court.

    LA FONTAINE - L'ange qui l'apporta venait-il de haut ou venait-il par terre ?

    JEANNE - II vint de haut. J'entends qu'il venait par le commandement de Notre-Seigneur. Il entra par l'huis de la chambre. Nouveau piège : si l'apparition vient du haut, elle peut venir du ciel, si elle vient du bas, elle vient sûrement des enfers.

    LA FONTAINE - Venait-il par terre et marchait-il depuis l'huis de la chambre ?

    JEANNE - Quand il vint devant le Roi, il fit révérence au Roi, en s'inclinant devant lui, et prononçant les paroles que j'ai dites du signe. Avec cela, l'ange remémorait au Roi la belle patience qu'il avait eue dans les grandes tribulations qui lui étaient advenues. Depuis l'huis, l'ange marchait et allait sur la terre, en venant au Roi. Nouvelle question piège : le juge veut amener Jeanne à dire que l'ange marchait et ne volait pas, ce qui en fait une créature plus chtonienne que céleste, plus infernale qu'angélique. Jeanne esquive, en rappelant le but sacré dont la marche n'est qu'un moyen : l'annonce de la libération d'Orléans, préalable au sacre.

    LA FONTAINE - Quel espace y avait-il de l'huis jusqu'au Roi.

    JEANNE - Comme je pense, il y avait bien l'espace de la longueur d'une lance. Et par où il était venu, l'ange s'en retourna. Quand il vint, je l'accompagnai, et allai avec lui par les degrés à la chambre du Roi, et entra l'ange le premier, et puis, moi-même, je dis au Roi : Sire, voilà votre signe, prenez-le.

    LA FONTAINE - En quel lieu l'ange vous apparut-il ?

    JEANNE - J'étais presque toujours en prière, afin que Dieu envoyât le signe au Roi, et j'étais en mon logis, chez une bonne femme près du château de Chinon, quand il vint. Et puis nous nous en allâmes ensemble au Roi. Il était bien accompagné d'autres anges avec lui, que chacun ne voyait pas. Ce n'eût été pour l'amour de moi, et pour m'ôter hors de la peine des gens qui m'arguaient, je crois bien que plusieurs gens qui virent l'ange ne l'eussent pas vu. Dans cette réponse et dans la suivante, Jeanne manœuvre pour surcharger la scène qu'on lui demande de décrire et la compliquer de façon à la rendre ininterrogeable.

    LA FONTAINE - Tous ceux qui étaient là avec le Roi virent-ils l'ange ?

    JEANNE - Je pense que l'archevêque de Reims, les seigneurs d'Alençon et de la Trémoïlle, et Charles de Bourbon le virent. Quant à ce qui est de la couronne, plusieurs gens d'église et autres la virent, qui ne virent pas l'ange. Le juge s'efforce de reprendre le contrôle de l'interrogatoire, en cherchant à faire simplifier la scène. Jeanne en maintient la profusion.

    LA FONTAINE - De quelle figure et quelle grandeur était ledit ange ?

    JEANNE - Je n'ai point songé de le dire, et demain j'en répondrai. Nouvel angle d'attaque de l'inquisiteur : Jeanne élude, comme elle a l'habitude de le faire, en remettant sa réponse au lendemain.

    LA FONTAINE - Ceux qui étaient en la compagnie de l'ange étaient-ils tous d'une même figure ?

    JEANNE - Ils s'entre-ressemblaient volontiers pour aucuns, et les autres non, en la manière que je les voyais. Les aucuns avaient des ailes, et il en était de couronnés, et d'autres non. Étaient en leur compagnie saintes Catherine et Marguerite, qui furent avec l'ange dessus dit, et les autres anges aussi, jusque dedans la chambre du Roi. Jeanne modifie complètement la scène décrite au début de l'interrogatoire, en y introduisant de nouveaux protagonistes : on retrouve ici, à son apogée, l'esthétique surchargée et baroque avant l'heure des retables.

    LA FONTAINE - Comment se départit l'ange de vous ?

    JEANNE - II se départit de moi en la petite chapelle. Et je fus bien courroucée de son départ, et je pleurais. Je m'en fusse volontiers allée avec lui, c'est à savoir mon âme.

    LA FONTAINE - Au départ de l'ange, demeurâtes-vous joyeuse, ou effrayée, ou en grand'peur ? Le juge distingue, selon la tradition, trois réactions possibles face à une expérience surnaturelle : deux réactions positives qui marquent la rencontre de la puissance du Bien (la joie et l'effroi qui marque l'humilité devant la grandeur divine) et une négative qui suit le contact avec les forces du Mal.

    JEANNE - II ne me laissa point en peur ni effrayée. Mais j'étais courroucée de son départ.

    LA FONTAINE - Fut-ce par le mérite de vous que Dieu envoya son ange ?

    JEANNE - II venait pour grande chose. Ce fut en espérance que le Roi croirait ce signe, et qu'on cesserait de m'arguer, et pour donner secours aux bonnes gens d'Orléans, et aussi pour le mérite du Roi et du bon duc d'Orléans.

    LA FONTAINE - Pourquoi vous, plutôt qu'une autre ?

    JEANNE - II plut à Dieu ainsi faire par une simple pucelle, pour rebouter les adversaires du Roi. Cette série de questions vise le péché d'orgueil. Le moindre écart narcissique est scruté. Jeanne répond en chrétienne : elle commence par rappeler qu'elle n'est qu'un moyen et que sa faiblesse même l'a fait choisir par Dieu pour accomplir ses desseins, comme Il a fait le choix de s'incarner dans ce qu'il y a de plus bas et de plus humble pour accomplir l'œuvre la plus haute (le rachat du genre humain).

    LA FONTAINE - A-t-il été dit à vous où l'ange avait pris cette couronne ?

    JEANNE - Elle a été apportée de par Dieu. Il n'y a orfèvre au monde qui la sût faire si belle ou si riche. Où l'ange la prit, je m'en rapporte à Dieu, et je ne sais point autrement où elle fut prise.

    LA FONTAINE - Cette couronne fleurait-elle point bon et avait-elle bonne odeur ? Était-elle séduisante ?

    JEANNE - Je n'ai point mémoire de cela. Je m'en aviserai. Elle sent bon et sentira, mais qu'elle soit bien gardée, ainsi qu'il convient. On peut trouver que l’inquisiteur tourne en rond : c’est certainement le cas, mais n’oublions pas que la sténographie des procès était souvent complétée a posteriori, il est possible que le secrétaire se soit souvenu plus tard d’une autre question touchant la couronne et l’ait inscrite juste avant la conclusion de l’échange.

    LA FONTAINE - Comment était-elle ?

    JEANNE - Elle était en manière de couronne.

    LA FONTAINE - L'ange vous a-t-il écrit des lettres ?

    JEANNE - Non.

    LA FONTAINE - Quel signe eurent le Roi, les gens qui étaient avec lui, et vous, de croire que c'était un ange ? La conclusion de l’interrogatoire en est le pivot, elle vise la fidélité de Jeanne à l’Église : d’où sait-elle reconnaître qu’un ange est un ange ?

    JEANNE - Le Roi le crut par l'enseignement des gens d'Église qui là étaient, et par le signe de la couronne.

    LA FONTAINE - Comment les gens d'Église surent-ils que c'était un ange ?

    JEANNE - Par leur science, et parce qu'ils étaient clercs. Dans cet échange, Jeanne répond exactement ce qui est attendu d'elle, à savoir que l'Église a tranché, comme de droit, en faveur du caractère divin de l'apparition. Mais on remarque qu’elle s’est exclue du cercle de ceux qui ont cru par l’Église : quant à elle sa foi en la qualité divine de l’ange s’était faite dès son apparition dans son logis. Les juges ne manqueront pas de le noter dans leur acte d’accusation.


Au fil de ses pérégrinations, Jeanne n’a cessé de manifester son engagement, essentiellement par sa manière d’être (son charisme, sa ténacité, sa simplicité), mais aussi par ses prises de parole, dont les auditeur.rice.s recherchent l’auteur, l'autorité supérieure, derrière une locutrice considérée comme une simple messagère. En revanche, le contenu de son message n'est jamais interrogé, tant le souhait qu'il énonce, que Charles VII retrouve sa couronne, semble évident. Pourtant il me paraît important de comprendre le sens qu'il revêt chez cette simple fille du peuple.

La famille de Jeanne vit à Domrémy, village de Lorraine, « point triple » de la géographie administrative de l’époque, aux limites des domaines du duc de Lorraine, vassal de l’empereur du Saint-Empire romain germanique, du duc de Bourgogne, prince largement indépendant, et du roi de France. Les tensions entre ces trois « grands » se traduisent immanquablement par des manœuvres militaires dans le secteur. La forteresse de Vaucouleurs, située à 20 km au nord, est un poste avancé du roi de France. Neufchâteau, situé à 11 km au sud, relève quant à lui du duché de Lorraine. C’est là que se réfugient la famille de Jeanne et les autres habitant.e.s de Domrémy, alors que menace d'y passer un groupe armé. Passer signifie ici « piller et brûler ».

Le début du XVe siècle connaît un contexte économique très déprimé : les pestes ont provoqué un exode rural massif que les villes peinent à absorber et qui accélère la décomposition des métiers structurant le tiers état, les terres sont incultes et les seigneurs n'ont plus de revenus. Parce qu'ils ne peuvent plus en assumer le coût, les conflits auxquels ils continuent de prendre part, deviennent intermittents et dispersés. Dès le début de la guerre de Cent ans, les Anglais ont appliqué ce qu’ils avaient appris des cruelles guerres écossaises qui venaient de s'achever, notamment la stratégie du règlement de la solde par le pillage et celle de la « terre brûlée » ruinant les recettes futures des seigneurs et les obligeant ainsi à l’affrontement. Charles V réussit à mettre un terme à la longue série des victoires anglaises, par la pratique de la « terre vide », consistant, à l’approche de l'ennemi, pour les paysan.ne.s, à rejoindre la forteresse la plus proche avec outils et provisions, et à mener, pour les chevaliers, des actions de guérilla, en évitant toujours l’affrontement direct. Il fait également s'exporter le conflit en Espagne, où convergèrent les grandes compagnies désœuvrées et vivant sur le pays. Bref, au XVe siècle, toutes ces techniques sont maîtrisées et l’armée, qu’elle soit active ou de réserve, ne coûte rien à son commanditaire. On ne connaît pas l’identité de la compagnie qui pilla et brûla Domrémy en 1428. De fait, les troupes temporairement démobilisées se détachaient de l'armée et pouvaient :

  • prendre leurs quartiers dans un village jusqu'à épuisement complet de ses ressources, avant de changer de lieu de cantonnement et bis repetita,

  • se trouver une cache à partir de laquelle organiser des expéditions de brigandage, extorquant et rançonnant afin de mieux profiter ensuite des services marchands proposés aux armées (prostitution et boissons),

  • être missionnées en territoire ennemi pour une « chevauchée », c'est-à-dire pour y piller, incendier et tuer tout sur leur passage (sur une bande de 5 km de large et de 200 km de long).

Le type de réaction de la population de Domrémy (refuge à Neufchâteau avec provisions et outils) indique que les gens de guerre qui doivent traverser le village font une chevauchée, mènent une opération « terre brûlée » (à laquelle on répond par la « terre vide »). On peut ainsi penser qu’il s’agit d’une compagnie bourguignonne sévissant sur les terres du duc de Lorraine, régulièrement en conflit avec Philippe le Bon, pendant une période de démobilisation : le front est sur la Loire, et les Anglais progressent sans aide autre que ponctuel de leur allié.

L’économie de la guerre est une véritable calamité pour les populations rurales, à la hauteur de ce qu’elle avait pu être dans les zones d’ombre de la royauté affaiblie pré-féodale avec leurs guerres locales permanentes. Mais si l’Église avait mis un terme à celles-ci grâce aux croisades et à la promotion de la féodalité (comme système de co-participation à la paix sociale du chevalier, du paysan et du prêtre), elle est désormais trop faible, suite au Grand Schisme de 1378 à 1417, pour pouvoir empêcher la reprise du conflit franco-anglais. Si, à la fin du Xe siècle, ce sont les évêques d'Aquitaine qui initient le « mouvement de paix » qui essaimera dans toute l'Europe, en 1428, c'est désormais la population du tiers état, victime d’exactions de la part des gens de guerre, qui appelle à « la paix de Dieu », sans doute avec le soutien des ordres mendiants, qui œuvrent indépendamment de l'Église et proposent de fait une spiritualité plus personnelle et moins institutionnelle. Avec la Jacquerie de 1358, la paysannerie a montré qu’elle avait une conscience sociale de l’équilibre et des devoirs des trois états (le chevalier protège le laboureur et le clerc, le clerc prie pour les deux autres et le laboureur les nourrit), et qu’elle était prête à s’unir pour corriger les « mauvais seigneurs », ceux qui n'assurent pas leur rôle de protection de l'activité agricole, ceux dont la lâcheté et la tiédeur à la bataille de Poitiers (1356) sont cause que le bon et malheureux roi de France, Jean II, est prisonnier en Angleterre. Soixante-dix ans plus tard, aux confins d’un royaume de France désagrégé, la figure du roi est à peu près la même (et elle n’évoluera que très peu, du XVIe au XIXe siècle, lors des insurrections paysannes qui l'invoqueront à la fois comme un sauveur et comme celui qu'elles doivent sauver) : celle d'un dauphin éclipsé, dont la bienfaisance royale potentielle ne parvient pas à se répandre et à assurer la paix par ses justes arbitrages du fait de la traîtrise d'une partie de ses vassaux (les Bourguignons), qui ont permis l'invasion anglaise et l'ont écarté du trône dont il est l'héritier légitime.

La population rurale sait exprimer sa souffrance et son mécontentement. L'un des moyens pour ce faire est d'envoyer une ambassade nombreuse au représentant local du roi, qui en avise le Parlement. Mais dans le contexte de crise et de désorganisation du XVe siècle commençant, l'expression de ce mécontentement et de cette souffrance prend une forme différente. À Domrémy, dans les circonstances particulières de 1428-29, la destruction du village a cristallisé le sentiment populaire autour de la figure du roi sans couronne, tandis que la percée anglaise jusqu'à Orléans (foyer et symbole de la résistance armagnaque) fait sentir l’urgence de le soutenir activement. Le message porté par Jeanne ne diffère sans doute en rien des discours que sa famille et ses voisin.e.s ont pu tenir aux lendemains de la perte de leurs biens et après l'annonce du siège d’Orléans : pour que la paix règne à nouveau, le peuple doit venir au secours de l’ex-dauphin, bloquer l'avancée ennemie et ouvrir le chemin de Reims pour qu'il y soit couronné. Jeanne messagère l’est donc plutôt du sens de l’Histoire qui anime la paysannerie des marges de la Lorraine en réaction aux effets de la guerre, que d’une autorité divine ou démoniaque qui disputerait le gouvernement de la France. Elle agit en représentante de la communauté rurale de Domrémy, forte d’une parole collective de type historico-mythologique qui met en avant le signe que doit obtenir le peuple pour le roi qu’il a élu, signe divin qui lui promet son sacre. Cette parole n’est pas entendue dans son répertoire populaire, mais est tournée en parole prophétique issue de Dieu, ce qui conduit inévitablement au paradoxe d’une petite paysanne portant seule un message divin : « Pourquoi vous, plutôt qu'une autre ? »


Jeanne s’est donc vouée à sa mission comme la représentante d’un élan populaire pour la paix. Elle l'a menée sans faiblir, au-delà même de son terme (Reims), portée par le soutien croissant du peuple. Vue depuis la noblesse et le clergé, elle semble répondre à un appel qui a valeur de signe divin pour le futur roi de France, de bannière pour les capitaines ou de problème politique à résoudre pour les Anglais. La vocation de Jeanne se manifeste tour à tour comme prophétie, comme conseil intime et comme voix. Mais les voix identifiées comme émanant de saint.e.s et d’anges sont incompréhensibles si l’on écarte, comme le fait le tribunal d'Inquisition par un biais sociologique, leur fonction d’intermédiation entre les prières du peuple et les décrets de Dieu, et le recours qu'iels constituent dans les mouvements populaires pour pallier à leur absence de légitimité politique.

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