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dimanche 26 février 2023

Sexe, genre et philosophie #2 Hésiode (2) Le genre et le sexe de l’humanité


 

Références :

Hésiode (vers – 720, vers – 650), Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le bouclier, traduction Paul Mazon, Les Belles lettres, 1928

Hésiode, Théogonie, traduction Annie Bonnafé, Rivages, 1993

Anonyme, Enuma elish (vers – 1200) : traduction française de très bonne qualité, proposée par le Service Diocésain de la Formation Permanente du Diocèse d'Arras

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne 1. Du mythe à la raison, Seuil, 1990


Articles cités :

Enheduanna – 'Inanna et Ebih' – traduction gnathaena.blogspot.com 2016

La religion grecque était-elle masculine ? gnathaena.blogspot.com 2018

Sexe, genre et philosophie #1 gnathaena.blogspot.com 2022


L’humanité introuvable ?

La Théogonie, comme son nom l’indique, ne concerne pas a priori l’humanité. Elle n’y est, en l’occurrence, explicitement mentionnée qu’à propos de la querelle opposant Zeus à Prométhée, qui, sous son règne, prend le parti des êtres humains contre lui, après l’avoir soutenu contre son père, le Titan Japet, lors de la grande guerre des dieux.

Les Travaux et les Jours, à l’inverse, ne parlent de divinités qu’incidemment et se concentrent sur l’humain. Les deux poèmes ont en commun le récit de la querelle susmentionnée, en proposant deux versions similaires en taille (vv 535-616 pour la Théogonie, vv 42-105 pour les Travaux). Le « mythe des races » (vv 106-201) est le passage des Travaux qui s’attarde le plus sur la nature de l’être humain. Il s’agit d’un texte hautement polysémique, comme l’a bien montré J-P Vernant, en 1960, dans son article Le mythe hésiodique des races – Essai d’analyse structurale. Le motif du chant est le conflit judiciaire entre l’auteur et son frère Persès, qui, lors du décès de leur père, a corrompu les rois-juges (les membres du collège aristocratique des juges) pour s’emparer de la meilleure part de l’héritage (consistant en parcelles de terres cultivables). Les Travaux et les Jours s’adressent à Persès autant qu’aux rois-juges ; ils visent à les éclairer sur le sens véritable de leur (mauvaise) action et à les amener à se corriger, et cela au moyen du mythe des races qui expose pour chaque fonction sociale (roi-juge, guerrier, laboureur-pasteur) son bon et son mauvais côtés : les rois-juges relèvent de l’âge d’or (bon côté) et de l’âge d’argent (mauvais côté), les guerriers de l’âge de bronze (mauvais côté) et de l’âge des héros (bon côté), et les agriculteurs de l’âge de fer (fer I pour le bon côté, fer II pour le mauvais côté). On comprend qu’Hésiode se considère comme appartenant à l’âge de fer I, tandis qu’il assigne Persès à l’âge de fer II et les rois-juges corrompus à l’âge d’argent. Le poète a ainsi conçu son mythe des races de façon à « universaliser » une situation pratique singulière (mais dans l’air du temps selon lui). Est-ce à dire que ce mythe, ou en tout cas la version hésiodienne de ce mythe, ne consisterait qu’en une leçon de morale politique qui ne dirait rien de sérieux sur l’origine de l’être humain ? La généalogie humaine serait-elle dès lors absente de l’ensemble de l’œuvre d’Hésiode ?

Si l’être humain est sans généalogie, c’est qu’il n’a pas d’essence (car ce qui est doté d’essence est, chez Hésiode, ce dont on peut donner la généalogie, ascendante et descendante) et s’il n’a pas d’essence, c’est qu’il est une créature servile, comme l’être humain de l’Enuma elish, créé par Marduk pour que les dieux et les déesses puissent se dispenser de tout travail, seulement capable d’apprendre à satisfaire leurs désirs. De nombreux indices laissent cependant penser que son statut, pour Hésiode, n’est pas celui d’un esclave, mais au contraire d’un être libre a priori, aussi libre en tout cas que peuvent l’être les enfants de Gaïa. Pour découvrir sa généalogie, il faut sans doute relire la Théogonie, où sont retracées les origines de tout ce qui est pourvu d’essence (les déesses et les dieux en premier lieu), à la lumière du mythe des races contenu dans les Travaux.

Notons au préalable que les Travaux sont un discours d’homme (Hésiode) à hommes (Persès et les rois-juges), et que voulant raconter l’histoire de l’humanité, Hésiode évoque uniquement celle de sa moitié de sexe masculin. Et de fait, les trois fonctions sociales de la culture indo-européenne mises en avant par G. Dumézil (rois-juges, guerriers, laboureurs-pasteurs) concernent l’activité des hommes et non celle des femmes.

C’est le mythe de Pandore, commun à la Théogonie et aux Travaux, conclusion du conflit entre Zeus et Prométhée, qui nous permettra de reconstituer la généalogie propre aux femmes.


Mortels et Immortels

L’être humain est mortel et l’être divin est immortel, voilà une distinction qui paraît aller de soi, mais qui manque d’exactitude et peut être source d’erreur dans la lecture d’Hésiode. En fait, les hellénistes considèrent que cette distinction est particulièrement appropriée à la religion grecque, parce que celle-ci est structurée autour de la triade du divin, de l’humain et de l’animal-nourriture, triade où chaque terme s’oppose aux deux autres ; le divin se distingue de l’humain et de l’animal-nourriture par l’immortalité : si un être est immortel, alors il est nécessairement divin. Mais la réciproque est fausse : si un être est divin, il n’est pas nécessairement immortel. Comment cette nuance se traduit-elle dans la Théogonie ?

Une première évidence s’impose : les descendantes de Chaos et de Gaïa sont toutes immortelles. Pour Hésiode, la culture est fondée sur la nature, et la nature est féminine, donc le fondement de la culture est féminin, que celle-ci soit détenue par le sexe féminin ou par le sexe masculin. Les déesses, expression de la richesse de la créativité féminine de la nature (Chaos et Gaïa comprises), sont aussi immortelles que sont stables les fondements naturels de la culture.

Gaïa, s’accouplant avec Ouranos, après avoir enfanté les Titans immortels, donne naissance aux trois Cyclopes et aux trois Cent-bras. Lors de la grande guerre des dieux, les Cyclopes offrent la foudre à Zeus, et les Cent-bras tout simplement leurs bras, ce qu’ils ne font pas uniquement pour se venger du fait que les Titans, leurs frères, les ont relégués dans le Tartare. Les Cent-bras obtiennent de Zeus une rétribution significative : le nectar et l’ambroisie qui assurent l’immortalité et dont le don est le monopole du souverain divin. On comprend que, nés mortels, ils attendaient de leur frère Cronos qu’il les rende immortels et qu’un refus de celui-ci a provoqué leur ralliement à son fils. Quant aux Cyclopes, Hésiode ne les évoque plus une fois la foudre donnée, comme s’ils avaient disparu. C’est qu’ils sont devenus la foudre elle-même, ainsi que le savoir technique qui lui est lié. Il faut en l’occurrence entendre par « arme » quelque chose qui s’étend de sa puissance à son port, de son maniement à sa maîtrise : qui la possède sait simultanément s’en servir à la perfection. Elle est une énergie douée d’une âme au service de son possesseur. Or les Cyclopes ne sont pas simplement devenus une arme pour Zeus, ils sont devenus son arme suprême. Leur immortalité est en quelque sorte garantie par la performance inégalable de la foudre. Dès le – XXIIIe siècle en Mésopotamie, les armes divines étaient considérées comme des divinités à part entière, mais soumises à la volonté du dieu ou de la déesse qui les détenaient. Je renvoie ici à mon article sur Enheduanna et son poème Inanna et Ebih, dont j’offre une traduction inédite. Il est donc avéré que, parmi les premiers enfants à qui Gaïa donne naissance, deux fratries sont mortelles et accèdent à l’immortalité par un don ou une appropriation de Zeus. L’immortalité ne fait que polariser l’espace du divin, qui se partage entre un divin par excellence, immortel, et un divin mortel toujours en quête d’immortalité.

La mortalité n’a en elle-même d’autre signification que de signaler les êtres divins inférieurs – tous de sexe masculin. Chez Hésiode, les êtres mortels sont ceux qui courent le risque de disparaître sans laisser de trace, de partir en fumée. Pour eux, le meilleur des sorts est d’acquérir l’immortalité personnelle, mais seuls les Cent-bras semblent en avoir bénéficié. Par défaut, l’immortalité fonctionnelle (comme celle des Cyclopes) reste très enviable, sauf si elle implique d’être mis à mort et empêché in extremis de mourir effectivement (c’est ainsi que les dragons deviennent souvent des armes moyennant dépeçage et maintien « en vie » d’une dent, d’une vésicule de poison, etc.). Le sort le pire reste la mort comme disparition. Aucune de ces destinées n’est écrite d’avance dans la nature des êtres mortels, mais leur nature implique que l’une de ces destinées advienne un jour ou l’autre. Les Géants par exemple, qui sont nés de Gaïa par le sperme d’Ouranos à la suite de la castration de ce dernier par Cronos, ont voulu forcer le destin en s’emparant du nectar et de l’ambroisie ; ils ont obtenu la mort collective, foudroyés par Zeus, ne laissant derrière eux aucuns restes, aucunes cendres, que puisse conserver une urne ou un tombeau.


La mortalité humaine

Les hommes, en tant qu’êtres mortels, semblent ne pas différer en nature des Cent-bras, des Cyclopes ou des Géants. Pourtant, alors que ces derniers ou bien accèdent à l’immortalité désirée, ou bien sont détruits à jamais, l’être humain, quant à lui, apparaît et disparaît pour réapparaître et disparaître à nouveau. Examinons comment le mythe des races exprime ce rapport particulier de l’homme à la mort.

La race d’or apparaît sous le règne de Cronos. Elle vit d’une vie idéale, toujours jeune, sans souci ni peine. Or l’absence de souci relève moins de la souveraineté établie de Cronos que de celle de Zeus. Et de fait, la race d’or semble avoir placé son *kred (1) dans Thémis, dans la justice qui maintient la paix. Lors de la grande guerre des dieux, elle prend logiquement le parti du fils contre son père. Fondamentalement pacifique, elle ne participe pas à la guerre en tant que telle et n’est donc pas détruite par les Titans. Destinée à passer, elle s’éteint doucement, emportée par un premier et dernier sommeil, car elle meurt moins qu’elle ne s’endort. Je reviendrai sur la parenté entre Hypnos et Thanatos. Zeus reconnaissant permet qu’elle s’éveille à nouveau, mais moyennant une transmutation, un changement de statut. Ces hommes dans la verdeur de la jeunesse deviennent des « démons épichtoniens », êtres divins purement fonctionnels, « endormis-éveillés » invisibles, dont la fonction consiste à juger les rois-juges des races ultérieures (d’argent, des héros et de fer I et II, car la race de bronze n’en dispose pas), favorisant les bons rois-juges et condamnant dès cette vie les mauvais rois-juges. La race d’or illustre ainsi une première forme de mort, une mort-sommeil, susceptible, moyennant transformation (en « surmoi royal »), d’être annulée, moins dans son principe (la dormition) que dans sa fin (l’inconscience profonde, renversée en surconscience appliquée à la conscience des rois). La parenté de la mort non violente des saints chrétiens avec la mort de la race d’or est évidente : on lira avantageusement la Légende dorée de Voragine pour s’en convaincre. Le statut d’endormi-éveillé n’est pas sans rappeler en outre le statut du Bouddha et des bodhisattvas. Le fond indo-européen de ce thème paraît clair.

(1) sur le *kred, voir mes articles sur Benveniste et son Vocabulaire des institutions indo-européennes

La race d’argent s’oppose à la race d’or par un caractère distinctif simple : alors que la race d’or est jovienne en pays cronien, la race d’argent est cronienne en pays jovien. Tout comme Cronos a vécu une très longue enfance dans le sein de Gaïa et n’a vu la lumière du jour que pour avoir été sacrilège envers Ouranos et pour se voir charger d’une malédiction, la race d’argent, « pendant cent ans, grandissait en jouant auprès de sa digne mère, l’âme toute puérile, dans sa maison », et « quand, croissant avec l’âge, elle atteignait le terme qui marque l’entrée de l’adolescence, elle vivait peu de temps, et, par sa folie, souffrait mille peines ». Les hommes d’argent « ne savaient pas s’abstenir entre eux d’une folle démesure », ils n’avaient pas mis leur *kred en Thémis. Et de surcroît « ils refusaient d’offrir un culte aux Immortels ou de sacrifier aux saints autels des Bienheureux, selon la loi des hommes qui se sont donnés des demeures ». Injustice et impiété opposent autant les hommes d’argent aux hommes d’or (ce sont eux, les « Bienheureux aux saints autels ») qu’elles les rapprochent du modèle cronien de la souveraineté. Zeus, dont ils ont provoqué l’ire, « les ensevelit », c’est-à-dire les met au tombeau. Le parallèle avec Cronos, enfermé aux portes du Tartare, joue encore. Et de même que Cronos ne peut être détruit, mais seulement repoussé aux marges extrêmes de la vaste scène que constitue le monde, les hommes d’argent subissent, comme les hommes d’or, une transmutation fonctionnelle qui, contrairement à ces derniers, les cantonne sous terre. Après leur mise au tombeau, « ils devinrent ceux que les mortels appellent les Bienheureux des Enfers, démons hypochtoniens, mais que quelque honneur accompagne encore ». Invisibles refoulés-revenants, leur fonction est désormais de guider les morts vers les portes de l’Enfer. La race d’argent illustre une seconde forme de mort, parente négative de la première, une mort-mise au tombeau, susceptible, moyennant transformation (en « guide des âmes », être purement fonctionnel), d’être annulée, encore une fois moins dans son principe (la mise au tombeau) que dans sa fin (le refoulement dans la nuit de l’histoire, renversé en retour lumineux mis au service du trépas des races humaines ultérieures). La fonction d’intermédiaire psychopompe étant partout très répandue, l’héritage indo-européen ne fait ici pas de doute (ce n’est pas sur ce point que la culture égyptienne, où cette fonction est pourtant centrale, a influencé la culture grecque).

Hésiode en vient ensuite aux races de bronze et des héros, qui assument la fonction guerrière. Sans utilité directe pour sa démonstration, cette partie du poème permet d’appréhender, dans leur ensemble, les façons de mourir de l’être humain (de sexe masculin), car on meurt, chez Hésiode, « comme » on a vécu, et notamment selon la fonction sociale que l’on exerce. Dans une société de « caste », il n’y a pas égalité devant la mort ; il en va encore ainsi en Grèce dans les oligarchies du – VIIe siècle.

Alors que les races d’or et d’argent représentent la jeunesse, celles de bronze et des héros représentent l’âge mûr. Et de même que la race d’or semble avoir surgi des entrailles de la Terre dans sa jeunesse la plus « verte », c’est-à-dire l’adolescence, la race de bronze naît adulte, jaillissant toute cuirassée des troncs du frêne (les nymphes des frênes sont leurs mères). Quant à la race d’argent et à la race des héros, l’adolescence pour la première, l’âge adulte pour la seconde sont des termes que l’on n’atteint pas sans disparaître : elles vivent l’essentiel de leur vie dans la pré-adolescence pour la première, dans la pré-maturité pour la seconde. Le vieillissement, entendu comme le fait d’user sa vie jusqu’à en mourir, est le propre des hommes de l’âge de fer : seuls les laboureurs usent leur vie à travailler sans relâche la terre. Le fer I diffère du fer II en ce que, dans le premier, la vie est un vieillissement progressif à partir de l’état qui est le plus proche du grand âge, tout en s’en distinguant fondamentalement, celui de petit enfant (les Grecs aiment rapprocher la vieillesse avancée et la prime enfance : mimiques, difficultés à s’exprimer, etc.), et que, dans le second, la vie est vieille dès la naissance : « ce sera le moment où ils naîtront avec les tempes blanches ».

La distinction des races, qui recoupe une distinction des fonctions sociales, se complexifie encore en recoupant celle des âges de la vie, sachant que par ailleurs, pour les races s’assemblent en couples, dont l’une en représente l’aspect stable et positif, l’autre l’aspect instable et négatif. Chez Hésiode, l’homme ne se définit donc pas comme un être qui parcourt successivement tous les âges de la vie : un tel être ne se trouve nulle part, dans aucune race, il n’est que la synthèse abstraite de toutes les races prises ensemble. Semblablement la société ne forme un tout comprenant rois-juges, guerriers et laboureurs, que dans cette même synthèse abstraite. Or le monde d’Hésiode n’est synthétique que du point de vue du poète, seul à pouvoir prendre du recul et à lier ce qui est en réalité séparé. Toucher du doigt son monde réel revient paradoxalement à abandonner cette vision synthétique (qui sera celle de la philosophie) et accepter les fractures qui séparent les hommes d’eux-mêmes. Chaque race a sa manière de mourir, et il n’est pas trace, dans les Travaux, d’une mort qui emporterait l’être humain au terme de son parcours des âges de la vie : mourir comme un vieux, ce n’est ni mourir comme un jeune, ni mourir comme un adulte, ni mourir « naturellement », c’est mourir en vieil homme, en homme de la race de fer, en homme usé.

La race de bronze est à la race des héros ce que la race d’argent est à la race d’or. Elle est marquée d’un signe négatif, perceptible dans les mythes afférents répertoriés par J-P Vernant, notamment celui de la fondation de Thèbes par la semaille de dents de dragons dans un champ labouré à cet effet, dont jaillissent des guerriers en armes qui s’entre-tuent à peine sortis de terre, jusqu’à ce qu’enfin cinq survivants mettent leur force au service du roi Cadmos, en bâtissant les fortifications de la ville. Chez Hésiode, ne disposant pas d’un roi fondateur pour canaliser leur brutalité, les hommes de la race de bronze « succombèrent sous leurs propres bras et partirent pour le séjour moisi de l’Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre ». « Le noir Trépas les prit, pour effrayants qu’ils fussent, et ils quittèrent l’éclatante lumière du soleil ». Le suicide collectif que représente la guerre pour la guerre est ici condamné, autant que les phratries guerrières qui cultivent un virilisme pur. La race de bronze illustre une troisième forme de mort, opposée aux deux premières, une mort choisie, une auto-destruction dans les formes de l’art inné de la guerre. Tel est le Trépas, l’expression paradoxale de l’accomplissement de ce qui naît pour périr. Il s’agit là sans nul doute d’une originalité d’Hésiode : penser le temporaire, l’accident. Innovation dont se souviendront les philosophes milésiens du – VIe siècle.

À la race de bronze, race de guerriers sans roi, s’oppose la race des héros, guerriers rassemblés autour de valeurs royales, c’est-à-dire de valeurs féminines (justice, droit, etc.). Contrairement aux autres, la race des héros nous est bien connue : elle réunit tous les guerriers qui combattirent autour de Thèbes et de Troie. Leur société guerrière est une société d’honneur, où les guerres sont décidées et les butins partagés selon des règles qui placent le mérite à la première place. La mort, au sens de Trépas, cette mort qui fait disparaître, règne aussi bien sur la race des héros que sur la race de bronze : la plupart des héros, comme les hommes de bronze, ne vivent que pour mourir. Mais « à d’autres, Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a donné une existence et une demeure éloignées des hommes, en les établissant aux confins de la terre. C’est là qu’ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les Îles des Bienheureux, aux bords des tourbillons profonds de l’Océan, héros fortunés, pour qui le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte ». Ces héros, choisis pour leur respect tout particulier des valeurs royales, mais aussi, ce qui va ensemble, pour leur capacité à résister aux accès de fureur belliqueuse, semblent devoir revivre après leur mort la vie des hommes de la race d’or. Zeus annule ainsi le Trépas, annulation dont la contrepartie est le transport dans l’archipel des Bienheureux. Les héros illustrent une quatrième forme de mort, une mort par trépas qui admet l’exception d’une résurrection aux confins de la surface de la Terre. Certes ils restent des hommes et n’accèdent pas à l’immortalité, personnelle ou fonctionnelle, mais, vivant dans les conditions de vie très favorables propres aux enfants directs de Gaïa, leur vie d’hommes adultes en bonne santé n’a aucune raison de cesser. Intermédiaire entre la transmutation et la disparition, le transport aux confins est la forme de mort d’une essence périssable qui s’est recueillie en un noyau capable de se survivre (surtout à travers le chant des aèdes…). Cette forme de mort est typique des conceptions indo-européennes de la mort des guerriers (cf. le cheval à trois paires de pattes chez les Germains, par exemple, qui conduit les héros morts vers le pays des guerriers bienheureux).

Du point de vue de la mort, il y a deux destinées de fer, la disparition « instantanée » (par la main de Zeus : c’est ainsi que finit la race de fer II), la disparition « inexorable » quoique plus ou moins lente (sans intervention de Zeus : c’est ainsi que finit la race de fer I). Pour comprendre ce qui fait la différence entre ces deux disparitions, revenons sur les morts des autres races :

  • la race d’or, transmutée en démons « de surface », fait l’objet d’un culte royal, celui des Bienheureux « aux saints autels » ;

  • la race d’argent, transmutée en démons « du sous-sol », est honorée lors des cérémonies funéraires privées des familles patriciennes ;

  • la race de bronze, disparue instantanément dans l’Hadès, n’a pas « laissé de nom sur la terre » ;

  • la race des héros se divise entre ceux qui connaissent le sort de la race de bronze et ceux qui sont transportés dans les îles des Bienheureux, dont la mémoire est célébrée dans les chants des aèdes.

Laisser une trace dans la mémoire cultuelle et culturelle ou ne pas en laisser, tel semble être le critère qui départage ceux qui sont voués à l’Hadès et ceux qui y échappent. Or entre la race de fer I, dont la vie est faite de « biens payés par des maux », et la race de fer II, dont la vie est faite de maux payés par des maux, la différence du point de vue de la mémoire tient à l’existence ou non de la piété filiale. Un laboureur n’échappe temporairement au Trépas que par la piété de son fils, qui prendra sa place et l’honorera d’avoir maintenu son domaine en état de saines culture et pâture. Or cet expédient est fragile, car dès la présence de deux fils (comme Hésiode et son frère) apparaît le risque d’impiété, en lien avec l’inévitable division du domaine ou avec la spoliation de l’un des fils par son frère. Les hommes de fer I comme les hommes de fer II finiront oubliés, mais les premiers auront laissé une trace de leur passage, légèrement persistante, sans jamais atteindre le statut de référence cultuelle et culturelle collective. L’homme de fer est marqué par l’usure, comme l’homme de bronze et le héros le sont par la guerre. Et de même que le héros parvient à tempérer la guerre pour la guerre par la culture des vertus souveraines (mérite, justice), l’homme de fer I tempère l’usure pour l’usure par la culture de la conservation du patrimoine et de la piété filiale. Hésiode distingue en l’occurrence deux usures comme, dans l’introduction des Travaux, il distingue deux luttes. La bonne lutte est l’émulation dans la concurrence, et la mauvaise lutte vise la destruction des protagonistes. De même, la bonne usure est celle qui est liée au travail, qui use mais qui enrichit à proportion de l’usure. La mauvaise usure est celle qui est liée aux fausses promesses, aux trahisons, aux voltes-faces : sources de soucis usants, que ne compense qu’un espoir de gain inatteignable en réalité. L’homme de fer illustre une cinquième forme de mort, la mort par usure, usure du corps et usure de l’âme, qui se prolongent en usure du nom lignager. Cette cinquième mort, dans sa radicalité (celle de l’homme de fer II) ne se distingue pas dans ses conséquences de celle de la race de bronze : la perte du nom et la relégation au plus profond de l’Hadès. Mais alors que certains héros échappent à cette mort grâce à Zeus, les hommes de fer I ne peuvent que temporiser leur relégation, par les rites funéraires domestiques, sans l’aide de Zeus et avec le seul et fragile appui de leur descendance. Cette cinquième forme de mort est le fonds commun des cultures funéraires qui donnent une place minimale aux lignages non aristocratiques, très commune au début du premier millénaire avant notre ère, y compris chez les Indo-européens.

Relire les Travaux sous l’angle de la mortalité humaine est troublant : on n’y trouve aucune assise à cette pensée que l’on considère aujourd’hui comme un lieu commun, d’après laquelle les êtres humains se rejoignent, malgré leur différence sociale, dans la mort, sorte de fondement naturel de l’égalité entre les individus. On y lit la mort plurielle de l’homme, être passager renouvelable, distingué de lui-même par la fonction sociale (rois-juges, guerriers, agriculteurs-pasteurs) et par l’âge (jeunesse, âge adulte, vieillesse), mort marquée par un signe négatif ou positif selon que sont rejetées ou au contraire assumées les vertus féminines destinées à cultiver la nature masculine.


Le champ conceptuel des essences humaines

Cette question de la mortalité humaine masculine, telle qu’elle est traitée dans les Travaux, permet de caractériser les hommes, individuellement et collectivement, comme des êtres passagers et renouvelables. Il s’agit maintenant de rouvrir la Théogonie pour y chercher ce qui peut se rapporter à la généalogie et donc à l’essence des êtres ainsi caractérisés.

La lignée de Chaos, qui s’inscrit dans le temps plutôt que dans l’espace, doit d’abord retenir notre attention. Chaos donne naissance aux Ténèbres et à Nuit ; de son union avec son frère, Nuit engendre Ether et Jour. Les Ténèbres dénotent une nature stable mais outrancière (un redoublement d’ombre), Nuit une nature instable : dès qu’elle atteint sa plénitude, Jour commence à poindre. Nuit est en outre excessive dans son instabilité, car elle est capable de créer l’opposé des Ténèbres (Ether, redoublement de lumière). Destinée à passer, Nuit l’est également à renaître, à s’épanouir à nouveau et à passer encore. Elle marque ainsi idéalement l’origine généalogique des hommes comme êtres passagers et renouvelables. Les hommes sont par nature des êtres nocturnes.

Nuit est elle-même à l’origine d’une lignée très particulière.

« Nuit enfanta l’odieux Moros Lot-fatal, Kère Mort-noire, et Trépas Thanatos ; elle enfanta Hypnos Sommeil ; et aussi la tribu des Songes ; et en second lieu encore Sarcasme et Lamentation de souffrance. C’est sans s’accoupler avec aucun des dieux que la Nuit obscure eut ces enfants. Puis ce furent les Nymphes du Soir, les Hespérides qui, au-delà de l’illustre Fleuve-Océan, ont le souci des belles pommes d’or et des arbres portant ce fruit. Elle donna naissance aux Moires : à Clothô Fileuse, Lachèsis Tire-au-Sort, Atropos l’Inflexible, celles qui aux mortels, à la naissance, donnent d’avoir le bien comme le mal – comme aux Kères, vengeresses impitoyables, celles qui des hommes et des dieux, poursuivent les transgressions : jamais ces déesses-là ne mettent un terme à leur terrible colère avant d’avoir, en retour, infligé un cruel affront à l’auteur de la faute, quel qu’il soit. Elle enfantait aussi Némésis Réprobation, fléau pour les humains mortels, la Nuit pernicieuse ; et après elle enfanta Duperie, Philotès Bonne-Entente et Géras Vieillesse-Funeste – et elle enfanta Éris Lutte, être de puissance. Et l’odieuse Lutte enfanta Temps-de-Peine-et-de-souffrance, Lèthè Force-d’Oubli, Famine et Souffrances-en-pleurs, Mêlées et Batailles, Meurtres et Tueries, Querelles et Mensonges, Discours et Discours-Doubles, Dysnomie Indiscipline et Atè Erreur-Désatreuse, compagnes habituelles, et Horkos Serment qui, le plus souvent, pour les humains de cette terre est un fléau, chaque fois que, délibérément, on prête un faux serment. » Théogonie vv 211-232

Avec Hypnos, Moros, Thanatos et Kère, nous avons des concepts qui correspondent aux différences spécifiques des morts humaines : l’ensommeillement de la race d’or, l’ensevelissement infligé à la race d’argent, le trépas de la race de bronze (et de certains héros), l’usure de la race de fer. Plus la lignée grandit, plus l’accent est mis sur le Trépas et l’Usure, plus l’essence mise en évidence est instable et outrancière. Par ce biais, Hésiode parvient à rendre compte de l’essence de ce qui se contredit soi-même, de la guerre pour la guerre, de l’usure pour l’usure, essence qui ne concerne cependant que les hommes de bronze et de fer II. Par ailleurs, certains éléments intermédiaires de la descendance de Nuit se rapportent aux hommes de fer en général et aux héros. Il s’agit pour ceux-ci des Hespérides, dont le séjour rappelle les Îles des Bienheureux, pour ceux-là, de Duperie et de Bonne-Entente, qui, comme le signale J-P Vernant, sont à mettre en relation avec Aphrodite : elles ont un rapport avec la sexualité reproductive, ce qui est bien, je vais y revenir, la particularité de la race de fer, tout comme l’est Vieillesse funeste, leur sœur.

La descendance de Nuit exprime ainsi ce qui, dans l’essence de l’homme, le caractérise comme instable et plein d’excès, passager et renouvelable. La stabilité diurne fait cependant partie de l’essence de ceux des hommes capables de s’ouvrir à la culture féminine des vertus qu’incarnent éminemment les Néréides et les Océanides :

  • La liste des Néréides ou filles de Nérée, le sage Vieux de la Mer, contient cinquante noms, parmi lesquels on retrouve ceux de déesses marines bien connues (Amphitrite, Thétis). Certains font référence à la beauté de celles qui les portent (Agavé, Erato), le plus grand nombre évoque un aspect de la mer ou une idée relative à la navigation (Plôto, Cymodocée, Cymatolège, Néso, Eupompè), d'autres enfin désignent des vertus et notamment des vertus politiques (Eunice, Prôtomédéia, Glauconoé, Polynoé, Autonoé, Pronoé, Evagorè). Ce sont ces divinités qui éclairent l’être des héros vertueux et qui les rendent dignes d’une résurrection bienheureuse.

  • Dans la descendance d'Océan, on trouve des noms liés à la richesse (Plouto – richesse économique –, Polydore, Eudore – liées à une idée de la fertilité –, Mélobosis – qui a soin de la pâture des animaux) en même temps que des noms liés au travail (Kerkéis – tissage). Ce sont ces divinités, ces vertus, qui donnent son sens à l’être de l’homme de fer I et qui motivent la piété filiale par laquelle il peut surseoir un peu à la mort définitive.

La Théogonie expose bien la généalogie constitutive de l’essence de l’homme, être libre et non servile, essence nocturne où s’inscrivent des dispositions diurnes, comme la Nuit est en son être disposée au Jour. Il est temps de voir ce qu’il en est des femmes.


Pandore

De même que chaque race d’hommes meurt à sa façon, chaque race d’hommes a un rapport particulier au sexe féminin, jamais le même, toujours révélateur de sa spécificité.

Pour parler des humains de l’âge d’or, Hésiode évoque leur caractère divin : « ils vivaient comme des dieux » (le tout au masculin). La race des hommes d’or occupe en l’occurrence le lieu qui l’a vue naître et elle y trouve tout ce dont elle a besoin, ce qui fait d’elle une race « autochtone ». L’autochtonie, en Grèce ancienne, renvoie au fait, pour un groupe social donné, d’être né des divinités (féminines) dont il habite le domaine. Dans le cas de la race d’or, il semble que ses membres disposent en outre d’un domaine qui leur est propre, « comme des dieux », ce qui laisse entendre qu’ils sont directement nés de Gaïa, dont tous les enfants directs, qu’ils soient mortels ou immortels, sont logés et nourris (ou ont droit naturel à logement et nourriture une fois nés). Sans autre lien que maternel, d’une maternité épanouie qui offre à ses enfants un environnement nourricier à leur mesure pour qu’ils puissent développer d’autres dons, les hommes de la race d’or n’ont que la paix à garantir entre eux, ce qu’ils font en puisant à la même source que Zeus : la vertu féminine de Thémis. On peut les imaginer frères nés de la même mère Gaïa, vivant sans se reproduire (à quoi bon ?) jusqu’à ce que, un à un, chacun s’endorme d’un premier et définitif sommeil. Point de femme, point de sexe féminin, hors Gaïa, mais une culture féminine par le lien avec la Justice. L’humanité d’or représente le pôle féminin positif de l’espace masculin, tout à la culture féminine sans en avoir le sexe, toute sa vie pendue au sein maternel.

La race d’argent a un rapport tout aussi privilégié à la mère, auprès de qui elle passe la quasi-totalité de sa vie à jouer. Elle vit également des seules ressources du domaine maternel. Gaïa s’est en quelque sorte démultipliée en autant de mères qu’il y a d’hommes d’argent, des mères qui concentrent toute la vertu humaine. Parce qu’ils ne parviennent pas à se l’approprier, cette vertu se réduit à leur fournir un cadre de jeu paisible. Celui-ci disparaît en même temps que celle-là au moment de leur adolescence. Injustes et impies, ils s’attirent alors la colère de Zeus, sont ensevelis puis restaurés dans une fonction psychopompe. L’humanité d’argent représente le pôle féminin négatif de l’espace masculin, dont la vertu et la survie dépendent de mères nourricières, uniques dépositaires de la culture féminine, ce qui exclut la possibilité d’une association masculine vertueuse.

On peut voir dans les races d’or et d’argent deux modèles de matriarcat, l’un positif pour les hommes, l’autre négatif, l’un permettant l’association masculine en lui déléguant la pratique de certaines vertus féminines, l’autre ne la permettant pas. Les hommes d’or et d’argent vivent dans un monde de femmes. Ils appartiennent à l’espace masculin, mais ils en forment le pôle féminin.

Les hommes de bronze sont eux aussi du type « autochtone ». Leur lien à la lance, mis en évidence par J-P Vernant, permet de les assimiler aux fils des Nymphes des Fresnes, ces Nymphes nées, comme Aphrodite et les Géants, du sperme d’Ouranos répandu sur la Terre, et constituant le double « diurne » des Nymphes du Soir, nées de Nuit. Leur rôle en tant que mères semble minime : les hommes de bronze naissent adultes, toujours déjà émancipés, et se jettent dans le combat, après en avoir dessiné l’aire, séparée de tout ce qui pourrait rappeler la terre nourricière. Ils n’ont au fond aucun rapport avec le sexe féminin, et de ce fait, aucun rapport non plus avec la culture féminine, du moins celle qui est fondée sur la nature diurne, non contradictoire avec elle-même. L’humanité de bronze représente sans ambiguïté le pôle masculin négatif de l’espace masculin, pôle viriliste d’essence exclusivement nocturne.

Quant aux héros, Hésiode les appelle « demi-dieux », ce qui n’est pas sans évoquer la race d’or, qui vit « comme des dieux ». Si l’on exclut ceux qui marchent dans les pas des hommes de bronze et qui disparaissent sans laisser de trace, les héros se battent certes, mais pour des valeurs stables, éléments d’une culture féminine fondée sur une nature diurne : ils combattent ainsi « pour les troupeaux d’Œdipe » ou « pour Hélène aux beaux cheveux », c’est-à-dire pour la richesse mobilière et le meilleur parti. Ces deux enjeux sont du domaine de la sexualité féminine : les troupeaux sont recherchés parce qu’ils se reproduisent, Hélène l’est par sa puissance de séduction. La reconnaissance (certes minimaliste), par les héros, de la valeur de la sexualité féminine leur ouvre l’accès des Îles des Bienheureux, c’est-à-dire de la maternité du Soir qu’incarnent les Hespérides. Ils représentent ainsi le pôle masculin positif de l’espace masculin : quoique nés adultes et d’emblée émancipés de leurs mères, leurs combats tournent autour du sexe féminin (beauté, richesse sont des valeurs relatives à celui-ci), ce qui leur permet d’accéder non seulement aux autres valeurs culturelles féminines (droit, justice, prudence, etc.), mais à une maternité qu’ils n’ont jamais connue et dont ils découvrent les vertus nourricières après leur mort et leur résurrection.

Race de bronze et race des héros illustrent chacune deux modèles d’association masculine, coupés du monde féminin par un rite d’initiation trop radical, l’un négatif parce que construit sur la base de cette coupure (qui exclut, avec les femmes, la nature diurne), l’autre positif parce que réintroduisant, sous forme de valeurs partagées, le monde féminin diurne dont l’association s’est coupée. Avec les héros, les hommes parviennent à s’approprier, dans leur propre univers masculin, ce sans quoi il ne peut que s’effondrer, à savoir le féminin issu de Gaïa. Il s’agit là de la seule émancipation viable du matriarcat des races d’or et d’argent.

Venons-en à l’humanité de fer, dont le rapport au sexe féminin est renseigné dans la Théogonie et dans les Travaux par le mythe de Pandore. Tout commence avec le règlement d’un conflit entre les hommes et Zeus, qui semble tourner autour du partage de la nourriture sacrificielle ; c’est du moins la forme qu’il prend au moment où Prométhée se déclare contre le dieu en faveur des hommes. L’enjeu est de terminer ce qui revient au divin et ce qui revient à l’humain dans les cérémonies visant, pour celui-ci, à favoriser ses activités fonctionnelles (judiciaires, guerrières et agraires). En Mésopotamie par exemple, il faut beaucoup donner au divin et ne garder qu’une part symbolique de l’offrande, juste de quoi rappeler de qui elle émane. À l’époque de la consolidation de l’institution (masculine) de la Cité, les Grecs ont quant à eux autant besoin de marquer, dans le sacrifice, leur solidarité citoyenne que leurs liens privilégiés au divin. La part destinée à revenir au groupe réuni autour du sacrifice ne peut, dans ce contexte, être minimisée comme en Mésopotamie. Le mythe de Prométhée est destiné à justifier ce choix hétérodoxe de garder pour soi le meilleur (la viande) et de n’offrir aux divinités que ce qui sert à le cuisiner (la graisse et les os que l’on jette dans le feu avec les aromates).

Lors d’un banquet rassemblant mortels et immortel.le.s, ayant présenté un énorme bœuf à l’assistance, Prométhée s’en va le préparer. Après avoir donné aux meilleures chairs l’aspect d’une panse immangeable et caché les os décharnés sous une masse épaisse de graisse, Prométhée demande à Zeus de choisir. Lui, ayant deviné la ruse, ne peut pourtant pas, en tant que Souverain, faire le choix de l’apparemment vil ; perdant dans tous les cas, il aspire à se venger. Il décide alors de ne plus fournir le feu aux hommes par le biais de sa foudre : si le sacrifice doit être dissymétrique, autant qu’il n’y en ait pas du tout, qu’on ne puisse rôtir ni cuire l’animal sacrificiel. Prométhée intervient à nouveau pour dérober le feu et le donner aux hommes. Ce que dérobe le titan est ici l’art du feu et non le feu lui-même : une partie de l’âme cyclopéenne de la foudre. Zeus doit à nouveau se venger, et c’est là qu’il imagine de créer Pandore.

« « Moi, en place du feu, je leur ferai présent d’un mal, en qui tous, au fond du cœur, se complairont à entourer d’amour leur propre malheur. » Il dit et éclata de rire, le père des dieux et des hommes ; et il commande à l’illustre Héphaïstos de tremper d’eau un peu de terre sans tarder, d’y mettre la voix et les forces d’un être humain et d’en former, à l’image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge ; Athéna lui apprendra ses travaux, le métier qui tisse mille couleurs ; Aphrodite d’or sur son front répandra la grâce, le douloureux désir, les soucis qui brisent les membres, tandis qu’un esprit impudent, un cœur artificieux seront, sur l’ordre de Zeus, mis en elle par Hermès, le Messager, Tueur d’Argos. (…) Puis, le héraut des dieux met en elle la parole et à cette femme il donne le nom de « Pandore », puisque ce sont [tou.te.s les habitant.e.s] de l’Olympe qui, avec ce présent, font présent du malheur aux hommes qui mangent le pain. » Travaux, vv 57-82

Héphaïstos est le fils qu’Héra a conçu « toute seule ». Il est remarquable qu’Hésiode choisisse un dieu possédant une ascendance uniquement féminine (Héra-Rhéa-Gaïa) pour fabriquer la femme. Pandore est de bon lignage. Elle dispose de deux tantes célèbres : Athéna, née de Métis et de Zeus, et Aphrodite, divinité ouranienne représentant ce qui, dans le sexe masculin, l’a mené à sa perte (un trop grand et perpétuel désir). Elle est en outre instruite par Hermès qui lui fournit les moyens de prendre l’avantage sur un être qui paraît a priori plus fort qu’elle (ce en quoi excelle le messager des dieux). Sans cela, la femme serait pour l’homme une source de soucis mais pas de crainte. Et elle inspire d’autant plus la crainte qu’Hermès a glissé entre ses mains la jarre des maux, le prix à payer pour s’accoupler avec elle.

« La race humaine vivait auparavant sur la terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes. Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de la jarre, les dispersa par le monde et prépara aux hommes de tristes soucis. » Travaux, vv 90-95

Avec l’amour viennent les maladies ; cette simple concordance suffit à la démonstration des Travaux qui veut que l’âge de fer démarre avec l’apparition de causes naturelles d’usure pour les hommes : le désir sexuel d’une part et les maladies d’autre part. La Théogonie pousse plus loin le raisonnement et permet de mieux lier la création de la femme et celle des maux des hommes.

« Et quand, en place d’un bien, Zeus eut créé ce mal si beau, il l’amena où étaient dieux et hommes, superbement paré par la Vierge aux yeux pers, la fille du dieu fort ; et les dieux immortels et les hommes mortels allaient s’émerveillant à la vue de ce piège, profond et sans issue, destiné aux humains. Car c’est de celle-là qu’est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des hommes mortels. Elles ne s’accommodent pas de la pauvreté odieuse, mais de la seule abondance. Ainsi, dans les abris où nichent les essaims, les abeilles nourrissent les frelons que partout suivent œuvres de mal. Tandis qu’elles, sans repos, jusqu’au coucher du soleil, s’empressent chaque jour à former des rayons de cire blanche, ils demeurent, eux, à l’abri des ruches et engrangent dans leur ventre le fruit des peines d’autrui. Tout de même, Zeus qui gronde dans les nues, pour le grand malheur des hommes mortels, a créé les femmes, que partout suivent œuvres d’angoisse, et leur a, en place d’un bien, fourni tout au contraire un mal. » Théogonie, vv 585-602

On ne peut pas être plus clair : les femmes sont une race d’origine divine envoyée auprès des hommes pour les tourmenter. L’aiguillon est le désir sexuel, le prix à payer est le surtravail, seul capable de satisfaire les exigences féminines et source de tous les maux contenus dans la jarre. Car les filles de Pandore ont la conscience de la pauvreté et de l’opulence, dont les hommes sont naturellement inconscients. L’homme de fer n’a plus de mère, il a une épouse, tout comme Zeus avec Héra (présente à travers Héphaïstos dans la genèse de Pandore). Pandore est à l’homme ce qu’Héra est à Zeus : un facteur de dévirilisation, mais alors que Zeus avait besoin que sa virilité fût contenue, la dévirilisation des hommes est un affaiblissement qui le conduit à la mort.

Le lien généalogique entre Héra et Pandore dans leur rapport au pouvoir masculin, confirme qu’avec celle-ci, Hésiode suit la ligne culturelle de l’Épopée de Gilgamesh qui fait d’Ishtar l’amante fatale qui plonge son aimé dans le dilemme d’une double destinée tragique. De même que Zeus n’est au fond que le parèdre d’Héra, l’homme se réduit à être celui de la femme. L’éventualité du mariage est ainsi présentée par Hésiode comme une suite d’options sans issue pour l’homme de fer laboureur :

  • celui qui ne se marie pas profite mieux de la vie, mais ne laisse rien derrière lui (il disparaît dans les tréfonds de l’Hadès) ;

  • celui qui se marie avec une épouse honnête est sans cesse obligé de se dépasser dans le surtravail : il ne retarde l’oubli de sa personne qu’en accélérant son usure corporelle ;

  • celui qui se marie avec une mauvaise épouse tombe malade et ne survit pas.

Piégé par la femme, l’homme de fer perd en quelque sorte son appartenance de genre : il appartient à l’espace féminin, dont il est le pôle masculin. Vieillard, il est sous la coupe de sa jeune et belle épouse (rappelons l’importante différence d’âge des marié.e.s). Maîtresse de l’économie, décidant des biens que doit renfermer l’oikos, Pandore ressemble à ces matrones spartiates qui régentaient l’espace domestique au – VIIe siècle. Ce qui rejoint l’hypothèse que je formulais dans Sexe, genre et philosophie #1.

L’humanité de fer I diffère de celle de fer II en ce que la seconde n’a plus l’espoir de trouver l’abondance dans le travail, seule valeur, ambiguë, de l’homme de fer. La première constitue le pôle masculin positif de l’espace féminin, la seconde le pôle masculin négatif de l’espace féminin.


Conclusion

La différence de genre structure le monde. C’est le point de vue d’Hésiode et celui de la culture de son époque.

La nature créatrice est le premier être, féminin en tant qu’il crée en engendrant. Cette nature créatrice n’est ni stable ni instable, ni tempérée ni outrancière, mais elle est créatrice des valeurs opposées du stable et de l’instable, du tempéré et de l’outrancier, valeurs autour desquelles sont organisés tous les êtres relevant de la sphère divine. Le masculin n’apparaît d’abord que comme force sexuelle instable et pleine d’excès, comme sexe masculin nocturne, auquel s’oppose désormais un sexe féminin diurne et tempéré. Le sexe féminin reste créateur, tandis que le sexe masculin est essentiellement destructeur. La culture consiste en la maîtrise, par le sexe féminin, du sexe masculin, de façon à orienter sa force vers le maintien d’une nature stable et tempérée. Cette culture, fondée sur la bonne nature, la nature diurne, est inculquée aux hommes par les femmes, mères et épouses dont le rôle est de transformer, par l’éducation et la conviction, la violence des hommes en action vertueuse.

Voilà dans les grandes lignes comment Hésiode passe de considérations de genre à des considérations de sexe. Il n’y a qu’un genre cosmique, le féminin. Il y a par contre deux sexes qui se partagent l’espace naturel et culturel féminin : la mauvaise créativité féminine (nocturne et contradictoire) revient au sexe masculin, la bonne créativité féminine (diurne et cohérente) au sexe féminin. Or la seconde doit prévaloir sur la première. C’est l’institution du mariage qui opère la jonction entre le statut d’épouse et celui de mère, et soumet simultanément la force masculine par la nourriture et par le plaisir sexuel, par Gaïa et par Aphrodite. Le mariage est le point d’orgue de la relation des deux sexes, par laquelle le féminin comme genre peut se renforcer culturellement dans sa positivité naturelle et évacuer culturellement sa négativité naturelle.

Qu’Hésiode mette en scène, sans visée humoristique, une domination culturelle des femmes sur les hommes, cela peut paraître étrange, car la société grecque est réputée très masculiniste, y compris à son époque. Mais Gilgamesh est lui aussi un poème masculiniste, et pourtant les figures féminines l’emportent sur les figures masculines. On peut être misogyne tout en se sachant inférieur aux femmes. On peut mettre en scène une caricature de femme sans y voir une infériorisation. Il semble bien que ce soit le cas d’Hésiode, car sa Pandore n’est guère différente d’Inanna-Ishtar.

 

samedi 28 janvier 2023

Sexe, genre et philosophie #2 Hésiode (1) Le genre et le sexe de la souveraineté

 

Références :

Hésiode (vers – 720, vers – 650), Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le bouclier, traduction Paul Mazon, Les Belles lettres, 1928

Hésiode, Théogonie, traduction Annie Bonnafé, Rivages, 1993

Anonyme, Enuma elish (vers – 1200) : traduction française de très bonne qualité, proposée par le Service Diocésain de la Formation Permanente du Diocèse d'Arras

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne 1. Du mythe à la raison, Seuil, 1990


Articles cités :

Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique gnathaena.blogspot.com 2017

La religion grecque était-elle masculine ? gnathaena.blogspot.com 2018


Pouvoir souverain masculin et vertus souveraines féminines

La Théogonie d’Hésiode, œuvre courte mais substantielle (1022 vers reconstitués dans nos éditions modernes), alterne listes généalogiques et récits mythiques. Ces récits relatent les grandes étapes de l’établissement d’un ordre cosmique caractérisé par une souveraineté accomplie, celle de Zeus, qui ne subira plus de révolution à l’avenir… Hésiode était mauvais prophète, mais il suivait, comme P. Vidal-Naquet l’a mis en évidence, le principe directeur de l’Enuma elish, poème mésopotamien de l’époque de Nabuchodonosor Ier (– XIIe siècle) destiné à faire de Marduk, dieu local babylonien, le sceau de la souveraineté cosmique. Hésiode s’est clairement donné pour but d’écrire une Enuma elish grecque, et sa réussite est éclatante, quoique intervenant cinq siècles après son modèle. Après tout, la Jérusalem délivrée est une Iliade réinterprétée vingt-cinq siècles plus tard.

Il est remarquable que, dans la Théogonie, la souveraineté soit moins définie par les exploits de Zeus que par ses unions successives, de la plus problématique (son accouplement avec Mètis) à la plus conventionnelle (son mariage avec Héra). Hésiode distingue clairement la capacité à accéder à la souveraineté et la possession effective de la souveraineté : la première est masculine et s’exprime dans des récits (émasculation d’Ouranos, révolte contre Cronos, lutte contre Typhée), la seconde est féminine et s’exprime dans des listes généalogiques. Alors que Cronos n’a connu que sa sœur Rhéa, mère de tous ses enfants, Zeus s'unit avec des déesses de trois générations successives ! Deux de ses six tantes paternelles et maternelles (Thémis, Mnémosyne) ; deux de ses trois sœurs (Déméter, Héra) et trois de ses innombrables cousines germaines (Métis et Eurynomè, filles du Titan Océan et de sa sœur Téthys, et Leitô, fille du Titan Coios et de sa sœur Phoibè) ; enfin Maïa, fille d’Atlas, lui-même fils du Titan Japet, représente la génération postérieure à la sienne. Cette polygamie de Zeus lui est essentielle : chaque déesse à laquelle il se lie et dont il a des enfants lui apporte une vertu cardinale de la souveraineté accomplie. Cette vertu est exprimée dans le nom de l’épouse et dans la qualité de ses enfants.


Un espace généalogique féminin

Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut remonter à la naissance de Chaos, Gaïa, Tartare et Éros, toute première génération de divinités, avant lesquelles il n’y avait rien. Le monde commence par un acte créateur spontané donnant vie à quatre divinités complémentaires.

Deux d’entre elles héritent de ce pouvoir créateur spontané : Chaos et Gaïa. Chaos engendre en effet le noir Érèbe et Nuit, tandis que Gaïa engendre de son côté le Ciel Ouranos, Ouréa les Hauts-Monts et Pontos Flots-salés. Chaos et Gaïa procréent en dehors de tout accouplement. Les divinités auxquelles elles donnent spontanément naissance ne sont autre chose que des aspects complémentaires d’elles-mêmes destinés à constituer, autour d’elles, le paysage cosmique au sein duquel évolueront les dieux et déesses des générations ultérieures (1). Tartare et Éros, qui n’héritent pas de ce pouvoir générateur, opèrent, chacun à sa manière, la coordination des lignages de Chaos et de Gaïa, qui, quoique ne se croisant jamais (aucun.e descendant.e de Chaos ne s’unit à un.e descendant.e de Gaïa), contribuent à la constitution d’un même monde cohérent. Tartare assure la liaison entre le cœur du monde (Gaïa devenue Terre) et sa périphérie (Chaos caché derrière Érèbe). Éros donne sa loi à la procréation par accouplement des deux sexes, option désormais ouverte aux descendant.e.s de Chaos et de Gaïa.

Entre la création spontanée ex nihilo et la création spontanée par une unique divinité créatrice, entre la première génération et la seconde, il y a, en l’occurrence, progression, mais il n’y a toujours pas de sexualité. La création par l’accouplement de deux sexes opposés constitue une nouvelle évolution, qui caractérise la troisième génération. Du côté de Chaos, Érèbe et Nuit s’unissent pour donner naissance à Éther et à Jour, leurs opposés (Éther est redoublement de lumière comme Érèbe est redoublement d’ombre, Jour le lumineux alterne avec Nuit l’obscure). Du côté de Gaïa, c’est elle-même qui s’unit à Ouranos d’abord, puis à Pontos, pour donner naissance à une série de divinités destinées à peupler le paysage stabilisé du cosmos.

Éros préside à cette troisième génération, « Amour qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. » Comprenons par là que, dans la procréation sexuée, le sexe masculin est à l’entière disposition (vouloir et cœur domptés, membres brisés) de la puissance créatrice du sexe féminin, dont il ne fait que favoriser le passage à l'acte. Ainsi du côté de Chaos, c’est bien Nuit (et non pas Érèbe) qui enfante Éther et Jour. Or par ailleurs, alors qu’Érèbe reste inactif après la naissance de ses enfants, Nuit continue d'enfanter « sans s’accoupler à aucun dieu », sur le mode de la génération spontanée propre à la seconde génération divine. Tous les modes de génération sont donc féminins. Et quoi que le genre du nom « Chaos » soit masculin, cette divinité primordiale doit se comprendre comme féminine, autant que peut l'être Gaïa. Dès lors l’acte premier de génération spontanée ex nihilo, dont tous les autres procèdent, est un acte féminin. Le genre féminin se définit par le fait d'hériter de cet acte créateur premier, soit en engendrant spontanément, soit en engendrant par voie sexuelle. Toutes les divinités qui engendrent sont des déesses. Parmi les divinités qui n'engendrent pas, certaines sont des déesses qui n'ont pas eu l'occasion d'engendrer, les autres sont les dieux qui gravitent autour de l'ensemble des déesses, suivant en cela la loi du désir, la loi d'Éros.

L’espace généalogique est un espace féminin de création par filiation. Cet espace forme le cadre dans lequel se déploie par ailleurs une histoire masculine, celle de la souveraineté.

(1) La première et la seconde générations divines sont destinées à former un paysage pour les déesses et les dieux de la lignée de Gaïa : une Terre (Gaïa) surmontée d’un Ciel (Ouranos), couronnée de Hauts-Monts (Ouréa), s’enracinant dans un profond Tartare, et embrassant une mer de Flots-salés (Pontos) ; rongeant le Tartare, des Ténèbres profondes (Érèbe), et au-dessus du Ciel, un Éther lumineux, enfin l’alternance de la Nuit et du Jour. Alors que Chaos subsiste au-delà du haut et du bas, de l’avant et de l’après, Gaïa se trouve au centre.


Gaïa

Des unions de Gaïa avec le Ciel puis les Flots-salés naissent un grand nombre de divinités, souches de lignées divines.

Ouranos, le Ciel, est le premier « double » que se donne Gaïa en vue de la création d’une troisième génération de divinités. Il représente le principe masculin érotique pur. Pontos, autre double, correspond plutôt à un aspect de Gaïa elle-même : la mesure de sa démesure ; son union avec Gaïa n’est pas problématique du point de vue reproductif comme peut l’être celle avec Ouranos. En tant que double masculin « absolu » de Gaïa, l’angle de vue de celui-ci est limité par l’horizon de sa fonction, celle de déclencheur de la puissance créatrice de Gaïa, dont il ne peut se distraire, ne percevant pas que pour son amante la création est avant tout une mise en scène. Ouranos doit renoncer à ce qui faisait le sens de son existence pour servir de ciel scénographique pour les dieux et les déesses, problème qui ne se posera pas aux Flots-salés. Ouranos détient en propre les caractères les plus extrêmes du sexe masculin tels qu'Hésiode les conçoit : l'étroitesse de vue, la dépendance à l’égard de sa partenaire, le déni de son rôle de « cadre » pour les générations à venir, consenti uniquement sous l'effet de la violence. Il est l’amant qui ne pense qu’à l’accouplement, ne veut rien savoir de l’acte créateur qu’il a déclenché, et refuse d'entendre parler d’accouchement. La souveraineté, qui consiste à maintenir de façon unilatérale un certain ordre des choses, débute par l’imposition d’une conception unilatérale de la procréation sexuée (ce qui est créé par mon intermédiaire doit rester non né) au détriment de la conception que s’en fait la partenaire (ce que je crée doit naître). Elle apparaît d'abord en quelque sorte comme l’opposition de la paternité à la maternité dans leur plus grande immaturité, le refus paternel des enfants et le désir maternel de leur donner naissance, l’amour adolescent dans sa dissymétrie, une première acception toute négative de la paternité contre une acception immédiatement positive de la maternité. D’Ouranos à Zeus, l’histoire des générations est celle de l'évolution positive de la paternité, du passage du tort fait à l'amante dans son droit maternel à la composition harmonieuse de la souveraineté paternelle avec les vertus cardinales maternelles.

Ouranos souverain maintient unilatéralement un ordre cosmique injuste, dont Gaïa souffre physiquement : il replonge dans la matrice chaque enfant qui fait mine de naître ; or les enfants que Gaïa conçoit de lui prennent parfois beaucoup de place : outre Océan, Coios, Crios, Hypérion, Japet, Théa, Rhéa, Thémis, Mnémosyne, Phoibé, Théthys et Cronos, il y a les trois Cyclopes « au cœur violent » et les trois Cent-bras « qu’à peine on ose nommer (…) Redoutable était la puissante vigueur qui complétait leur énorme stature ». Gaïa imagine le moyen de mettre un terme à ses souffrances, forge une serpe géante en métal et convoque ses six premiers fils pour l'exécution. Comme on le voit, pour Hésiode, faire du tort relève du sexe masculin, trouver comment rétablir le droit, de la créativité féminine, s’engager dans la voie de la réparation, à nouveau du sexe masculin. Contrairement à ses frères qui gardent le silence, Cronos, « aux pensers anguleux », décide d'exécuter le projet maternel. Si Ouranos a été créé pour s’accoupler avec Gaïa, Cronos l’a été pour s’emparer de l’outil de la réparation de la souveraine injustice d’Ouranos, pour seconder sa mère dans sa ruse et pour hériter par la violence de la souveraineté de son père. Cronos se glisse dans le passage que Gaïa lui ménage entre ses lèvres et lorsqu’Ouranos, dans ses va-et-vient sexuels, la pénètre après s'être légèrement retiré, lui tranche les testicules et les jette au loin, pleines de semence. Ainsi naissent les derniers rejetons du couple : Érinyes, Géants, Nymphes méliennes, et enfin Aphrodite que vient rejoindre Éros, désormais voué à l’accouplement des déesses et des dieux qui vont progressivement peupler la vaste scène que forment maintenant leurs aïeux.


Rhéa

« Mais le père, le vaste Ciel, les prenant à parti, aux fils qu’il avait enfantés, donnait le nom de « Titans » : à tendre trop haut le bras, ils avaient, disait-il, commis dans leur folie un horrible forfait, et l’avenir en saurait tirer vengeance ». vv 207-210

Une malédiction pèse collectivement sur les frères nommés à cette occasion « Titans ». Cronos, héritier de la souveraineté, est celui sur qui la malédiction doit s’appliquer en premier, pour que tous les autres tombent simultanément. Le tort commis par Ouranos envers Gaïa a été réparé, mais non sans qu’un nouveau tort soit commis (après tout, sa fonction était d’aimer Gaïa, il n’avait pas envisagé qu’après l’amour venait la mise au tombeau !). Le tort initial, fondé sur un différend entre un dieu et une déesse quant au but de la relation sexuelle, débouche sur un appel à la vengeance, qui sera à la charge du petit-fils de l’outragé (Zeus). Hésiode établit, sur une base théologique, le système indo-européen qui lie l'inévitable différend père-fils à la résolution par l'alliance grand-père-petit-fils. On passe ainsi d’une logique de couple à une logique de lignage masculin.

La mère n’est pas évacuée pour autant ; elle reste la gardienne du principe maternel de la création-mise en scène, de la conception qui conduit à la naissance à la faveur de l’accouplement.

La malédiction qui pèse sur Cronos (Hésiode ne l'énonce pas clairement, mais on pourrait la restituer de cette manière : « Tu seras détrôné par le dernier de tes enfants, comme toi, dernier de ta phratrie, as détrôné ton père ») l’oblige en l’occurrence à neutraliser chaque nouvel enfant créé par celle avec qui il s’est accouplé. Cronos ne peut se permettre dès lors de multiplier les partenaires. Il avale donc les enfants de Rhéa, l’un après l’autre. « Avaler » signifie « garder auprès de soi dans la soumission » et, dans le cas de nouveaux-nés, « empêcher qu’ils grandissent, après leur naissance ». C’est à cette occasion que le droit maternel s’affine : il ne s’agit pas seulement qu’après avoir été conçu un enfant puisse naître, mais encore qu’il puisse pleinement se développer. Rhéa revendique (secrètement) ce droit alors qu’elle est enceinte de son sixième enfant (Zeus) et que les cinq premiers ont été avalés : elle en appelle à Gaïa pour reconnaître le tort qui lui est fait et à Ouranos pour que la malédiction se réalise par l’intermédiaire de Zeus. Le schéma liant Gaïa, Ouranos et Cronos semble se répéter avec quelques variations significatives : Rhéa, pour mettre au monde Zeus, est conduite (secrètement) dans un profond repli de Gaïa, où il sera nourri jusqu’à sa maturité. De retour auprès de Cronos, elle lui livre une pierre emmaillotée, vite avalée (c’est dire la façon dont Cronos père considère un nouveau-né qu’il reconnaît pourtant pour son enfant : pas mieux qu’une pierre). Une fois Zeus dans la force de l'âge, Rhéa donne un vomitif à Cronos, libérant ainsi la pierre et ses cinq premiers enfants, qui rejoignent promptement Zeus.

Le combat peut alors s'engager entre les frères des deux générations, un combat équilibré, frontal, où les vainqueurs s’empareront sans tort de la souveraineté et où les vaincus cesseront définitivement de la revendiquer. Alors que celui-ci fait rage (vv 617-819), Gaïa promet la victoire à ceux qui sauront s’allier aux Cyclopes et aux Cent-bras. Zeus y parvient sans difficulté, contrairement à son père. Harcelés par la foudre (les Cyclopes transformés en arme au service de Zeus) et écrasés par la masse des Cent-bras, les Titans sont refoulés au Tartare, enfermés dans une enceinte d’airain dressée par Poséidon et surveillés par les Cents-bras, que Zeus nourrit de nectar et d’ambroisie. Cronos ne peut se plaindre de Zeus qui a réparé son tort à l'égard d'Ouranos, tout juste peut-il espérer qu’un fils de celui-ci lui arrachera à son tour le pouvoir dans un combat loyal. Car le pouvoir peut encore changer de main. Cette possibilité ne sera en l’occurrence définitivement écartée qu’avec l'union de Zeus avec Mètis.

Le Tartare se remplit d’hôtes, la Terre y étend ses racines et finit par s’accoupler avec lui pour donner naissance à Typhée, l’ultime monstruosité que recelait sa puissance créatrice. Gaïa n’est pas la Tiamat de l’Enuma elish, et heureusement pour elle ! La Babylonie du – XIIe siècle était encore à mettre en scène le meurtre de la Mère par le dernier de ses Fils, et l’obligation pour lui d’utiliser le pouvoir qu'il lui a arraché avec justice et bonté (2). Contrairement à Tiamat qui se met à haïr sa progéniture trop bruyante et engage contre elle un combat à mort (qui « justifie » son assassinat par le dernier de ses fils), dans la Théogonie, Gaïa reste constante dans ses sentiments (aimante) et c'est elle qui fait le choix de se mettre en retrait pour devenir « l'assise sûre des mortel.le.s et des immortel.le.s », cela au prix d’un dernier accouplement avec le Tartare, où sont bannis les exclus de la souveraineté (non loin de ce qui sera l’Hadès des mortels sous la souveraineté zeusienne accomplie), et d’une ultime naissance, ultime sursaut de tension avant l’harmonie caractéristique du règne de Zeus. Celui-ci identifie le danger suffisamment tôt, avant que Typhée ne parvienne à maturité. Et le monstre de retourner chez son père, dans la prison d’airain des Titans, pressé et harcelé par la foudre. Ici finit, pour Zeus, la conquête de la souveraineté, à laquelle il doit maintenant donner un contenu. Et ce sont ses épouses, porteuses des vertus souveraines, qui vont lui permettre d’instaurer un ordre domanial complet et de s’en faire le justicier.

(2) Pour la version chinoise du mythe babylonien, cf. mon article Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique.


De Métis à Héra

C'est à l'occasion de Métis que la souveraineté est mise à l’épreuve sous le règne de Zeus, par suite moins d’une malédiction que d’une prophétie relative non à lui mais à elle. Fille d’Océan et de Téthys, Métis exprime une vertu souveraine, la prudence, que n’ont pas su gagner les Titans (Japet pourtant ne se prive pas de s’unir à l’une de ses sœurs, Clymène). Il leur aurait fallu consentir à en payer le prix : engendrer des êtres divins supérieurs, le dernier devant l’emporter sur tous et de ce fait sur le père. Zeus, parvenu au pouvoir par la force et par la sagesse (à l’opposé de l’étroitesse de vue d’Ouranos et de la ruse « anguleuse » de Cronos), se doit de tenter l’épreuve que constitue Métis. Instruit par l'échec de ses ascendants, il renonce à empêcher ses enfants de naître et de mûrir une fois nés, et avale la mère elle-même. Métis devient le conseil permanent dont il dispose auprès de lui et auquel il se fie désormais totalement : la puissance créatrice féminine n’est appelée à pleinement s'exercer dans sa plus haute manifestation (la prudence, c'est-à-dire l'art de voir au delà du visible) qu’avalée, soumise, sans subjectivité. La déesse ayant été avalée enceinte, une fille naît en surgissant du front de Zeus, Athéna, qui l’égale en fougue et en sagesse. Mais la mère n’aura plus jamais d’autre enfant, car Métis avalée, c’est Métis cessant d’être mère, pure vertu féminine au service du souverain, « abstraction » dirait-on, comme notre Liberté.

Voici maintenant la série complète des unions de Zeus, qui permet de reconstituer le système des attributs essentiels qui, pour Hésiode, font de la souveraineté une souveraineté accomplie :

- Métis (Océan + Téthys) → Athéna : la souveraineté est force prudente et attentive ;

- Thémis (Ouranos + Gaïa) → Heures et Parques : la souveraineté énonce le droit et attribue les lots ;

- Eurynomè (Océan + Téthys) → Grâces : la souveraineté distribue les dons selon une bonne règle ;

- Déméter (Cronos + Rhéa) → Perséphone : la souveraineté fertilise tous les domaines qui lui sont soumis ;

- Mnémosyne (Ouranos + Gaïa) → Muses : la souveraineté se chante en s’appuyant sur la tradition ;

- Leitô (Coios + Phoibè) → Apollon + Artémis : la souveraineté se célèbre par la musique et les réjouissances publiques (auxquelles présidaient au – VIIe siècle le frère et la sœur, chacun.e selon son genre) ;

- Héra (Cronos + Rhéa) → Hèbè, Arès, Ilithye : la souveraineté accomplie n'est pas totalitaire : elle ambitionne seulement de conserver l'ordre établi et de régner sur un domaine limité (l'espace entre ciel et terre) ; en s'unissant avec Héra, Zeus stoppe ses conquêtes et se satisfait de présider aux banquets divins ; par Héra, de conquérante la souveraineté devient paisible ;

- Maïa (Atlas + ?) → Hermès (messager) : la souveraineté est bienveillante à l'égard de celleux qui lui sont soumis.es, êtres divins comme êtres humains. Héra fermait l’ère de la conquête masculine, Maïa ouvre celle de la justice souveraine dans la paix.

J’ai déjà évoqué la question de la relation de Zeus et d’Héra dans mon article « La religion grecque était-elle masculine ? ». La lecture de la Théogonie éclaire d’une autre manière ce que je concluais sur l’importance de la déesse dans la religion hellénique la plus ancienne et sur le fait qu'elle et son époux pouvaient avoir été les figures majeures de deux cultes « orientaux » liés entre eux, dont les servant.e.s devaient être des femmes pour Héra et Héraclès, et des hommes pour Zeus et Dionè. Chez Hésiode, l’élan conquérant de la souveraineté, essentiellement viril, se brise avec le mariage. Cela est certes nécessaire sur un plan conceptuel, puisqu’il faut bien que la souveraineté se stabilise autour d’un équilibre (le meilleur possible dirait Leibniz), mais pourquoi le mariage ? Et comment celui-ci peut-il être à la hauteur de l’élan souverain le plus puissant ? Comment une seule ligne dans une liste généalogique peut-elle mettre un point final à des centaines de vers racontant l’ascension du dieu ? Nos sociétés occidentales modernes sont encore persuadées que le mariage (avec enfants) est le meilleur remède contre la délinquance masculine. Il s’agit certainement là d’une forme particulière de domination masculine (les femmes n’ont d’utilité que par rapport aux hommes), mais il y a là aussi la certitude (taboue) que l’homme n’en a jamais fini de s’émanciper de la femme, première dans l’ordre (généalogique) des choses humaines, et qu’il trouve en elle sa fin et son repos. Héra prend donc Zeus dans les rets d’une union dernière, d’un mariage exclusif, rets qui sont tout sauf un piège destiné à entraîner sa chute : au fond il n’a conquis la souveraineté masculine et les qualités féminines qui s’y sont agrégées au fil de ses unions, que pour accéder au mariage, que pour accéder, en tant que parèdre, à Héra, et non l’inverse. Si en effet celle-ci avait le statut de parèdre de celui-là, rien n’aurait justifié qu’il s’arrêtât à elle.

Héra et Zeus sont le paradigme du couple divin, dont le modèle s'impose à tout l’Olympe : il est en effet la condition pour que la domanialité divine soit stable (à chaque maison divine son domaine et ses sous-domaines, où se distribuent les couples divins). Zeus soumis à son épouse accède à la souveraineté accomplie, garantie contre une révolution future. Le rôle d’Héra est donc essentiel. Et de fait, au « surdieu » Zeus ne peut s’opposer qu’une figure féminine digne de Gaïa, une déesse qui peut encore engendrer sans le concours d'un mâle. En manifestant ce pouvoir créateur strictement féminin, en créant seule Héphaïstos, elle brise l’élan souverain de Zeus, féminité redoublée face à une masculinité exacerbée. Quand Héphaïstos viendra au secours du dieu dans son conflit avec Prométhée à propos des hommes, il usera d’un pouvoir très féminin, en créant « ce mal si beau », la femme, sous la figure d’une « chaste vierge », source de la « race des femmes » et de l’institution humaine du mariage, porteuse d’une culture dévirilisante à l'image du pouvoir castrateur d’Héra à l’égard de son mari.


Le genre et la souveraineté

Les notions de sexe et de genre sont centrales dans la Théogonie d’Hésiode :

  • L’espace généalogique est féminin en ce qu’il se déploie par le biais de l’enfantement et que ses lignages structurants sont des lignages maternels :

    • Chaos – Nuit – Lutte (Éris)

    • Gaïa – Rhéa – Héra.

  • La maternité de Chaos et de Lutte, la seconde maternité de Nuit, la première maternité de Gaïa et la dernière maternité d'Héra, sont des « maternités sans accouplement », uniquement liées à l'appartenance de ces divinités au genre féminin. Appartenir à ce genre, c'est pour elles être capables :

    • d'engendrer à partir d'elles-mêmes d'autres êtres divins,

    • de leur conférer des qualités particulières qu'elles tirent de leur « richesse intérieure » pour les différencier les uns des autres,

    • éventuellement de partager avec eux l'appartenance au genre féminin ; si c'est le cas, alors les êtres divins engendrés sont eux-mêmes capables d'engendrer, sinon ils sont renvoyés à la marge du genre féminin, dont ils ne sont pas complètement exclus.

  • Ces derniers participent en effet au genre féminin par le biais de la procréation sexuée. Celle-ci, qui apparaît postérieurement à la procréation sans accouplement, ne partage pas les rôles entre les deux sexes de façon équilibrée : le sexe féminin garde toutes les prérogatives du genre féminin, sauf une, qui consiste à donner à l'enfant tel qu'il est conçu par la mère, un élan vital. De fait, le sexe masculin se résume à ce don qui permet de faire passer l'enfantement de la conception à la réalisation. Alors que chaque mère produit des enfants dont la diversité est issue de sa richesse intérieure, les êtres divins masculins leur transmettent un élan vital qualitativement indifférencié, seulement distinguable par l'intensité.

  • La délégation aux êtres de sexe masculin d'une fonction spécifique, quasi-anonyme, dans l'engendrement, a des conséquences importantes pour l'enfant, qui se voit doté d'une mère mais aussi d'un père. Les prétentions du père sur l'enfant sont nécessairement aussi floues qu'est peu déterminante sa contribution à la procréation. C'est à la mère de définir le périmètre de la paternité, les limites du pouvoir du père sur le sort de l'enfant. Néanmoins, dans les premiers temps, la maternité sexuée, amputée de l'une de ses fonctions, perdant son emprise absolue sur l'enfant, ignore encore quelles doivent être ces limites. Les relations de Gaïa à Ouranos puis de Rhéa à Cronos témoignent de l'évolution de la « jurisprudence » visant à circonscrire les pouvoirs du père à l'égard des enfants de la mère.

  • Rejoignant dans la procréation les êtres divins féminins uniquement par le don d'une énergie indifférenciée, les premiers êtres divins masculins sont dépourvus de cette « richesse intérieure » propre à celles qui héritent de l'appartenance au genre féminin. Au commencement de la reproduction sexuée, il n'y a pas d'appartenance au genre masculin, il n'y a que des sexes masculins en quête de genre. Et cette quête commence par l'imposition arbitraire d'un pouvoir masculin sur l'enfant : la paternité.

  • A rebours, les êtres divins féminins possèdent cette richesse qui leur permet de concevoir à partir d'elles-mêmes une progéniture variée (ce qu'on peut qualifier de « créativité féminine » innée). Ayant délégué, dans la procréation sexuée, le pouvoir de passer de la conception à la réalisation des enfants, leur rapport à leur descendance se complique du fait du partage de l'autorité. Alors que le sexe masculin se cherche un genre, on peut dire qu’a contrario le genre féminin se cherche un sexe, c’est-à-dire s'applique à fixer les contours de la maternité sexuée.

  • La culture masculine, caractéristique du genre masculin naissant, se limite au champ de la paternité, marqué par l'abus d'autorité du père vis-à-vis de ses fils et par l'impiété des fils vis-à-vis de leur père. Elle est illustrée par la séquence Ouranos-Cronos-Zeus, qui figure le lignage masculin dans sa brique élémentaire de type 1-0-1(-0) etc., chaque génération s’opposant à la précédente et à la suivante, mais s’identifiant à l’antérieure et à l’ultérieure. Avec cet enchâssement d’oppositions et d’identifications, le sexe masculin parvient à se construire une identité de genre.

  • Réciproquement, la séquence Gaïa-Rhéa établit la juste extension des prérogatives de la maternité sexuée : concevoir, donner naissance, mais aussi veiller à la maturation de l'enfant.

  • Hésiode aurait pu s'en tenir à ce constat : la maternité sexuée est génératrice de droits importants sur l'enfant (au bénéfice de celui-ci), jamais véritablement respectés par la paternité, ce qui induit des conflits inévitables entre pères et fils, reconduits indéfiniment du fait que les fils, prenant la place des pères, renouvellent l'empiètement de ceux-ci sur les droits maternels. Hésiode dépasse ce schéma grâce aux qualités conférées par les déesses à leur progéniture. Chaque être divin possède en effet telle qualité, même les êtres divins masculins, qualité qui exprime essentiellement un rapport à l'autre. Ainsi, en plus d'être le premier représentant du sexe masculin, Ouranos est-il aussi « l'assise sûre des dieux et des déesses », qualité qu'il reçoit de Gaïa, quant à elle « assise sûre des mortel.le.s et des dieux et déesses ».

    • Les déesses du lignage de Gaïa disposent de qualités capables d'infléchir la tendance naturelle des dieux à l'injustice. Ces qualités sont le fruit de la prévoyance de Gaïa.

    • Les dieux, en s'accouplant aux déesses, acquièrent ainsi certaines qualités qui les éloignent de leur culture masculine spontanée, culture du conflit intergénérationnel.

  • La culture caractéristique du genre féminin est une culture de l'enfantement, mais aussi du droit maternel et de la pacification des époux. Cette dernière culture est créatrice des vertus propres au gouvernement d'un monde ordonné et pacifié. Elle les crée, et la maternité les répand et les démultiplie, tandis qu’elles s’approfondissent.

    • Elle est transmise aux enfants de sexe féminin qui, par leurs alliances sexuelles, munies des qualités idoines, délivrent les représentants du sexe masculin des rets de leurs incompétences paternelles natives.

    • A rebours, la culture masculine, en délaissant le schéma de l'opposition intergénérationnelle, s'enrichit de l’art, pour le futur père, de se choisir des maîtresses capables de lui enseigner les vertus à posséder pour gouverner son lignage.

Si le modèle de la Théogonie est bien l’Enuma elish, le contraste entre les deux œuvres est éclairant.

  • Tiamat, l’équivalent de Gaïa, est d’emblée sexuée, et forme avec Apsû un couple originaire.

  • Après avoir engendré les dieux et les déesses, Tiamat engendre, en s’accouplant à son fils aîné, des monstres destinés à les détruire. Typhée en est la version grecque, fils de Gaïa et de Tartare, il a pour fonction d’éprouver une ultime fois la souveraineté de Zeus, masculine dans sa force, féminisée par ses vertus. Marduk se détourne au contraire des monstres pour s’en prendre directement à Tiamat. Il commet sur elle le meurtre inaugural de la « civilisation masculine » : il s’empare du pouvoir créateur de la divine Mère pour devenir le metteur en scène de l’ordre cosmique. Dans la Théogonie, la créativité reste le propre de la culture féminine, à laquelle le sexe masculin se soumet et acquiert par là-même une culture consistant à se donner un environnement féminin choisi.

  • On peut parler pour la Babylonie du – XIIe siècle d’expropriation culturelle du féminin par le masculin, pour la Grèce hésiodienne d’exploitation culturelle du féminin par le masculin.

  • Héra marque la limite de l’exploitabilité des vertus créées par la culture féminine. L’exploitation conduit en effet à la soumission finale du masculin au féminin, à l’abandon par Zeus de son goût pour la victoire virile et à l’usage au quotidien de ses vertus féminines.


Chez Hésiode, la souveraineté est de sexe masculin, mais elle est de genre féminin. Ou du moins, le sexe masculin de la souveraineté vise-t-il à acquérir les vertus cultivées au féminin, celles qui lui permettront d’établir un ordre cosmique, dont le maintien pourra se passer de violence, c’est-à-dire de l’usage de la force sexuelle masculine.