Sources :
Ibn Tufayl, Hayy ibn Yaqzan [1150], sous le titre français Le philosophe autodidacte, Mille et une nuits, 1999.
Lopes D. et Pigafetta F., Relation du royaume de Congo [1591], in Voyageurs de la Renaissance, édition de Grégoire Holtz, Jean-Claude Laborie et Frank Lestringant, Gallimard 2019, collection folio classique, pp 134-142.
Rousseau J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1754], GF-Flammarion, 1992.
Hegel G.W.F., trad. Kostas Papaïoannou, La raison dans l’histoire [1830], 10/18, 1988.
Articles cités :
D’homme à homme, l’épopée de Gilgamesh, gnathaena.blogspot.com, 2016
Sexe, genre et philosophie #2 Hésiode, gnathaena.blogspot.com, 2023
Sexe, genre et philosophie #3 Les Milésiens, gnathaena.blogspot.com, 2023
Sexe, genre et philosophie #4 Pythagore, gnathaena.blogspot.com, 2023
L’homme à l’état de nature est une figure récurrente de la culture occidentale, dont la première apparition connue est le personnage d’Enkidu, dans l’épopée mésopotamienne Gilgamesh. Voici le portrait que j’en fais dans l’article cité ci-dessus : « Enkidu ne naît pas mais est créé. Il est séparé des êtres humains, figure du bon sauvage, ultra viril mais libre et juste, se nourrissant d'herbes et s'abreuvant d'eau fraîche aux côtés de ses compagnes les gazelles. »
Il en va de même, dans la Bible, pour Adam et Eve, créés et non pas nés (comme le sont avant eux, dans le poème mésopotamien Atrahasis, les sept premiers couples humains, œuvres de la déesse mère Nintu-Mammi selon les plans du dieu ingénieur Enki-Ea), avec cette singularité qui marquera leur histoire et celle de leur postérité, à savoir que « tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’en avaient pas honte. » (Genèse, 2,25). Dans cet état d’innocence, le couple est immortel. Le passage à la culture, connaissance du bien et du mal, implique la mort et la sexualité reproductive. Cette connaissance se traduit d’abord chez Adam et Eve par le sentiment de honte devant la nudité, désormais si fortement ancré dans la conscience humaine que Cham, pour avoir vu son père Noé nu, encourra sa malédiction et se verra condamné, avec toute sa descendance, à servir ses frères Sem et Japhet et leur propre descendance.
La mythologie grecque, quant à elle, reconnaît l’être humain à l’état de nature dans la figure de l’autochtone, doté du double visage de la sauvagerie et de l’antériorité.
La sauvagerie de cet enfant, confondu avec un ours, que sacrifie Lycaon et que Zeus, son convive, refuse de manger, parce qu’il est humain, quoiqu’il n’en ait pas l’apparence. Celle, plus explicite, des rites d’éphébie, qui refoulent les adolescents aux marges de la cité et les font hanter, sous une forme animale, les campagnes qui les entourent. Sauvagerie encore, dans les bacchanales qui fêtent le retour triomphal de Dionysos vainqueur de l’Inde, et où les bacchantes entendent rompre avec une civilisation qui les sépare du divin.
L’antériorité de la première race humaine, celle de l’âge d’or, engendrée par Gaïa, cousine mortelle des êtres divins, qui a reçu de sa mère le sens du respect et de la mesure, en même temps que la satisfaction de tous ses besoins par l’abondance de ses fruits, et qui, mourant d’une mort qui est un premier et dernier sommeil, est ressuscitée par Zeus pour veiller sur la piété et la justice des rois (cf. second article cité).
Deux visées antithétiques recherchent l’être humain naturel aux confins ou, au contraire, au cœur de la cité. Aux confins : aux limites du monde civilisé, au-delà desquelles sont les monstres odysséens, qui définissent l’humanité en négatif par l’absence de l’un ou l’autre de ses traits fondamentaux, et à l’intérieur desquelles sont les bêtes sauvages, possessions des êtres divins plutôt que des humains. Au cœur : là où se forge l’idée d’une cité naturelle, légitimement commensale des êtres divins, dans les écoles philosophiques. Dans les deux cas, il s’agit de se rapprocher du divin et non de l’attirer à soi. Je renvoie sur ce point au quatrième article cité.
Pour la philosophie, la question de l’être humain à l’état de nature est essentiellement morale. L’âge d’or est ce à quoi elle aspire de façon très concrète, dès cette vie et en vue de la prochaine. À l’inverse, l’âge de bronze, le plus proche de la sauvagerie, représente le pôle obscur de l’innocence, fait d’ignorance et de violence, état indésirable s’il en est.
Lorsqu’elle élabore des cosmologies et assigne à l’être humain sa place naturelle, la philosophie est amenée à considérer son environnement et ses voisins zoologiques. C’est le cas dès Anaximandre de Milet, le père de la géographie et de l’histoire naturelle en Grèce, dont j’ai évoqué l’évolutionnisme dans le troisième article cité. Il déduit de l’histoire du monde, dont les parties aujourd’hui distinctes étaient initialement mêlées et où les terres émergées étaient primitivement englouties sous les eaux, la nécessité de l’évolution biologique. L’être humain tel qu’il est ne constitue qu’un jalon de l’une des nombreuses branches évolutives du vivant. La géographie, qui s’intéresse à la répartition des êtres vivants à la surface de la Terre, a intégré sa théorie de la coordination de l’évolution du vivant et de celle du milieu, en concevant la diversité des espèces au sein d’un genre donné comme autant de rameaux d’une même branche, diversité associée à celle des secteurs géographiques occupés. Elle postule notamment que l’être humain a connu des évolutions variées en fonction de sa répartition géographique. La géographie des lointains a alors rencontré la périégèse de l’Odyssée, éloignant ses monstres semi-humains du côté de l’Inde, de l’Afrique, du Septentrion et des îles qui parsèment les mers lointaines, mer rouge, océan Indien et atlantique. La Grèce conquérante puis Rome ont été friandes de ces enquêtes mêlant géographie, histoire humaine et histoire naturelle. L’homme naturel, opposé au civilisé, se disperse en se marginalisant dans un mélange d’autochtonie et de monstruosité, de vertus et de vices poussés à l’extrême.
En somme, la culture occidentale antique a construit l’être humain à l’état de nature sur la base d’une série d’oppositions : il est créé et non né, il vit isolé au milieu des bêtes sauvages dont il est l’ami ou le maître, et non en société, il est innocent et non conscient, il vit auprès du divin et non séparé de lui, son existence est éloignée dans l’espace ou dans le temps, et non actuelle. Il peut être seul comme Enkidu, en couple comme Adam et Eve, en libre groupement comme les éphèbes ou les philosophes retournés à l’âge d’or.
1) L’être humain à l’état de nature et la modernité
On constate un peu partout en Occident, à partir du – IIe siècle et pendant plus d’un millénaire, un regain durable de spiritualité, jalonné, entre autres, de traités d’Hermès trismégiste, d’hymnes orphiques, d’oracles chaldaïques, de gnose chrétienne, de néoplatonisme, de spiritualité iranienne et de mystique monastique. Dans tous les cas, il s’agit de revenir au plus proche du divin, par des moyens à chaque fois différents. On retrouve l’ambition des philosophes grecs de rallier l’âge d’or et de renouveler en soi l’être naturel. Sur ce point précis, le cas de l’érémitisme est particulièrement éloquent. Pour se rapprocher de Dieu, l’ermite choisit les confins, à savoir le désert, pour y vivre autant que possible dans l’isolement. Son environnement est empreint d’une sauvagerie qui offre un double aspect : les animaux sauvages sont habituellement ses amis, les lions en particulier lui viennent volontiers en aide tandis qu’il se dévoue à les soigner ; il a avec eux les mêmes relations qu’Enkidu avec les gazelles ; mais il attire aussi les démons qui se plaisent à le tenter et le harceler et tient alors plutôt d’Ulysse ballotté de péril en péril au cours de son voyage. Installé aux marges, l’ermite est encore dans le monde des bêtes sauvages qui peuplent pacifiquement cette frontière sacrée, et il est déjà au-delà, où s’ouvre la possibilité de s’unir à Dieu mais où se rencontrent aussi des monstres odysséens, ces non-humains par le défaut d’un trait essentiel, ici le cœur, qui n’ont de cesse de l’en détourner.
La césure entre l’antiquité et la modernité occidentales peut être située, sur cette question spécifique de l’être humain à l’état de nature et sous cette perspective érémitique, autour de 1150, avec le roman philosophique de l’Andalou Ibn Tufayl, Hayy ibn Yakzân, qui fait se rencontrer le type le plus ancien et le type le plus récent de solitaire : le créé non-né et le né qui veut revenir à l’état de créé, Enkidu et l’ermite musulman, clôturant ainsi l’antiquité en l’ouvrant sur la modernité, marquée par la rencontre, rendue possible par les voyages maritimes au long cours qui conduisent aux confins de l’Occident. Les deux personnages habitent deux îles situées sans doute dans l’océan Indien, dotées d’un climat parfaitement tempéré, l’île de Hayy bénéficiant de surcroît d’un micro-climat de type paradisiaque où la vie éclot spontanément. Hayy y est issu de cette spontanéité, il y est nourri par une gazelle, et enfant, découvre son île, médite sur ce qui l’entoure, sur son rapport aux végétaux, aux animaux, s’invente une langue et médite de plus belle sur le monde, sa nécessaire création, sa perfection croissante à mesure que le regard s’élève vers le ciel, la nécessité d’un au-delà seulement intelligible, jusqu’à éprouver ses premières extases mystiques. Açal vit quant à lui dans une île voisine abritant une cité bien réglée par la loi islamique. Mais alors que son frère Salâmân s’en satisfait, gouvernant la cité selon sa propre appréciation de l’intérêt général et comptant sur la loi pour obtenir obéissance, Açal n’apprécie pas du tout la religion de façade, le joug qui s’impose aux citoyens et qui les écarte de la vie politique sans les rendre meilleurs sur le plan spirituel. Il décide donc de se retirer dans une île voisine qu’il croit inhabitée, celle-là même où vit Hayy. Heureux de pouvoir se consacrer à Dieu, Açal découvre qu’il n’est pas seul et après quelques péripéties finit par se lier à Hayy. Les péripéties de la rencontre illustrent la distance entre l’homme cultivé et l’homme naturel, mais leurs échanges témoignent ensuite de leur égalité, avec un supplément de pureté pour le second, tel qu’Açal décide d’en faire son maître. Hayy lui-même fait le choix d’aller dans l’île voisine pour convertir ses habitants à la spiritualité. Son compagnon le suit à contrecœur ; ils échouent et retournent à la vie solitaire, couple monastique appartenant à la société séparée des vrais spirituels revenus à la nature.
Le roman philosophique de Ibn Tufayl rêve d’une rencontre authentique avec un homme de l’âge d’or. Au XIIe siècle, ce rêve était déjà à portée de main. La navigation en haute mer était pratiquée depuis très longtemps, mais elle était concentrée sur sa fonction marchande ou péri-marchande (piraterie, police). Il a fallu que se greffe une fonction exploratrice pour que la rencontre devienne possible. Initiée par Alexandre le Grand, l’exploration s’est rapidement limitée, avec la fermeture de l’espace asiatique, à l’approche des peuples ennemis aux bornes de l’empire romain, Parthes, Germains, etc. Avec Ibn Battûta, au XIVe siècle, l’exploration maritime acquiert ses lettres de noblesse. Dès le XVe siècle, les Portugais emboîtent le pas avec l’Afrique subsaharienne, puis l’Espagne avec le continent américain. La littérature de voyage prend son essor, avidement consommée par les lettrés occidentaux. L’exploration du monde par la mer et par la terre rend subitement visible l’être humain naturel des confins. On ne le devient plus, on le découvre. Mais on ne le découvre pas au hasard, on le cherche à l’aide d’une carte depuis longtemps tracée : celle de la tradition historico-géographique antique.
Au moment où ces découvertes commencent à irriguer la philosophie européenne, au cours du XVIe siècle, celle-ci entreprend de repenser la grille de lecture utilisée par les navigateurs dans leur approche de l’être humain naturel. Hobbes le conçoit ainsi sur une base purement analytique : à partir de la sensibilité du corps et de ses besoins primaires les moins aisés à satisfaire (manger, avoir chaud, se reproduire), il en déduit le profil psycho-social de l’être humain à l’état de nature et sa tendance profonde, mais encore inexprimée, à vouloir se donner des États politiques de type monarchique. Ces tentatives, réitérées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sont à l’origine de la psychologie scientifique moderne, forcée, dans les dernières décennies du XXe siècle, de reconnaître ses propres biais et d’abandonner l’être humain à l’état de nature pour l’être humain cultivé, que sa culture soit légitime ou marginale.
L’autre voie empruntée par la philosophie conduit à l’ethnologie et est nettement plus riche que la précédente, quoiqu’elle ait eu elle aussi ses mauvais moments, comme on va le voir avec Hegel. Considérons-la à ses débuts, chez Rousseau.
2) Rousseau
L’être humain à l’état de nature apparaît chez Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, envoyé à l’Académie de Dijon en 1754 et qu’on ne peut séparer du Discours sur les sciences et les arts, lauréat du concours lancé par cette même Académie en 1750, ni du Contrat social publié en 1761.
En 1750, le sujet proposé était : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». La réponse attendue était « oui » et l’argumentaire devait faire la différence entre les candidats. Contre toute attente, Rousseau, tenant du « non », a remporté le prix, sans doute par défaut, étant le seul dans sa catégorie. Son propos était d’établir la corrélation historique entre l’essor des sciences et des arts et les pires moments de l’humanité où prospère le vice. De cette corrélation il ne déduisait encore rien, il la constatait simplement, mais il mettait simultanément en lumière, à rebours du sens historique commun, toutes les périodes de stabilité sans histoire, c’est-à-dire sans essor ou reprise ou rétablissement des sciences et des arts.
En 1754, sa première dissertation a essuyé de nombreuses critiques, mais il récidive, parce que le nouveau sujet est pour lui l’occasion de prolonger et d’approfondir ses précédentes réflexions. Avec la question de l’origine, il peut directement interroger la première longue période sans histoire de l’humanité ; avec la question des fondements, il peut interroger plus précisément les périodes dites historiques des grandes mutations sociales, et mieux marquer le lien entre développement des sciences et des arts et renforcement de « l’inégalité parmi les hommes ». La dissertation n’est pas primée, mais Rousseau peut la publier grâce à un lectorat désormais acquis.
Le Contrat social de 1761 ne fait qu’amplifier le chapitre liminaire du discours de 1754, chapitre adressé « à la république de Genève ». Rousseau y livrait une vision pleine de nostalgie de sa patrie, et vantait l’ancienneté (deux fois séculaire) de sa constitution, son inscription dans l’habitus de sa population, son évolution lente toujours en phase avec les coutumes morales genevoises. Il y voyait l’une de ces précieuses et rares périodes sans histoire qui font écho à la toute première d’entre elles, celle de l’être humain à l’état de nature. L’organisation politique décrite dans le Contrat social est cette république genevoise rêvée par Rousseau : non-événement historique, elle ne s’établit pas par une révolution, ne craint pas de se corrompre, ne se donne pas les garanties de contre-pouvoirs, ne s’évalue pas. La république rousseauiste ne se construit ni ne se pense, elle se vit.
Le nœud de ces réflexions est bien l’être humain à l’état de nature. Voyons ce qu’en dit Rousseau :
« Concluons qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant. »
Mode de vie solitaire, indifférence vis-à-vis d’autrui, absence de transmission des acquis de l’expérience, c’est-à-dire absence de culture, tels sont les grands traits de l’humanité première. Il y règne l’égalité par défaut d’inégalité. Sur les prétendues hiérarchies naturelles, Rousseau se montre très critique :
« En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi, un tempérament robuste et délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l’état civil, avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution. »
L’état de nature apparaît rétrospectivement comme la moyenne universellement réalisée de tous les écarts observables entre les individus dans les sociétés cultivées : hommes et femmes notamment ne diffèrent en rien quant aux performances intellectuelles et physiques. Rousseau généralise là sa thèse des effets délétères de la culture sur l’égalité et, ce faisant, forgent les armes de la critique à venir de la psychologie et de la physiologie scientifiques. Le programme de la seconde partie du Discours est dès lors tout tracé :
« Après avoir prouvé que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de nature, et que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine, et ses progrès dans les développements successifs de l’esprit humain. Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ; il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons. »
Le début de la seconde partie du Discours suit à peu près le cours de l’évolution humaine tel que décrit chez Démocrite (cf. article à venir de la série Sexe, genre et philosophie) : en lien avec un premier besoin (subjectif chez Rousseau, objectif chez Démocrite) de sûreté, l’être humain devient sociable, se regroupe en proto-familles élargies, parvient à transmettre ses innovations techniques, se bâtit des habitats collectifs, se dote d’une langue, se soumet les autres êtres vivants. Alors que pour Démocrite, cette évolution est nécessaire (ou elle a lieu ou l’être humain périt), pour Rousseau, elle est le fruit de causes imperceptibles à l’œuvre sur un temps très long, qui ne parviennent à activer le potentiel adaptatif de l’être humain qu’en franchissant des seuils élevés que seules des circonstances particulières peuvent mettre à leur portée. Il est intéressant de noter que pour Démocrite, la musique est le premier art à se déployer en dehors de toute nécessité objective, dans un moment où l’être humain peut enfin respirer, et devient le prototype de sa déchéance morale et de la démultiplication artificielle de ses besoins ; pour Rousseau, elle est, avec la danse, le premier biais du cœur, qui, de profondément indifférent à l’état de nature, devient sensible avec la création des habitats collectifs et le maintien des enfants dans le groupe ; cette sensibilité se pervertit ensuite en goût, qui, discriminant et hiérarchisant, fournit le premier motif inégalitaire dans l’humanité et occasionne une démultiplication artificielle de ses besoins.
Rousseau s’inscrit dans le cadre de la pensée antique des origines de l’être humain, ne modifiant celle qu’il emprunte qu’en substituant le hasard à son opposée : la nécessité. Cela lui permet de ne pas donner l’impression d’inventer une nouvelle théorie de l’humanité et de ne pas focaliser sur sa personne les critiques inévitables de sa thèse.
Étant donné que l’histoire de l’humanité est conçue comme une activation progressive mais non nécessaire de la perfectibilité humaine, que les périodes historiques sont courtes et localisées et les périodes sans histoire longues et généralisées, il est encore possible de reconnaître dans les différents peuples de la Terre, différents stades du développement de l’inégalité, des sciences et des arts, et donc de saisir dans la contemporanéité l’épaisseur du passé. Cette transparence historique n’est cependant pas complète et tend même à se résorber. Les peuples sont en effet amenés à se rencontrer et plus ils sont « avancés », plus ils ont le pouvoir d’imposer aux autres leurs besoins démultipliés par le « progrès ». L’être humain à l’état de nature s’est éteint depuis quelques millénaires, les bons sauvages qui représentent le premier stade de l’inégalité, le stade communiste, sont en train de disparaître, tels les Nord-Amérindiens ou les Caraïbes. Le plus avancé en matière d’inégalités au pluriel, de sciences et d’arts, le peuple européen, étend indéfiniment ses besoins tentaculaires à l’ensemble des peuples de la planète. Rousseau y voit une évolution nécessaire a posteriori, c’est-à-dire plus ou moins irréversible, sauf cataclysme planétaire. Sa Genève rêvée est pour lui la solution : un petit État autarcique dont la constitution épouse les mœurs paisibles de ses citoyens, des relations libres avec d’autres États similaires, au service du mieux plutôt que du bien individuel.
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