mardi 15 août 2017

Quelques réflexions autour de La princesse de Clèves


LA PISTE ITALIENNE

Détail du portrait de Castiglione par son ami Raphaël (1514 - 1515 probablement).

Sous l'effet sans doute de ma récente lecture de Castiglione, qui m'a fait une profonde impression, il m'a semblé en découvrir l'influence dans l'œuvre la plus célèbre de Mme de La Fayette, La princesse de Clèves. Pour tout vous dire, j'y ai même vu une sorte de trope de développement des chapitres 65 à 70 du troisième livre du Courtisan, enrichi des apports de divers autres passages...
Ce rapprochement qui peut vous sembler hasardé, est pourtant plus légitime qu'il n'y paraît : Le livre du courtisan est « [l']un des livres les plus lus et les plus cités dans l'Europe entière » (Silvia D'Amico, conférence à l'Université de Savoie, le 18 mars 2014). Il constitue le « classique » des XVIème et XVIIème siècles, que toute personne cultivée, comme le sont Mme de La Fayette, son grand ami La Rochefoucauld et les autres membres de leurs différents cercles, se doit d'avoir lu, voire médité et commenté. S'il fournit le modèle de la dame et de l'homme de palais qui va prédominer dans toutes les cours d'Europe jusqu'à la Révolution française, les longues pages qu'il consacre à l'amour ont, quant à elles, inspiré et nourri toutes les réflexions qui ont pu être faites à ce sujet dans les deux siècles qui ont suivi sa parution, et l'on sait que la thématique de l'amour est centrale dans le courant précieux, auquel doit beaucoup La princesse de Clèves.
Par ailleurs, et j'espère revenir sur ce point dans un prochain article, Le livre du courtisan est, à ma connaissance, le premier ouvrage de culture européenne à défendre l'égalité des sexes avec des arguments puissants et longuement développés.
Les quatre livres qui le composent, reconstituent quatre soirées mondaines chez la duchesse d'Urbino, la spirituelle et charismatique Elisabetta Gonzaga, au cours desquelles, à tour de rôle et sous la direction de celle-ci, des gentilshommes dressent le portrait du parfait courtisan et sont amenés à faire celui de la dame parfaite.

Elisabetta Gonzaga, peinte par Raphaël (1504 - 1505 env.), avec, sur son front, le bijou en forme de scorpion, évoqué assez longuement dans Le livre du courtisan.

Le débat est tout particulièrement enflammé sur la question de l'attitude que doivent avoir les courtisans et les dames dans les relations amoureuses. De ce débat va sortir une théorie du parfait amour, construite autour d'un double idéal amoureux :
  • l'idéal d'un mariage heureux entre deux personnes d'une très haute noblesse morale (il n'est pas question ici du tout-venant des individus), qui, s'estimant et s'appréciant de prime abord (chacun étant prévenu en faveur de l'autre du fait de sa réputation), apprennent à s'aimer et finissent par y réussir, chacun des conjoints s'ajustant à l'autre, évoluant dans le monde et s'y perfectionnant en fonction de l'autre, jusqu'à fusionner avec lui par effet de miroir en une même entité vertueuse ;
  • l'idéal d'une passion amoureuse qui, née d'un coup de foudre, attire irrésistiblement vers l'autre, mais prend la forme raffinée du secret gardé sur les élans intimes provoqués par Éros, secret qui, poussé à l'extrême, va jusqu'à faire taire à l'amant sa passion pour la personne aimée ; lorsque cet amour est réciproque, il est placé sous le signe de la contrainte et de la distance, les deux amants « tournant » l'un autour de l'autre, en une ronde où chacun poursuit et fuit l'autre en même temps.
Sentiment marital et passion amoureuse s'opposent terme à terme : prévention favorable vs coup de foudre, publicité vs secret, visibilité vs invisibilité, fusion vs distance ; ils ont pourtant la même finalité, celle que Castiglione fait exposer à l'humaniste Bembo dans son quatrième livre, à savoir l'amour platonicien, revu à la lumière du néoplatonisme théiste italien : le couple idéal, qu'il soit celui du sentiment marital ou celui de la passion amoureuse, est voué, par la force des choses (la mort), à se séparer. Chacun des amants doit se préparer à cette séparation définitive, (1) d'abord, lors d'une séparation provisoire, en idéalisant l'autre, en ornant sans cesse son image de nouvelles perfections, (2) puis en déplaçant son amour sur l'image idéale de l'autre (l'amour a désormais pour objet l'être imaginaire créé par le travail d'idéalisation, et non plus celui de chair et de sang), lorsque l'absence se prolonge, (3) puis en aimant cet amour de l'idéal de l'autre, (4) enfin en reconnaissant en lui la charité chrétienne qui anime Dieu lui-même à son égard (Dieu s'aime dans le Christ) et à l'égard de la créature, bref en communiant autant que possible avec Dieu, de façon à préparer et à gagner, après la mort, la félicité éternelle. Sentiment marital et passion amoureuse conduisent donc au pur amour, que Platon, dans son Banquet, a conceptualisé le premier, et ils y conduisent du fait de l'intensité des sentiments positifs, altruistes et généreux qu'ils suscitent : l'amour conduit à Dieu, car il est le seul sentiment humain qui ne soit pas égoïste, qui fasse passer l'autre avant soi. Il est difficile, dès lors, de ne pas déchoir par rapport à la finalité supérieure du sentiment marital et de la passion amoureuse : épurer ses sentiments, ne pas se laisser piéger par les soucis quotidiens dans le mariage, ne pas céder à la force animale qui pousse les sexes l'un vers l'autre, c'est l'affaire d'une très haute vertu.
Si les quelques chapitres du Courtisan consacrés au parfait amour ne tracent qu'une légère esquisse de leur sujet, le roman de Mme de La Fayette transforme l'esquisse en tableau et peint avec tous les moyens de la fiction, la vie amoureuse d'une personne suffisamment vertueuse pour passer avec succès les épreuves de la transfiguration du sentiment marital et de la passion amoureuse en pur amour. Dans Le courtisan, les protagonistes multiplient les questions, pour tenter de visualiser l'objet de leur conversation ; cette démarche est souvent vaine, notamment parce que les mots vont trop vite sur des points trop importants. Le roman hérite du Courtisan ce souci de visualiser, d'appréhender concrètement ce que peut être la vie amoureuse d'une personne d'une vertu accomplie, et puisque Le courtisan affirme à de nombreuses reprises qu'elle est plus difficile à mener pour les femmes que pour les hommes, et qu'elles sont plus honorables d'y réussir du moins un peu, le roman choisit la difficulté et centre son récit sur un personnage féminin.
Trois hommes gravitent autour de celle qui va rapidement prendre le titre et le nom de princesse de Clèves :
  • le prince de Clèves en tombe amoureux le premier, trouve à se marier avec elle, mais n'en est pas aimé avec la même force et meurt de désespoir ;
  • le chevalier de Guise en tombe amoureux le second, ne parvient pas à se faire aimer en retour, et finit par renoncer à son amour, non sans panache ;
  • le duc de Nemours est le troisième à tomber amoureux, à aimer la princesse d'un amour cette fois partagé, mais rendu impossible par la mort du prince.
Sentiment marital, passion amoureuse et pur amour : tous les aspects du parfait amour castiglionien se trouvent présents dans La princesse de Clèves. En effet, Mme de La Fayette met en scène, d'une part, le sentiment marital (celui que ressent l'héroïne pour son mari, celui que son mari ressent aussi pour elle, mais qui est parasité par la passion amoureuse qui le consume par ailleurs), la passion amoureuse d'autre part (celle qu'éprouvent les trois hommes qui orbitent autour de l'héroïne, et celle qu'éprouve l'héroïne pour un seul d'entre eux, qui n'est pas son mari), le pur amour enfin (de façon très elliptique, dans les dernières pages du roman, lorsque l'héroïne a pris définitivement le parti de se retirer du monde). La majeure partie du roman est consacrée au conflit entre le sentiment marital et la passion amoureuse : l'un fait obstacle à l'autre et tous deux doivent s'effacer au profit du pur amour. Voilà comment Madame de La Fayette entrevoit le cours de la vie amoureuse de son héroïne vertueuse selon le canon castiglionien. C'est une vie qui ne trouve l'apaisement qu'après s'être consumée dans le feu des émotions contrariées.

Scène de l'aveu dans La princesse de Clèves.

Il y aurait sans doute eu d'autres scénarios possibles que celui que retient l'auteure, mais il a l'intérêt de se conformer à une idée importante du Courtisan, selon laquelle la vertu des femmes est plus élevée que celle des hommes (j'en ai parlé plus haut), selon laquelle encore les femmes sont à elles-mêmes leur fin, tandis que les hommes trouvent la leur dans le fait de concourir à celle des femmes et de lui permettre de s'élever et de s'épurer : de s'idéaliser. Cette idée qui prend corps dans le roman, les personnages n'en ont pas conscience et si les trois rivaux, par leur lutte pour obtenir ses faveurs, contribuent grandement à l'ascension spirituelle de la princesse, si, l'aimant pour sa vertu et ses perfections, ils exercent sur elle une sorte de pression, la poussant à devenir toujours plus digne de cet amour, en devenant toujours plus vertueuse et plus parfaite, c'est bien malgré eux.
L'un d'eux échappe néanmoins à la mort et au désespoir. N'étant ni le mari ni l'aimé, le chevalier de Guise est susceptible de jouer le rôle de l'amant bembien qui, éloigné de l'objet de son amour, parvient à le sublimer. Le chevalier de Guise est en quelque sorte la version masculine de l'héroïne, son contrepoint. Ne pouvant espérer de retour à son amour, le chevalier cherche à le sublimer dans de hauts faits guerriers au service de Dieu (il va s'illustrer au cours de la première et de la deuxième guerre de religion) et s'impose une forme de plus en plus épurée de sacrifice de soi pour l'objet de sa foi (et non plus de sa passion).

UN ROMAN FÉMININ

La princesse de Clèves se situe « dans les dernières années du règne de Henri Second », et c'est parce qu'elle y voit le sommet de la vie de cour à la française et la plus grande concentration de dames et de courtisans possédant les vertus aristocratiques à un très haut degré, que Madame de La Fayette choisit d'y mettre en scène son idéal amoureux. Proche de la cour d'Urbino, dont la vie culturelle est animée par la duchesse et ses courtisanes, elle est en outre marquée par l'importance de la présence féminine : Madame de Valentinois tient le roi par le cœur, Catherine de Médicis, la reine, manœuvre les partis politiques, Marie Stuart devient la Dauphine, donc un personnage majeur, en épousant l'héritier présomptif de la couronne. Chacune possède sa cour, se partage l'ensemble des beaux esprits féminins et reçoit les hommages de ceux de l'autre sexe. Pour Madame de La Fayette, c'est la cour tenue par Marie Stuart qui est la plus susceptible d'abriter l'épanouissement d'une haute vertu féminine.

Bal à la cour des Valois, peinture de Wladyslaw Bakalowicz (1870).

Encore fallait-il pour cela que la jeune personne vertueuse apparût à la cour bien armée et parfaitement avertie de ses illusions et de ses dangers, et ceci grâce à sa mère, qui lui en a révélé tous les secrets. Mariée depuis peu, évoluant dans ce lieu semé de périls, l'héroïne en est bientôt séparée par la mort : désormais elle doit assumer seule son lot, un lot transmis de femme à femme, et tenter de se conformer à l'injonction maternelle, injonction à vivre une vie digne d'être vécue, c'est-à-dire une vie vertueuse. Car le respect pour la mère en tant qu'éducatrice précède celui dû à l'époux. Point de père ici pour tenir ce rôle et voilà encore une raison de dire que le roman donne une place centrale aux femmes et à leurs relations.
Mais le sujet premier du roman est bien cette cour fortement féminisée : l'héroïne n'en est le personnage principal que parce qu'elle en incarne l'excellence. Pour atteindre la princesse de Clèves, le récit passe par la cour, dont la description ouvre le roman, et il y retourne à plusieurs reprises, en faisant de ses petits et grands événements le décor de la vie de l'héroïne. Ces retours fournissent l'occasion de quelques digressions en lien plus ou moins direct avec l'intrigue principale : du récit moralisateur de cette dame endeuillée, qui se promet secrètement à plusieurs amants, au récit historique du tournoi où le roi perd la vie, Madame de La Fayette s'essaye à quelques pièces de circonstance. Ce sont autant de bouffées d'air frais qui rendent moins oppressante l'atmosphère confinée que respire l'héroïne aux prises avec ses choix cornéliens.
Son statut d'héroïne, elle le doit essentiellement à son caractère de personnage tragique. Car dans l'ensemble, La princesse de Clèves se présente comme la transposition romanesque d'une tragédie. Aucun des personnages ne maîtrise la fatalité qui le captive en ses nœuds et l'amène malgré lui à un dénouement, auquel il pense toujours pouvoir échapper. Mme de Clèves est perpétuellement la proie de ces dilemmes où s'agite le personnage central de la tragédie, celui à qui l'on s'identifie, sur lequel l'on projette ses propres émotions, quand il subit les injonctions contraires de deux droits également légitimes. Ici, l'héroïne est placée dans une situation telle que s'appliquent simultanément et de façon contradictoire le droit civil du mariage et le droit naturel de la passion amoureuse. Sa fin est tragique au sens où elle parvient à sortir de cette contradiction, en choisissant de se soumettre à un autre droit, qui est celui de la mort, non pas la mort de la tragédie grecque, mais la mort chrétienne qui fait s'élever jusqu'à la béatitude.

Références :
Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette, La princesse de Clèves, 1678.
Baldassare Castiglione, comte de Novellata, Il libro del cortegiano, 1528.

mercredi 19 juillet 2017

Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique.

En lisant La civilisation chinoise (1929), je me suis aperçue que son auteur, Marcel Granet, élève d'Émile Durkheim et collègue de Marcel Mauss, avait en fait écrit une longue gender study* sur le passage, en Chine, du matriarcat néolithique au patriarcat moderne. Cet ouvrage passionnant, trop peu étudié, est extrêmement rigoureux dans son approche, et riche dans les prolongements qu'on peut en faire pour évaluer nos sociétés modernes sous l'angle de la division des sexes.
Avant d'en venir à ces prolongements, je me dois d'abord de livrer les grandes lignes de l'ouvrage.

Au néolithique (-7000 à -2000), qui correspond à l'attachement des humains à la glèbe, la structure sociale qui domine en Chine est marquée par trois déterminants : la parenté, la (re)production, la religion.

1. La structure de la parenté

La famille néolithique chinoise est dite « indivise », ce qui veut dire que tous ses membres sont à égalité dans le fait de porter leur nom de famille, qui est « consonant » avec le domaine familial, et que ce dernier réunit en une seule personne morale tous ceux qui portent le nom de famille qui consonne avec lui. Être né dans ce domaine confère ipso facto le nom et l'appartenance à la famille. Parmi ceux qui y vivent, il y a ceux qui y sont nés et qui lui appartiennent pleinement, et ceux qui n'y sont pas nés, qui portent un autre nom, celui d'une autre famille avec laquelle il y a eu alliance par l'intermédiaire de mariages.
De telles alliances sont obligatoires en Chine : c'est l'impératif exogamique, selon lequel une famille ne peut se reproduire et durer dans le temps qu'en s'appariant à une autre famille. Tant que la densité humaine est faible, la communauté néolithique chinoise de base est faite d'un couple de familles qui s'échangent des jeunes gens à chaque génération.
C'est ici que la division des sexes intervient, car les jeunes gens échangés sont tous du même sexe. De sorte que parmi les nouveaux nés d'un domaine familial, qui tous portent le même nom, ceux d'un sexe sont destinés à rester dans leur famille et à faire perdurer la consonance entre le nom et le domaine, ceux de l'autre sexe sont destinés à quitter leur famille et à introduire temporairement une dissonance entre le nom et le domaine (temporairement parce que parmi leurs enfants, la moitié rejoindra sous un autre nom le domaine initial et mettra au monde des enfants dont le nom sera de nouveau en consonance avec le domaine). Que le sexe destiné au transit soit masculin ou féminin, cela n'importe absolument pas à la structure de la parenté*.

Dans un domaine familial se trouvent donc une famille indivise et des « hôtes » ou « otages »* d'une autre famille, mariés chacun avec un membre de la famille indivise. Le mariage introduit dans la famille indivise une distinction générationnelle de nature fonctionnelle : les enfants des deux sexes nés dans le domaine forment une génération ; les jeunes adultes qui n'ont pas transité et qui ont reçu leurs « hôtes » de la famille alliée, avec lesquels ils engendrent lesdits enfants, forment une génération antérieure ; les adultes mûrs qui n'ont pas transité et qui, avec leurs propres « hôtes », ont engendré lesdits jeunes adultes et qui n'engendrent plus, forment une génération encore antérieure, largement minoritaire, étant donné l'espérance de vie de l'époque. Chaque génération est dépositaire de fonctions qui lui sont propres. Pour les remplir, lorsque les circonstances le commandent, il est possible que la génération en question délègue leur exercice à l'individu le plus âgé du sexe qui ne transite pas. Mais cette précellence de l'âge est encore relativement contingente : il n'y a pas à proprement parler de chef.fe de famille.

La structure de la parenté est fortement marquée par la division des sexes, mais elle est en soi indifférente à l'identité du sexe qui ne transite pas (auquel s'oppose donc le sexe qui transite).

2. La structure de la (re)production

Chaque famille vit des fruits de son domaine (production) et se survit par les fruits de son appariement avec une autre famille (reproduction).
La structure de la (re)production commande le mode de vie familial. Dans son rapport à la division des sexes, elle va beaucoup plus loin que la structure de la parenté, puisqu'elle n'est pas indifférente à l'identité sexuelle au regard de la répartition des tâches.

Les femmes, en tant qu'elles engendrent et élèvent les enfants, sont maîtresses du foyer domestique (autant de foyers que de couples : le mode de vie familial est villageois). Point de concurrence avec les hommes sous cet angle.

La production en tant que telle est rythmée par la succession des saisons propre à un climat très continental : été et hiver dominent, les courtes transitions du printemps et de l'automne sont l'occasion de fêtes de passage, et notamment, à intervalles réguliers, des fiançailles* (printemps) et de l'entrée en ménage* (automne suivant).
En été, les hommes s'attachent à la culture alimentaire et les femmes à la culture textile : les hommes vont défricher, labourer, planter, sarcler loin du village, ils dorment sur place et se nourrissent d'une bouillie apportée par les femmes et les enfants, ils veillent à la croissance des bonnes plantes en éliminant les mauvaises ; les femmes restent dans le village et cultivent non loin de celui-ci les mûriers et les vers à soie ainsi que le chanvre, tout en s'occupant des bêtes domestiques et des enfants, et tout en maintenant l'habitat en bon état.

 ***
À l'automne tout le monde se retrouve au village après avoir engrangé les récoltes d'orge et de riz, de fil de soie et de chanvre.
L'hiver est un temps de repos pour les hommes, tandis que les femmes accouchent et confectionnent les vêtements de soie et de chanvre qui serviront dès le printemps suivant après la grande fête où, à l'occasion des dons et contre-dons vestimentaires, les familles appariées l'une à l'autre réengagent leur alliance. L'accouchement est accompagné d'un interdit de cohabitation des hommes et des femmes : les hommes se regroupent dans une maison collective où ils jouent, ayant à leur disposition les grains en abondance qu'ils viennent de récolter et qu'ils font circuler entre eux en les misant dans les jeux. Cette séparation est annuelle, dans la mesure où une femme, dès qu'elle est mariée, est appelée à accoucher tous les ans pendant de nombreuses années (étant donné la mortalité infantile).
Chaque sexe fabrique et répare les outils nécessaires à la réalisation de ses tâches : le travail du bois est aussi bien masculin (pour les outils agricoles) que féminin (pour les métiers à tisser et pour les réparations immobilières), mais chaque sexe en a une approche différente selon ses besoins. Il en va de même du travail de la pierre.

3. Les effets de (re)production sur la parenté sous l'angle de l'identité sexuelle

La structure de la production, très directive sur la division des modes de vie masculin et féminin, est surdéterminante à l'égard de la structure de la parenté. Dans la mesure où le village appartient aux femmes, dans la mesure où ce sont les femmes qui enfantent sans que les maris y soient pour quoi que ce soit (on le verra plus en détail lorsqu'on évoquera la religion néolithique), il est « naturel » ou « rationnel » ou « logique » que le sexe féminin soit celui qui ne transite pas, que les femmes seules portent toute leur vie le nom de leur domaine et que, réunies en une seule personne morale, elles s'identifient au domaine. Donnant leur nom à leurs enfants, il y a descendance utérine. Les filles seules étant destinées à ne pas transiter, il y a relation forte et durable entre mère et fille, il y a matriarcat. Si l'on ajoute que la production masculine est exclusivement destinée à l'alimentation des villageois et ne sert qu'à réunir, par la commensalité, les deux sexes habitant le même domaine familial, qu'au contraire la production féminine est essentiellement destinée aux fêtes inter-villageoises (les jeunes filles faisant don aux jeunes hommes de vêtements, geste qui appelle le contre-don de l'entière personne des jeunes hommes, voués à devenir les hôtes ou les otages des femmes), on peut aussi dire qu'il y a domination féminine.

Pour que les hommes s'émancipent, il a fallu qu'ils rompent les uns après les autres les liens entre la structure de la production et la structure de la parenté du point de vue de la division des sexes, qu'ils modifient à leur profit l'ordre productif et qu'ils revendiquent l'indifférence a priori de la structure de la parenté à l'égard de l'identité du sexe qui transite. Cela a demandé plusieurs millénaires. Et on peut dire qu'en Chine, le renversement de la préséance de genre n'a jamais pu être opéré complètement.

4. La structure idéologique et son rôle conservateur à l'égard des rapports de genres

La religion chinoise néolithique réalise la synthèse entre la (re)production et la parenté. Pour faire évoluer le rapport entre structure de parenté et structure de (re)production, il a fallu que les hommes modifiassent simultanément la structure idéologique de la religion, moyennant un prix très lourd à payer comme on le verra.
La religion chinoise néolithique est centrée sur le système des fêtes annuelles et propose une interprétation générale du monde qui donne son sens à l'ensemble de l'activité humaine.

Sa structure idéologique comprend trois éléments :
  • le mystère de la fécondité (Nature),
  • les vertus non moins mystérieuses des femmes et des hommes, liées à la fécondité, qui les rendent capables non seulement de se reproduire, mais aussi d'accompagner la reproduction des plantes et des animaux domestiques, y compris le ver à soie ((re)production),
  • la capacité elle encore mystérieuse des femmes et des hommes à former une société stable, qui permet de conserver les vertus féminines et masculines (parenté).
Nature, (re)production, parenté, dûment hiérarchisées, sont ramenées, dans la structure idéologique, à leur racine mystérieuse commune.
Cette religion est dans ses grandes lignes héritée du paléolithique. Elle en diffère par l'accent mis sur la fécondité, caractéristique du mode de vie sédentaire, basé sur le lien entre la production agricole et l'alliance inter-familiale. La prééminence de la fécondité met ipso facto les femmes en première ligne du fait de leur vertu générative. L'exigence religieuse consistant à dégager la racine unique de la nature, de la production et de la société, cette primauté des femmes du point de vue de la fécondité entraîne la féminisation de la terre, source de la fécondité naturelle, autant que la féminisation de la structure de la parenté. Et tout cela tient ensemble et se renforce. En ce sens la religion chinoise néolithique peut être dite porteuse d'une idéologie « gyno-centrée ».

La fécondité de la nature suit le rythme de l'année et des saisons : en été elle est à son maximum, en automne elle livre ses fruits, en hiver elle est endormie, au printemps elle se réveille. L'activité des femmes comme celle des hommes accompagne la fécondité de la nature : elle l'oriente en été, elle en récolte les fruits en automne, elle se replie sur elle-même en hiver, elle accueille son éveil au printemps.

L'activité reproductive des femmes relève non plus de l'accompagnement mais de la participation à la fécondité naturelle. On a vu qu'en hiver elles confectionnaient les vêtements qu'elles offrent au printemps en échange de la vertu masculine qui déclenche la grossesse. Cette vertu masculine est un simple adjuvant à la fécondation des femmes et les hommes n'en sont pas les dépositaires exclusifs. La primauté des femmes, renforcée par la religion, implique qu'il n'y ait de relation amoureuse qu'entre les femmes et la grande aïeule, c'est-à-dire la terre, non pas cette terre domaniale qui détermine le nom de famille, mais la terre des frontières entre les domaines, ces territoires non domaniaux que constituent par excellence les monts et les rivières. Une relation sexuelle avec le mari ou n'importe quel autre homme de la famille alliée n'est pas nécessaire pour qu'une femme tombe enceinte : il suffit qu'elle entre dans les flots d'une rivière pour qu'elle soit en situation de l'être, en faisant l'amour avec la terre, par l'intermédiaire d'une vertu masculine attachée au lieu, celle des âmes mortes des hommes qui, réfugiés en hiver dans la fange des rivières, s'y répandent au printemps à la fonte des glaces. Car un homme bon est un homme mort, comme on va le voir, tandis que les femmes se succèdent dans l'unité du lignage matriarcal, en se substituant les unes aux autres dans leur relation amoureuse à la terre.

 ***
La vertu des âmes mortes n'étant pas infaillible, les fêtes du printemps prennent la forme d'orgies, dont la fonction est d'éliminer tout lien entre un individu masculin donné et l'enfant qui naîtra d'un individu féminin donné. En ce sens le mari a certes participé à la grossesse, mais il y a participé au même titre que les âmes mortes masculines et que toute sa fratrie. Il s'ensuit mécaniquement que les femmes qui ont participé activement aux fêtes du printemps sont toutes enceintes en été, et qu'elles enfantent entre elles au début de l'hiver, sans la compagnie de leurs maris, l'interdit de cohabitation entre les sexes lors de l'accouchement faisant écho au rôle de simple intermédiaire des hommes pour la fécondation.

***
Les hommes exercent d'ailleurs leur fonction d'adjuvant non seulement au printemps avec les femmes mais aussi en été avec la terre domaniale, qui est un moyen terme entre la grande aïeule des monts et des rivières et le noyau familial féminin. Le premier labour ne peut pas être opéré par un homme seul mais par un couple, l'ambivalence sexuelle neutralisant la violence faite à la terre à peine éveillée. Le fruit du labeur masculin est récolté par les hommes et échangé au cours des jeux du début de l'hiver dans leur maison commune. Il est ensuite remis aux femmes, qui en assurent l'économie générale, et dont elles assortissent les dons de vêtements aux fêtes du printemps. Dans la maison commune, les jeux masculins sont relativement violents, au sens où l'enjeu, au-delà de la mise réellement engagée (les grains), est la vie même de l'homme, le perdant mourant symboliquement au moment où le vainqueur ramasse les mises. La fin de la période de réclusion est marquée par une cérémonie, au cours de laquelle l'homme le plus âgé meurt symboliquement (en général sous la forme d'un comas éthylique), d'une mort qui promet le réveil de la fécondité.
On le comprend maintenant : c'est en mourant que l'homme catalyse la fécondité des femmes. L'homme est destiné à mourir, la femme est destinée à se survivre, telle est la pensée profonde de la religion chinoise néolithique, qui donne tout son sens à l'activité et à la sociabilité des femmes et des hommes.

*** Les illustrations de cet article sont toutes issues d'un fond iconographique maoïste familial (1974). Incapable de lire les idéogrammes chinois, je ne peux vous renseigner davantage sur leurs talentueux auteurs. Je m'en excuse.

mardi 20 juin 2017

La fête républicaine


Le 7 mars au soir, Emmanuel Macron à peine élu, les partisans de la gauche de la gauche inondaient déjà les réseaux sociaux et leurs médias de discours sur la non-représentativité du nouveau président, porté au pouvoir, selon eux, par seulement 18 % des votants.
Je n'entrerai pas dans leurs calculs (seuls les votes d'adhésion sont pris en compte ici) et je n'évoquerai qu'en passant la réponse de leurs contradicteurs (le journal Le Monde a fait valoir que la chose était vraie pour tous les présidents). Ce qui m'intéresse ici, c'est l'absence d'interruption dans le débat ou le combat politique, le refus du rituel républicain qui crée, à partir du candidat d'un parti, un représentant du peuple français dans son ensemble, et l'absence de fête républicaine. Il me semble que la fête du Louvre célébrait moins le renouveau de la figure présidentielle, que la victoire d'un homme, de sa formation politique et de ses idées.
J'avoue que m'a manqué ce que j'appelle la « fête républicaine ». Ce type d'événement me paraît en effet contenir en soi toutes les idées énoncées plus haut : c'est (1) un temps de rupture, (2) un temps d'exception, (3) un moment d'unité, si artificielle et superficielle qu'elle soit.
Sans doute la fête républicaine telle que je la décris ne peut exister aujourd'hui et n'appartient plus qu'au domaine de l'imaginaire, et c'est d'ailleurs dans un roman : Claudine à l'école (1900) de Colette, que se trouve la plus parfaite illustration, à mon sens, de ce qu'elle doit être.

Les circonstances :
Montigny, chef-lieu de province, s'apprête à recevoir, à l'occasion des comices agricoles (concours de bestiaux organisé par un comice agricole, association privée d'agriculteurs visant à l'amélioration de leurs techniques et de leurs productions), le ministre de l'Agriculture, qui doit profiter de son passage dans la ville pour inaugurer les deux nouvelles écoles. Cette visite a été préparée par le très ambitieux délégué cantonal, le docteur Dutertre.
La France que Colette peint dans son roman est celle de la Troisième république, avec son régime parlementaire, où le président est nommé par la Chambre des députés et le Sénat, réunis en Assemblée nationale, tandis que lui-même nomme ses ministres.
La France évoquée ici est celle de l'adolescence de l'écrivaine, mais les spécialistes de son œuvre ont souvent souligné que celle-ci ne se veut ni un témoignage objectif sur une époque, ni une autobiographie, que les éléments de pure fiction et les fantasmes propres à l'univers de Colette, ou destinés à piquer l'intérêt de ses lecteurs, se mêlent sans cesse aux faits réels. Bref, la vision que l'auteure nous livre de la fête républicaine est une vision construite et sans doute aussi peu fidèle que la peinture que fait Jean-Pierre Jeunet, dans Le fabuleux destin d'Amélie Poulain (2001), de la vie d'un quartier parisien.

Le programme :
[A]rrivée du train ministériel à neuf heures, les autorités municipales, les élèves des deux Écoles, enfin tout ce que la population de Montigny compte de plus remarquable attendra le ministre près de la gare, à l'entrée de la ville, et le conduira, à travers les rues pavoisées, au sein des Écoles. Là, sur une estrade, il parlera ! Et dans la grande salle de la mairie il banquettera en nombreuse compagnie. Puis, distribution des prix aux grandes personnes (car M. Jean Dupuy apporte quelques petits rubans violets et verts aux obligés de son ami Dutertre, qui réussit là un coup de maître). Le soir, grand bal dans la salle du banquet. La fanfare du chef-lieu (quelque chose de propre !) prêtera son gracieux concours.
Voilà un programme de fête républicaine qui me semble parfaitement canonique !

La célébration de la République et de ses bienfaits :
Le ministre de l'Agriculture est l'incarnation de la République française. Ce qu'est sa formation politique ? On n'en saura rien et cela n'importe guère : Toute la foule qui nous attendait dehors, foule endimanchée, emballée, prête à crier « Vive n'importe quoi ! » pousse à notre vue un grand Ah ! de feu d'artifice. L'accueillir, le fêter, c'est avant tout honorer la République et ses institutions.
Par ailleurs, sa venue est l'occasion d'une célébration des bienfaits de la République, qui apporte aux citoyens et à leur famille le progrès (Montigny a obtenu le privilège d'avoir sa gare) et l'instruction pour tous (l'école des filles et l'école des garçons toutes neuves).
La venue du ministre est aussi le moment où se renoue la relation entre des institutions républicaines centralisées et lointaines et des citoyens-électeurs qui ne sont pas en contact avec elles en temps ordinaire.
Colette, toujours malicieuse, note la parenté entre les fêtes religieuse et républicaine. Le contenu change, mais la forme demeure : [B]ien sûr, les robes blanches, les fleurs, les bannières, ont donné à ce brave homme [le sacristain] l'illusion qu'il assistait à une Fête-Dieu un peu plus laïque et, obéissant à une longue habitude, il nous enlève nos cierges, je veux dire nos drapeaux, à la fin de la cérémonie.

La fête :
La fête se trouve déjà dans le temps qui la précède. Ceux qui y prendront part, sont aussi ceux qui la préparent. C'est un trait spécifique de la fête républicaine chez Colette, qui n'est pas un divertissement que l'on consomme ou dont on est seulement spectateur. On est très loin ici de ce qui a été l'une des plus grandes fêtes patriotiques et citoyennes de notre époque, je veux parler de la célébration, en 1989, du bicentenaire de la révolution française, qui a consisté en un défilé militaire et une immense parade à travers Paris de 6000 artistes et figurants, organisée par Jean-Paul Goude, bref un événement festif entièrement aux mains de professionnels.
La fête marque une rupture dans le cours ordinaire des choses : les activités courantes sont mises entre parenthèses, les gens délaissent leur travail, le programme scolaire est oublié (Les livres et les cahiers dorment sous les pupitres fermés...)... Le désordre, mais un désordre positif, est intimement lié à cette rupture : La ville et l'école sont sens dessus dessous. Et si le travail de tous les jours s'interrompt, un autre, lié aux préparatifs de la visite ministérielle, enthousiaste et joyeux, intense, dépourvu de règles et pourtant efficace, prend sa place : [C]'est à qui se lèvera la première pour courir tout de suite à l'École transformée en atelier de fleuriste.
La fête est donc un temps d'exception, où les conventions sociales qui prévalent dans la vie courante, sont provisoirement abandonnées. La contrainte vestimentaire imposée à ces figures d'autorité que sont les institutrices, qui incarnent le reste du temps la contrainte sociale, est l'une des premières à sauter : [Q]uand ces demoiselles descendent enfin, et elles en prennent à leur aise aussi, au point de vue toilette ! Mademoiselle Sergent s'exhibe en peignoir de batiste rouge (sans corset, fièrement) ; sa câline adjointe la suit, en pantoufles, les yeux ensommeillés et tendres. On [les écolières et leurs maîtresses] vit en famille ; avant-hier matin, mademoiselle Aimée, s'étant lavé la tête, est descendue les cheveux défaits et encore humides... Les jeunes filles travaillent bientôt en sous-vêtements dans leur salle de classes et la séparation des sexes dans le cadre scolaire se fait moins rigide, avec des périodes de travail mixte, qui sont autant d'occasions de flirt, habituellement rare : Cette inauguration ministérielle autorise d'aimables libertés dans les rues, et à l'École aussi, paraît-il !). La fête à venir fait donc souffler sur la petite ville de Montigny un vent délicieux de liberté, où hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, trouvent leur compte.

Le rassemblement autour d'un même projet :
Nous avons donc vu que la préparation de la fête mobilise les habitants de Montigny, tous unis pour atteindre un même but.
La poursuite d'un but commun a pour effet de réduire la distance qui sépare les sexes et les différentes classes sociales. Un des symptômes de ce phénomène est une familiarité inédite, une plus grande simplicité dans les rapports sociaux (Tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie…). Il y a là en quelque sorte la réalisation des valeurs républicaines d'égalité et de fraternité.
Cependant cette société festive moins cloisonnée reste profondément marquée par le sexisme et le paternalisme. Trois jeunes écolières, dont Claudine, la narratrice, sont chargées d'incarner un symbole, le drapeau français. Incarner l'abstrait revient généralement aux femmes dans toutes les sociétés occidentales qui leur refusent un rôle concret dans la sphère politique. Chargées de figurer de nobles idéaux, ainsi que la pureté et l'intégrité de ces idéaux (d'où le choix de jeunes filles, qui porteront des robes d'un blanc virginal), elles sont également là pour offrir un spectacle agréable et divertissant aux officiels. Voici ce que leur dit le délégué cantonal, le libidineux docteur Dutertre : Ne faites pas les petites dindes ! Il en faut une en blanc pur, une en blanc avec rubans bleus, une en blanc avec rubans rouges, pour figurer un drapeau d'honneur, eh ! eh ! un petit drapeau pas vilain du tout ! Tu en es, bien entendu, du drapeau, toi (c'est moi, ça !), tu es décorative, et puis j'aime qu'on te voie. (...). C'est bon, espèce de petite vierge, tu feras le milieu du drapeau. Et tu réciteras un speech à mon ministre d'ami, il ne s'embêtera pas à te regarder, sais-tu ?
Cette unité populaire autour d'un projet commun va jusqu'à l'intégration des marges de la société qui en sont habituellement exclues : Je n'ai jamais vu en semblable effervescence cette population de bandits qui, d'ordinaire, se fichent de tout, même de la politique ; (...) ! La bande à Louchard, six ou sept vauriens dépeupleurs de forêts, passent en chantant, invisibles sous des monceaux de lierre en guirlandes, qui traînent derrière eux avec un chuchotement doux. La fête possède une force centripète qui ramène des personnes vivant hors de la ville dans la ville.
Cette abolition relative des distinctions se retrouve sur un tout autre plan, celui de la géographie. L'opposition établie traditionnellement entre la ville et ce qui n'est pas la ville, entre espaces urbains et espaces naturels, se réduit. Montigny, où les rues méconnaissables, [sont] transformées en allées de forêt, en décors de parc, tout embaumées de l'odeur pénétrante des sapins coupés, et la forêt qui l'entoure semblent se confondre : On dirait que les bois qui cernent Montigny l'ont envahi, sont venus, presque, l'ensevelir... Le temps de la venue du ministre, la ville se transforme, est transfigurée : elle perd son caractère familier, pour gagner quelque chose d'étrange, de troublant et d'extraordinaire.

Le chaos et le mal :
La fête républicaine, comme toute fête, comporte un aspect plus sombre. La violence et le crime, bref le désordre, cette fois négatif et que j'appellerai donc « chaos », n'en sont nullement absents.
[Les gars] vont dans le bois de la commune – et dans les bois privés aussi, j'en suis sûre – choisir leurs arbres et les marquer : les préparatifs de la visite ministérielle sont donc l'occasion de vols. On peut voir dans ces vols, non pas permis, mais largement tolérés, une sorte d'abolition provisoire de la propriété privée, qui rejoint celle des classes sociales et des hiérarchies, dont j'ai parlé plus haut.
Heureux pays ! Pendant ce temps-là on ravage les bois, on braconne jour et nuit, on se bat dans les cabarets, et une vachère du Chêne-Fendu a donné son nouveau-né à manger aux cochons : le rassemblement populaire évoqué précédemment, dissimule donc des forces de désunion et de destruction sociales. Colette les évoque avec légèreté et désinvolture, car c'est le ton général du roman, mais aussi parce que les crimes commis dans un contexte de fête ne sont pas soumis aux jugements de valeur qui prévalent en temps ordinaire. D'ailleurs ils n'auront aucune conséquence grave pour leurs auteurs. Le célèbre adage : what happens in Vegas stays in Vegas pourrait s'appliquer ici de façon opportune.
J'ai beaucoup parlé de la mise-en-œuvre harmonieuse d'un projet commun, mais cette harmonie n'est qu'apparente, elle est traversée de mouvements de désunion : Les rues luttent entre elles, la rue du Cloître édifie trois arcs de triomphe, parce que la Grande-Rue en promettait deux, un à chaque bout. La noble émulation n'est pas loin de la haine, l'unité de la dislocation, le joyeux désordre du sombre chaos ; enfin si la fête ne se change pas en ce qui lui semble le plus opposé : le combat et la guerre, ce n'est que parce qu'elle ne dure qu'un temps : Il ne faudrait pas plus de quinze jours de cette émulation batailleuse pour que tout le monde s'entr'égorgeât.

Fête républicaine et laïque vs fête religieuse et royale ?
J'ai déjà relevé la parenté qu'établit Colette entre l'accueil du ministre et la célébration de la Fête-Dieu, mais cette fête républicaine et laïque contient également le souvenir de fêtes bien moins démocratiques : les cérémonies d'entrée royale.
Cette cérémonie accompagne, du milieu du XIVè au XVIIè siècle, l'arrivée du roi de France dans l'une des villes de son royaume : les rues et les enceintes sont tendues de draps (comme les églises pendant les grandes fêtes du calendrier religieux), des architectures éphémères voient le jour, un cortège bruyant escorte jusqu'à l'église principale le royal visiteur qui avance le plus souvent sous un dais, comme le Saint-Sacrement promené par les rues lors de la Fête-Dieu, des représentations théâtrales jalonnent la progression du cortège... L'entrée royale s'apparente à une grande solennité religieuse, qui souligne la sacralité du pouvoir royal et de la personne du roi, devenu Rex imago Dei. Ces entrées royales sont l'occasion de marquer l'adhésion du peuple à la politique royale et son attachement au roi. Pour le roi et ses conseillers, ce sont de véritables outils de propagande et le moyen d'affirmer la domination royale sur un pouvoir municipal et une communauté asservis (signifiée par la remise des clefs de la ville, les louanges données...).
La ressemblance des cérémonies d'entrée royale avec la fête républicaine telle que la décrit Colette, me semble flagrante. Quels que soient les contenus idéologiques, avec des variations dans les symboles, la fête urbaine demeure un moment politique et social essentiel à travers les siècles.

mercredi 26 avril 2017

Avez-vous jamais entendu parler de Cauchemar ?

Dans les Souvenirs de la Marquise de Créquy, toujours riches en histoires et anecdotes passionnantes, je lis ce court récit :
Avez-vous jamais entendu parler de Cauchemar ? C'est qu'il y avait alors par le monde une appréhension cruelle avec une fameuse histoire de cauchemar en circulation. Il y avait deux ou trois ans que la Duchesse de Devonshire* éprouvait toujours le même cauchemar : c'était l'apparition d'un horrible singe qui sortait brusquement de sous terre, et qui venait l'arracher de son lit aussitôt qu'elle avait fermé les yeux. Avant de lâcher son bras droit, car c'était toujours par là qu'il la saisissait, et avant de l'étendre sur le dos au milieu de la chambre, il avait pris l'habitude de lui pousser, avec une patte de son train de derrière, un coussin de pied sous les reins ; et quand elle était dans cette posture, il sautait sur sa poitrine, il y restait immobile et accroupi en étalant ses vilaines mains sur ses deux bajoues, et lui mirant le fond des yeux jusqu'à son réveil. Voilà comme elle passait toutes ses nuits, cette malheureuse Anglaise. Elle en était tombée dans un état de langueur et de consomption pitoyable : aucun médecin ne pouvait la débarrasser de ce cauchemar, et Tronchin** lui-même avait fait le voyage d'Angleterre inutilement.
* Georgiana Spencer Cavendish, duchesse du Devonshire (7 juin 1757 – 30 mars 1806) fut une aristocrate anglaise célèbre par sa beauté et son esprit, une mondaine qui tenait salon et réunissait autour d'elle un cercle important de personnalités littéraires et politiques, une écrivaine (Le sylphe, Le passage du mont Saint-Gothard...) ainsi qu'une militante politique, soutien actif du Parti whig. C'est la duchesse du film du même nom de Saul Dibb (2008), où son personnage est interprété par la gracieuse Keira Knightley. Pour la minute Stéphane Bern, elle se trouve être aussi l'aïeule de Lady Di et de sa belle-sœur, Sarah Ferguson.
 Georgiana Duchesse de Devonshire, par Thomas Gainsborough, 1783.
  Même peintre et même sujet, 1787.
** Théodore Tronchin (24 juin 1709 – 30 novembre 1781), médecin suisse très célèbre en son temps, promoteur de l'inoculation et collaborateur à l'Encyclopédie. La date de sa mort (1781) prouve avec certitude que l'épisode raconté par Mme de Créquy est antérieur aux années 80. Il se situe vraisemblablement après 1774, date du mariage de la duchesse, qui marque le début de sa vie mondaine et d'une célébrité seule capable de faire de ses cauchemars le sujet des conversations de la noblesse française (et donc de toute l'aristocratie européenne).

Cette relation détaillée et pittoresque de Mme de Créquy m'a aussitôt évoqué un célèbre tableau du peintre suisse Johann Heinrich Füssli, intitulé Le cauchemar. Ce tableau avait rencontré à l'époque un tel succès que l'auteur en avait ensuite peint plusieurs versions différentes. Trois d'entre elles nous sont parvenues.
 Première version de l'œuvre (1781).
  Version de 1783 (gravure de Thomas Burke).
Presque tous les éléments les plus frappants du rêve s'y retrouvent : les circonstances, les protagonistes, la posture de la femme et du singe, le coussin glissé sous les reins... La ressemblance est plus ou moins forte selon les versions, celle de 1790 – 1791 étant la plus fidèle.
  Version de 1790 – 1791.
Quelques points de divergence majeurs existent cependant :
  • Le regard du singe, dirigé sur la duchesse dans son rêve, sur le spectateur pour le tableau. Cette différence s'explique par la mise en œuvre (habile) par Füssli d'un procédé pictural classique, qui permet de capter l'attention, d'établir un lien entre la toile et celui qui la regarde, de susciter son intérêt et ses émotions (ici, l'inquiétude). Ce regard du singe qui semble nous interroger, reflète nos propres interrogations face au tableau et augmente notre identification à la victime, dès lors que nous connaissons l'histoire de Georgiana Cavendish.
  • Je parle d'un « singe », terme apparemment employé par la duchesse, mais la créature accroupie du tableau s'apparenterait plutôt à un démon.
  • La tête de cheval, qu'on ne retrouve sur aucun des croquis préalables, et qui est sans doute un clin d'œil au sujet du tableau (le cauchemar) : nightmare, quoique cela soit faux étymologiquement, a souvent été compris comme « la jument de la nuit » (mare = jument en anglais).
Je n'ai rien trouvé sur internet qui confirme mes suppositions. Les hypothèses pour expliquer le sens de cet étrange tableau sont nombreuses, convoquant la psychanalyse et / ou certaines circonstances de la vie privée du peintre. Celui-ci n'a fourni aucun renseignement à ce propos, ni sur ses sources d'inspiration. Néanmoins, le fait que Füssli vivait et travaillait à Londres dans la période où devait circuler le récit des cauchemars de Georgiana Cavendish (il était revenu en Angleterre en 1779), tendrait à me donner raison. ;-)
Tous les commentateurs semblent s'accorder à faire une lecture sexuelle de l'œuvre : parce que la scène se passe dans un lit ? À cause de la posture de la femme, où, pour ma part, je ne vois rien de sensuel, et qui me semble plutôt exprimer la souffrance ? À ce propos, je ne résiste pas à vous rapporter cette analyse trouvée dans Wikipédia :
Certaines interprétations de cette peinture voient dans le démon un symbole de la libido masculine, l'acte sexuel serait évoqué par l'intrusion du cheval à travers le rideau.
L'art européen au XIXe siècle, Chu, Petra Ten-Doesschate, 2006.
On parle ici d'acte sexuel, de désir masculin, à l'occasion d'une toile qui représente une femme endormie, passive et non consentante. Cela en dit long sur une certaine vision psychanalytique de la sexualité masculine, où la femme est absente comme sujet et partenaire, et qui s'arrange très bien du viol : effrayant !
Le cinéaste Éric Rohmer a choisi de faire, dans l'un des plans de son film La marquise d'O... (1976), une référence explicite au tableau de Füssli : son héroïne, évanouie sous l'effet de la terreur, qui va être bientôt violée, est filmée dans la même posture que la femme du tableau. Le cinéaste établit, involontairement peut-être (le film, tiré d'une œuvre de Heinrich von Kleist, a un regard très très indulgent sur le viol), une relation entre le démon accroupi et le viol / violeur. À moins qu'il s'agisse là d'un procédé d'esthétisation du viol.
  Suis-je la seule à trouver que la référence ne saute pas aux yeux ?
Le cauchemar relaté par Mme de Créquy et représenté dans le tableau de Füssli, n'a pas grand-chose à voir avec ce mot tel qu'il est compris dans la langue courante, où il est synonyme de « mauvais rêve ». Il s'agit ici d'un phénomène grave de paralysie du sommeil. D'où les nombreux médecins qui se succèdent sans succès au chevet de la célèbre malade. Les symptômes du cauchemar sont donc la paralysie (le sujet, conscient, ne peut effectuer aucun mouvement), combinée avec des sensations de suffocation et d'oppression, des hallucinations visuelles et auditives, de violentes angoisses... Le suffixe mare renvoie justement à certains de ces symptômes : la mare, mot dérivé du picard et emprunté au néerlandais, où il signifie « fantôme », désigne un spectre femelle malveillant, se plaçant sur la poitrine du dormeur et le faisant suffoquer sous son poids.
Concluons sur une note positive : ce rêve récurrent, obsédant, morbide, sera finalement guéri par Jacques Cazotte (1720 – 1793), auteur entre autres du Diable amoureux et spécialiste des sciences ésotériques.