Cette œuvre n'est pas à
proprement parler fondatrice de la culture masculine, mais elle est
le reflet de sa progression au sein d'une société mésopotamienne
qui s'est donné le projet de permettre aux hommes d'être des hommes
sans recourir aux femmes, de se dire hommes sans avoir été au
préalable déclarés hommes par les femmes.
Qu'il n'y ait pas eu, de
tout temps, une culture masculine bien établie, qu'une telle culture
se soit construite dans la douleur et très récemment (au mieux
depuis une demi-dizaine de milliers d'années), c'est ce que prouve
le virilisme frileux de l'épopée de Gilgamesh, incapable de dire la
relation d'homme à homme sans dire la relation de l'homme à la
femme et sans évoquer la passivité de l'homme et la liberté de la
femme dans cette relation.
Tâchons de déconstruire
pas à pas cette ode à la virilité, afin d'en découvrir les
failles.
L'épopée de Gilgamesh,
c'est essentiellement l'histoire d'une amitié masculine (celle de
Gilgamesh et d'Enkidu). Le contenu de l'amitié masculine, telle
qu'elle apparaît dans l'épopée de Gilgamesh, c'est l'aventure au
coude à coude. Et le récit qui en est fait, c'est un homme qui le
raconte à un autre homme. Voilà ce qui ressort d'une première
lecture de l'œuvre.
Si l'existence et la
nature de l'amitié masculine paraissent évidentes aujourd'hui, il
semble que ce ne soit pas le cas dans l'épopée de Gilgamesh.
L'amitié, type nouveau de relation entre hommes, y est présentée
comme la solution à un problème, et comme une solution qui ne
s'impose pas de soi, qui réclame un complément.
Le problème auquel
répond l'amitié, c'est celui de l'indifférence de la virilité à
la vertu et au vice. Gilgamesh, au début de l'épopée, avant qu'il
ne rencontre Enkidu, est présenté comme l'incarnation de la
virilité, mais aussi comme l'archétype du tyran, « qui ne
laisse pas un fils à son père », « qui ne laisse pas
une fille à sa mère ». Sans amitié masculine, pas de vertu
dans la virilité. Si l'amitié répond au problème de l'absence de
lien essentiel (d'inhérence disent les philosophes) entre la
virilité et la vertu, elle n'est pas facile à gagner et elle peut
aisément se perdre. Perdue, un complément lui est nécessaire pour
que ses effets positifs sur la virilité lui survivent. Lorsque meurt
Enkidu, Gilgamesh en devient fou, figure du « mauvais »
sauvage, symétrique du tyran qu'il avait été avant de connaître
Enkidu. La quête solitaire de Gilgamesh, obsédé par la mort, se
clôt sur un retour progressif à la normale, moyennant le gain d'un
conseiller (UrShanabi le nocher) : c'est en substituant à l'ami
perdu l'entourage vertueux de sages conseillers que l'homme viril
peut prolonger les effets bénéfiques de l'amitié. Il n'y a pas
d'effet durable de l'amitié sans substitution à l'ami perdu d'un
bon entourage, mais à rebours un homme n'est pas capable de se
choisir un bon entourage s'il n'a pas connu préalablement d'amitié
virile.
L'amitié semble avoir
été une chose suffisamment nouvelle en Mésopotamie pour que
l'épopée se fasse l'écho de la question de sa genèse. Non
seulement l'amitié masculine impose ses conditions pour être ce
qu'elle a à être (la vertu de la virilité), mais elle a besoin de
certaines conditions pour naître.
Ce qu'exige l'amitié
masculine, c'est l'inégalité entre les amis. Elle est asymétrique,
l'amant (c'est-à-dire l'ami en situation de supériorité) n'a pas
le même statut que l'aimé (c'est-à-dire l'ami en situation
d'infériorité). Deux hommes, égaux en virilité et de surcroît
égaux par le statut, ce n'est pas l'amitié, c'est la guerre.
Enkidu, dès qu'il apprend l'existence de Gilgamesh, songe à se
battre avec lui, à se battre jusqu'à la mort ou la fuite de l'un
des deux ; lorsqu'ils se rencontrent effectivement, Enkidu et
Gilgamesh s'affrontent ; ce n'est que lorsqu'est révélée la
différence de statut entre Enkidu et Gilgamesh qu'Enkidu s'effondre
et que leur amitié peut naître. Enkidu est un orphelin : il
n'a ni famille ni cité. Cette tare n'est pas choisie au hasard. À cause d'elle, la virilité d'Enkidu s'exerce gratuitement, elle ne
sert à défendre ni l'intérêt de sa famille ni ses intérêts dans
sa cité, elle est libre, elle ne suit que la raison, elle est juste.
Mais sans attache, exclu de tout et éloigné de tous, Enkidu ne
trouve pas à exercer sa vertu virile, elle reste lettre morte. C'est
en se mettant au service d'un homme attaché à une famille et à une
cité, en redoublant sa virilité et en lui imprimant le sceau de la
vertu, qu'il peut véritablement agir : tel est Gilgamesh, roi
d'Uruk, avide du gain de force que peut lui offrir Enkidu, et prêt
pour cela à suivre ses justes avis. L'amitié entre Gilgamesh et
Enkidu prend ainsi la forme d'une fraternité adoptive où l'amant
trouve en l'aimé le double qui n'existe que pour le servir et le
conseiller.
Or Enkidu est le double
de Gilgamesh à un autre titre : il est son substitut tout désigné à l'approche de la mort. Les Mésopotamiens pratiquaient
en effet la substitution du roi par un individu sans attache (sauf
exceptions), lorsque les astrologues et les autres clairvoyants du
palais pronostiquaient sa mort prochaine : alors que le roi
restait cloîtré dans ses appartements privés, le substitut le
remplaçait pour les actes publics qu'il devait accomplir avant
l'échéance fatale. Le moment venu, le substitut était sacrifié et
offert à Ereshkigal (la reine des Enfers) à la place du roi, suite à quoi tout rentrait
dans l'ordre. Les aventures de Gilgamesh et Enkidu les amènent à multiplier les fautes envers les dieux, et c'est à la suite d'une ultime faute de Gilgamesh qu'Enkidu trouve finalement
la mort. Il n'est pas facile d'être l'aimé très viril d'un amant
très viril.
Pour que l'amitié
masculine soit ce qu'elle a à être (et qu'elle le soit en imposant
des conditions difficiles à assumer), il lui faut encore naître. Et
c'est là que les femmes entrent en scène. Enkidu ne peut devenir
l'aimé de Gilgamesh que s'il devient son frère adoptif. Or cette
trajectoire qui mène Enkidu à Gilgamesh est l'œuvre des femmes.
Aruru est la première
d'entre elles, elle qui fit les êtres humains sur le plan imaginé
par le rusé Enki. Pour que Enkidu naisse de rien, qu'il dispose dès
l'origine de la liberté que suppose la justice et la vertu en
général, il faut qu'il soit créé comme le fut le premier homme,
tâche qui revient à la déesse Aruru.
Enkidu ne naît pas mais
est créé. Il est séparé des êtres humains, figure du bon
sauvage, ultra viril mais libre et juste, se nourrissant d'herbes et
s'abreuvant d'eau fraîche aux côtés de ses compagnes les gazelles.
Entre Enkidu et Gilgamesh, la distance est énorme : c'est celle
qui sépare la sauvagerie et la civilisation, le désert et la ville.
Or le passage de l'une à l'autre est périlleux : la frontière
est par nature belliqueuse. Enkidu, en la franchissant, pourrait y
perdre sa liberté et sa vertu, il pourrait, en déclenchant une
guerre, ou plutôt une battue, se faire prendre et être réduit en
esclavage. Aucun homme en tant qu'homme ne peut mener Enkidu à
Gilgamesh. C'est à une femme, à la prostituée Samhat, que revient
cette mission délicate.
Les premiers contacts
entre Enkidu et les hommes sont difficiles : ceux qui vivent aux
frontières sont des paysans et des pasteurs dont l'activité
complémentaire est la chasse au petit gibier par la pose de pièges.
En découvrant et détruisant les pièges qui menacent ses compagnes,
Enkidu désespère les villageois. Et dans un cas comme celui-là,
ces derniers doivent faire appel au roi. Gilgamesh décide
opportunément de ne pas partir en guerre contre Enkidu, mais de
l'attirer jusqu'à lui. Attirer le sauvage dans l'aire civilisée, le
faire progresser jusqu'à la ville en le familiarisant avec ses us,
c'est le rôle de la prostituée Samhat.
Samhat sort de la ville,
passe la frontière, va à la rencontre d'Enkidu, sexe nu. La
séduction est immédiate, Enkidu épuise sa force virile dans l'acte
sexuel, mais le voilà transformé : les gazelles ne le
reconnaissent plus, elle fuient et lui ne peut les rattraper, jambes
coupées par l'ébat. Ne s'expliquant pas ce qui lui arrive, il se
tourne vers Samhat... et comprend ses paroles : l'union avec
cette femme l'a civilisé, la langue mésopotamienne s'est emparée
de lui. L'œuvre de Samhat ne s'arrête pas là. Maîtrisant l'art de
l'ébat sexuel, elle maîtrise encore l'art de la parole persuasive,
qui est moins une parole publique qu'une parole dite dans l'intimité
de la relation amoureuse, quelque passagère qu'elle soit. Samhat
persuade Enkidu de franchir la frontière, de rejoindre Uruk et de
s'y présenter à Gilgamesh. Enkidu est encore à demi-sauvage et en
entendant parler de Gilgamesh, sa virilité se réveille, il veut
l'affronter. Le travail de Samhat n'est donc pas fini, et si elle ne peut
par elle-même éteindre durablement la fougue d'Enkidu, elle peut du
moins l'affaiblir suffisamment pour qu'au moment décisif le combat
entre les deux hommes forts tourne court. Pour cela, Enkidu doit
passer quelques temps parmi les villageois qu'il a tant effrayés,
changer de régime alimentaire, passer de l'eau à la bière et de
l'herbe au pain, participer à la vie du village en hôte qui, par sa
force, protège les plus faibles. En défendant les troupeaux contre
les bêtes sauvages, Enkidu trouve à employer sa force avec justice,
justice pour les animaux domestiqués, justice pour les villageois
trop faibles pour les défendre avec succès. Enkidu accède
doucement à une petite royauté anonyme, fondée seulement sur le
mérite. Telle est encore l'œuvre de Samhat. C'est à ce moment
qu'elle juge opportun de le conduire à Uruk.
L'épopée fait de Samhat
l'archétype de la prostituée libérale. Ce n'est pas Samhat
l'artificieuse qui civilise Enkidu, c'est l'art de la prostitution en
général qui civilise l'innocence sauvage en général. La
prostitution est l'exact complément structural de la guerre :
si cette dernière est le vecteur violent de l'unité culturelle des
civilisés entre eux, la première est le vecteur pacifiant du
rayonnement de la civilisation sur ce qui l'entoure « au
passé », sur le primitif, sur le bon sauvage dont a émergé
le civilisé. La prostitution fait le lien entre passé et présent,
tire le passé vers le présent. C'est au moment de mourir qu'Enkidu
se souvient de Samhat : sans elle, il gambaderait encore parmi
les gazelles. À ce point du récit « l'auteur »
de l'épopée brosse le tableau contrasté de la prostitution
libérale en Mésopotamie. En maudissant Samhat, c'est la prostituée
des remparts qu'il décrit, puis, suite à l'intervention de Shamash (le dieu du soleil),
qui lui rappelle que sans elle, jamais il ne serait passé à la
postérité, en bénissant Samhat, c'est la courtisane de luxe qu'il
décrit cette fois, et ses traits ne sont pas sans rappeler
ceux d'Ishtar.
Après avoir mené Enkidu à Uruk, Samhat
passe le relais à Ninsuna, la mère de Gilgamesh. Celle-ci n'est
d'ailleurs pas restée inactive, car elle a interprété les rêves
de son fils, où celui-ci se trouvait mis en difficulté dans un
combat mortel contre un adversaire inconnu : Ninsuna
lui annonçait la venue d'un être exceptionnel qui se mettrait à
son service. Lorsqu'Enkidu apparaît en ville, Gilgamesh est
sur le point de commettre un acte injuste en revendiquant son
droit de cuissage sur une jeune mariée ; Enkidu s'interpose et
le combat s'engage. Gilgamesh est décontenancé : il reconnaît
l'adversaire qui hantait ses rêves, et se tourne vers celle qui les
interprétait. Ninsuna énonce alors la formule constitutionnelle de
l'amitié masculine : Gilgamesh ne peut pas se battre avec
Enkidu, parce qu'Enkidu n'est pas son égal, que sans père et sans
mère, dépourvu de famille et de patrie, il n'a personne à
défendre, il ne doit à personne de se battre. Enkidu, devant la
révélation de son statut d'orphelin, s'effondre en larmes, le
combat est terminé. C'est alors que Ninsuna propose d'adopter
Enkidu : frère adoptif de Gilgamesh, il pourra mettre sa force
juste au service du roi, et tous deux connaîtront un sentiment
nouveau, bâti sur des prouesses : l'amitié masculine.
Une belle amitié est née : l'aventure peut commencer (image extraite de la série Spartacus)
Trois femmes, une déesse
de premier plan créatrice de l'humanité, une humaine représentant
les corporations des prostituées libérales, une déesse secondaire
mère du roi, concourent ainsi à rendre possible la naissance de
l'amitié masculine. Il fallait qu'Enkidu disposât d'une pureté
vertueuse libre de toute attache intéressée, il fallait encore
qu'Enkidu accédât pas à pas à Uruk sans y perdre sa vertu, il
fallait enfin qu'un lien original, la fraternité adoptive, attachât
Enkidu à Gilgamesh et apportât à ce dernier une force redoublée
guidée par la vertu. Qu'en conclure, si ce n'est que dans l'épopée,
les femmes sont encore reconnues comme la source et le véhicule de
la vertu ?
Une fois rassemblées les
conditions nécessaires et suffisantes à la naissance de l'amitié
masculine, celle-ci pourrait rompre avec son origine et se
déployer dans une ambiance exclusivement virile. Rien n'empêchait l'épopée
de prendre ce tour, et pourtant c'est tout le contraire qui se passe.
Au faîte de leur gloire commune, après avoir traversé de
nombreuses épreuves et œuvré pour la grandeur de la civilisation
mésopotamienne, Gilgamesh et Enkidu font la rencontre d'Ishtar, ce
qui marque le début de la fin de leur amitié. Enkidu en meurt, et
le récit enchaîne sur la quête de Gilgamesh, « l'homme qui
ne voulait pas mourir » (et qui mourra tout de même).
Qu'Enkidu finisse par mourir, cela fait partie de l'histoire de
l'amitié masculine, que Gilgamesh s'en désespère jusqu'à la
folie, cela permet de manifester la force du lien qui unit les deux
héros, mais que cette mort soit liée à la rencontre d'Ishtar, cela
ne s'explique que par la nécessité d'évoquer le rapport
d'exclusion réciproque entre l'amitié masculine et l'amour féminin.
Ce qui est éprouvé, c'est la solidité de l'amitié masculine face
à cet amour qui se présente comme son rival, son opposé structurel
et son plus terrible ennemi. Car l'amitié masculine s'ente sur
l'amour entre homme et femme, le parasite et cherche à en absorber
la force. Mais si l'amitié masculine est amitié d'un amant pour un
aimé, l'amour est amour d'une amante pour ce même amant réduit à
être aimé. L'amour surmonte l'amitié et c'est bien ce qu'avoue
tristement l'épopée, que l'amitié masculine n'est pas (encore)
capable d'affronter directement l'amour (féminin par l'origine,
mixte par ceux qu'il lie), que son essor au détriment de l'amour ne
fait que différer l'éclosion de ce dernier, et que cette éclosion
est la dernière aventure de l'amitié masculine avant qu'elle ne se
métamorphose en compagnonnage de bon conseil.
De retour à Uruk après
sa dernière aventure avec Enkidu, Gilgamesh se pare de ses vêtements
royaux et Ishtar pose les yeux sur lui. Le récit se
divise en trois parties : le dialogue entre Gilgamesh et Ishtar,
le combat de Gilgamesh et Enkidu contre le taureau envoyé par
Ishtar, l'offense d'Enkidu à l'égard d'Ishtar et sa mort (différée
mais rapportée a posteriori à cette dernière preuve d'hubris, de
démesure, à l'insulte directe à une déesse de premier ordre).
Le dialogue entre
Gilgamesh et Ishtar expose la structure de la relation amoureuse en
Mésopotamie (voir ici), mais il l'expose en la déformant, trahissant
ainsi la mainmise masculine littéraire sur le mythe d'Ishtar. La
structure exposée est relativement simple : la femme, en
devenant l'amante (active) de l'aimé (passif), lui offre de bénir
ses biens, son domaine, ses alliances, et l'homme, en qualité d'aimé
de son amante, se doit, en retour, de lui rendre hommage, de la
satisfaire. Cette structure est déformée par l'auteur de l'épopée,
d'abord quand il fait dire à Gilgamesh que les offrandes à sa dame
(bijoux, vêtements de luxe, mets fins, etc.) solliciteront toute son
énergie jusqu'à l'épuisement, ensuite quand il met en avant l'asymétrie amoureuse entre l'aimé et
l'amante, asymétrie qui comporte le risque que l'amante délaisse l'aimé devenu dépendant (on est très proche de ce que Platon écrira, un peu moins
de mille ans plus tard, dans le Phèdre, à propos de Lysias –
figure masculine d'Ishtar). La déformation est portée à son
maximum dans le résumé que fait Gilgamesh des prouesses amoureuses
d'Ishtar, car il s'agit bien là de prouesses, Ishtar mettant en
quelque sorte un point d'honneur à multiplier les conquêtes
amoureuses, qui forment comme un tableau de chasse, où se trouvent
pêle-mêle dieux, animaux, rois et serviteurs, ayant tous en commun
d'avoir (très) mal fini. Si, à travers la figure d'Ishtar, la femme
(dans la version qu'en offre la courtisane, qui change
continuellement d'aimé) est clairement mise en accusation pour sa
position dominante dans la relation amoureuse, l'hyperbole des
prouesses de la déesse a pour fonction de marquer la fin des
aventures masculines des deux héros, car quand se dresse Ishtar, il
n'y a pas d'issue pour l'homme qui reçoit sa demande d'amour :
soit il accepte, se ruine et se désespère quand elle l'abandonne,
soit il refuse et elle se venge. L'Ishtar de l'épopée de Gilgamesh
est la déesse de l'amour, auquel est venu s'ajouter, par
syncrétisme très suggestif, la guerre – c'est une amante agressive et redoutable. Elle est pour les hommes la figure de l'impasse,
de la double emprise (double bind), de l'aporie (dont les Grecs
feront si grand cas), dont il est absolument impossible de sortir
(c'est bien autre chose que le labyrinthe crétois, que les énigmes
de la sphinge, ou même que le chant entêtant des sirènes
homériques, qui comportent toujours une issue).
Ishtar, figure de la mangeuse d'hommes (image extraite du film Maneater)
Gilgamesh prend le parti
de se refuser à Ishtar. Celle-ci demande à Anu (dieu suprême du
panthéon et père de la déesse) un taureau géant pour terrasser
Gilgamesh, sans quoi elle ouvrira sous Uruk les portes de l'enfer
d'où les morts sortiront pour s'emparer des vivants. Anu ne peut qu'accepter,
sous quelques conditions tout de même (la compensation des
destructions agricoles causées par le monstre). Les deux amis sortent triomphants de ce combat, mais c'est au prix d'une suprême démesure, dont
se rend coupable Enkidu à la place de Gilgamesh, Enkidu qui jette à
la figure d'Ishtar une patte démembrée du taureau. Moralité :
la victoire de l'amitié masculine sur l'amour féminin est
temporaire et contraire à la nature (divine) des choses.
Ishtar ouvre les portes de l'enfer : elle fait sortir les morts de leur tombe
(image extraite du film Shaun of the Dead)
Ce n'est que bien plus
tard qu'Enkidu sent la mort s'insinuer en lui. Il meurt comme doit mourir le substitut de Gilgamesh,
celui par qui Gilgamesh est devenu un héros. Une gloire héroïque
capable de durer longtemps réclame un certain nombre de prouesses
extraordinaires, et celles-ci consistent à transgresser une limite
posée par le divin (par exemple exploiter une forêt initialement
maintenue par les dieux à l'état sauvage), donc à commettre des
actes de démesure qui, s'accumulant, quoique à demi pardonnés par
des offrandes pieuses, finissent par provoquer la colère des dieux.
Un substitut au héros est nécessaire, et c'est à l'ami du héros
que revient, selon « l'auteur » de l'épopée, cette
fonction. Mais il faudra supporter la perte de l'ami (ce qui est
toujours préférable à l'amour d'Ishtar).
Ishtar, déesse de la
fertilité à laquelle la guerre s'est adjointe, plus tard et plus
généralement nom du divin au féminin, Ishtar est la cible
inatteignable du virilisme mésopotamien. Elle est la limite au-delà
de laquelle l'homme du second millénaire avant notre ère n'a pas
encore appris à penser. Elle est le point d'orgue, l'acmé et la fin
de l'épopée de Gilgamesh, comme l'amour féminin est le modèle
structurel et l'épreuve inéluctable de cette amitié masculine qui
tente de se dire en termes virilistes et de se consolider dans la
société mésopotamienne. Oui, l'épopée de Gilgamesh est une œuvre
d'hommes à hommes, mais les femmes hantent ce monument à la
virilité : soutiennent son édifice et d'un regard, y mettent
un terme.
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