Vie
des femmes illustres #1
Enheduanna est le
premier poète connu de l'histoire de l'humanité. Il faudra
encore près de deux siècles avant que le nom d'un homme soit
attaché à un poème.
Enheduanna n'est pas que
le nom d'une poétesse, elle est fille de Sargon, le premier
roi qui parvint à unifier la Mésopotamie en un vaste empire
akkado-sumérien, et d'une reine
sumérienne devenue l'une de ses épouses. Fruit de cette union, elle
incarne la fusion entre la société sumérienne, à l'avant-garde de
la civilisation, mais vieillissante, et un groupe ethnique jeune et
dynamique en pleine expansion, les akkadiens. Elle a vécu
vers -2300 / -2250.
Enheduanna fut grande
prêtresse de Sîn-Nanna, le dieu lunaire, à Ur, et peut-être aussi
de d'Inanna dans cette même ville. Elle
est la première grande prêtresse de Sîn-Nanna dont le nom nous est
connu. En tant que telle, elle était identifiée au parèdre du dieu
qu'elle servait, à son épouse divine, Ningal. Elle fut également
la première grande prêtresse à être divinisée et à recevoir un
culte après sa mort. Ses hymnes, dont quarante-huit nous sont parvenus,
ont structuré la liturgie mésopotamienne pendant cinq siècles,
jusqu'à l'avènement de Hammurabi et le recentrage du culte
mésopotamien autour de la royauté divine de Marduk.
Elle
connaît l'exil pendant le règne de son demi-frère, peut-être pour
des raisons politiques, du fait du pouvoir que possède
inévitablement une grande prêtresse dans la cité qu'elle
administre.
Des
historiens ont avancé qu'Enheduanna n'était pas l'auteure des
œuvres qui portent son nom. Elle en serait seulement la
commanditaire. L'argument sur lequel ils s'appuient est que la poésie
mésopotamienne ne connaît aucune autre femme auteure et que l'art
de l'écriture en général est un art masculin, réservé à des
professionnels, les scribes.
Une telle thèse me gêne à plus d'un
titre. Si l'on efface un auteur féminin parce qu'il constitue une
exception, que se passera-t-il si l'on retrouve la trace d'une
deuxième femme auteure, si ce n'est à nouveau son effacement,
toujours justifié par son caractère exceptionnel ? à partir
de quel nombre doit-on s'arrêter d'effacer les femmes du champ de la poésie ?
Par ailleurs, si Enheduanna constitue une exception
dans la littérature mésopotamienne, on voit que toute sa vie est
marquée du sceau de la singularité et que le rôle qu'elle joue est
unique pour une femme dans une culture à bien des égards
« machiste ».
Enfin, cette thèse repose sur une
distinction auteur – commanditaire dont la pertinence est remise en
cause aujourd'hui : l'idée du poète génial qui porte en lui
toute son œuvre et du mécène qui ne fait que l'entretenir, semble
inexacte et appartient à une conception romantique de la création.
On sait par exemple que Mécène, le célèbre protecteur de Virgile,
lui fournissait et l'idée et les grandes orientations stylistiques
de ses poèmes. Affirmer que Enheduanna est la commanditaire des
œuvres qui lui sont attribuées, ne revient pas pour autant à dire
qu'elle n'a joué aucun rôle dans leur création.
Mais affirmer
cela, c'est se méprendre sur la relation du commanditaire et de
l'écrivain en Mésopotamie : de même que le roi est le
commanditaire des stèles qui narrent ses exploits et que les scribes
et sculpteurs en sont les artisans, ce sont les dieux qui sont les
commanditaires des poèmes de Enheduanna et c'est bien elle qui en
est l'artisan, la poète, l'auteure – à moins que l'on introduise
une nouvelle distinction, entre commanditaire, architecte et artisan,
mais c'est là un peu trop raffiner à mon humble opinion.
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