Des femmes qui tuent des hommes # 1
Sur
le mythe des Lemniennes, voir :
Georges
Dumézil, Le crime des Lemniennes, Paris, 1924.
Walter
Burkert, Sauvages origines, Paris, Les belles lettres, 1998.
Marcel
Detienne, Les jardins d'Adonis, Paris, Folio Gallimard, 2007.
Au
cours de leur quête de la Toison d'or, les Argonautes trouvent l'île
de Lemnos gouvernée par la reine Hypsipyle et peuplée uniquement de
femmes.
Celles-ci
en effet, affligées d'une odeur repoussante par la déesse
Aphrodite, parce qu'elles négligeaient son culte, et abandonnées
par leurs maris, leur préférant des esclaves thraces, ont en une
nuit égorgé tous les mâles de l'île (ainsi que leurs concubines).
Seul le roi de l'île, Thoas, a été épargné, sauvé par sa fille
Hypsipyle, qui l'a caché dans un coffre qu'elle a mis à la mer (*).
Les
Argonautes découvrent en arrivant des femmes en armes, animées
d'une fièvre belliqueuse. Apollonios de Rhodes, dans ses
Argonautiques (IIIè siècle
avant J.-C.), les compare aux Thyades dévoreuses de chair
crue. Ces femmes guerrières et sauvages
sont pour lui parfaitement inhumaines et monstrueuses. Elles sont
également présentées comme masculines et ne sont plus tout à fait
des femmes (**). Bref, elles sont à l'opposé de ce qu'elles ont été
: des épouses de citoyens grecs (***).
Hypsipyle et les Lemniennes accueillent les Argonautes,
par Piero di Cosimo, 1499.
Toute
la fin du mythe va s'attacher à leur faire réintégrer leur ancien
statut, d'être humain civilisé, de femme et d'épouse. À
l'occasion d'une fête religieuse en l'honneur d'Aphrodite, lors
d'une orgie sexuelle, couronnant, comme souvent chez les Grecs, une
série de concours et de jeux, certains des héros s'unissent avec
les Lemniennes (****). Ces unions toutes fécondes donneront
naissance au peuple des Minyens.
Les adieux de Jason à Hypsipyle, par le Maître de la Chronique scandaleuse, entre 1490 et 1510.
(*) Dans l'Enquête d'Hérodote, Thoas ne réchappe pas du massacre.
(**)
Dans une société où, après la période d'indifférenciation
sexuelle qu'est l'enfance, le mariage suivi de l'enfantement marque
l'accomplissement de la nature profonde des femmes, et la guerre
celle des hommes, le rejet du culte d'Aphrodite (c'est-à-dire le
rejet de la relation amoureuse qui ouvre sur l'enfantement) par les
Lemniennes les exclut donc de la condition féminine et les rejette
du côté des hommes, d'où leur furie guerrière.
(***)
Walter Burkert, étudiant le rituel religieux issu de ou
correspondant à ce mythe, insiste bien sur leur dimension
carnavalesque : dans le mythe comme dans le rituel, on assiste à un
renversement des structures sociales traditionnelles. Au cours de la
fête de purification et d'expiation célébrée tous les ans (il
existe des désaccords sur ce point) en raison du crime originel des
Lemniennes, les sexes sont séparés et les femmes, habituellement
cantonnées dans l'oikos, occupent l'espace public ou les
sanctuaires, agissent ensemble, tandis que les hommes isolés restent
enfermés chez eux, qu'ils deviennent invisibles.
(****)
Il s'agit d'un rituel de mariage collectif, qui rend aux Lemniennes
leur statut d'épouse.
En
quoi ce mythe dit-il quelque chose des craintes (*) que les hommes
nourrissent à l'égard des femmes ?
(*)
Walter Burkert parle du mythe, ainsi que du rite qui en découle,
comme de l'expression d'une peur profonde, ici celle que fait naître
l'existence de tensions et de conflits entre les sexes, et que
l'accomplissement d'actes rituels va permettre d'exorciser.
D'une
part, ce mythe se fait l'écho de la crainte que ce qui a été
construit par la société et la culture pour être inoffensif, ne
devienne dangereux ; que l'être qui nous est le plus intime et le
plus familier, dans lequel on a placé notre confiance, avec lequel
on vit dans le lieu de paix par excellence qu'est le foyer, ne soit
en fait un inconnu, un étranger et un ennemi cruel. Un film
d'horreur comme Le Village des damnés de John Carpenter
(1995), exploite cette même crainte, cette fois projetée sur des
enfants.
Le
lien entre un mythe grec et un film d'horreur contemporain peut
paraître douteux, mais il ne faut pas atténuer, comme il est
souvent fait, ce que ces mythes ont d'effroyable et oublier qu'ils
sont destinés, comme la tragédie selon Aristote, à inspirer la
terreur.
D'autre
part, il s'exprime également là une crainte liée à la valeur du
masculin, à son prix réel.
Le
paradoxe d'une société uniquement composée de femmes comme l'est
celle de Lemnos (comment perpétuer l'espèce, comment subsister en
tant que société) est facilement levé : l'arrivée de quelques
hommes (les Argonautes sont au nombre de cinquante ; encore ne
participent-ils pas tous à l'orgie sexuelle ; en face, nous avons
une cité-état qui compte quelques milliers de femmes) suffit à
occasionner les naissances qui permettront le repeuplement de l'île
et répareront la perte de population due aux meurtres.
La
grande peur masculine qui se dit dans ce mythe, c'est celle de la
faible importance de l'individu mâle sur le plan de l'espèce, son
infériorité biologique par rapport à l'individu femelle. Dans la
plupart des espèces de mammifères, un seul mâle suffit à féconder
toutes les femelles : l'existence des autres mâles est inutile ; ils
peuvent disparaître sans que cela ne menace la survie de l'espèce.
De
même dans une activité humaine comme la chasse, les proies choisies
sont toujours des mâles, certes plus « nobles », car plus
puissants et plus combatifs, mais également de moindre importance
pour la perpétuation de l'espèce.
L'élevage,
quant à lui, procède à l'élimination quasi systématique des
mâles : dès la naissance pour les poussins, après quelques mois
(un an) pour les jeunes veaux et les agneaux qui nous régalent à
Pâques (*). Excepté les coqs, taureaux et béliers qui sont
réservés à la reproduction (et qui ne vivent d'ailleurs que le
temps de leur fertilité, souvent court), l'élevage tel qu'il est
pratiqué est l'élevage d'animaux femelles. Les chapons, les moutons
et les bœufs, mâles châtrés, donc non-mâles, engraissés pour
leur chair, n'infirment pas ce constat.
(*)
Cette coutume de servir ce type d'animaux à Pâques tient au fait
qu'ils arrivent à cette période à l'âge du sevrage, donc à l'âge
adulte, et de ce fait ne sont pas conservés.
Si
l'androcide ne met pas en danger l'espèce, l'inverse est vrai pour
le féminicide. Une société humaine comme la nôtre, qui autorise
et encourage le féminicide, en si complète contradiction avec les
intérêts de la nature, ne marche-t-elle pas sur la tête ?
Je
ferai, pour conclure, l'hypothèse que la société existe justement
pour aller contre la logique de la nature, que notre société
patriarcale, fondée sur la domination masculine, existe justement
pour donner aux individus mâles une place qu'ils n'auraient point
dans un monde non culturel, pour permettre que la vie de chaque homme
ait une valeur (et non pas celle du seul mâle dominant), qu'elle
soit conservée, et permettre enfin que chaque individu mâle puisse
avoir une vie sexuelle et se reproduire. L'on peut voir ici que le
mariage, l'union d'un homme avec une ou plusieurs femmes, est
essentiel dans ce projet, devant apporter à chaque homme le moyen de
se reproduire, à égalité avec les femmes.
Une
question demeure sans réponse, à savoir pourquoi un projet social
visant à compenser l'inégalité homme-femme sur le plan de
l'espèce, aboutit à une nouvelle inégalité et à une inégalité
si abyssale ? Comment a-t-on pu passer de la faible importance de
l'homme sur le plan de l'espèce à la faible importance de la femme
sur le plan social ? Enfin comment l'exclusion pour ce qui est de la
procréation de la majorité des individus mâles s'est renversée en
une destruction massive des individus femelles dans le féminicide ?
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