Sources :
Bourdieu Pierre, « Célibat et condition paysanne », dans Études rurales, avril–septembre 1962.
Flandrin Jean-Louis, Les amours paysannes, Amour et sexualité dans les campagnes de l'ancienne France (XVIe – XIXe siècle), Archives Gallimard-Julliard, 1975.
Foucault Michel, 1974–1975 : Les anormaux, Gallimard, 1999.
➤ Flirt et mariage, un couple indissociable
Dans la période qui va du XVIe au XIXe siècle, le mariage arrangé est la norme. Il présente cependant des variations, pouvant aller du plus rigide (mariage sans rencontre préalable) au plus souple (mariage précédé d'une période de flirt, qui laisse une certaine latitude dans le choix du / de la partenaire), en passant par le moyen terme que constitue le mariage à l'essai.
1) Le mariage arrangé strict
Le mariage arrangé a pour objet l'union de deux familles, commandée par la nécessité de maintenir patrimoine et statut social dans le temps. Il met en œuvre tout un ensemble de stratégies familiales d'ordre économique, vitales dans le monde paysan, où il n'existe aucun système assurantiel permettant de pallier un tant soit peu aux « accidents de la vie ». Le mariage est donc une affaire de la plus haute importance, qui se traite entre chefs de famille, mais suppose l'accord de leurs épouses respectives et le « consentement » des jeunes gens à marier (Restif de La Bretonne, dans la Vie de mon père, 1779, montre par l'exemple de ses parents comment ce consentement pouvait être obtenu par la contrainte).
Le mariage arrangé strict requiert les services d'un entremetteur ou d'une entremetteuse. Dans le Béarn de la fin du XIXe siècle, c'est toujours un homme, professionnel ou non, amené à fréquenter les villages éloignés d'un même « pays », qui remplit ce rôle. Il va mettre en relation celles et ceux qu'il juge de conditions égales et ayant un intérêt économique à se marier. Si l'entremetteur est l'acteur essentiel des mariages béarnais, le cabaret est le lieu où ceux-ci s'ébauchent et se concluent : le futur est abordé au cabaret où les jeunes hommes ont coutume de passer leurs dimanches ; on évoque avec lui une telle, on cherche à savoir s'il la trouve à son goût. Si c'est le cas ou si la description qu'on lui en fait le contente, le jeune homme emmène l'entremetteur chez son père pour une première discussion. L'étape suivante, s'il y en a une, est un rendez-vous au cabaret, où sont conviées les deux familles et leurs deux enfants. Les pères causent des modalités du mariage tout en vidant force bouteilles. S'ils parviennent à se mettre d'accord, on invite le curé à trinquer, puis à célébrer les fiançailles. La compagnie se sépare et ne se réunira de nouveau que le jour de la cérémonie religieuse, après que la demande d'autorisation de mariage, faite par le prêtre auprès de la chancellerie papale, aura été approuvée et le contrat de mariage, signé.
Ailleurs les choses peuvent être différentes, notamment avec le recours à des entremetteuses, qui déplace les arrangements préalables au mariage dans la sphère féminine et fait des aïeules des interlocutrices incontournables. Plus on s'élève dans la société, plus la place des femmes est importante...
2) Le mariage à l'essai
Le déroulé du mariage à l'essai est identique jusqu'aux fiançailles (familiales). Après une cohabitation des fiancé.e.s qui peut durer, en moyenne, de deux mois à deux ans, après la célébration de leur mariage, où il est fréquent que la jeune femme arrive enceinte, le jeune homme emménage chez ses beaux-parents.
Ce type d'union s'est pratiqué dans une aire géographique passablement restreinte : en Corse, où l'embracia était considéré comme le seul vrai mariage, chez les Basques, auxquels Pierre de Lancre, le tristement célèbre chasseur de sorcières, reprochait, entre autres vices, « (...) la liberté qu'ils prennent d'essayer leurs femmes quelques années avant de les épouser, et les prendre comme à l'essay », enfin dans la Loire, où, encore au début du siècle dernier, il était fort honorable pour une fille de tomber enceinte avant le mariage.
Loin d'attester de mœurs libérales et/ou d'une indifférence envers la bénédiction religieuse, qui reste très importante aux yeux des populations évoquées, le mariage à l'essai est un test de fécondité. Il n'implique pas plus de relations affectives au sein du couple que le mariage arrangé strict.
3) Le flirt
La pratique du flirt prend des formes diverses, plus ou moins libérales :
Les louées et les foires aux filles : la formation du couple passe par une phase d'exposition de l'un des sexes, dans le premier cas, des garçons, dans le second, des filles.
Les louées ont eu cours tout au long du XVIe siècle dans le Cotentin et des XIXe et XXe siècles dans la Loire : une fois par an, le 30 novembre, les adolescents qui désirent se louer comme domestiques, se rendent dans le bourg le plus voisin pour y rencontrer de potentiels employeurs. Les filles nubiles les y suivent, repèrent l'élu de leur cœur dans les files d'attente, l'abordent. Les couples constitués finissent au café, où ils boivent et mangent aux frais du jeune homme. Des danses, des promenades, des baisers succèdent, et ce jusque tard dans la nuit. Le garçon raccompagne enfin sa partenaire au plus près de chez elle. La chose se répète ensuite plusieurs fois. C'est le père qui met fin à cette étape du flirt, en demandant à sa fille si son compagnon a quelque chose à lui dire, exigeant par là de le rencontrer. Lors de la rencontre, le jeune homme est systématiquement rudoyé, rudoiement qui signifie ou la volonté paternelle de voir finir le flirt, ou la bénédiction paternelle et l'ouverture des négociations de mariage.
Les foires aux filles ont perduré, en Artois et en Bretagne, du XIXe au début du XXe siècle. Deux témoignages circonstanciés montrent également leur existence, dans la même période, à Niort et à Challans. À Niort, ce sont les mères qui viennent exhiber leurs filles en âge de se marier à l'occasion de la foire annuelle. À Challans, chaque lundi de Pâques, le train amène plus de 1500 jeunes gens : tandis que les adolescentes se rangent le long des façades de la rue principale, avec l'espoir que leurs secrets béguins viendront à elles, les adolescents, en petits groupes pour se donner du courage, passent, repassent, examinent, repèrent les jeunes filles de leur connaissance qui leur plaisent, les interpellent et les abordent. Le caractère public du choix masculin et de l'assentiment féminin vaut engagement réciproque, sinon fiançailles. Le témoin qui relate l'une de ces foires, à laquelle il a assisté, relève la situation de fragilité des exposées, anxieuses de n'être pas choisies et de repartir seules.
Les danses rituelles ont été observées dans les Landes, au cours des premières années du XIXe siècle. Une fois l'an, à Pâques, après l'office, les couples de jeunes gens se forment pour danser devant l'église, en présence du notaire et du curé, et sous le regard scrutateur de leurs géniteur.trice.s. De loin en loin, des couples délaissent la danse pour aller annoncer à leurs parents qu'ils « s'agréent », c'est-à-dire qu'ils désirent s'épouser. Exception remarquable à la norme du mariage arrangé, leur désir ne rencontre aucune opposition. Notaire et curé sont aussitôt sollicités et la date de la cérémonie fixée.
Si le témoin qui rapporte cette coutume est d'abord frappé par sa grossièreté, une impression qui revient constamment sous la plume des observateurs des mœurs paysannes de l'époque, en partie dépourvus de culture commune avec leurs sujets d'étude et aveuglés par le mépris de classe, il est impossible de dire si les danses rituelles ont pour fonction de constituer des couples de façon expresse, hypothèse de notre témoin, ou si elles sont l'aboutissement d'une longue période de flirt.
Les veillées, très répandues dans toute l'Europe paysanne, ont joué un rôle déterminant dans la vie amoureuse des adolescent.e.s. Voilà comment se déroulait ce genre de réunion en Bretagne : pendant la mauvaise saison, des jeunes gens se rassemblent, le soir, dans la maison de l'une des leurs. Sous la surveillance de vieilles femmes et du maître de maison, couché dans son lit-armoire, d'où rien ne lui échappe, les filles sont à filer, tandis que les garçons s'efforcent de les divertir par diverses pitreries. Tout est une occasion de rire, de se frôler, de donner et de rendre baisers et caresses...
L'albergement : absente des pays latins (France, Italie et Espagne), où elle était regardée comme indécente et dangereuse, cette coutume a surtout été en usage en Savoie, Suisse romande, Allemagne et Scandinavie. Le samedi et les jours de fête, les jeunes paysans veillent avec leurs congénères féminines jusqu'à une heure avancée de la nuit, où l'éloignement de leur domicile devient un prétexte pour demander à celles qui leur plaisent de les héberger en les accueillant dans leur lit. Si le garçon plaît, que sa demande est agréée, un pacte est conclu pour conserver la pudicité (?) de la jeune fille. Le couple passe ensuite la nuit ensemble, avec la bénédiction tacite des parents, qui ont coutume de répondre aux étrangers qui s'en offusquent : Caste dormiunt (« Iels dorment chastement »).
Le maraîchinage était une coutume populaire du Marais vendéen, tirant son nom de celui de ses habitant.e.s, les maraîchin.e.s. Certains jours y étaient consacrés annuellement à des rendez-vous au cabaret qui rassemblaient la jeunesse de plusieurs paroisses : les garçons et leurs partenaires dansent et s'enivrent jusque tard dans la nuit. Puis ils les raccompagnent au plus près de leur domicile, en observant de fréquentes pauses en chemin. En dehors de ces jours de fête, les couples constitués se rejoignent à l'auberge, soit dans la grande salle commune, soit dans les chambres à coucher voisines, dont la porte reste ouverte. Là, assis sur un banc ou sur des chaises, couchés ou à demi-couchés sur un lit, durant de longues heures, ils se livrent au maraîchinage, flirt avancé alternant caresses, frottements, masturbation (uniquement de la jeune fille, selon notre témoin, un médecin, qui juge la réciproque impossible, car trop indécente) et surtout baisers profonds, prolongés parfois jusqu'à l'orgasme, qui ont fait la célébrité de cette coutume dans la première moitié du XXe siècle. La pénétration est exclue. Au sortir de l'auberge, dans la rue à la vue de tous et de toutes, ou sur le bord des chemins qui conduisent chez la jeune fille, abrité sous un grand parapluie bleu, le couple poursuit ses ébats amoureux.
➤ « Faire l'amour » dans le monde paysan
Tous les témoins, folkloristes spontanés ou savants, sont des bourgeois étrangers aux campagnes dont ils décrivent les coutumes. Appartenant à un milieu où l'on s'exprime surtout par la parole, ils n'ont entrevu des comportements amoureux paysans que des gestes bruts, sans en comprendre la signification profonde. Évitons dès lors de croire que ceux-ci ne sont que ce qu'ils ont vu et nous en ont dit.
Comment s'engage une interaction amoureuse ?
par des discours toujours rares et stéréotypés, accompagnés de gestes conventionnels,
par une agression codifiée mutuelle (bousculades, bourrades, claques, torsions du poignet...) ou asymétrique commise par le garçon sur la fille : jets de pierre (Béarn), pillage d'objets (Bourgogne et Ile-et-Vilaine), pincements au bras, au cou, serrements de main, tiraillements (Landes).
La nature de ce code mérite d'être interrogée : pourquoi les garçons apprennent-ils à agresser les filles qui leur plaisent ? Il s'agit là en fait d'une épreuve de leur chasteté : à l'agression rituelle, les jeunes filles doivent répondre par une défense rituelle, montrer de la résistance, protéger des voleurs le bouquet qui pare leur corsage, le foulard qui cache leurs cheveux, empêcher qu'on soulève leur jupe...
Comme tout code, il repose sur l'adhésion : malheur à celles et ceux qui n'y adhèrent pas ! Le soin de punir les infractions est commis aux seuls garçons, la punition des jeunes filles étant toujours plus rude que celle de leurs congénères masculins, comme on peut le voir dans la Vie de mon père de Nicolas Restif de La Bretonne, où le refus du jeune homme de « jouer le jeu », en rendant à la jeune fille le bouquet qui lui a été volé, l'expose seulement à la réprobation jalouse de ses camarades.
➤ Conflits et contraintes
1) Dans le mariage
Le mariage obéit à la contrainte ecclésiastique de l'interdit de l'inceste, qui exclut toute possibilité d'alliance avec :
tout parent jusqu'au quatrième degré inclus,
toute personne quand préexistent des relations sexuelles (sauf sodomie ou pollution) avec quelqu'un.e de ses parents (ainsi une veuve avec son beau-frère),
toute personne de la famille de ses parrain et marraine...
Pour Flandrin, cet interdit sert un objectif exogamique, non pas biologique et génétique, mais culturel et religieux : il s'agit de diffuser au maximum, en suscitant des alliances toujours nouvelles avec des groupes toujours plus éloignés (pour rappel, l'enjeu du mariage traditionnel est d'unir des familles) le mode de vie chrétien. La doctrine évangélique et la religion chrétienne, à travers l'institution du mariage, deviennent le ciment de la société.
Cependant plus une règle est sévère, plus elle est susceptible de recevoir des adaptations et des assouplissements : dans le cas du mariage, ce sont les dispenses, dont la demande va croissante jusqu'au XIXe siècle. L'obtention d'une dispense passe par l'invocation de deux ensembles de causes :
les causes honnêtes (plutôt à destination de l'aristocratie) : * la petitesse du lieu, * le défaut ou la modicité de la dot qui pourrait conduire à une mésalliance (cause peu utilisée dans les familles paysannes, sinon les plus aisées), * la consolidation de la paix à l'intérieur de la famille (le mariage est un moyen de régler un différend, cause surtout invoquée par les aristocrates), * le péril de la vie (difficulté dans les zones côtières, infestées de pirates, d'attirer les candidats au mariage), * l'âge de la jeune fille (plus de 25 ans), * le veuvage avec charge d'enfants, * l'honneur d'une famille illustre (la perpétuation de son nom, de son sang et de ses biens), * un grand service rendu à l'Église, * l'environnement protestant.
les causes déshonnêtes (plutôt à destination du bas-peuple, toujours assorties d'une componende) : * le scandale (flirt ouvert qui conduit à l'impossibilité pour la fille de prétendre former une autre union), * le scandale bis (cohabitation, commerce sexuel, voire enfants nés de cette relation).
Une deuxième contrainte, cette fois sociale, mais reprise par l'Église, pèse sur le mariage : l'homogamie qui impose d'épouser une personne de même milieu social que soi.
La troisième contrainte est relative à la dot : il est difficile de marier toutes ses filles, car il est difficile de toutes les doter. Diverses stratégies permettent de lever cette difficulté. Ainsi, dans le Béarn, la dot de l'épouse du fils aîné doit servir à doter ses cadettes.
La quatrième contrainte est de nature territoriale : une fille qui n'épouse pas « un gars de son pays », c'est une dot qui s'en va. Il va donc s'agir de compenser cette perte. Deux cas de figure sont observés : si le mariage a été arrangé sans que nul n'en soit informé, les jeunes gens se liguent pour empêcher le cortège nuptial d'avancer, demandent au marié un « impôt » à chaque village que traverse celui-ci, et recouvrent ainsi l'équivalent de la dot perdue. Si le futur veut éviter cette situation financièrement désavantageuse, il doit se faire adouber par ses rivaux, se faire introduire dans leur groupe grâce à la médiation de l'un d'entre eux et gagner leurs bonnes grâces en leur payant à boire.
Ces quatre contraintes ont pour conséquence un taux de nuptialité assez bas et des mariages tardifs, très éloignés des mariages pubertaires qui existent dans les sociétés non occidentales : au XVIIe siècle, les filles se marient en moyenne à 25 ans (de 23 à 29 ans dans un village du Nord de la France), à 26 ans au XVIIIe siècle. En 1851, 38% des hommes français de 18 à 59 ans sont célibataires, tandis qu'à la même époque, le célibat concerne 44% des Françaises de 15 à 49 ans. En 1936, on compte, en France, 27% d'hommes célibataires et 29% de femmes dans le même cas. Dans le Béarn du début du XXe siècle, les chefs d'exploitation sont célibataires pour 29%, les ouvriers agricoles pour 82%, les domestiques agricoles pour 100%.
2) Relatifs au mariage à l'essai
Depuis le Moyen Âge, l'Église exerce une pression croissante pour faire reconnaître les motifs religieux du mariage comme seuls valables, loin devant les considérations proprement profanes de reproduction et de perpétuation de deux groupes familiaux par la procréation. Avec l'introduction, au concile de Latran IV de 1215, de la notion d'indissolubilité, le mariage tel que l'entend la doctrine ecclésiastique devient clairement défavorable aux intérêts des familles, puisqu'il ne laisse plus de recours en cas d'infertilité, cause jusque-là de rupture. De là, dans certaines régions, l'instauration du mariage à l'essai. Mais entretemps, l'évolution de la pensée chrétienne sur la question, qui met en avant, depuis le concile de Trente de 1563, l'élection et l'union d'un couple s'accordant sur un plan spirituel, et fait passer au second plan l'utilité sociale de cette union, rend cette pratique inacceptable pour les autorités religieuses qui vont s'attacher à la combattre.
La lutte de terrain que mènent les curés contre la cohabitation des fiancé.e.s, les confronte à une pratique profondément ancrée, à laquelle ils opposent une stratégie simple mais éprouvée : en faisant difficulté à marier les filles enceintes, en repoussant la cérémonie jusqu'après la naissance de l'enfant, ils provoquent un scandale difficile à assumer dans des populations par ailleurs très religieuses, et qui fera réfléchir à deux fois les familles qui envisageraient pour leurs enfants un mariage à l'essai.
3) Relatifs au flirt
La condamnation de l'Église face aux diverses formes de flirt n'est pas moins rigoureuse : l'archevêque de Tarentaise prend le parti, en 1608, d'excommunier celles et ceux qui pratiquent l'albergement. Du côté protestant, autorités laïques et religieuses luttent la main dans la main contre ce type de coutume. Ainsi, dans le comté de Montbéliard, le duc de Wurtemberg fait interdire les veillées et infliger des amendes à tous les jeunes gens rencontrés hors de chez eux après dix heures du soir. Pasteurs et maires ont pour tâche de faire appliquer la loi et effectuent de fréquentes visites de contrôle dans les maisons paysannes...
Le flirt est toujours conditionné par une promesse de mariage... que le jeune homme ne tient pas toujours, si l'on en croit le grand nombre de procès pour manquement à la parole donnée, dont les archives judiciaires conservent la mémoire. Les délaissées attaquent en justice pour épouser, s'il y a égalité de condition avec leur partenaire, ou pour obtenir une compensation financière (le « prix du pucelage ») en cas d'inégalité (un maître et sa servante, par exemple).
4) Les immariables
Les diverses contraintes qui pèsent sur le mariage et sur ses préalables traduisent son caractère sélectif et électif : tout le monde n'est pas appelé à cet état. Il ouvre en effet la voie non seulement à la reproduction biologique légitime, mais aussi à la direction d'une lignée et à la mise en valeur du capital qui lui est attaché. Il représente le sommet des valeurs familiales, quelle que soit la position de la famille dans la hiérarchie sociale.
Le célibat est d'abord un état temporaire : le mariage est le plus souvent tardif dans les campagnes, les parents exploitant autant que faire se peut la capacité de travail de leur progéniture. Mais il peut être un état définitif pour les jeunes gens issus de familles trop indigentes et trop nombreuses (parce que la mortalité infantile et adolescente y a été moins forte que ne l'avaient escompté les parents), même s'ils tentent le plus souvent d'y échapper : pour les jeunes filles, en se plaçant à la ville comme domestique ou ouvrière, afin de s'y constituer une dot, pour les garçons (avec la permission de leur aîné), en s'installant en ville et en s'y procurant, à force de travail, une belle situation, qui leur permettra à la fois de fournir aux besoins de leur famille / la famille de leur aîné et de fonder leur propre foyer. Le célibat, dans la jeunesse paysanne pauvre, demeure néanmoins le cas le plus fréquent : les jeunes femmes, qui occupent souvent des emplois sous-payés, ne parviennent pas toujours à réunir assez d'argent pour s'établir et finissent par retourner chez leur frère en tant que servantes ; les fils cadets, quant à eux, optent souvent pour la domesticité agricole, se condamnant par là à l'indigence, jusqu'au moment où il leur faut retourner vivre définitivement chez leur aîné. Il existe un dernier type de célibataires : les abandonné.e.s à la naissance.
L'abandon des nouveaux-nés aux portes des abbayes s'est développé à partir du XVIe siècle, au moment où le pouvoir royal et ecclésiastique a entrepris de faire poursuivre et condamner très lourdement l'infanticide. L'institution religieuse de l'orphelinat tendit rapidement à s'auto-alimenter, en éduquant des orphelin.e.s destiné.e.s au célibat, à abandonner leurs enfants pour les filles, à causer des naissances illégitimes et donc des abandons pour les garçons. C'est de cette manière que s'est entretenue la prostitution urbaine et sans doute rurale, les prostituées disposant en quelque sorte d'un lignage collectif constitué par le passage par l'orphelinat, dont elles sont toutes issues, auquel elles confieront à leur tour leurs enfants et dont enfin certaines de leurs filles ne sortiront que par la voie du travail sexuel. C'est aussi de cette manière qu'a pu subsister dans les campagnes une classe spécifique de « sans familles », masculine et féminine, constituant une force de travail à bas coût (ouvriers agricoles, filles de ferme, servantes d'auberge...).
➤ Le procès de Charles Jouy
Lors de sa dernière leçon consacrée aux Anormaux (19 mars 1975), Michel Foucault fait du procès de l'un de ces « sans famille », Charles Jouy, l'illustration de la conquête des campagnes, à la fin du XIXe siècle, par le pouvoir disciplinaire et son organe : le tandem justice-psychiatrie.
Jouy est un « enfant naturel », un « orphelin », né aux alentours de 1830. Retiré de l'orphelinat pour être placé comme serviteur dans une famille d'accueil, moyennant une scolarisation minimale, il n'a jamais pu nouer de relations avec les autres enfants. Émancipé, il a beaucoup circulé par toute la région de Nancy, offrant ses services aux laboureurs et paysans. Ses besoins étant limités aux siens seuls, alors que les autres domestiques agricoles ont à contribuer à ceux de leur famille, il accepte les travaux les moins bien payés. Lui et ses semblables, en permettant à des familles pauvres de disposer d'une force de travail supplémentaire, constituent les soutiens par le bas de l'économie agraire.
L'affaire Charles Jouy est une affaire de mœurs. Il y est question de relations sexuelles avec une jeune fille de 13 ans. Portée devant le juge, elle se solde, après l'expertise de deux psychiatres, par la reconnaissance d'un non-lieu, l'enfermement de l'accusé dans un asile psychiatrique et de la jeune fille dans une maison de correction jusqu'à sa majorité. Pour Foucault, ce type de dénouement, dans ce secteur rural, aurait été impensable quelques années plus tôt.
Revenons aux faits (nous sommes en 1868) : Jouy dit avoir remarqué la jeune fille au bord d'un chemin, alors qu'avec une camarade elle s'employait à masturber deux garçons. Par la suite, il est venu demander aux deux adolescentes de le masturber à son tour, ce qu'elles ont accepté de faire. De leurs propres dires, elles sont ensuite reparties et se sont vantées en chemin, auprès d'un laboureur, d'avoir « fait du lait caillé avec Charles Jouy ». Le laboureur leur a répondu qu'elles étaient de « belles rosses » et a poursuivi son travail. La scène suivante se déroule quelques temps après, lors d'une fête de village. Là, Charles Jouy propose un nouveau rapport sexuel à l'adolescente, contre un pécule qu'elle utilise pour se payer des friandises et des boissons. Elle accepte, mais le lendemain, sa mère découvrant sa jupe souillée (?), l'interroge et obtient ses aveux. Les parents discutent avec leurs voisins et l'on s'en va exiger du maire qu'il saisisse la justice et fasse, par la même occasion, enfermer la fille, dont le père « se plaint beaucoup », qui est « des plus indisciplinées malgré les corrections ». Pour savoir ce qu'il se serait passé quelques années plus tôt, il faut questionner les réactions très différentes du laboureur d'une part, des parents et des voisins d'autre part.
L'enjeu profond de l'affaire tient au lien étroit entre sexualité et mariage. Le mariage (de même que le mariage à l'essai) est le lieu de la sexualité à visée reproductive. Le flirt s'en éloigne par contre fortement, puisque la pénétration y est formellement interdite. La sexualité du flirt est une sexualité proprement adolescente, construite en opposition à la sexualité du mariage du point de vue de la reproduction biologique. La jeunesse paysanne ne découvre cependant pas la sexualité avec le flirt et le mariage ; elle la redécouvre sur la base d'un apprentissage sexuel précoce, dont Restif de la Bretonne nous a laissé la description : avant 10 ans, les enfants des deux sexes jouent ensemble à des jeux où la découverte des organes génitaux et du plaisir sexuel tient une place notable. Le fait que le maraîchinage ignore la masturbation masculine, alors que l'apprentissage sexuel lui fait la part belle, et que tous deux excluent la pénétration, fournit un indice structural qui permet de distinguer, au sein de la structure de la sexualité des espaces ruraux, l'apprentissage sexuel, la sexualité adolescente et la sexualité maritale. Le contrôle de la sexualité qui s'est exercé et renforcé dans les villes, du XVIIe au XIXe siècles, a abouti à réduire celle-ci à l'opposition binaire sexualité enfantine (à laquelle on dénie désormais sa dimension d'apprentissage et qui n'est plus que la simple manifestation de l'instinct naturel) / sexualité adulte (caractérisée désormais par l'opposition d'une sexualité maritale normale et d'une sexualité perverse à visée non reproductive). Le passage de la première à la seconde structure s'est fait lentement, par le rayonnement culturel des villes sur les campagnes. Il semble que dans le pays nancéen, à la fin du XIXe siècle, la structure initiale apprentissage sexuel / sexualité adolescente / sexualité maritale était encore bien vivante, mais que la nouvelle structure apprentissage sexuel instinctif / latence / sexualité adulte commençait à prendre de l'importance.
Le statut même de Jouy, enfant naturel donc immariable, rend malaisée son inscription dans la structure initiale. Si l'on écoute le laboureur, on comprend que, pour lui et sans doute pour chacun.e au village, l'enfant naturel, fût-il adulte, n'a légitimement accès qu'à l'apprentissage sexuel enfantin, celui auquel se livrent dans les champs les enfants les plus âgés (10 ans environ), avant qu'ils ne passent au flirt. On peut donc supposer que si Charles Jouy en était resté au type de relations qu'il a d'abord eu avec la jeune fille, nul ne s'en serait formalisé.
La seconde scène de l'affaire offre, en revanche, un caractère transgressif évident. La fête villageoise est le lieu par excellence du flirt. En offrant un pécule à la jeune fille, Charles Jouy n'en fait pas une prostituée : il la traite plutôt comme un amant le ferait, en offrant à sa bien-aimée boissons et friandises. Si l'affaire a pris les proportions qu'on a vues, c'est que l'homme avait fait fi de son statut d'immariable, qu'il avait tenté de transgresser l'interdit du flirt (inséparable du mariage). Les traces de souillure trouvées par la mère évoquent, au-delà de la sexualité adolescente, la sexualité maritale et apparente l'acte de l'accusé aux formes anciennes et bannies (depuis le XVIe siècle) de rapt avec viol, c'est-à-dire de mariage forcé.
Cette transgression est donc bien à l'origine de toute l'affaire. Mais alors qu'elle se serait résolue auparavant par l'exil ou la repentance, l'acculturation à la structure de la sexualité portée par les systèmes disciplinaires amène le village à s'engager dans une autre voie. Les moyens mêmes utilisés par la mère pour découvrir les faits appartiennent à cette nouvelle culture de la surveillance des enfants qui recommande l'usage de moyens détournés comme le contrôle de leurs sous-vêtements ou l'espionnage. L'enfermement à l'asile est la forme moderne de l'exil et de la repentance. Les remontrances du père à sa fille et la collaboration des parents et des villageois.es pour l'envoyer en maison de correction indiquent que le village dans son ensemble se met au diapason des institutions urbaines disciplinaires et de la nouvelle moralité des pères de famille.
Autant que d'une emprise des systèmes disciplinaires urbains sur les campagnes, il s'agit, dans cette affaire, d'une étape intermédiaire de la conversion à leur culture des campagnes, à l'occasion d'un désordre suscité à l'intérieur du cadre encore prédominant de la sexualité rurale traditionnelle.
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