Source : Bourdieu Pierre, La distinction, Collection Le sens commun, Les Éditions de Minuit, 1979.
La société française qu’observe Pierre Bourdieu entre 1960 et 1975 et qui fait l’objet de son livre La distinction, est caractérisée :
d’un point de vue statique, par une division en classes, sources d’autant de styles de vie « distinctifs », qui dépendent principalement du degré de possession de capital économique et de capital culturel ;
d’un point de vue dynamique, par une fragilisation économique liée à la consolidation progressive d’un marché commun et à l’alignement sur le modèle concurrentiel étasunien, ainsi que par une forte normalisation culturelle des individus, à la française cette fois, c’est-à-dire sur un plan essentiellement scolaire ;
d’un point de vue croisé, par une dévaluation continue des diplômes scolaires classiques et par une création continuée de nouvelles disciplines adaptées à la nouvelle économie de services, de nouvelles formations et de nouveaux diplômes qui visent à recréer de la valeur distinctive là où la valeur établie ne permet plus de distinguer l’appartenance sociale.
En France, à cette époque, une part importante de la population continue à construire sa trajectoire sociale sur la base des valeurs scolaires établies et sur le socle professionnel de l’économie industrielle et bureaucratique, dans un contexte où l’on se souvient encore du temps où les titres scolaires et les positions professionnelles coïncidaient parfaitement, mais où cette coïncidence est fortement compromise par la création des collèges et l'accès généralisé à l'enseignement supérieur :
au sein d'une même génération, des personnes ayant le même niveau scolaire n'occupent pas la même place dans la hiérarchie professionnelle ;
entre deux générations successives, le même diplôme n'ouvre plus aux mêmes emplois. À diplôme équivalent, le ou la moins âgé.e atteindra, en fin de carrière, une place moins élevée que son aîné.e. Il arrivera aussi et surtout que le ou la jeune titulaire d’un diplôme se trouve aux ordres d'un.e chef.fe moins diplômé.e, et cela pendant toute sa carrière, s’iel ne suit pas des formations diplômantes parallèles.
Ce trouble à l’ordre social (l’identique supérieur et inférieur à lui-même, le supérieur qui obéit à l’inférieur) est structurellement géré par l’explosion des formations alternatives. Mais cette réponse structurelle est (encore pour partie aujourd’hui) marginale. Pour justifier des distinctions qui n'ont pas lieu d'être, sans sortir de l'ancien modèle de société, s'impose une solution originale : la culture de la fête. Celle-ci a certes un coût social non négligeable (en termes de santé, de tranquillité publique, de sécurité des biens et des personnes...), que la société accepte cependant d'assumer en vue d'un profit supérieur : amortir les évolutions sociétales.
La culture de la fête mise au service de la distinction intragénérationnelle est typiquement celle des « petites » écoles, celles qui forment les « petits » cadres supérieurs destinés à se soumettre aux « grands » cadres supérieurs issus des « grandes » écoles (IRA/ENA, ESC/HEC, ETP/ENPC, ENSAM/ECP, petites et grandes Mines, etc.). La différence de niveau des « petits » et des « grands » à l’entrée de leurs écoles respectives est particulièrement faible (l’équivalent d’une année scolaire, d’où, par exemple, l’interdiction de passer plus de trois ans en classes préparatoires ou de se présenter à un concours plus de deux fois). Elle s’accroît sensiblement en sortie d’école, et ceci grâce à la culture de la fête, sciemment promue par les administrations des « petites » écoles (« il faut savoir tenir l’alcool »), souvent tenues par d'ancien.ne.s élèves des « grandes » écoles. Elle se renforce ensuite durant la vie active par un système de parrainage réservé aux « grands » cadres. Sans le renforcement des différences de niveau permis par la fête (plus régressives dans les petites écoles, plus intégrées à la formation dans les grandes écoles), un tel déséquilibre entre « petits » et « grands » serait vécu comme inadmissible par les premiers.
La culture de la fête mise au service de la distinction intergénérationnelle est typiquement celle des universités, dont l’absence d’encadrement est en soi une invitation à la fête (et à la non obtention des diplômes). Sa pratique s’y oppose au travail de formation (sur lequel elle empiète largement). Sa fréquence décroît rapidement à mesure qu’on approche de la thèse. Sa valeur est négative jusque dans le cadre universitaire. L’étudiant.e fêtard.e est coupable de s’être exclu.e de l'ordre social et d’avoir joui de cette exclusion, et lorsqu’iel entre dans le monde du travail (sauf au sein de l’université, où le fait d’avoir obtenu sa thèse prouve son innocence), on ne manque pas de le lui rappeler : iel a passé son temps à s'amuser, iel ne sait pas ce que c'est que de travailler et son diplôme ne change rien à l’affaire ! Ayant lui-même / elle-même dévalué son diplôme, il devient normal qu'iel obéisse au détenteur ou à la détentrice d'un diplôme inférieur au sien.
La culture de la fête permet, par ailleurs, de rendre inaudible tout discours politique porté par les jeunes générations. Ainsi Bourdieu observe-t-il que les mouvements étudiants qui se succèdent après Mai 68 sont souvent moqués par les actifs / actives, alors même que certaines de leurs revendications les concernent en premier lieu et devraient logiquement les amener à soutenir la jeunesse contestataire. C'est le cas, par exemple, de celles qui ont trait à la dévaluation des diplômes, interprétée par les étudiant.e.s comme une dévaluation de l'enseignement. La solution, pour iels, est à chercher du côté de sa rénovation complète, dont Marx a énoncé le principe : faire émerger la théorie de la pratique et non l’inverse. Les « vieux hiboux » de l’université, qui n’ont jamais connu la vie « pratique » que depuis le haut de leur chaire, sont sommés de vider les lieux. La prise de pouvoir des étudiant.e.s dans les universités ne peut avoir lieu sans celle, dans les usines, des ouvrier.ère.s doté.e.s de la même culture marxiste, d'où l'appel qui leur est adressé à rejoindre le mouvement. Quoiqu'il soit dans l’intérêt du parti communiste de rendre non seulement légitime (rappelons que l'université est le lieu de la légitimation du savoir) mais dominante la culture qu’il transmet à ses cadres et dont sont imprégné.e.s les « bon.ne.s » ouvrier.ère.s, qui « savent leur Marx », il n’entendra pas l’appel des étudiant.e.s, ces « gauchistes », « têtes folles » qui par leur « inexpérience » perdent immanquablement un mouvement révolutionnaire.
Bourdieu n'est pas tendre envers cette culture, outil de domination choisi et adopté, selon un mécanisme social classique, par celleux qu'il permet de dominer, instrument de contrôle social perçu comme un moyen d'émancipation par les « jeunes » et comme une licence inacceptable par leurs aîné.e.s. Il reproche à la jeunesse sa passivité à l’égard de ce passage obligé (et anxieusement désiré), passivité qui ne lui permet pas de s’interroger sur cette nécessité de faire la fête qui s'impose à elle. Quelques-un.e.s refusent cependant d'y satisfaire, avec un profit à moyen terme (un poste d’assistant.e en thèse), mais avec, à court terme, un coût important : l'ostracisme de leurs camarades. La plupart, à l'inverse, recherche un profit à court terme (la progression dans le monde exclusif de la fête) ayant un coût très important à moyen terme (la dévaluation sociale). C’est cette économie que critique Bourdieu : ce troc d’une légitimité dans l’ordre de la fête contre la dévaluation de sa personnalité sociale.
Il constate par ailleurs que la culture de la fête, pseudo-contre-culture, conforte au final les valeurs sociales les plus traditionnelles du virilisme dans lequel nous baignons, avec la mise en avant du corps athlétique et valide, du dépassement et de la mise en danger de soi comme facteur d'intégration au groupe, de la camaraderie, des conduites agressives… Il n’emploie pas le terme, mais il est clair que la fête fonctionne, au niveau des rituels sociaux, non pas comme un rite de passage à l’âge adulte, mais comme un rite d’initiation. Il ne s’agit pas d'ôter à un.e adolescent.e ce qui le ou la différencie des adultes, mais de le ou la faire renaître socialement. D'où les salaires bas, le sous-emploi et la précarité qui marquent le début de sa vie professionnelle et qui traduisent sa « nullité » (iel a tout oublié, iel a tout à apprendre) et sa « sauvagerie » (iel ne se maîtrise pas et ne peut se voir confier de responsabilités). Si la sociabilité et la culture de la fête empruntent aux rites initiatiques les plus variés, contrairement à ces rites, elles ne permettent pas de construire des fraternités générationnelles au sein du monde adulte : une fois dans la vie active, les fêtard.e.s semblent se fondre dans la normalité, leur groupe se dissolvent peu à peu, leurs désirs se fixent sur le franchissement de toutes les grandes étapes d'une intégration sociale réussie : mariage, achat immobilier, enfants, promotion professionnelle... Là encore, il y a un échec de la jeunesse à donner du sens à l’obligation qui lui est imposée.
Bref, Bourdieu regrette que la stratégie mise en œuvre pour simultanément créer et encadrer le « péril jeune » fonctionne trop bien, avec trop peu de ratés et de résistances.
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