➤ De quelle langue parle-t-on ?
La langue française que l’on prétend défendre est essentiellement faite d'écrits de référence tirés de « nos grand.e.s auteur.rice.s » (romancier.ère.s, poète.sse.s, mémorialistes, dramaturges, orateur.rice.s, prédicateurs...) et des paroles policées du quotidien, conformes aux canons grammaticaux et lexicaux conservés par l’Académie française, bref, d’écrits et de paroles s'apparentant à l'oralisation de textes bien écrits.
Or si l’on en croit Ferdinand de Saussure (1857-1913), l’écriture est un facteur hétérogène à la langue, au même titre que les mesures prises pour imposer à l’échelle d’un État une langue « nationale » telle que le français. Pour ce linguiste, une langue nationale régie par l’écrit est par excellence une langue artificielle.
En contrepoint, dans ses leçons sur la linguistique géographique (Cours de linguistique générale, quatrième partie), Saussure rêve d’un monde sans écriture et sans frontière nationale, où la langue humaine s’incarnerait naturellement en variétés dialectales de gradient continu, évoluant au gré d’ondes d’innovations linguistiques entrecroisées à l’échelle de la planète.
De ce fonctionnement naturel qui a pu exister en partie dans le passé ne subsistent guère aujourd’hui que les rapports complexes entre langues nationales dominantes, par exemple l’anglais et le français, dont l’histoire, depuis maintenant 1000 ans, est faite d’échanges incessants, tant sur le plan du lexique que sur celui de la grammaire. Le couplage historique du français et de l’anglais, les défenseur.e.s de la langue française évitent de l’évoquer, parce qu’il légitime les évolutions interlinguistiques, considérées (à tort quand il s’agit de langues dominantes) comme autant de risques de régression et de disparition pour les langues qui interagissent les unes sur les autres.
➤ Langue et parole, écriture et pensée
La parole, cette phonation en sourdine qui joue de la langue et des lèvres, entre dents, palais et gosier, est indissociable des mécanismes de la langue. Ces mécanismes confèrent à la parole son caractère de redondance indéfiniment variée autour de thèmes simples, redondance potentiellement signifiante pour des signifiés aussi complexes qu’on veut. Sans eux, la capacité sémantique de la parole ne dépasserait pas celle du cri et son utilité celle d’une version chuchotée du cri. La parole n’a d’existence propre que par la langue, et la langue s’incarne dans le flot indéfiniment entretenu des paroles échangées.
L’écriture semble à première vue construite pour transcrire la parole et, par la lecture qu’elle implique, faire revivre une parole prononcée, de loin en loin dans le temps et dans l’espace.
Cette vue repose sur le primat donné à l’écriture phonétique, censée transcrire visuellement la parole entendue, moyennant un effort préalable pour ramener les phonèmes produits à quelques signes visuels suffisamment ambigus phonétiquement pour englober tous les cas observés dans un dialecte donné (ainsi dans « papa », le « p » de la première syllabe se prononce-t-il différemment du « p » de la seconde : une même lettre transcrit des sons différents). L’écriture idéogrammatique serait à cet égard inférieure, parce que transcrivant essentiellement des mots et non des sons (d’où un alphabet de la taille d’un dictionnaire). Il n’en est évidemment rien : l’idéogramme donne essentiellement à penser, et la contemplation de la chaîne idéogrammatique peut donner lieu à des expressions orales variées, chacune tournant autour d’une méditation pré-oratoire. Sa fonction est moins de restituer une parole, qu’une pensée susceptible de s’exprimer par la parole de plusieurs manières.
Tournons-nous maintenant vers les sciences développées dans le monde grec, les mathématiques notamment. Les traités d’Euclide ou d’Archimède évoquent la géométrie et l’arithmétique dans un style littéraire dont la technicité tient au seul lexique. Or les limites atteintes par la science grecque semblent justement dues au mode de transmission du savoir mathématique : au fait que les traités, trop littéraires, ne pouvaient se comprendre sans faire en parallèle l’usage d’instruments techniques pour calculer ou dessiner. C’est le mathématicien persan Al-Khwarizmi qui a initié au IXe siècle la révolution de l’écriture mathématique, l’emploi de symboles syntaxiques et lexicaux, cette algèbre qui a permis à Descartes au XVIIe siècle de consolider la géométrie analytique, désormais affranchie des limites assignées à la science grecque. Depuis lors, lire un ouvrage de mathématiques ne réclame rien d’autre que de pouvoir soi-même l’écrire, c’est-à-dire maîtriser les règles de l’enchaînement et de la formulation de propositions mathématiques réduites à des suites de symboles visuels. L’acte oratoire a disparu de la transmission du savoir mathématique, condition pour qu’il accède à des questions inconnues de l’Antiquité.
Si la pensée ne va pas sans l’écriture, comme le montrent les idéogrammes, et si l’écriture peut se passer de parole comme le montrent les mathématiques, la notion de pensée peut être étendue à tout ce qui se transmet par les voies de l’écriture sans parole. Dans notre monde industrialisé, les réseaux de transfert d’informations, depuis les usines jusqu’aux intérieurs connectés, fonctionnent tous par le biais de l’écriture. Ce qu’ils transmettent est un type spécial de pensées : essentiellement des commandes conditionnées par des informations fournies par des calculateurs. Dans ce système, les schémas fonctionnels de l’ingénieur.e deviennent les algorithmes de l’informaticien.ne, qui deviennent les codes électromagnétiques d’un monde de machines dont les humains possèdent, par les ressources de l’écriture, le langage sans parole.
L’écriture est ainsi liée aux langages et non aux langues, à la pensée et non à la parole. Il n’en reste pas moins que l’écriture phonétique vient perturber cette indépendance réciproque originelle de l’écriture et de la parole.
➤ L'école est le tombeau de la langue française
Dans l'écriture phonétique, à un son correspond une lettre, à une lettre correspond un son. Celle de la langue française est aujourd'hui très éloignée de cette règle, plus encore que celle des langues germaniques ou même des autres langues romanes.
L’écriture phonétique de la langue française a fait l’objet, du XVIIe au XIXe siècle, d’une série de normalisations liées à l’économie de l’imprimerie (dont les marchés sont plus larges que les aires dialectales), à sa fonction croissante de langue commune pour les échanges diplomatiques et à la recherche d’un bien-parler prescrit à la province depuis Paris. Au départ plutôt prometteuses, ces normalisations se sont figées en règles absolues au XXe siècle. Entre temps, la langue française avait cependant évolué et il a fallu assouplir la règle de l'écriture phonétique et introduire la possibilité qu'un son puisse être rendu par plusieurs lettres, voire par plusieurs groupes de lettres, et qu'une lettre puisse être rendue par plusieurs sons. Ainsi le son [ɛ] peut-il être écrit, selon les cas, par une lettre « e », par une lettre accentuée « è », par un couple de lettres « ai » ou par ce même couple auquel sont adjointes des consonnes muettes « ais », « ait », ce que l’on justifie en expliquant que l’on maintient ainsi le lien du mot avec une de ses variantes morphologiques (« biais » > « biaisé », « fait » > « faite »). Inversement, la lettre « s » peut se prononcer [s] ou [z], ne pas être prononcée (marque du pluriel, « il est »...). Dans tous les cas, la fonction de transcription phonétique de l'écrit a été sacrifiée à sa fonction de mémoire étymologique, que ces étymologies soient réelles ou erronées (ainsi le « ph » de « nénuphar » destiné à rappeler une parenté étymologique qui n'a jamais existé avec le mot « nymphéa »). Sur ce point, le français est allé plus loin que toutes les autres langues, jusqu'à apparaître aux étranger.ère.s, contraint.e.s d'apprendre par cœur d'interminables listes de mots, comme une écriture idéogrammatique.
Par sa complexité, l’orthographe est devenue au XXe siècle le fer de lance de la discipline scolaire républicaine dans un contexte d’élimination, par l’Éducation nationale, des dialectes locaux. La maîtrise de l’orthographe a pu dès lors constituer un critère de distinction sociale par la culture, concrètement à l’œuvre, par exemple, dans les recrutements par concours ou par lettre de motivation.
Le primat de l’écrit comme norme (paradoxale) de la langue a permis aux Lettres françaises d’accéder aux honneurs républicains, en devenant la source infiniment riche des récitations des élèves de la nation. La mémorisation des passages les plus admirables des grandes œuvres littéraires, des plus beaux poèmes, des discours les plus éloquents (généralement réorthographiés et modernisés pour ce qui est de la syntaxe) a clairement figé l’expressivité autour de modèles communs. Des expressions communes formant autant de passages obligés dans l’apprentissage de la langue française structuraient par ailleurs la parole de tous les jours des Français.es du XXe siècle. Mémoire des écrits littéraires et maîtrise des expressions communes ont été cultivées pour éradiquer les idiomes locaux et leurs références propres, en grande partie orales. Sur un autre plan, elles ont servi aux « sujets » de la discipline scolaire à se distinguer socialement ou à marquer une appartenance, par le choix des références littéraires ou des expressions communes. Depuis la disparition des dialectes locaux, la discipline par la mémorisation des modèles communs n’a plus lieu d’être, et malgré une demande insistante de la part de celleux qui avaient intérêt à maintenir ce type de distinction, la mémorisation scolaire a été abandonnée après 1968. Les dégâts opérés sur l’expressivité continuent pourtant à se faire sentir, la créativité, qu'elle soit populaire ou non, étant souvent ramenée à son « degré zéro » par la généralisation du jeu de mot lacanien, c’est-à-dire du calembour, dont Hugo parlait comme de « la fiente de l'esprit qui vole » !
L’apprentissage de la langue française tel qu’il résulte des pratiques scolaires du XXe siècle n'a pas plus de valeur que celui d’une langue commune, d’un latin, d’une koinè, à laquelle chacun.e recourt dans des contextes spécifiques, mais qui est figée par sa fonction même. La parole scolaire est une parole à vocation fonctionnelle et sans adresse. Elle est de fait usitée dans l’administration et dans les relations professionnelles d’affaire ; elle se fait entendre aussi dans les médias. La plupart des contextes d’échanges de paroles, qui transcendent la fonction et identifient clairement leurs adresses, dévient du modèle scolaire et trouvent leur valeur dans ces déviations, par l’introduction de distinctions stylistiques, lexicales, syntaxiques, tonales. En retour, certains usages se diffusent plus ou moins largement et font évoluer les grammaires et les dictionnaires spécialisés qui servent de relais entre les prescriptions de l’Académie française et les usages illégitimes. L’Académie elle-même évolue dans ses doctrines et reconnaît depuis peu l’alternative entre deux usages, y compris orthographiques, de certains mots ou de certaines expressions. Maintenir les apparences de l’immobilité alors que tout évolue, y compris dans les instances officielles de conservation, n’a pas grand sens.
➤ Langue et société
L’état de la langue française rêvé par ses conservateur.rice.s est celui d’une grammaire figée, d’un lexique fermé sur lui-même, d’un formulaire encadrant l’écriture et la prise de parole, le tout suffisamment riche et complexe pour que personne ne puisse pleinement maîtriser la norme transcendante de la langue française, mais que tou.te.s puissent être évalué.e.s sur des critères stables par ses gardien.ne.s.
Cependant la langue n'a pas pour fonction d'être la jauge absolue de la valeur des personnes. Si la langue est un critère d'évaluation, elle est un critère d'évaluation relatif :
La langue est un facteur de positionnement social et comporte des variations de style, d’intonation, de phrasés, qui peuvent aller jusqu’à constituer de véritables variantes dialectales. La norme académique n’est en ce sens qu’une des variantes de la langue française. Lorsqu’un homme ou une femme politique, par exemple, s’adresse à ses pairs, iel utilise la norme académique ; lorsqu’iel s’adresse à sa clientèle politique, sa parole n’est déjà plus tout à fait la même, la familiarité recherchée étant avant tout linguistique ; lorsqu’iel s’adresse au personnel du parti, sa parole change encore, la familiarité compose avec les jeux de domination internes au parti, là encore par le biais des variations du registre de langue.
La langue est un facteur de relation sociale. Il n’est pas nécessaire pour s'exprimer en tant qu'individu de disposer d’un idiome privé, mais aucun individu ne peut se passer de la maîtrise de plusieurs langues, variations dialectales, niveaux de langue, styles de prise de parole. Chaque interaction implique un ajustement linguistique de la part de celleux qui communiquent. La koinè scolaire y joue son rôle : elle médiatise les traductions inévitables entre deux personnes qui font valoir leur différence en termes d’appartenance sociolinguistique. Son rôle est également de rendre possible les changements sociolinguistiques individuels : lorsqu’un individu évolue dans ses relations sociales, si cette évolution est rapide et souhaitée, l’abandon des marques linguistiques de son passé pourra se faire sans attendre de maîtriser les codes linguistiques du nouveau groupe d’appartenance. Sans le multilinguisme individuel, synchronique et diachronique, l’usage d’une koinè comme la langue française n’aurait aucun intérêt. Malheureusement, plus elle est figée, moins on y recourt. Une langue transcendante n’est pas seulement morte, elle n’est plus utilisée.
➤ Quid juris ?
L’actuel débat sur l’écriture inclusive est politique au sens grec du terme : chacun des membres de l’assemblée démocratique opine par un « oui » ou un « non » plus ou moins bien argumenté sur la question de son adoption par la Cité.
Mais pour les questions de langue, il n’y a pas de Cité, ni de citoyen.ne.s glissant leurs bulletins de vote dans une urne. En France, la koinè est enseignée par les parents pour l’oral, par l’école pour l’écrit et la correction de l’oral. L’État en garantit la transmission, tandis que l’Académie et les ami.e.s de la langue française bien réglée, à l'œuvre sur les nombreux forums Internet dédiés, prennent le rôle de la protéger. Autour de la koinè, règne une vraie liberté dialectale (depuis la disparition des langues régionales), formatrice de regroupements sociolinguistiques. Utiliser exclusivement la koinè, c’est ne pas être auprès des sien.ne.s.
Le débat politique sur l’écriture inclusive ne prend pas suffisamment en compte ces aspects sociologiques de la langue française. La nouveauté sous cet angle est qu’une pratique, à la fois orale et écrite, a priori limitée à une sphère d’appartenance sociolinguistique donnée (les féministes et leurs alliés), fasse l’objet d’un relais de la part de l’État à travers une charte dédiée (Le guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe du Haut Comité à l'Égalité), et demande que ladite pratique soit légitimée par les autorités culturelles, linguistes et Académie. Les variations dialectales, comme signes d’appartenance, ne visent pas en général à faire évoluer la koinè. La prétention est nouvelle. Elle n’en est pas moins tout à fait conforme au droit.
La proposition de loi visant à interdire et à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive dans les administrations publiques et les organismes en charge d’un service public ou bénéficiant de subventions publiques, joue en l’occurrence le jeu, en reconnaissant la légitimité a priori de la pression exercée sur l’État par une petite partie de la population pour faire évoluer la koinè. Son sens est de dire « non » à ce lobbying plutôt que de mettre en cause son existence.
Passons des questions de forme aux questions de fond.
➤ Les impacts de l'écriture inclusive sur la langue française
Les impacts de l’écriture inclusive sur la koinè promue par l’État sont les suivants :
impact lexical : pour toutes les fonctions (les métiers / les statuts / les qualités / les titres) signifiées par la langue et susceptibles d’être exercées par une personne humaine, il s’agit de distinguer le nom de la fonction et les deux noms dérivés selon le genre par flexion (nom de fonction : « ambassade » ; noms dérivés : « ambassadeur » / « ambassadrice » – nom de la fonction : amitié ; noms dérivés : « ami » / « amie »)
impact syntaxique :
dans une phrase employant un nom pour la personne qui exerce une fonction, s’il est au singulier et si le genre de la personne n’est pas connu, il est requis d’employer la disjonction « l’ambassadeur ou l’ambassadrice » ; la disjonction peut s’appliquer aux déterminants, lorsque le nom est épicène « la ou le philosophe », « ce ou cette philosophe » ;
s’il est au pluriel et s’il comprend l’un et l’autre genre, il est requis d’employer la conjonction « l’ambassadeur et l’ambassadrice » ; les accords des adjectifs et des participes suivent la même contrainte « ce merveilleux ambassadeur et cette merveilleuse ambassadrice sont parfait et parfaite » ;
les pronoms font l’objet d’un traitement distinct puisqu’il est proposé de forger une classe de pronoms mixtes « iel », « iels », « elleux », « celleux », « li ».
impact typographique : l’écriture inclusive étant fondamentalement intentionnelle, elle s’attache moins à la façon de formuler une idée inclusive qu’à l’écrire sans préjuger des variantes possibles de formulation. D’où le point médian qui a l'avantage de faire l’économie de la disjonction et de la conjonction.
➤ L'écriture inclusive contrevient-elle aux principes formateurs de la langue française ?
L’évolution lexicale promue par l’écriture inclusive contreviendrait au principe selon lequel le genre des noms désignant les personnes qui exercent une fonction fait partie des caractères immotivés de la langue française et ne prend pas en considération le genre des individus. À quoi l’on peut répondre deux choses :
On trouve bien, dans la langue française, des noms fonctionnels déclinés selon le genre des individus : ainsi la fonction « amitié » se décline-t-elle en « ami » et « amie » ; dans ce cas, le genre des noms désignant les ami.e.s n’est pas immotivé, et la langue française ne s’en porte pas plus mal ; le fait de généraliser cette motivation n’est donc pas contraire aux principes formateurs de la langue française.
Le caractère immotivé du genre exclusivement masculin des noms fonctionnels de métiers, de postes, de statut, est plus que douteux. Le terme « ambassadrice » a longtemps désigné l’épouse de l’ambassadeur et, s’il avait ce sens, c’est qu’il n’y avait pas de femme exerçant, de la même manière que les hommes, des fonctions d’ambassade. Revenir sur cet état de la langue, en reléguant le sens d’épouse de l’ambassadeur derrière celui de femme exerçant une fonction d’ambassade, tout simplement parce qu’aujourd’hui les femmes ont accès à égalité avec les hommes à ces fonctions, apparaît comme tout à fait légitime. Et il ne l’est pas moins de chercher à éliminer les obstacles qui empêchent de décliner le nom donné à la personne qui exerce une fonction selon son genre (par exemple quand le nom de la fonction est la déclinaison au féminin du nom donné à la personne de genre masculin qui l’exerce : « médecine » / « médecin » ; on dira dans ce cas « un.e médecin »). Comme le genre des noms fonctionnels est motivé par la distribution statistique des hommes et des femmes dans ces fonctions, dans une société qui entend s'établir sur le principe d’égalité fonctionnelle entre les hommes et les femmes, il est nécessaire que la langue rééquilibre les genres des noms fonctionnels.
Ce rééquilibrage est aussi motivé par une raison plus profonde : notre société, celle que décrit Foucault dans ses leçons du Collège de France, ne reconnaît d'individus que disciplinés ou à discipliner. Le système disciplinaire qui la façonne a fait du genre une composante indissociable de l'individu : chacun.e est assigné.e à un genre à sa naissance, iel est un homme ou une femme toute sa vie et dans toutes les circonstances de sa vie. Parallèlement le système disciplinaire fait de la fonction un élément indépendant de l'individu : par exemple, dans la parentalité, l'adéquation d'un individu à sa fonction supposerait qu'il soit un père ou une mère parfait.e, ce qui n'est jamais le cas. En identifiant individu et genre, en dissociant fonction et individu, il invite donc à distinguer entre le nom de la fonction (l'enseignement ou l'ambassade par exemple) et les personnes qui l'exercent (enseignant / enseignante ou ambassadeur / ambassadrice). Opposé au changement de genre des individus, gênant de toutes les manières possibles les parcours transgenres, il se contredirait lui-même, s'il soutenait qu'un homme exerçant la fonction d’assistance maternelle devient une assistante maternelle, ou qu'une femme qui exerce la fonction préfectorale devient un préfet.
L’évolution morpho-syntaxique promue par l'écriture inclusive est censée remettre en cause la règle de primat du masculin dans les accords des participes et des adjectifs, et créer une nouvelle classe pronominale de genre mixte. On peut faire, à ce sujet, les remarques suivantes :
En ce qui concerne les accords des participes et des adjectifs, si l’on s’en tient aux pratiques littéraires des XVIIe et XVIIIe siècles, la règle de proximité (par laquelle on accorde avec le genre le plus proche : par exemple, « le petit pois et la pomme sont vertes », « la pomme et le petit pois sont verts », et où, à proximité égale, prime le goût personnel : par exemple, « les médecins sont en général compétentes » plutôt que « les médecins sont en général compétents ») allait beaucoup plus loin que la règle de mention obligatoire du féminin et du masculin. Dans la mesure où la première ne contrevenait pas aux principes formateurs de la langue française, il n’y a aucune raison de penser que la seconde y contrevient.
En ce qui concerne les pronoms, il faut remarquer que l’écriture inclusive ne demande que de préciser le genre impliqué dans : « il ou elle », « il et elle », « ils et elles », « celui ou celle », « celui et celle », « celles et ceux » et « le ou la ». C’est sur cette base qu’a été envisagée la création des pronoms composés « iel », « iels », « celleux » et « li », qui ont valeur de raccourci pour les disjonctions et les conjonctions de pronoms. Il est possible de les adopter sans introduire dans la grammaire la classe spéciale des pronoms mixtes, même si celle-ci n’est pas sans intérêt pour l’enrichissement de la langue française, qui n'a pas exploité jusqu'au bout la catégorie existante des mots de genre mixte : « des », « les », « lui » (valait en ancien français pour « à lui / elle »), « je », « tu », « nous », « vous », ainsi que tous les noms épicènes.
L’évolution typographique liée à l’écriture inclusive surchargerait les textes par le recours au point médian. Or le signe typographique « . » a plusieurs usages dans l’écriture de la langue française. Il a notamment celui de raccourci typographique, dans « etc. » pour « et cetera », « M. » pour « Monsieur ». Le point médian préconisé pour l’écriture inclusive n’a d’autre valeur que de figurer le raccourci d’une périphrase inclusive, ce qui ne contrevient en rien aux principes formateurs du français.
➤ L'écriture inclusive est-elle incommode ?
Le fait de réorganiser le lexique fonctionnel en distinguant les noms de fonction et les noms dérivés donnés aux personnes qui exercent la fonction (« préfecture » pour la fonction préfectorale, « préfet » et « préfète » pour les personnes) n’est pas particulièrement incommode, surtout si l'on accepte les noms épicènes, seulement distingués par le déterminant et l’accord (« un ou une philosophe », « les médecins présentes dans la salle »).
L’écriture inclusive est d’ailleurs jugée incommode, moins pour multiplier les noms fonctionnels que pour accumuler les disjonctions et les conjonctions, entre les déterminants, entre les noms fonctionnels, entre les participes ou les adjectifs accordés avec ces noms, et entre les pronoms. La règle d’inclusivité (qui vise à mentionner distinctement les hommes et les femmes) est accusée d’alourdir le phrasé, rendu à la fois incommode et inesthétique. Deux remarques peuvent être faites à ce sujet.
D’abord, l’incommodité suspectée est proportionnelle au mélange de référents masculins et féminins intervenant dans les phrases. Le fait est relativement rare au quotidien, par contre il est de mise dans les textes administratifs, à vocation universelle. On demande dans ce cas de passer de la traditionnelle « note aux préfets », à une « note aux préfets et préfètes » (plutôt qu’à la très conservatrice version intermédiaire : « note à Mesdames et Messieurs les préfets »). Les adversaires de l’écriture inclusive ont bien compris que l’administration était un bastion à ne surtout pas laisser aux mains des féministes, d'où le projet de loi évoqué plus haut.
Ensuite, retrouver la règle de proximité encore en vigueur au XVIIIe siècle permettrait d’éliminer toutes les redondances d’accord. Le jeu des disjonctions et des conjonctions serait alors limité aux noms fonctionnels et à leurs déterminants.
On s’effraye enfin de ce que la transposition orale des noms comportant un point médian ne repose sur aucune règle. On imagine les pauvres écoliers et écolières peinant à réciter leur écriture inclusive. Cette crainte n'est pas fondée : si l’Éducation nationale s’empare du sujet, les élèves disposeront bientôt de formules types pour passer de l'écrit à l'oral et d’exercices pour passer de l'oral à l'écrit. Sur ce dernier point donc, rien non plus qui nuise à la langue française et à son enseignement.
➤ L'écriture inclusive est-elle inesthétique ?
J'ai lu çà et là des critiques pointant le fait que l'écriture inclusive serait un obstacle à la production de chefs-d'œuvre littéraires...
Pourtant l’écriture inclusive est une « écriture ouverte » et intentionnelle qui fonctionne exactement de la même manière que les œuvres ouvertes nées dans les années 1950 dans les domaines de la musique, de la littérature et du théâtre principalement. Laissant aux lecteurs et lectrices une marge d'interprétation notable, elle fait de la lecture à voix haute une performance artistique.
L’écriture inclusive est susceptible de s’enraciner dans la tradition d’innovation littéraire liée au Nouveau Roman, à Oulipo, au Lettrisme, à l'Internationale situationniste ou encore à Cobra. Si Georges Perec a réussi à écrire La disparition, en s'interdisant l'emploi de tous les mots comprenant la lettre « e », le « génie français » devrait trouver son intérêt à enrichir sa palette littéraire de moyens d'expression nouveaux et à s'astreindre à une contrainte formelle supplémentaire, contrainte qui, comme le montrent les courants cités en sus, peut être féconde.
➤ La part des genres
Pour ramener à leur juste mesure les critiques visant le caractère inflationniste de l'écriture inclusive et les difficultés qu'elle multiplierait pour un faible gain sémantique, je citerai l'exemple d'une langue qui ne s'est pas arrêtée à des considérations d'économie et de simplicité, afin de pouvoir exprimer toute la richesse des situations de la vie impliquant des personnes. Il s'agit d’une langue khoïsan (à clics), le khoïkhoï, parlé en Namibie.
Voilà ce qu’en dit, en 1966, Jacques Maquet dans Les civilisations noires : « Westermann rapporte que le nama, dialecte hottentot (aujourd’hui nommé khoïkhoï), distingue l’inclusif et l’exclusif dans le pluriel du pronom personnel de la 1ère personne selon que la ou les personnes à qui l’on parle est ou sont associées ou non à l’action du sujet parlant. Comme, outre le pluriel, le nama possède un duel et de plus un masculin, un féminin et une forme indéfinie, commune ou neutre, le pronom « nous » peut se traduire par dix expressions ayant chacune un sens particulier : je et tu (masc.) ; je et tu (fém.) ; je et lui (masc.) ; je et elle (fém.) ; je et vous (masc.) ; je et vous (fém.) ; je et vous (comm.) ; je et eux (masc.) ; je et elles (fém.) ; je et eux (neutre). Ainsi, la phrase « nous leur avons donné » peut être rendue de soixante façons différentes en tenant compte des pronoms. »
➤ Pour aller plus loin
Sur le plan sémantique :
On peut en premier lieu reprocher à la langue française de ne pas être suffisamment riche pour localiser correctement les événements dans le temps. C’est un problème historique des langues indo-européennes qui ne disposent pas de formes spécifiques pour le futur. En français, le futur se forme sur l’infinitif en ajoutant, au singulier, les flexions marquant le passé simple des verbes du premier groupe et, au pluriel, les flexions marquant le présent de ces mêmes verbes et de certains verbes du troisième groupe (« -ont »). L’allemand et l’anglais font pire en utilisant un auxiliaire au présent (will, wird). Ce handicap s’étend à la façon de situer un événement par rapport à un contexte : dire l’antériorité ne pose pas problème (« J'ai vu qu'il n'avait pas respecté les gestes-barrière » ou « J'ai vu qu'il ne respectait pas les gestes-barrière »), dire la postériorité, beaucoup plus (« Je verrai qu'il ne respectera pas les gestes-barrière » : le futur sert à exprimer la postériorité / « Je verrai qu'il ne respecte pas les gestes-barrière » : le présent est utilisé pour exprimer le futur). À quand le participe futur et le plus-que-futur ?
Prenons maintenant les modes verbaux : le conditionnel est en train de prendre la place du subjonctif, réduit au subjonctif présent, qui n’est plus guère commandé que par la locution « il faut que », locution elle-même fragile dans la mesure où « falloir » est un verbe dépourvu de signification propre et même de conjugaison. Est-ce bien, mal, neutre ? Il y a, entre le conditionnel et le subjonctif, la même différence qu’entre le possible conditionné et l’éventualité (ou possible inconditionné). La philosophie des Lumières, qui réfléchit uniquement en termes de progrès et de calculs des causes, n’est pas étrangère à cette réduction du champ des possibles aux possibles conditionnés et à cette assimilation du possible conditionné à une modalité du futur (encore en attente du choix qui le déterminera). Toujours est-il que l’expressivité gagnerait à ce que le conditionnel ne se substitue pas au subjonctif, pour continuer à bien distinguer le possible conditionné et la simple éventualité.
Sur le plan phonétique :
L'écriture inclusive est souvent accusée de compliquer l'apprentissage de la langue française, en particulier pour les dyslexiques. Il faut cependant rappeler que la dyslexie provient de la complexité phonétique inhérente à notre langue depuis que le courant étymologiste l'a emporté sur le courant phonétiste aux XVIIIe et XIXe siècles, faisant ainsi la fortune des orthophonistes. Ce courant contredit le mécanisme linguistique naturel de l'analogie, basé sur la physiologie cognitive de l'activité cérébrale, et que Saussure évoque en ces termes :
« Ainsi les formes se maintiennent parce qu’elles sont sans cesse refaites analogiquement ; un mot est compris à la fois comme unité et comme syntagme, et il est conservé pour autant que ses éléments ne changent pas. Inversement son existence n’est compromise que dans la mesure où ses éléments sortent de l’usage. Voyez ce qui se passe en français pour « dites » et « faites » qui correspondent directement au latin « dic-itis » « fac-itis », mais qui n’ont plus de point d’appui dans la flexion verbale actuelle ; la langue cherche à les remplacer ; on entend dire « disez » « faisez », sur le modèle de « plaisez », « lisez » etc., et ces nouvelles finales sont déjà usuelles dans la plupart des composés (contredisez, etc.). »
Saussure rappelle que chaque langue possède sa façon d'associer les phonèmes entre eux. Le français, comme toutes les langues romanes, privilégie, par exemple, l'association « sp » plutôt que « ps », alors que les langues dérivées du grec font le choix inverse. L'introduction massive récente de mots grecs contrevient aux associations phonétiques privilégiées du français. Les enfants y reviennent naturellement (« psychologie » prononcé « spicologie ») et il faut tout le travail disciplinaire de l'orthophonie pour leur faire abandonner une prononciation pourtant correcte !
Sur le plan phonético-syntaxique :
Le français, comme l’anglais, est regardé comme une langue très analytique, qui substitue aux marques casuelles (datif, génitif, accusatif) des mots séparés (les prépositions) et une syntaxe plus rigide. Ce fait grammatical a son parallèle sur le plan phonétique, la langue française tendant à réduire les syllabes à la liaison d’une consonne et d’une voyelle, contrairement à d’autres langues qui apprécient les concrétions phonétiques et grammaticales. Si le français devait suivre indéfiniment sa pente, sa diction se ralentirait de plus en plus et certaines prononciations en usage au sud de la Loire, mais actuellement non légitimes, deviendraient dominantes (« peu-neu » plutôt que « pneu »).
Ces quelques remarques visent à relativiser les perspectives de mutations de la langue française, grand épouvantail agité par les conservateur.rice.s pour justifier leur vision tragique du monde.
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