Source : Anonyme, Le roman de Flamenca, début du XIIIe siècle (1223 ?).
C'est ensuite la complaisance qui va ramener Archambault à la civilisation, lui faire libérer son épouse et la rendre à son rôle de dame courtoise (remplissant une fonction de représentation essentielle dans la société féodale), dont il l'avait dépossédée. Le personnage d'Archambault emprunte donc successivement à deux types littéraires incompatibles et opposés, dont les littératures antique (notamment Ovide dans ses Amours, auteur auquel le Roman de Flamenca ne cesse de se référer et de rendre hommage) et médiévale ont largement exploité le potentiel comique : le vieux mari jaloux et le cocu heureux. Si Archambault jaloux est largement moqué et ridiculisé, notamment par les donzelles de Flamenca, sa cécité sur l'infidélité désormais bien réelle de sa femme ne l'empêche nullement de redevenir le grand seigneur respectable et respecté qu'il était avant son mariage. Elle semble en fait le prix à payer pour la restauration de l'ordre et de l'harmonie dans sa seigneurie de Bourbon.
Du côté de l'amant, le preux et docte Guilhem de Nevers, jeune chevalier et clerc en quête de renommée et de dépassement de soi, la jalousie d'Archambault et sa conduite contraire à toutes les valeurs féodales vont faire naître l'amour et le désir d'accomplir un exploit hors du commun (se faire aimer de la prisonnière malgré la surveillance du jaloux et, puisque l'amour libère, lui rendre sa liberté). La complaisance d'Archambault marquera également pour lui le retour à la normale, la fin d'une quête mystique qui l'absorbait entièrement, qui le détournait de ses devoirs, et la reprise d'une vie de chevalier mondain partagée entre batailles et tournois.
Amour s'incarne à l'occasion de Flamenca. Encore voilé, il est Éros-Cupidon qui tire ses flèches en jeune mâle sur des proies masculines. Lesdites proies ne sont pas choisies au hasard, mais parce qu'elles sont capables de relever le défi que constitue la trop belle Flamenca, avec cependant plus ou moins de succès.
Lorsqu'Amour se dévoile à celui qui a relevé le défi sans faillir (Guilhem), il apparaît au féminin, sous la figure d'une grande dame, Aphrodite, qui motive dans l'épreuve amoureuse par la promesse de la jouissance qu'elle personnalise. Du côté de Flamenca, cause efficiente de la passion amoureuse, identifiée en quelque sorte à la flèche d'Éros-Cupidon, Amour apparaît d'emblée sous les traits de la déesse, qui, pour elle, représente une promesse plus riche, celle de la jouissance jointe à la libération (du joug du mari jaloux). La jouissance est donc placée sous des auspices féminines : elle fait fusionner les cœurs, fusion verticale où l'amant rejoint l'amante, comme le vassal rejoint le suzerain dans le « baiser de paix » où leur différence s'efface.
Pour Guilhem comme pour Flamenca, Amour s'associe à une autre allégorie, celle de la fidélité, qui régit toutes les relations aristocratiques féodales, pour former une figure androgyne, ou plutôt gynandre, chargé.e d'ouvrir la voie de la réalisation de la promesse et d'offrir des gratifications qui entretiennent l'espérance : Guilhem et Flamenca se livrent à Amour souverain.e pour accomplir un service d'amour périlleux, en échange de quoi iel leur fournit la ration de pain, en attendant le partage du butin final. La métaphore militaire n'est pas nouvelle : on la trouve déjà chez Ovide (la militia amoris dans L'art d'aimer et les Amours). En revanche, ce qui est nouveau, c'est cette projection des différents visages de l'Amour dans plusieurs figures allégoriques, bien dans le goût médiéval, quoique ici le procédé soit porté à un point de complexité jamais atteint.
le service d'amour suit ses propres lois,
cette primauté implique d'inévitables transgressions à l'égard des règles sociales et spirituelles en vigueur,
ces transgressions doivent rester invisibles et le service d'amour, insoupçonnable : c'est l'injonction au secret, incontournable dans la littérature chevaleresque et courtoise.
Le troisième point ne souffre d'aucune difficulté pour Flamenca et pour Guilhem : la jalousie d'Archambault exclut toute indiscrétion. Les deux compagnes de Flamenca, puis, dans un second temps, les deux compagnons de Guilhem, sont néanmoins du secret. Les couples que vont bientôt former ces quatre jeunes gens redoublent celui de leurs maître et maîtresse et témoignent de la prolificité de l'amour.
Si les flèches de Cupidon n'apportent pas l'amour, elles blessent bel et bien, car leurs effets ressemblent fort aux symptômes d'une maladie, du moins pour les deux personnages masculins : excès de bile jaune chez Archambault, de bile noire chez Guilhem. Ce dernier effet de l'amour s'inscrit dans la tradition de l'érotique romaine, où tout véritable amant se doit d'être pâle, amaigri et épuisé.
Néanmoins, si l'on y regarde de plus près, l'œuvre renferme au contraire des débats moraux d'une grande exigence. Ainsi Flamenca se confronte-t-elle dès le départ avec la question de la compatibilité entre le vœu d'amour, qui est total, et la fidélité religieuse envers le suzerain suprême qu'est Dieu. Ce n'est qu'une fois cette compatibilité acquise entre le service amoureux (la prière à Amour ou à l'aimé) et le service religieux (l'espérance en la Grâce qui apportera la délivrance), le premier jouant le rôle d'instrument pour le second, que Flamenca s'engage dans la relation amoureuse.
Guilhem, de son côté, est amené à fauter tant sur le plan temporel que spirituel. Il lui faut notamment mentir, ce qui est contraire aux règles sociales, mais ses mensonges ne sont que par omission : il garde simplement le secret de son amour. Si, par ailleurs, le jeune chevalier, conservant ses habitudes d'hospitalité et de prodigalité, déroge aux règles du don qui veulent que celui-ci soit fait pour lui-même, en le détournant au profit de son entreprise amoureuse, sa transgression porte sur la subjectivité du don et non sur sa forme extérieure. Il en va de même pour la spiritualité : Guilhem ne pèche que parce que son intention, lorsqu'il assiste le prêtre pendant la messe, est orientée, non vers l'union avec Dieu, mais vers un dessein profane ; pour le reste, il agit à la perfection, son immense culture lui permettant de jouer sans peine le rôle de sacristain et de conserver malgré tout un corps pur et une âme vertueuse. Une fois la jouissance amoureuse obtenue, il pourra revenir entièrement à Dieu et au monde sans paraître les avoir jamais quittés, par simple réorientation de l'intention.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire