samedi 17 avril 2021

Mon tribut au plus beau des romans courtois

Source : Anonyme, Le roman de Flamenca, début du XIIIe siècle (1223 ?).


Dans un univers romanesque où la féodalité se rêve idéale et parfaite, où se réalise l'harmonie du siècle avec la religion, où l'année chevaleresque est ponctuée de cours d'amour et de tournois d'un rayonnement universel, à l'image des rituels qui marquent universellement l'année liturgique des communautés chrétiennes, il ne faut rien de moins qu'un acte de sauvagerie pour rendre possible un exploit qui éclipse toutes les prouesses insurpassables accomplies jusque-là.


C'est la jalousie qui fait brèche dans ce monde parfait, celle d'Archambault qui l'amène à résigner toutes les valeurs courtoises (hygiène et décence, hospitalité, libéralité, courtoisie envers les femmes, héroïsme...) qu'il possédait au superlatif et le plonge dans la sauvagerie, complète négation de celles-ci. Cette jalousie du seigneur de Bourbon lui est inspirée par la reine, personnage formé sur le modèle d'Éris s'introduisant aux noces de Thétis et Pélée pour y semer la discorde ; elle le porte à soupçonner la fidélité de sa jeune épouse, Flamenca, et à l'enfermer avec deux de ses compagnes dans une tour dont il devient le gardien.

C'est ensuite la complaisance qui va ramener Archambault à la civilisation, lui faire libérer son épouse et la rendre à son rôle de dame courtoise (remplissant une fonction de représentation essentielle dans la société féodale), dont il l'avait dépossédée. Le personnage d'Archambault emprunte donc successivement à deux types littéraires incompatibles et opposés, dont les littératures antique (notamment Ovide dans ses Amours, auteur auquel le Roman de Flamenca ne cesse de se référer et de rendre hommage) et médiévale ont largement exploité le potentiel comique : le vieux mari jaloux et le cocu heureux. Si Archambault jaloux est largement moqué et ridiculisé, notamment par les donzelles de Flamenca, sa cécité sur l'infidélité désormais bien réelle de sa femme ne l'empêche nullement de redevenir le grand seigneur respectable et respecté qu'il était avant son mariage. Elle semble en fait le prix à payer pour la restauration de l'ordre et de l'harmonie dans sa seigneurie de Bourbon.

Du côté de l'amant, le preux et docte Guilhem de Nevers, jeune chevalier et clerc en quête de renommée et de dépassement de soi, la jalousie d'Archambault et sa conduite contraire à toutes les valeurs féodales vont faire naître l'amour et le désir d'accomplir un exploit hors du commun (se faire aimer de la prisonnière malgré la surveillance du jaloux et, puisque l'amour libère, lui rendre sa liberté). La complaisance d'Archambault marquera également pour lui le retour à la normale, la fin d'une quête mystique qui l'absorbait entièrement, qui le détournait de ses devoirs, et la reprise d'une vie de chevalier mondain partagée entre batailles et tournois.


L'amour est le ciment de la société féodale : les hommes et les femmes aiment Dieu qui les aime en retour, les vassaux aiment leur suzerain qui les aime en retour, les dames d'honneur aiment la grande dame qui les aime en retour, les époux s'entr'aiment ou, à défaut, aiment ailleurs. Tel est l'amour mesuré qui préside à l'harmonie des choses terrestres et célestes. Il existe cependant un autre amour, démoniaque (au sens grec du terme), qui se plaît dans la démesure. L'influence de la théologie néoplatonicienne est en effet manifeste dans Flamenca. Chez Platon, le Un métaphysique ne communique avec l'humain que par l'intermédiaire de toute une hiérarchie d'entités spirituelles que l'on peut qualifier de « démoniaques » (par référence au démon de Socrate). Cette théologie a culminé au Ve siècle et a été adaptée au christianisme par le pseudo-Denys l'Aréopagite à travers sa conception de la hiérarchie céleste (archanges, chérubins, trônes, dominations...). L'auteur de Flamenca fait de l'Amour une des plus hautes de ces puissances célestes, suivie d'un cortège d'entités spirituelles dérivées, d'abord la Fidélité, puis, tout en dernier, la Jalousie. De même que la hiérarchie céleste se caractérise par sa surabondance, le Bien, le Beau rayonnant sans mesure autour d'eux, l'Amour dans notre roman se caractérise par son excès : excès de ce qu'il exige et de ce qu'il promet (le plus grand sacrifice pour la plus grande jouissance).


Marqué par la surabondance, le démon d'Amour ne peut entrer en scène sans un accident de la Nature, un excès dans l'idéal de l'univers féodal, une femme dont la beauté dépasse toutes beautés vues : la flamboyante Flamenca. Ce trouble au féminin reste cependant accidentel et circonscrit ; il ne remet pas en cause le modèle féodal ; il marque seulement le point où l'idéal, poussé trop loin, cesse d'aller de pair avec l'harmonie. Et c'est dans ce décrochage que vertu et vice masculins vont se manifester et se jouer : sera vertueux l'amant passionné capable de transgresser ses devoirs sans en rien laisser paraître, sera vicieux l'amant passionné qui les transgresse publiquement et remet à autrui (en l'occurrence l'amant vertueux) le soin de restaurer l'harmonie. Dans une pensée médiévale qui organise toutes choses, y compris les sentiments humains, selon la hiérarchie propre au système social et politique de la féodalité, donc selon la relation suzerain-vassal, le premier est directement vassal d'Amour, tandis que le second ne l'est que de ses vassaux, alternativement jalousie et complaisance. Pour autant l'un ne va pas sans l'autre, car la vertu amoureuse s'exprime grâce à l'existence du vice amoureux.


Le Roman de Flamenca prête à Amour diverses figures, tantôt masculine, tantôt féminine ou androgyne, assurant des fonctions complémentaires dans une dynamique tirée du jeu entre mise à l'épreuve, promesse et soutien :
  • Amour s'incarne à l'occasion de Flamenca. Encore voilé, il est Éros-Cupidon qui tire ses flèches en jeune mâle sur des proies masculines. Lesdites proies ne sont pas choisies au hasard, mais parce qu'elles sont capables de relever le défi que constitue la trop belle Flamenca, avec cependant plus ou moins de succès.

  • Lorsqu'Amour se dévoile à celui qui a relevé le défi sans faillir (Guilhem), il apparaît au féminin, sous la figure d'une grande dame, Aphrodite, qui motive dans l'épreuve amoureuse par la promesse de la jouissance qu'elle personnalise. Du côté de Flamenca, cause efficiente de la passion amoureuse, identifiée en quelque sorte à la flèche d'Éros-Cupidon, Amour apparaît d'emblée sous les traits de la déesse, qui, pour elle, représente une promesse plus riche, celle de la jouissance jointe à la libération (du joug du mari jaloux). La jouissance est donc placée sous des auspices féminines : elle fait fusionner les cœurs, fusion verticale où l'amant rejoint l'amante, comme le vassal rejoint le suzerain dans le « baiser de paix » où leur différence s'efface.

  • Pour Guilhem comme pour Flamenca, Amour s'associe à une autre allégorie, celle de la fidélité, qui régit toutes les relations aristocratiques féodales, pour former une figure androgyne, ou plutôt gynandre, chargé.e d'ouvrir la voie de la réalisation de la promesse et d'offrir des gratifications qui entretiennent l'espérance : Guilhem et Flamenca se livrent à Amour souverain.e pour accomplir un service d'amour périlleux, en échange de quoi iel leur fournit la ration de pain, en attendant le partage du butin final. La métaphore militaire n'est pas nouvelle : on la trouve déjà chez Ovide (la militia amoris dans L'art d'aimer et les Amours). En revanche, ce qui est nouveau, c'est cette projection des différents visages de l'Amour dans plusieurs figures allégoriques, bien dans le goût médiéval, quoique ici le procédé soit porté à un point de complexité jamais atteint.


Il s'ensuit un « droit d'amour » comportant trois titres, auquel les deux amoureux.se tâchent de se conformer :
  • le service d'amour suit ses propres lois,

  • cette primauté implique d'inévitables transgressions à l'égard des règles sociales et spirituelles en vigueur,

  • ces transgressions doivent rester invisibles et le service d'amour, insoupçonnable : c'est l'injonction au secret, incontournable dans la littérature chevaleresque et courtoise.

Le troisième point ne souffre d'aucune difficulté pour Flamenca et pour Guilhem : la jalousie d'Archambault exclut toute indiscrétion. Les deux compagnes de Flamenca, puis, dans un second temps, les deux compagnons de Guilhem, sont néanmoins du secret. Les couples que vont bientôt former ces quatre jeunes gens redoublent celui de leurs maître et maîtresse et témoignent de la prolificité de l'amour.


Il est intéressant de constater que Flamenca fait l'économie du topos du « coup de foudre » : Archambault contracte un mariage de convenance et il ne tombe amoureux de sa femme qu'une fois en sa présence ; Guilhem s'éprend de Flamenca sans l'avoir jamais vue, à la suite d'une sorte de calcul mettant en ligne de compte aventure (dans le monde pour lui inconnu des choses de l'amour) et exploit (rencontrer et délivrer une beauté célèbre séquestrée par un tyran farouche) ; Flamenca décide elle aussi de se vouer à Amour après une délibération très rationnelle et en dépit de son manque d'information sur l'identité de son prétendant. De manière générale, fin'amor n'oppose pas la raison à l'amour.

Si les flèches de Cupidon n'apportent pas l'amour, elles blessent bel et bien, car leurs effets ressemblent fort aux symptômes d'une maladie, du moins pour les deux personnages masculins : excès de bile jaune chez Archambault, de bile noire chez Guilhem. Ce dernier effet de l'amour s'inscrit dans la tradition de l'érotique romaine, où tout véritable amant se doit d'être pâle, amaigri et épuisé.


Le Roman de Flamenca a souvent été accusé d'immoralité et d'impiété : l'intrigue qui fait de l'église de Bourbon et des cérémonies religieuses qui s'y déroulent le seul lieu et les seuls moments où Guilhem peut tenter de séduire Flamenca, qui montre ce dernier adoptant le rôle de sacristain à des fins toutes profanes, semble, à première vue, donner raison à cette accusation.

Néanmoins, si l'on y regarde de plus près, l'œuvre renferme au contraire des débats moraux d'une grande exigence. Ainsi Flamenca se confronte-t-elle dès le départ avec la question de la compatibilité entre le vœu d'amour, qui est total, et la fidélité religieuse envers le suzerain suprême qu'est Dieu. Ce n'est qu'une fois cette compatibilité acquise entre le service amoureux (la prière à Amour ou à l'aimé) et le service religieux (l'espérance en la Grâce qui apportera la délivrance), le premier jouant le rôle d'instrument pour le second, que Flamenca s'engage dans la relation amoureuse.

Guilhem, de son côté, est amené à fauter tant sur le plan temporel que spirituel. Il lui faut notamment mentir, ce qui est contraire aux règles sociales, mais ses mensonges ne sont que par omission : il garde simplement le secret de son amour. Si, par ailleurs, le jeune chevalier, conservant ses habitudes d'hospitalité et de prodigalité, déroge aux règles du don qui veulent que celui-ci soit fait pour lui-même, en le détournant au profit de son entreprise amoureuse, sa transgression porte sur la subjectivité du don et non sur sa forme extérieure. Il en va de même pour la spiritualité : Guilhem ne pèche que parce que son intention, lorsqu'il assiste le prêtre pendant la messe, est orientée, non vers l'union avec Dieu, mais vers un dessein profane ; pour le reste, il agit à la perfection, son immense culture lui permettant de jouer sans peine le rôle de sacristain et de conserver malgré tout un corps pur et une âme vertueuse. Une fois la jouissance amoureuse obtenue, il pourra revenir entièrement à Dieu et au monde sans paraître les avoir jamais quittés, par simple réorientation de l'intention.


Le chemin de la vertu amoureuse (dans Flamenca, vertu et véritable amour sont indissociables), n'est donc pas ouvert à tou.te.s : il faut, pour l'emprunter, jouir à la fois d'une bonne nature et d'une bonne culture. C'est un chemin secret qui implique, pour la dame, d'aider le chevalier à s'élever jusqu'à elle, et, pour le chevalier, de se montrer digne de son soutien, en s'élevant effectivement. Et c'est un chemin au bout duquel on trouve deux personnes pour un seul cœur.

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