« La production qui s’accommode des efforts isolés ou individuels va diminuant, se restreignant tous les jours. La grande industrie tend à absorber la petite et à devenir toute l’industrie, et ce pour le plus grand bien de tous, la grande industrie produisant plus et mieux à moindres frais. L’agriculture, qui paraît au premier abord moins réfractaire au morcellement, n’échappe cependant pas à la loi générale, dès que l’on sort de la culture maraîchère… » Jules Guesde, Discours au Congrès général des organisations socialistes françaises, 1899 in Paul Louis, Cent cinquante ans de pensée socialiste, 1947, Librairie Marcel Rivière et Cie (souligné par moi).
Le maraîchage, ultime forme de résistance au règne du capital industriel ? Un authentique communiste industrialiste comme le fut Jules Guesde, favorable à une socialisation généralisée de la production (la doctrine de la socialisation de la production, contemptrice acharnée de l’autonomie productive petite-bourgeoise, considérée comme un non-sens historique, préconise que chacun.e produise pour toustes et que tout produit implique, dans sa production, d’innombrables contributeurices), l’entendrait comme une plaisanterie. Pour lui, que le maraîchage résiste à l’industrie est une mauvaise chose ; qu’il constitue par ailleurs le dernier espace de liberté non capitaliste est à la fois positif et négatif, positif parce qu’il rappelle qu’un autre partage des richesses est possible, négatif parce qu’il donne l’illusion que cet autre partage consiste en ce que chacun.e dispose d’un lopin de terre à valoriser pour son entretien personnel. Or, je vais tenter de le montrer, le maraîchage est le lieu actif d’où chacun peut voir à l’œuvre le capital industriel, et capitaliste et industrialiste, dans tous ses artifices. En cela, il est une formidable ressource pour résister à l’industrialisme et au capitalisme. Et une voie de réconciliation du marxisme et de l’écologie.
Je prendrai pour point de départ un terme technique, qui, n’intéressant a priori que les sciences agronomiques, dont il fait partie du jargon, est en fait révélateur du fonctionnement global du capitalisme industriel : il s’agit de climactérique, qualité prêtée à un fruit capable de continuer à mûrir après sa cueillette.
Le phénomène évoqué est en fait très général et s’appuie sur un composant biochimique : l’éthylène, qu’on appelle « l’hormone de vieillissement » des plantes, et dont la synthèse constitue une réponse typique à leur stress. C’est la production d’éthylène qui inhibe la floraison, qui catalyse au contraire la maturation des fruits, qui modifie leur coloration ainsi que celle des feuilles, et qui fait choir tant fruits que feuilles. Tous ces actes sont des réponses à des stress d’origine multiple, biologique, minérale, météorologique. Un fruit est dit « climactérique » quand il est capable de synthétiser l’éthylène qui déclenche, entretien ou accélère sa maturation, et cela même s’il est séparé de la plante. Tomates, pêches, avocats, kiwis, bananes, poivrons… appartiennent ainsi, à des degrés variables, à la catégorie des fruits climactériques. Les darwinien.ne.s renvoient ce phénomène à un trait de l’évolution génétique des plantes lié à certaines stratégies à long terme d’adaptation aux milieux. La production de fruits climactériques permet notamment à la plante d’augmenter sa fécondité en faisant choir prématurément ses fruits – cela dans certaines limites, car un fruit trop jeune qui mûrit par lui-même manque des ingrédients destinés à séduire les animaux qui s’alimentent ou se soignent avec, et qui en disséminent les graines : ces apports nutritifs et/ou thérapeutiques ne sont distillés au fruit par la plante que lentement et progressivement. Si la chute des fruits climactériques est signe de stress, elle peut contribuer cependant, à condition de rester modérée, à diminuer celui-ci et redoubler la production, c’est-à-dire les chances de reproduction de la plante.
L’industrie agroalimentaire connaît bien ce principe de la maturation autonome et le surexploite : vous ne trouverez jamais en grande surface une banane, une pêche ou même une figue mûre (pour avoir goûté cet été, pour la première fois de ma vie, des figues cueillies à point sur l’arbre, je peux vous assurer que celles commercialisées, vendues comme mûres, ne le sont point). Qu’importe, puisqu’il nous est ensuite facile d’amener à maturité, juste en la plaçant dans un compotier, cette pêche ou cette poire aussi dure qu’une pomme ! Cependant, ce faisant, nous prenons en charge une partie du travail de l’agriculture, supposée produire des fruits et des légumes consommables.
En cueillant des fruits climactériques non parvenus à maturité, la production gagne du temps.
La plante, « soulagée » d’un stress qui n’en était pas, réagit en surproduisant.
Les fruits surproduits, grâce aux cueillettes précoces, ne se gênent plus les uns les autres lors de leur processus de maturation (ce qui entraîne potentiellement des déformations, une coloration inégale, des taches…). Ils sont rapidement transportés vers les chambres froides où la maturation est stoppée ; si la chaîne du froid est respectée, ils arrivent parfaitement intacts dans les lieux de distribution où ils sont « déconditionnés » par leur retour à une température normale sous atmosphère saturée en éthylène afin qu’ils prennent quelque couleur ; les fruits sont présentés en tas à la clientèle à qui revient le soin de les séparer et de les faire mûrir dans de bonnes conditions.
Car il ne faut pas sous-estimer le travail nécessaire à la bonne maturation du fruit climactérique : surveiller l’apparition de moisissures, protéger des insectes, choisir un lieu d’entreposage disposant de conditions optimales (température, luminosité, hygrométrie)… Cela suppose du temps pour la surveillance et de la place pour le stockage. C’est au fond, dans le domaine agro-industriel, le même principe que celui des caisses dites « automatiques », qui n’ont rien d’automatique, puisque, en réalité, l’encaissement est assuré par la clientèle.
Au final, l’industrie agroalimentaire réalise un gain en termes de temps de production, de quantité produite, d’espace de stockage et enfin de travail, gain obtenu aux dépens des consommateurices.
Ce mode de production n’est pas sans incidence sur la qualité des produits et des services qu’ils sont censés rendre. Dans la longue histoire des relations entre les végétaux et les animaux, les gènes des uns et des autres ont coévolué dans le sens d’un échange de services : essentiellement reproductifs pour la plante, essentiellement alimentaires et thérapeutiques pour l’animal. Tous les efforts de la plante sont orientés vers la production du fruit le meilleur pour l’animal le plus apte à assurer sa reproduction, en même temps que tous les efforts de l’animal sont orientés vers la reproduction de la plante produisant pour lui la meilleure nourriture et le meilleur médicament. Voilà la base du jardinage. L’agriculture traditionnelle suit le même principe. Mais l’industrie y déroge : elle continue à assurer la reproduction de la plante, mais, paradoxalement, néglige son aptitude à rendre le meilleur service.
La production optimale s’obtient quand la plante subit une série continue de stress positifs de la part de son environnement (changements de température, d’hygrométrie, d’ensoleillement, etc.), c’est-à-dire quand elle mène une vie normale et non pathologique (pour reprendre la distinction de Canguilhem, bien utile pour qui s’intéresse à la vie végétale). La plante prend ainsi le temps de distiller aux fruits les micronutriments et les éléments de la synthèse aromatique qui réalisent l’optimum de son service alimentaire et thérapeutique à l’être humain.
Une cueillette prématurée simule un stress pathologique sans relation avec un environnement hostile et s’apparente à une mise sous hypnose où le sujet croit vivre une expérience qui n’existe pas et réagit en conséquence (l’effort de production auquel s’oblige la plante, faussement convaincue de sa faiblesse, produit un effet décuplé puisqu’elle est en parfaite santé). Cet été fut, autour de chez moi, celui des mûres, des tomates, des figues et des mirabelles. Il s’agissait là d’une surproduction normale (même si pouvant mettre la plante en péril, comme les mirabelliers dont les branches ployaient jusqu’à rompre sous le poids de leurs fruits : aux êtres humains de remplir alors leur part du contrat biologique en installant au besoin des étais !). La cueillette prématurée, liée aux contraintes agro-industrielles, perturbe les plantes qui n’ont plus l’occasion de mener à terme la croissance de leurs fruits. Le contrat biologique entre l’être humain et la plante a été unilatéralement rompu.
Qui sera d’assez mauvaise foi pour dire que l’enrôlement forcé des consommateurices est un bel exemple de solidarité entre la production et la consommation, un moyen malin de produire à bas prix ? Qui pour dire que la baisse de qualité des produits marque une saine rupture avec le goût du luxe des privilégié.e.s, pour qui seul compte le meilleur ?
Marx a clairement expliqué comment l’entreprise capitaliste réalise la plus-value, qui mesure la différence entre la valeur de la marchandise produite et la valeur des moyens de production (matière première, machines, salaires). Elle provient de la capacité de l’entreprise à obtenir du travail gratuit en plus du travail salarié. Cette capacité est liée au fait que, dans une société industrielle, personne ne produit plus pour son propre usage mais pour autrui, et qu’il est impossible pour celleux qui fournissent un travail de savoir s’il équivaut ou non au salaire perçu (qui, quant à lui, répond, du moins en théorie, aux besoins d’entretien et de reproduction de la force de travail). Le premier soin de l’entreprise, dans ce contexte, est d’obtenir d’elleux plus de travail que ce que paye leur salaire. Là est la seule marge de manœuvre pour faire du bénéfice. Or dans le processus que j’ai mis en évidence, il y a trois sources de plus-value capitaliste :
la surproduction de fruits par les plantes cultivées : le contrat biologique passé avec les végétaux est du même type que le contrat de travail passé avec les salarié.e.s, l’entreprise agricole paye les plantes en assurant leur reproduction ; mais en créant artificiellement les conditions d’une surproduction, elle en retire plus que la simple production prévue par le contrat ;
le surtravail des salarié.e.s : le contrat de travail prévoit le paiement d’un salaire permettant à la force de travail de se reproduire chaque jour et de génération en génération ; l’entreprise (pas spécifiquement agricole) fait en sorte que le travail fourni compense le salaire versé pour une part, soit livré gratuitement pour une autre part ; l’enjeu premier du capitalisme est de diminuer sans cesse la part compensatrice par rapport à la part gratuite ; ce qui s’obtient soit par l’usage de machines toujours plus performantes, soit par l’augmentation de la durée de travail, soit par l’intensification du travail (recours aux techniques ergonomiques) ;
le travail des consommateurices : le prix à payer est celui d’un fruit consommable, de sorte que les consommateurices payent non seulement le fruit tel qu’il n’est pas (consommable), mais le travail qu’iels-mêmes doivent fournir pour le rendre tel qu’il doit être.
Comment cette triple escroquerie peut-elle passer inaperçue ? Pour le comprendre, il faut faire intervenir un autre chapitre important de la doctrine marxiste : l’égalisation tendancielle des taux de profit entre les branches de l’industrie capitaliste. Le taux de profit est le rapport entre le chiffre d’affaires et le coût des moyens de production (matières premières, machines, salaires). Si l’une des branches de l’industrie avait un taux de profit inférieur aux autres, elle cesserait tout simplement d’exister, aucun capitaliste n’acceptant d’y investir en sachant que le retour sur investissement y sera plus long qu’ailleurs. Voilà comment Marx expliquait le retard de l’agriculture, incapable de fournir des taux de profit suffisants. Les remembrements, le développement des machines agricoles, l’introduction d’une discipline toute industrielle dans l’organisation de la production, ont permis à l’agriculture d’atteindre des taux de profit équivalents à ceux de l’industrie, et d’être intégrée à celle-ci au même titre que les mines. Cet état des choses reste fragile, ne serait-ce que parce que, dernière venue, l’agriculture a toujours été considérée comme la source principale de l’augmentation de la plus-value : moins la main-d’œuvre dépense pour sa nourriture, moins les salaires ont à être élevés, plus forte est la part du travail gratuit, plus forte la plus-value. Du fait de cette fragilité intrinsèque du capitalisme agricole, les mesures visant à augmenter la part de travail gratuit sont particulièrement recherchées. C’est ainsi que du côté des plantes, alors que le XIXe siècle se contentait de rationaliser les procédures traditionnelles de sélection, on en est venu au XXe siècle à en soutirer du surtravail, tandis que les consommateurices ont été embarqué.e.s dans la production, non seulement sans être payé.e.s, mais en payant leur propre travail aux entreprises agroalimentaires. Chacun.e de nous sait confusément que sans cela nous ne trouverions pas de banane, de pêche, de poire, etc. dans les supermarchés – ces lieux où l’on achète au moindre prix le gros de nos victuailles.
Mais d’où a-t-on besoin d’acheter ses fruits au supermarché ? J’ai toujours été déconcertée par la présence des rayons fruits et légumes dans les supermarchés de campagne et étonnée d’entendre la clientèle juger ces rayons « bien pratiques ». Depuis que je vis dans une ville moyenne, j’ai pu mieux appréhender les sources très variées de fruits et légumes à notre disposition : les supermarchés, classiques ou coopératifs (en général bio) ; les supérettes ou les épiceries ; les étals de marché dits « Rungis » ; les étals des maraîchages locaux sur ces mêmes marchés ; les surplus de production ménagère, dont l’économie est mixte, à la fois de type monétaire et de type « don / contre-don » ; les vergers et maraîchages collectifs, municipaux ou associatifs, dont l’économie est elle aussi mixte. La différence la plus nette entre ces sources tient à l’apparence : supermarchés traditionnels, supérettes, épiceries et étals de marché « Rungis » proposent des produits impeccables, les supermarchés et supérettes se permettant de mettre en avant les fameux « fruits et légumes moches » uniquement parce que le self-service qui y est la règle laisse la clientèle parfaitement libre de les prendre ou laisser. Les supermarchés bio, les productions maraîchères, ménagères et collectives sont bien moins attachés à l’apparence. Or même dans les lieux où tous ces modes de distribution des fruits et légumes sont réunis, la plus grande part du chiffre d’affaires va au premier groupe, et ceci malgré les actions de communication du second groupe (les supermarchés bio, seuls intéressés à communiquer à grande échelle) centrées sur les questions de santé et de valeur nutritive. Par quel tour de passe-passe l’apparence en est-elle venue à primer sur la santé et la nutrition ? Pour répondre à cette question, ce n’est plus seulement Marx qu’il faut invoquer, mais aussi Schumpeter et Debord, tous deux « post-marxistes », leurs doctrines ayant été nourries des apports marxistes.
Il faut d’abord prendre en compte, et j’en ai déjà parlé, le fait que, dans une société industrielle, personne ne produit pour soi mais pour autrui. Citons à ce propos le socialiste Ferdinand Lassalle qui écrivait en 1864 dans Capital et travail : « Le caractère distinctif, rigoureusement stable du travail dans les périodes antérieures, est qu’on produisait alors avant tout pour son propre usage et qu’on cédait le superflu, c’est-à-dire que l’économie naturelle prédominait. Le caractère distinctif, la définition spécifique du travail dans la société moderne, est que chacun produit des valeurs d’échange, à l’encontre de ce qu’on faisait avant, où l’on produisait surtout des valeurs d’utilité. (…) Vous ne comprenez pas que ce travail, dirigé exclusivement à la production de valeurs d’échange, d’objets qu’on n’emploie pas soi-même, est la source de l’immense pauvreté de la société actuelle ? » (cité par Paul Louis, ibid, pp. 179-180)
Si le fait de travailler pour échanger, donc pour satisfaire la demande d’autrui, quelle qu’elle soit, est la source de l’immense pauvreté sociale moderne, ce n’est pas parce que la socialisation de la production est mauvaise en soi, mais parce qu’elle est détournée au profit de celleux qui avancent les capitaux productifs, donc d’intérêts individuels et non sociaux. L’anarchie qui en résulte (la production socialisée n’est pas socialement organisée, elle ne fonctionne que par à-coups, alternant fièvres spéculatives et crises) entraîne la précarisation de celleux qui fournissent la force de travail, désormais incapables de retourner à la production maraîchère, ménagère ou collective, pendant les inévitables périodes de chômage. Telle est la position de Lassalle. Je voudrais montrer quant à moi que la disparition de l’usage de l’horizon du travail, au profit de l’échange, est, en son principe, à la source d’une « immense pauvreté de la société actuelle », qualitative et non plus quantitative.
C’est Joseph Schumpeter qui, en 1911, a mis en évidence le caractère systémique de la technologie industrielle : tous les secteurs de l’industrie sont physiquement reliés entre eux, branchés les uns aux autres, ce qui suppose une unité technologique (par exemple la triade : acier, bois, vapeur qui caractérise la première moitié du XIXe siècle). Les continuelles avancées technologiques tendent à bousculer l’unité en question ; elles doivent être bridées pour que le système se conserve. Cependant, lorsque la pression est trop grande, celui-ci se rompt, le taux de création et de destruction d’entreprises s’élève subitement, jusqu’à ce qu’un nouveau système apparaisse et se stabilise. Ces crises technologiques s’opèrent selon un rythme plus long que les crises financières dues, quant à elles, à l’inadéquation entre les prévisions de croissance et la croissance réelle. La théorie de Schumpeter nous offre un nouvel éclairage sur la relation entre usage et échange. Si dans la production industrielle l’échange se substitue à l’usage, si l’on ne produit que pour vendre, la vente se réalise cependant sous couvert de l’utilité de la marchandise, utilité définie par le système technologique. Construire en 2023 une maison type des années 60 coûterait autant que la construction d’une villa de luxe : l’outil qui permettait la production de masse des mosaïques en carrelage, du mobilier intégré, des pierres de parement, des ferronneries, des menuiseries… n’existe plus. Il était inscrit dans le cadre finalement étroit du système technologique de l’époque. Heureusement personne n’a l’idée, en 2023, de construire une maison des années 60 : nous sommes conditionné.e.s dans nos désirs de marchandises par l’unité du système technologique du moment. Ainsi nous nous tournons « naturellement » vers une robinetterie tout aluminium, des murs intérieurs en placoplâtre, des menuiseries PVC, des volets roulants électriques, du mobilier en kit... Les fruits et légumes que nous achetons n’échappent pas à la règle : l’acte d’achat est commandé par le système de conservation qui est à notre disposition (congélateur, réfrigérateur, boîtes Tupperware, etc.), qui lui-même est aligné sur le système de production industrielle des fruits et légumes.
Par quel moyen nos désirs sont-ils ainsi recadrés ? Ce qui est une nécessité pour la production (que recouvre la notion de standardisation) ne l’est pas forcément pour la consommation. L’usage, avec ses propres critères (nutrition et santé), pourrait avoir le dernier mot. Or il semble que l’on préfère acheter une pomme produite selon les règles de l’utilité industrielle plutôt que de cueillir celles de son jardin arrivées à maturité, à haute valeur nutritionnelle (je constate cet automne que le sol des vergers autour de chez moi est couvert de fruits non ramassés). Pour comprendre ce phénomène, il faut recourir à Guy Debord et à sa Société du spectacle (1967), qui montre que ce n’est pas en adoptant rationnellement l’unité technologique de la production du moment que les consommateurices limitent leurs désirs, mais en se prêtant irrationnellement à la mise en scène de la production et de la consommation délivrée non seulement par la publicité mais par le cinéma (placements de produits) et les canaux médiatiques les plus divers. Les principaux ressorts de cette mise en scène sont les suivants :
production d’une image totalisante (non pas simplement un vêtement, une voiture, un fruit, mais leur inscription dans un intérieur, une rue, une ville, une campagne agricole) ;
représentation d’un désir socio-économique attaché à cette image totale (accession, ascension, protection, distinction : tout ce qui ressortit aux dynamiques sociales mises en évidence par Pierre Bourdieu) ;
déclinaison selon un système arrêté de classes d’individus (en termes de genre, d’âge, de condition physique, etc.).
Nous n’achetons pas de fruits et de légumes pour nous nourrir ou nous soigner mais pour avoir des fruits et des légumes capables d’orner notre cuisine et de figurer agréablement dans des plats sur la table du salon, que cela soit conscient ou non. Les scénographies que l’on trouve sur Instagram sous le #restock, où de riches américaines se filment remplissant leur immense frigo, notamment de fruits et de légumes suremballés, et qui peuvent paraître à première vue d’une vacuité profonde, relèvent en fait de cette célébration conjointe du système industriel du moment et des avantages socio-économiques qui y sont attachés : d’où le succès que rencontrent généralement ces petites vidéos à plusieurs milliers de vues.
De même que le travail fourni par les consommateurices est à mettre en relation avec la surproduction de fruits par la cueillette prématurée, de même l’orientation de leur désir vers les fruits industriels est à mettre en relation avec l’hypnose à laquelle sont soumises les plantes, qui les maintient éloignées de la production normale de fruits mûrs.
Il n’a été possible de mener cette critique du capitalisme (Marx, Guesde, Lassalle) et de l’industrialisme (Schumpeter, Debord) que parce qu’une prise de distance est encore aujourd’hui socialement possible vis-à-vis de la production industrielle. C’est en l’occurrence parce qu’il m’est possible de produire mes propres fruits, d’acheter ceux produits dans mon quartier par la ville ou par mon voisinage et ceux des maraîchages locaux qu’une comparaison empirique est possible avec la production industrielle et qu’un jugement critique peut émerger.
C’est aussi le jardinage et le maraîchage qui m’ont permis de lier marxisme et écologie.
On peut légitimement se demander si un secteur faiblement concurrentiel fournissant un produit de piètre qualité ne devrait pas tout simplement disparaître. Le besoin en fruits et légumes pourrait être satisfait par la généralisation d’espaces comestibles publics, encouragés et financés par les collectivités. J’ai longtemps habité à Villeneuve d’Ascq, où la ville avait aménagé un jardin d’arbres et d’arbustes fruitiers, librement accessible ; encore aujourd’hui, dans ma ville moyenne du Sud-Ouest, je profite de beaux mûriers plantés par la municipalité devant chez moi. La densification de l’offre de maraîchage local, plus à même de fournir des fruits et légumes à maturité, serait une piste également intéressante. Enfin l’appui à la mise en valeur nourricière des jardins privés améliorerait notablement la vie des quartiers, des bourgs et des villages.
Tout s’oppose cependant à une telle évolution :
L’impôt local ne peut servir à financer une activité concurrentielle (c’est un règlement de l’UE qui le dit) surtout si elle vend à perte. La création de vergers communaux destinés à l’ensemble de la population n’est tolérée que dans les villages sans commerce ; partout ailleurs on l’accuse de menacer l’emploi privé et elle est limitée à quelques localisations privilégiées (un square, une avenue plantée... desservant une part insignifiante de la population).
Les acteurices du maraîchage et du jardinage collectif sont socialement marginalisés et revendiquent d’ailleurs leur mode de vie marginal. La normalisation de ces pratiques n’est souhaitée ni par elleux ni par l’État qui ne leur fournit aucune aide (une mesure en faveur du maraîchage local est apparue dans la nouvelle PAC 2023, elle est ridiculement faible : 1500€ par ha et par an !).
L’abandon d’une branche industrielle n’a jamais encore été tenté en dehors des grandes mutations technologiques. Dans notre cas, il s’agirait de rétablir une sphère d’économie du don et du contre-don dans laquelle l’échange ne serait qu’un complément. Autant dire le diable !
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