samedi 25 novembre 2023

Sexe, genre et philosophie #5 Héraclite #1

Sources :

Hésiode, Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le bouclier, traduction Paul Mazon, Les Belles lettres, 1928.

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Erik Hornung, Les dieux de l’Égypte – L’un et le multiple, 1971, Flammarion, coll. Champs, 1992.

Marcel Detienne, Les dieux d’Orphée, 1989, Gallimard.

Marcel Detienne, Les jardins d’Adonis, 1972, Gallimard.

Louis Robert, Héraclite à son fourneau, 1965, Annuaire de l’EPHE.


Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène

Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore


(1) Un sage rattrapé par l’école

Héraclite (– 545, – 480) semble être issu d’une importante famille de l’aristocratie d’Éphèse. Cette cité forme avec Milet (où sont nés Thalès, Anaximandre, Anaximène) et Samos (où est né Pythagore) un triangle à peu près équilatéral : Éphèse est située à 70 km au nord de Milet, Samos à l’ouest de cet axe, à 60 km d’Éphèse et à 50 km de Milet. Ce triangle presque équilatéral est essentiel pour la philosophie grecque du – VIe siècle. Xénophane (– 570, – 480), dont je parlerai dans mon prochain article, est quant à lui né à Colophon, située à 20 km au nord-ouest d’Éphèse, qu’il va cependant quitter pour prendre, comme Pythagore, le chemin de l’Italie du sud, tandis qu’Héraclite restera toute sa vie fidèle à sa patrie comme Thalès, Anaximandre et Anaximène à la leur.

 


Si l’on en croit les sources qui lui donnent un statut royal, l’importance de la famille d’Héraclite paraît avoir été moins politique que rituelle : à l’imitation de Sparte, les rois n’avaient plus guère en Grèce qu’un statut religieux. Ambitionnant mieux que la prêtrise, Héraclite s’est sans doute mis au service des factions au pouvoir, mais il semble s’être retiré des affaires après l’exil de ses meilleurs amis politiques, tombés à l’occasion de procédures d’ostracisme. Il prend alors la décision de philosopher et de ne plus apparaître en public qu’aux assemblées convoquées pour des raisons d’impérieuse nécessité (comme le siège d’Éphèse par les Perses). Sur son refus de se rendre aux invitations successives de Darius, on peut dire que la philosophie n’a pas banni chez lui le patriotisme comme elle l’avait fait chez Thalès. On ignore son destin après la prise de la ville et la déportation de sa population en Mésopotamie, mais à la fin de la première guerre médique, on le retrouve à Éphèse où il meurt d’hydropisie vers – 480.

Philosophe solitaire dans une cité vis-à-vis de laquelle il a choisi de prendre ses distances sans la quitter, Héraclite n’a pas eu d’élève : il est resté un sage à l’ancienne. Si nous disposons encore de fragments de son grand œuvre philosophique (déposé par ses soins dans le temple d’Artémis, construit en – 560 et connu comme l’une des sept merveilles du monde méditerranéen antique), c’est parce qu’une école s’est spontanément créée après sa mort autour de l’interprétation de ce texte, dont l’écriture se voulait inaccessible à celleux qui ne communient pas avec le « Logos cosmique », c’est-à-dire à peu près tout le monde. Un art de l’exégèse héraclitéenne s’est ainsi développé à la manière dont, à Chios, on interprétait sans relâche Homère et Hésiode. Hippocrate (– 460, – 377) a manifestement fréquenté cette école, dont il a adopté la métaphysique, ce qui n’a pas été sans effet sur la renommée d’Héraclite jusqu’à aujourd’hui. Platon (– 428, – 348), dans son effort de synthèse des philosophies du – VIe et du – Ve siècles, lui a accordé une place significative, ce qui indique qu’il a sans doute lui aussi fréquenté l’école, seul moyen d’accéder à sa pensée. Aristote (– 384, – 322) déjà ne comprend plus Héraclite, mais il l’a lu : l’école héraclitéenne s’est éteinte, mais son texte a continué à circuler par le biais des éditeurs de l’époque, dont on sait l’importance au – IVe siècle.

Comment se positionne Héraclite vis-à-vis de ses prédécesseurs ? De nombreux fragments sont des critiques d’Homère, d’Hésiode et de Pythagore. Ils sont par contre élogieux à l’égard de Thalès.

  • Contre Hésiode et en faveur de Thalès, on peut retenir ce fragment :

    « S’il n’y avait pas de soleil, en dépit des autres étoiles, il ferait nuit. » (fr. XCIX)

    Nuit et Jour sont inséparables d’Hélios : la généalogie hésiodienne est fausse. Par contre, Thalès a raison quand il explique le jour et la nuit par la position relative de la Terre par rapport au Soleil.

  • Héraclite retient de Pythagore sa critique des pratiques religieuses grecques :

    « Ils se purifient en se souillant d’un autre sang, comme si, après avoir marché dans la boue, quelqu’un se lavait avec de la boue (…). Et à ces statues, ils adressent leurs prières comme qui ferait la conversation avec des murs, sans avoir conscience de ce que sont dieux et héros. » (fr. V)

  • Mais il l’attaque sur sa façon d’enseigner, et en profite pour étendre sa critique de la religion à l’ensemble des cultes mystiques qui se sont répandus au – VIe siècle.

    « Le vrai ne se cache pas. » (fr. II-a)

    « Car l’initiation aux mystères pratiquée chez les hommes est impie. » (fr. XIV)

    Héraclite peut se le permettre, ayant trouvé le moyen de produire un écrit public et pourtant hermétique : la vérité comme elle se donne étant incompréhensible à la majorité, pourquoi dès lors la garder secrète ?

Ces quelques fragments permettent de voir qu’Héraclite ne cherche pas à rompre avec la tradition philosophique, mais que, s’il en reçoit les principales leçons, il n’hésite pas à rejeter ce qui, chez chacun, n’est pas conforme à sa pensée.


(2) Abandonner la transcendance

Le point de départ de la philosophie d’Héraclite est le même que celui des Milésiens. Deux fragments importants le confirment :

  • Toutes choses naissent et meurent selon le Logos. (fr. I)

  • Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout. (fr. L)

« Toutes choses naissent et meurent… » nous renvoie à l’être dont l’essence est en clair-obscur, qui naît pour inévitablement mourir, mais qui ne meurt que pour vivre à nouveau, cet être qu’a commencé à interroger Hésiode dans sa Théogonie et que les Milésiens ont étendu à « toutes choses », exception faite de ce d’où provient et où retourne toute chose (eau thalésienne, Illimité anaximandrien, air anaximénien).

« … selon le Logos. » renvoie à une spécificité méthodologique de l’école milésienne : interroger la loi inhérente à l’essence claire-obscure des choses pour en déduire son incomplétude et la nécessité d’une essence supérieure, purement lumineuse, qui la complète. On se souvient qu’Anaximandre a proposé de ramener l’essence claire-obscure des choses à leur soumission à la loi masculine d’identification et d’opposition intergénérationnelle qu’Hésiode réservait au trio Ouranos-Cronos-Zeus, et qu’il a, de son côté, étendue à l’ensemble des lignages du monde vivant (au sens large), faisant de la vendetta le gouvernement naturel de « toutes choses », gouvernement autodestructeur qui suppose une transcendance illimitée et créatrice pour exister.

« … il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ». Selon l’école milésienne, pour atteindre la réalité de ce qui est, pour atteindre l’être, il faut avoir déjà acquis la sagesse, c’est-à-dire avoir pris connaissance de cette loi cosmique qu’Anaximandre a formulée une première fois. Selon cette formulation, l’être est essentiellement lumineux et illimité, et accidentellement clair-obscur et limité. Or ici, alors même qu’Héraclite suit pas à pas la méthodologie milésienne, notre philosophe semble ne pas utiliser, et ceci volontairement, le terme positif attendu pour qualifier l’être dans sa complétude essentielle (« eau », « illimité », « air illimité »). Il le fera ailleurs (ce sera le « feu »), mais tient ici à mettre l’accent sur tout autre chose. L’Un-Tout renvoie à la tétractys pythagoricienne : le Un est le principe ; le Tout est la fin, le résultat du processus d’addition 1+2+3+4 = 10, la décade, par quoi le monde est produit dans toute sa diversité. L’Un-Tout héraclitéen réunit le principe et la fin, il forme un cycle (la fin devenant principe et le principe fin, indéfiniment). Or un tel cycle met à égalité le principe transcendant (« Un ») et la fin immanente (« Tout »), ce qui est strictement impossible, à moins de poser la fin comme transcendante (le « Tout » transcende « toutes les choses » : c’est sans doute ainsi que le voyait Pythagore), ou de poser le principe comme immanent, et c’est bien ainsi que le voit Héraclite, cessant ici de suivre et Anaximandre et Pythagore. La théorie du cycle immanent du principe et de la fin rapproche par contre Héraclite d’Anaximène, selon qui l’air est principe et fin, donnant naissance aux trois autres éléments qui se résorbent en lui.

Abandonnant la mère transcendante anaximandrienne ou pythagoricienne, Héraclite rompt-il avec la suprématie du féminin en philosophie ? Anaximène avait envisagé, outre une première féminité maternelle immanente, une seconde féminité protectrice, équivalente d’Héra, contenant les débordements de l’opposition masculine constitutive de notre monde, Héraclite opère-t-il différemment ?


(3) Le feu cosmique

« Ce monde-ci, le même pour tous, nul des dieux ni des hommes ne l’a fait, mais il était toujours, est et sera, feu éternel s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. » (fr. XXX)

« Toutes choses sont convertibles en feu et le feu en toutes choses, tout comme les marchandises en or et l’or en marchandises. » (fr. XC)

« Car sur toutes choses le feu ayant fondu, il les jugera et s’en saisira. » (fr. LXVI)

Héraclite identifie le Un-Tout, qui est l’être du monde, au feu, comme Anaximène l’identifiait à l’air. Le feu, comme l’air, a tous les caractères de la divinité, leur éternité s’opposant à « toutes les choses », marquées par leur caractère temporaire. À la différence cependant de l’air anaximénien, le feu héraclitéen ne se transforme en les trois autres éléments qu’en s’altérant intégralement, et il ressurgit à partir d’eux, tel le soleil d’une éclipse. Contrairement à celui d’Anaximène, le principe immanent d’Héraclite se trouve par conséquent lui-même soumis à la loi qui préside aux essences claires-obscures, mourant et renaissant régulièrement.

Héraclite est amené à refuser au feu l’illimitation qu’Anaximène prête à l’air. En cela, il ne cherche pas simplement à se différencier de son illustre prédécesseur, mais tient surtout compte des apports de l’école pythagoricienne, qui a su rapidement formuler une théorie très simple et très féconde des quatre éléments. Selon cette théorie, les quatre éléments sont foncièrement équivalents les uns aux autres : un élément donné n’a de sens qu’en lien avec les trois autres ; s’il existe quelque part, les trois autres éléments existent avec lui ; il ne peut pas notamment être illimité, tandis que les trois autres seraient limités. Héraclite adhère pleinement à cette thèse pythagoricienne. Or celle-ci suppose la transcendance du Un et du Tout, qu’il rejette par contre. Il lui faut donc renoncer à la trop simple combinatoire du sec, de l’humide, du chaud et du froid, qui permet d’expliquer la transformation des éléments les uns en les autres, mais qui les égalise sans qu’on puisse distinguer entre eux un principe ou une fin. En identifiant le Un au Tout et en les rendant immanents à la sphère des éléments, elle-même immanente à la sphère des choses, Héraclite est amené à concevoir l’idée d’un cycle élémentaire primordial, dont un arc est descendant (du feu à toutes choses) et l’autre montant (de toutes choses au feu). Que l’on monte ou que l’on descende, il s’agit toujours de la même route cyclique. En outre, prendrait-on une troisième voie horizontale, elle mènerait immanquablement, telle la vis, vers le haut ou vers le bas :

« La route, montante descendante, une et même. » (fr. LX)

« La route est droite et courbe, elle est une et la même. » (fr. LIX)

Cette idée de cycle ne va pourtant pas de soi : tout point d’un cycle peut en effet être considéré comme le point de départ et le point d’arrivée du mouvement qui le parcourt. Comment différencier le feu, l’air, l’eau et la terre dans ces conditions ? C’est possible de deux manières, bien exploitées par Héraclite :

  • En premier lieu, en admettant que le cycle passe par les quatre points cardinaux élémentaires, il reste possible de les différencier en faisant de l’un d’eux le principe moteur d’un mouvement descendant (procession) et le principe attracteur ou final d’un mouvement ascendant (conversion). Le feu met en branle à la fois un mouvement de transformation qui s’écarte de lui et un mouvement de transformation qui attire à lui, ce que sont incapables de faire (selon Héraclite) les autres éléments.

  • En second lieu, il est possible de différencier les éléments à l’intérieur du cycle, car si le cycle […, feu, air, eau, terre, feu, air, eau, terre, …] opère la stricte égalisation des éléments entre eux, il n’est pas le seul cycle élémentaire possible, loin de là. Prenons le cas du cycle […, feu, air, eau, terre, eau, air, feu, …], que l’on peut aussi bien écrire […, terre, eau, air, feu, air, eau, terre, …] : le feu et la terre ne sont entourées que d’un élément (l’air pour le feu, l’eau pour la terre), tandis que l’air et l’eau le sont de deux (le feu et l’eau pour l’air, la terre et l’air pour l’eau). Feu et terre sont ainsi strictement équivalents entre eux (en bout de chaîne), tout comme air et eau le sont entre eux (en milieu de chaîne). En termes de principe et de fin, le couple du feu et de la terre s’impose, et inversement le couple de l’air et de l’eau en termes d’intermédiation. Or voilà ce qu’écrit Héraclite :

    « Transformation du feu : d’abord mer. De la mer : une moitié terre, une moitié souffle embrasé. » (fr. XXXI)

    Héraclite ne nous livre ici que la voie « descendante » du cycle cosmique. La voie « montante » peut être reconstituée ainsi : de la terre naît la mer, de la mer le feu. Les états cosmiques successifs sont alors les suivants : (1) Feu cosmique ; (2) Mer cosmique ; (3) Terre entourée de souffle embrasé ; (4) Mer entourée de souffle embrasé ; (5) Feu cosmique. On passe : de (1) à (2) par la transformation progressive du feu cosmique en mer cosmique ; de (2) à (3) par la transformation progressive de la mer cosmique en une terre entourée de souffle igné ; de (3) à (4) par la transformation de la terre en mer, le souffle igné restant ce qu’il est ; de (4) à (5) par la transformation de la mer en feu et l’intégration au feu du souffle igné.

    On constate que si la voie « montante » conduit au point de départ de la voie « descendante » et la voie « descendante » au point de départ de la voie « montante », les états intermédiaires des deux voies ne sont pas les mêmes (mer cosmique contre mer entourée de souffle embrasé). Le cycle, tout en étant bien un cycle, n’est donc pas réversible. Par ailleurs on ne trouve d’élément isolé qu’à l’état (1) = (5) et à l’état (2) : le feu cosmique et la mer cosmique. Or le feu se transforme en un unique élément, la mer, tandis que la mer se transforme d’un côté en terre avec air igné, de l’autre en feu. Cette différence justifie l’érection du feu et non de l’eau comme principe et fin. Prise entre terre (avec air igné) et feu, l’eau a plutôt fonction d’intermédiaire par excellence. La terre, tout en n’étant entourée que d’un unique élément (l’eau), ne se trouve jamais seule et ne peut prétendre au statut de principe. Quant à l’air enfin, il n’est lui-même jamais seul et fonctionne comme une instance rapportant les autres éléments à leur origine ignée, comme l’« âme » par laquelle le monde se souvient de son état de référence.

  • La mer, en donnant lieu à la fois à l’air igné et à la terre, illustre bien le double effet du feu, moteur et attracteur, à l’égard du cycle : moteur des transformations descendantes, il dispose la mer à se transformer en s’écartant de lui, à devenir terre ; attracteur des transformations ascendantes, il dispose simultanément la mer à se transformer en se rapprochant de lui, à devenir air igné. Quant à la terre, elle ne subit que son attraction, étant la plus éloignée de lui.

Moyennant la construction d’un cycle élémentaire complexe, Héraclite réussit ainsi à formaliser une cosmogonie où l’un des éléments, le feu, a valeur de principe et de fin pour les autres, une cosmogonie où le principe et la fin sont immanents au monde dont ils sont et principe et fin. Ce nouveau modèle cosmologique reste réglé sur ceux d’Anaximandre et d’Anaximène et répond aux exigences de l’école milésienne : il est « historique » et l’on peut identifier la ou les phase.s de cette histoire où se déroule la nôtre (transition de (2) à (3) : transformation progressive de la mer cosmique en une terre entourée de souffle igné, ou transition de (3) en (4) : transformation progressive de la terre en mer, le souffle igné restant ce qu’il est).


(4) Âme du monde et âmes individuelles

Parmi les éléments, l’air igné joue un rôle de premier plan dans la cosmogonie cyclique héraclitéenne. Il est l’âme du monde, dépositaire du Logos cosmique, du discours vrai du monde sur lui-même, rappelant au monde son origine et sa fin. Il pénètre les choses et anime celles qui peuvent recevoir vie : il y dépose des parties de lui-même qui leur restent attachées, des âmes individuelles, dépositaires d’une parcelle du Logos cosmique, vouée à croître à mesure que l’âme s’ouvre sur son environnement.

« Il appartient à l’âme un logos qui s’accroît lui-même. » (fr. CXV)

Le lien entre l’âme individuelle et le corps qu’elle habite est figuré de façon originale par l’image de l’araignée au milieu de sa toile.

« De même que l’araignée, immobile au milieu de sa toile, sent dès qu’une mouche rompt le fil et y court rapidement, comme affectée de douleur par la coupure du fil, de même l’âme de l’être humain, lorsqu’une quelconque partie du corps est blessée, s’y précipite, comme si elle ne pouvait supporter la blessure de ce corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée. » (fr. LXVIIa)

a) L’âme du monde

L’âme du monde est l’air igné qui entoure mer et terre : elle naît de la mer et meurt dans le feu cosmique. Son caractère igné n’est pas diffus mais concentré en quelques points, dont le soleil est le plus notable. Sa course suit la régularité des vents de haute altitude, dont l’orientation principale, d’est en ouest, est modulée vers le nord ou vers le sud selon les saisons. Vieille question : le soleil qui s’élève chaque jour est-il le même ? Les Égyptiens pensaient que Rè changeait de barque solaire à chaque étape de son cycle : le soir quand il circulait dans les Enfers, le matin quand il circulait dans le Ciel. Héraclite semble avoir repris, à propos du soleil et de la lune, cette image de barque, dépositaire du feu aérien dans sa plus grande pureté (ternie pour la lune, dont le cours est trop bas, évoluant dans un air trop humide). Mais la barque et son chargement sont caractérisés par une instabilité foncière, représentée, dans la théologie de Rè, par le combat quotidien, matinal et vespéral, que mènent le dieu et sa cour, dans le vaisseau qu’ils occupent, contre Apophis, cet être divin qui menace quotidiennement le cours du soleil et donc l’ordre cosmique. Héraclite va plus loin :

« Le soleil, non seulement est nouveau chaque jour, mais sans cesse nouveau continûment. » (fr. VI)

Le feu n’est plus depuis qu’il s’est fait mer, la mer s’est décomposée en terre et en air igné, symbole de ce feu dans un état du monde où il n’est simultanément plus et pas encore. L’air igné n’est feu solaire et lunaire que par un effort continu de concentration, de remémoration et de prophétie du feu initial et final.

b) Les âmes individuelles

« Pour les âmes, mort est devenir eau ; et pour l’eau, mort devenir terre ; mais de la terre, l’eau naît ; et de l’eau, l’âme. » (fr. XXXVI)

Séparées de l’âme du monde, les âmes individuelles, quoique introduites par ses soins dans les corps qu’elles habitent, suivent leur propre destinée, disposent de leur propre logos, de leur propre cycle élémentaire. Comment comprendre ces âmes individuelles, à la fois hétéronomes, issues de l’âme du monde et retournant à elle, et autonomes, caractérisées par un cycle indépendant de morts et de renaissances, telles les âmes chez Phérécyde et Pythagore ?

La formule du devenir de l’âme individuelle est proche de celle qui commande le cycle cosmique des transformations élémentaires. Leur différence est cependant importante : alors que le cycle élémentaire cosmique place clairement le feu à l’origine et à la fin du cycle, celui de l’âme ne permet pas de dire qu’elle en est origine et fin : c’est plutôt le couple qu’elle forme avec la terre qui fait office de principe-fin (sans qu’il soit possible de savoir laquelle est principe, laquelle est fin). Quant à l’eau, elle est l’unique intermédiaire entre l’âme et la terre. Pour comprendre ce qui se joue dans cette formule du devenir de l’âme, il faut procéder par étapes.

  • Deux fragments illustrent le rapport de l’âme à l’eau :

    « C’est un plaisir pour les âmes de devenir humide. » (fr. LXXVII)

    « Quand un homme est ivre, titubant, il est conduit par un jeune enfant. Il ne sait où il va, il a l’âme humide. » (fr. CXVII)

  • Trois fragments décrivent l’âme « sèche » et l’éveil qui la caractérise, l’effort intellectuel qu’elle doit soutenir, telle l’air igné s’efforçant quotidiennement de concentrer son feu dans le soleil, la lune et, dans une moindre mesure, les planètes et les étoiles fixes :

    « L’âme sèche est très sage et excellente. » (fr. CXVIII)

    « Le prince dont l’oracle est à Delphes [Apollon] ne parle pas, ne cache pas, mais signifie. » (fr. XCIII)

    « Nature aime se cacher. » (fr. CXXIII)

  • Un fragment met d’autre part en relation les trois termes suivants : éveil, sommeil et mort :

    « (...) Vivant, l’humain touche la mort en dormant. Éveillé, il touche le dormant. » (fr. XXVI)

    Le rapport de l’éveil au sommeil est identique au rapport de la vie (qui inclut éveil et sommeil) à la mort. C’est un rapport de voisinage. Si l’on définit l’éveil comme l’effort intellectuel pour entendre et rendre le Logos cosmique propre à l’âme « sèche », si l’on fait du sommeil le repli sur soi qui caractérise l’humidité de l’âme, il devient possible de mettre en parallèle la triade âme (« sèche ») / eau (âme « humide ») / terre (âme morte) et la triade éveil/sommeil/mort.

  • Cette triade renvoie indubitablement à Hésiode qui associe à l’essence nocturne de l’homme le sommeil et la mort, Hypnos et Thanatos, premiers enfants de Nuit, et à son essence diurne l’éveil (qui distingue l’âge d’or dont la race, toujours éveillée, meurt d’un premier et dernier sommeil).

  • L’eau du cycle de l’âme équivaut ainsi au sommeil (au sens large), et la terre à la mort. Le lien entre la terre et la mort renvoie aux Enfers, séjour inévitable des hommes de bronze et de fer selon Hésiode, séjour périodique des âmes selon Phérécyde et Pythagore, mais aussi selon Héraclite, pour qui la terre n’est pas un ultime séjour, mais bien le point de départ ou la fin d’un cycle psychique.

  • En établissant le cycle […, éveil, sommeil, mort, sommeil, éveil, …], Héraclite fait du couple éveil/mort le moteur bipolaire du devenir psychique, et du sommeil le lieu où s’exerce ce moteur. Le pôle de l’éveil est celui de la concentration intellectuelle, le pôle de la mort est celui de l’anéantissement intellectuel, l’un renvoie à l’autre (pas d’éveil sans chute mortelle, pas de mort sans renaissance). L’eau, la demi-conscience de l’âme, évolue entre pleine conscience et pleine inconscience, dans un lieu propre (un « idiome ») où elle ne suit naturellement qu’elle-même, va au hasard, comme dans les rêves, tirée d’un côté vers le point fixe d’une perception extérieure, de l’autre vers le non-lieu du néant.

En égalisant l’âme et la terre, l’éveil et la mort, Héraclite nous dit quelque chose de la vie de l’âme et plus précisément de son identité. Son cycle est le suivant : croissance (l’âme croît en même temps que son logos), repli sur soi (l’ensommeillement – nous avons vu que le « sommeil » est plus large que le repos quotidien – envahit l’âme dès qu’elle a atteint l’optimum de sa maturité), disparition à soi (la mort en tant que telle), émergence à soi (l’âme naissante), croissance, etc. Or à chaque moment du cycle l’âme s’altère, avec une équivalence entre le devenir et la mort (cf. fr XXXVI). La relation de voisinage qui lie chacun de ces moments ne garantit pas leur continuité : lorsque l’âme, de son sommeil le plus profond, verse dans la mort, le presque rien donne lieu au rien, tout vestige a disparu, l’âme est comme neuve. L’anamnèse de Pythagore est donc impossible : s’il subsiste quelque chose dans l’âme qui disparaît à soi, ce ne peut être que son essence psychique générique, jamais son identité individuelle. Mais n’est-ce pas encore vrai de l’âme bien vivante ? Pour Héraclite, l’identité n’existe pas pour l’âme repliée sur soi, car son soi est l’univers chaotique et sans point fixe du rêve. Elle ne peut exister que dans un savoir éveillé stable dans le temps, soutenu par une remémoration permanente : ce à quoi elle ne parvient que lorsqu’elle a atteint le point haut de sa maturité et qu’elle communique directement avec le Logos cosmique, bref, quand elle s’unit avec l’âme du monde. L’âme individuelle a son identité dans l’âme du monde : elle n’en possède donc pas en tant qu’âme individuelle. À sa mort, abandonnant tout vestige d’ipséité, elle se sédimente en terre, sous la forme de quelque cristal, et il lui faut attendre que la terre se transforme en mer, puis que la mer se transforme en feu, puis encore que le feu se transforme en mer et que la mer donne lieu à l’air igné pour qu’enfin elle retourne à l’âme du monde, d’un nouveau monde l’air igné délivre ses semences psychiques aux corps aptes à la vie.

Héraclite rompt avec Phérécyde et Pythagore, ce qui n’est pas sans conséquence, puisque l’identité permanente de l’âme était, dans le système pythagoricien, la seule garantie d’un ordre lignager dans la succession des choses. Chez Héraclite, cette fonction est remplie par le Logos cosmique, le cycle indéfiniment et régulièrement répété du devenir : hors lui, rien n’est stable dans le monde. Trois fragments célèbres l’attestent :

« Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et autres coulent les eaux. » (fr. XII)

« Dans les mêmes fleuves nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas. » (fr. XLIXa)

« Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve. » (fr. XCI)

Il faut concevoir ici le fleuve à l’image de l’Océan mythologique, qui cerne de toutes parts la terre émergée et enroule autour d’elle ses flots éternellement mus dans le même sens.

Si l’âme individuelle n’a pas d’identité propre, l’identité ne joue pas non plus dans l’ordre des corps. C’est notamment le cas des corps qui se reproduisent. Héraclite rejoint complètement Pythagore sur les lignages corporels : les enfants sont le fruit de l’accord d’une semence mâle et d’une semence femelle, comme le réaffirmera plus tard Hippocrate. La Cité réunit des foyers et non des lignages masculins qui n’ont pas de fondement biologique et ne peuvent donc rien établir de durable ; ces foyers sont centrés sur le feu domestique.

La sagesse, l’éveil héraclitéen, est d’abord la capacité des humains à faire du feu, héritage de Prométhée, à l’image de la capacité de l’air igné à produire et à sans cesse reproduire les astres. C’est cette capacité qui met les êtres humains à portée du divin et qui leur donne accès au Logos cosmique.

L’âme individuelle est-elle genrée comme le sont les corps ? Dans la mesure où l’identité de l’âme individuelle se conquiert dans sa fusion avec l’âme du monde, et où l’identité de l’âme du monde se conquiert par la remémoration et la prophétie permanentes de l’embrasement cosmique initial et final, c’est in fine le genre qu’Héraclite confère au feu cosmique qui détermine le genre de l’âme individuelle. Tout se joue là : Héraclite adopte-t-il une position plus résolument neutraliste que ses prédécesseurs, ou laisse-t-il, comme eux, le féminin l’emporter ? Ou bien encore : parvient-il à élaborer une posture philosophique masculiniste, révolutionnant en cela le projet philosophique porté par Hésiode et adopté par les Milésiens et les pythagoricien.ne.s ?

Avant de rechercher le genre du feu cosmique, demandons-nous si le Logos qui en exprime la nature est lui-même genré.


(5) Le Logos cosmique est-il genré ?

Le Logos héraclitéen est la raison d’être de l’être ou le discours vrai de l’être sur lui-même. Le Logos cosmique est ainsi la raison d’être du monde dans son ensemble ou le discours vrai du monde sur lui-même. Sa terminologie est nettement métaphysique, parce qu’il s’agit d’exprimer, en une formule unique, et le monde, et ce qui le rend possible et ce qui se déroule en son sein, ces trois aspects relevant pour Héraclite d’une même et unique réalité.

Le Logos cosmique est premier et dernier, mais il existe des logoi partiels qui s’attachent à certains modes d’être de sphères plus ou moins limitées du monde.

  • J’ai déjà évoqué le logos élémentaire, qui exprime le monde à son niveau élémentaire, mais ne prend pas en compte ce qui résulte de l’interaction des éléments.

  • J’ai aussi évoqué le logos psychique, proche du logos élémentaire, mais qui s’en tient à l’air igné, et qui n’entre pas dans le détail des corps où cet air vient semer des âmes individuelles.

  • J’évoquerai bientôt le logos biologique, qui s’attache justement à l’ensemble des corps vivants et à leurs relations. Nous verrons à cette occasion si Héraclite innove par rapport à Pythagore, qui est allé très loin dans la réforme du contrat biologique entre l’être humain et le reste du vivant.

  • J’évoquerai aussi le logos politique, qui traduit l’aptitude de la Cité à vivre au diapason du monde dont elle fait partie.

Les logoi partiels dépendent du Logos cosmique. C’est lui, dans sa rudesse métaphysique, que je vais questionner.

« Embrassements, touts et non-touts, accordé et désaccordé, consonant et dissonant, et de toutes choses l’Un et de l’Un toutes choses. » (fr. X)

Le Logos cosmique dit tout et son contraire, parce que rien ne doit lui échapper. Pour tout dire, la méthode la plus simple est d’apparier les contraires de façon à inclure d’un coup l’ensemble des intermédiaires (par exemple, pour la couleur, on dira : « Embrassements, ombre et lumière, grisaille et saturation, chaleur et froidure » et on aura tout dit). Dans le cas du fragment X, Héraclite, en reprenant les grandes catégories métaphysiques pythagoriciennes et en leur adjoignant leurs contraires, fait valoir la dyade à l’œuvre dans le monde dans sa plus grande généralité. Pour Pythagore, la dyade oppose l’immature au mûr et exprime le double mouvement de l’un vers l’autre. Héraclite s’aligne ici complètement sur son prédécesseur de Samos :

  • le tout est ce qui est achevé, le non-tout ce qui progresse vers son achèvement ou ce qui régresse après son achèvement ;

  • l’accordé caractérise la capacité de deux voix musicales à se substituer l’une à l’autre : sans un tel accord, le concert de deux voix est impossible ; le désaccordé est ainsi l’état qui précède le concert ou qui le suit ;

  • le consonant marque le moment résolutif d’une mélodie à deux voix, le dissonant marque au contraire le moment transitoire de cette mélodie qui s’achemine vers sa résolution ou régresse à partir d’elle (ces notions de résolution et de transition harmoniques datent de la théorisation du contrepoint, mais elles sont directement issues du pythagorisme musical).

« Un détritus au hasard abandonné : le plus bel ordre du monde. » (fr. CXXIV)

Le Nomos, l’ordre du monde, celui qu’instaure Zeus chez Hésiode et qu’à la suite de ce dernier Pythagore établit comme le Tout, la décade, n’est pas séparable du non-Tout, représenté chez Hésiode par Érèbe (Ténèbres), fils de Chaos et frère de Nuit. Héraclite l’exprime de trois manières :

  • le détritus s’oppose à la chose intacte au sommet de sa maturité (sujet de l’ordre du monde),

  • le hasard s’oppose au prévu (l’ordre du monde prévoyant pour chaque chose une place),

  • l’abandonné s’oppose à ce que l’on garde pour sa valeur (attribut par lequel chaque chose trouve effectivement sa place dans l’ordre du monde).

La valeur ne s’apprécie qu’au regard de son absence, un système de rangement qu’au regard du désordre, l’intact et le mûr qu’au regard du cassé, du pourri ou du vert. Le Logos cosmique exprime cette dépendance et rappelle que le mûr était vert et sera pourri, que l’intact se brisera, etc. et que réciproquement le vert mûrira, que le brisé fut intact, etc. Mais ce n’est pas tout. Le fragment met en avant la conjonction de l’immature, du dérangé et du sans valeur, l’accumulation des traits caractéristiques du désordre : le plus bel ordre du monde est celui qui laisse affleurer Érèbe, ces ténèbres métaphysiques qui ne permettent plus de rien discerner, dans lesquelles tout se perd et tout se mélange. Héraclite ne rompt pas avec Hésiode : pour celui-ci, même après que Zeus a établi « le plus bel ordre du monde », en chassant les ténèbres du monde divin (le banquet céleste a lieu sur l’Olympe neigeux où règne la lumière éternelle d’Éther, opposé structural d’Érèbe), ceux-ci continuent à exercer une influence, mais de manière localisée, chez l’homme (celui de l’âge de bronze surtout, mais plus durablement celui de l’âge de fer), dans la mesure où il est destiné à rejoindre les Enfers qui s’étendent jusqu’aux confins de Tartare et d’Érèbe. Héraclite universalise ce qu’Hésiode ne réservait qu’à l’ordre des choses humaines.

« Il faut connaître que le conflit est commun, que la discorde est le droit, et que toutes choses naissent et meurent selon concorde et nécessité. » (fr. LXXX)

Ce fragment, assez complexe, renvoie très clairement à Anaximandre et à Anaximène. On se souvient que chez Anaximandre, la loi de la vendetta conduit le monde à l’anéantissement dans l’Illimité, et que chez Anaximène, l’anomie cosmique du conflit entre les formes denses et raréfiées de l’air est vouée à être emportée par un coup de vent métacosmique ramenant toute chose à la forme normale de l’air. Affirmer que le conflit est dans la nature des choses revient pour les Milésiens à mettre en évidence l’écart entre un tel monde et ce qui le rend possible, à souligner son non-sens et sa fragilité. Dans ce fragment, Héraclite, tout en acceptant les préceptes milésiens, réussit à en tirer une conclusion opposée : rejet de la transcendance (Anaximandre) et, dans l’immanence, rejet du caractère anomique et provisoire du monde (Anaximène).

  • « Le conflit est commun » : il fait partie de l’ordre des choses, de l’aspect coutumier du Nomos. Ce faisant, il n’est pas anomique, comme le pensait Anaximène, ni destructeur comme le pensait Anaximandre. Mais comment un monde en conflit peut-il subsister et même subsister éternellement ? Les deux autres parties du fragment répondent à cette question essentielle.

  • « La discorde est le droit ». Alors que chaque être défend unilatéralement son droit contre les autres, se manifeste le droit de chaque être à disposer de lui-même, à occuper la place qui lui convient. En reconnaissant, par la discorde, ce droit partagé, les êtres font valoir leur différence comme constitutive de l’ordre cosmique, du Nomos, dans sa dimension synchronique.

  • « Toutes choses naissent et meurent avec concorde et nécessité », que l’on pourrait rendre plus simplement par : « Toutes choses naissent dans la concorde, et meurent par nécessité ».

    • Qu’il s’agisse d’animal ou de végétal, toute naissance présuppose le concours de plusieurs facteurs également favorables. Pour l’animal, l’accord de la femelle, du mâle et de leur environnement (social, nourricier, sanitaire) ; pour le végétal, l’accord de la semence, du travail animal et de la faveur divine (qualité du sol et de la météo). Au-delà de la discorde qui caractérise le Nomos synchronique, la concorde règne sur le plan du Nomos diachronique.

    • La mort est une nécessité ; elle est la seule véritable marque de la loi inhérente à l’ordre des choses. Anaximandre et Anaximène ne s’y sont pas trompés, mais ils n’ont pas vu que la mort était une transformation, que l’être mourant était le levain de la naissance d’un autre être. La loi universelle n’est pas le conflit destructeur mais le devenir, et le devenir commande que toute chose finisse par mourir pour que d’autres naissent. Le monde ne meurt que pour renaître dans sa mort même.

    • Le monde, dans l’ordre diachronique, est à l’image du phénix, cet animal hautement symbolique, que Marcel Detienne a longuement évoqué dans son article Les parfums de l’Arabie, in Les jardins d’Adonis. Lié au soleil, à la récolte des aromates, il est l’oiseau qui meurt en prenant subitement feu dans le nid d’aromates qu’il se construit à Héliopolis (en Égypte), et qui renaît de ses cendres sous la forme d’un vilain petit ver qui, après la pousse de ses premières plumes, reprend son envol pour l’Arabie.

  • C’est en devenant, en naissant ou en mourant, en changeant de nature, que les choses sont en paix avec elles-mêmes et avec le Logos cosmique ; lorsqu’elles cherchent à rester ce qu’elles sont, à stopper le mouvement du devenir, elles entrent inévitablement en conflit avec elles-mêmes et avec le Logos cosmique. Le devenir est la façon dont le monde résout le conflit qui lui est inhérent, ce qu’exprime cet autre fragment célèbre :

    « En changeant, il est en repos. » (fr. LXXXIV)

    En distinguant un Nomos synchronique et un Nomos diachronique (distinction constitutive de ce qu’on nommera plus tard la dialectique), Héraclite parvient à concilier la tendance du monde à se détruire lui-même avec son caractère éternel. La figure du phénix donne tout son sens à un tel monde.

Telle est l’alternative à la transcendance d’Anaximandre et à l’immanence anomique d’Anaximène. L’ordre du devenir est celui qui caractérise un monde dont la conflictualité est résoluble. Si la conflictualité caractérise le masculin et la résolubilité le féminin, l’ordre du devenir, le Logos cosmique, peuvent être qualifiés de neutres avec cependant une prééminence minimale du féminin, l’égalité entre masculin et féminin ne pouvant pas exister (la conflictualité est résoluble ou elle ne l’est pas, si elle l’est le féminin l’emporte, si elle ne l’est pas c’est le masculin qui l’emporte). Le rapport entre la conflictualité et la résolubilité héraclitéennes semble en ce sens reproduire le rapport hésiodien entre Zeus et Héra, structurant pour la cosmologie d’Anaximène, avec qui Héraclite converge sur ce point (et ce point seulement).

Quel est le sexe du phénix ? Il n’en a pas, il est antérieur à la sexualité. Mais il est capable de se donner naissance à lui-même, de mourir pour naître de sa mort. Il est asexué mais pas agenré : son genre est celui de ce qui est capable de donner spontanément naissance à partir de soi, son genre est féminin, ce féminin absolu antérieur à l’opposition du féminin et du masculin. Pourtant, en devenant ce à quoi il donne naissance, il s’abolit lui-même en quelque sorte. Sa pure féminité est marquée par une masculinité intrinsèque, par la masculinité qu’elle porte en elle à l’état potentiel. Maternité spontanée mais disparition de la mère dans l’enfant : cela relève d’un genre mêlé où prédomine le féminin.

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