Sources :
Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.
Articles cités :
Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode
Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène
Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore
Sexe, genre et philosophie #5 gnathaena.blogspot.com 2023 : Héraclite
Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2023 : #1 Xénophane
Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2023 : #2 Parménide et Zénon
(1) Élée et Samos
Mélissos est né à Samos à la fin des guerres médiques. Il n’a pas connu l’exil comme son illustre compatriote, Pythagore. À son époque, l’attention des Samiens n’est plus tournée vers Suse, mais vers Athènes, qui dirige la ligue de Délos, à vocation initialement défensive (lutte contre l’expansionnisme perse), puis peu à peu instrumentalisée par l’expansionnisme athénien (colonisation, au sens moderne du terme – administration militaire et mainmise sur l’économie –, des territoires repris sur les Perses). La ligue associait à Athènes les cités grecques ioniennes et éoliennes de la côte de l’Asie Mineure, celles de l’Hellespont, de Propontide (mer de Marmara) comme Byzance, et la plupart des îles de l'Égée comme Chios, Lesbos et Samos. Les trois cités les mieux dotées pour asseoir la thalassocratie étaient Athènes, Thasos et Samos. En – 465, douze ans après sa création, Thasos entreprend de sortir de la ligue : elle est écrasée (destruction des remparts, saisie des navires, mainmise sur les comptoirs, esclavage d’une partie des citoyens, lourde taxation pour les autres). Vingt ans plus tard, c’est au tour de Samos de se révolter. Périclès, stratège d’Athènes, qui vient de s’imposer dans sa cité, en défendant une pax hellenica conditionnée par l’unité indissoluble de la ligue, envoie donc en – 444 une flotte de guerre pour faire le blocus de Samos. Mélissos, alors navarque (magistrat de l’administration maritime et amiral de la flotte), conçoit une manœuvre qui prend les Athéniens de court et remporte la première victoire d’une cité en rébellion contre la ligue. Victoire éphémère, puisque Périclès, obligé de recourir aux grands moyens, réduit bientôt les rebelles et leur inflige le même traitement qu’aux Thasien.ne.s. Cité oligarchique, Samos se voit imposer un régime démocratique. Ce changement de régime force l’oligarque Mélissos à se retirer des affaires. Il entreprend alors d’écrire un traité philosophique sur l’être et la nature.
Issu d’une riche famille, Mélissos a beaucoup voyagé dans sa jeunesse. L’Italie du sud, destination traditionnelle des Ioniens, a joué un rôle important dans sa formation intellectuelle. À Élée, il a manifestement fréquenté Parménide et Zénon, dont il fait plus que s’inspirer dans le traité qu’il écrit sans doute une vingtaine d’années plus tard. De même que l’école pythagoricienne semble paradoxalement ne pas s’être implantée à Samos, on ne trouve, dans cet ouvrage, que peu de trace de pythagorisme : Mélissos n’a donc pas imité Parménide, comme Zénon a pu le faire, en intégrant la secte philosophique. Son profil reste cependant proche de celui des deux Éléates, tous très engagés politiquement dans la vie de la cité. Si nous en jugeons d’après le critère établi par Xénophane, la couronne lui est due, parce qu’il a prouvé son utilité et donc sa valeur, en remportant la première victoire dans une guerre perdue d’avance et en devenant aux yeux des vaincus le symbole de la résistance à la ligue de Délos.
Dans la continuité de Xénophane, Parménide et Zénon, Mélissos n’a écrit qu’une seule œuvre, délaissant comme ce dernier le mètre pour la prose. Son titre, De la nature ou de l’être, confirme son attachement à l’école éléate.
(2) De la nature ou de l’être
Mélissos n’est pas un Zénon samien : s’il défend lui aussi Parménide, ce n’est pas sans opérer quelques remaniements significatifs dans les thèses du maître. Les fragments issus de son ouvrage sont à peine plus nombreux que ceux qui nous restent de Zénon et beaucoup moins riches que ce qui nous est parvenu de Parménide. Il est néanmoins possible de distinguer deux moments dans son De la nature ou de l’être :
un moment parménidien d’argumentation positive sur les attributs de l’être ;
un moment zénonien d’argumentation négative à l’encontre des concepts de la philosophie de la nature.
2-1) Les attributs de l’être
« Il a toujours été et il sera toujours. Car s’il résultait d’une génération, il eût été nécessairement néant. Si cela avait été alors le néant, rien n’aurait pu en provenir. » (fr. I)
Le fragment s’inscrit dans le cadre de l’enquête sur les attributs de l’être, typique de la première voie parménidienne. Le non-être (« néant ») dont il est question est bien celui dont « il est nécessaire qu’il ne soit pas » et non celui dont « il est nécessaire qu’il soit » (non-être de la seconde voie). Ce non-être est complètement séparé de l’être et comme tel soumis au décret de Dikè : « ou bien l’être est ou bien rien n’est ». En termes généalogiques, cela signifie que l’acte d’être, dès lors qu’il a lieu, est sans origine et sans fin. Inengendré (non mis au monde) et n’engendrant pas (ne mettant pas au monde), il est coupé de la maternité.
« Mais de même qu’il est toujours, de même aussi faut-il qu’il soit toujours illimité en grandeur. » (fr. III)
Une altération notable de la conception parménidienne de l’être apparaît à propos du concept de totalité attribué à l’être, que le philosophe voulait illimitée dans le temps mais limitée dans l’espace, distinguant pour ce faire entre borne et frontière. Abandonnant cette distinction qu’il semble ne plus comprendre, élargissant à l’infini la sphère de l’être, Mélissos rompt avec la contention de l’être parménidien sous le joug d’Anankè. Rejoint-il pour autant Anaximandre (pour qui l’illimité maternel l’est dans le temps comme dans l’espace), avec qui Parménide entendait garder ses distances ?
« S’il n’est pas un, il sera limité par autre chose. » (fr. V)
« Car s’il était illimité, il serait un. Si en effet, il y en avait deux, ils ne pourraient pas être illimités, mais ils se limiteraient mutuellement. » (fr. VI)
Mélissos continue son exploration des attributs de l’être. L’être étant séparé du non-être, il n’y a rien qui soit autre que lui, car si cela est, cela est de l’être et ne peut être autre que l’être. En outre l’illimitation caractéristique de l’être n’est pas incohérente avec son unité. Mais elle l’est avec sa multiplicité : l’être, s’il était multiple, se limiterait multiplement lui-même. Mélissos tient à l’illimitation de l’être et à sa non auto-limitation. Il s’oppose d’une part à Parménide (partisan de l’auto-limitation spatiale de l’être) et d’autre part à Xénophane qui faisait de la Divinité première un illimité vers le haut, limité vers le bas par Gaïa, elle-même illimitée vers le bas et limitée vers le haut. Il le fait paradoxalement en se servant du grand principe xénophanien selon lequel les natures mixtes n’existent pas (les êtres à la fois mortels et immortels sont impossibles) : l’être est ou bien limité ou bien illimité, mais il ne peut être et l’un et l’autre. Mélissos radicalise en outre l’autarcie parménidienne de l’être : il serait non-être pour lui-même s’il se limitait, or il est séparé du non-être, donc il ne se limite pas lui-même. Le philosophe s’attache de plus en plus clairement à évacuer de l’être toute trace d’opposition à soi-même, faisant de lui une Divinité non pas première mais solitaire.
« Ainsi donc, il est éternel, illimité, un et totalement semblable. / Il ne saurait être détruit, ni devenir plus grand, ni changer d’ordonnance, ni éprouver de douleur ou de peine. […] S’il devait devenir autre, ne serait-ce que d’un cheveu, dans dix mille ans, il serait anéanti totalement pour la totalité des temps. / […] Aucun vide n’est non plus. Car le vide n’est rien ; et le néant ne saurait être. L’être ne se meut pas non plus. Car il ne peut se déplacer dans aucune direction, et au contraire est plein. […] Le dense et le rare ne sauraient être. » (fr. VII)
Mélissos exclut de l’être tout rapport au non-être, ce qui se traduit par sa double illimitation et par sa pleine identité à soi. Mais réciproquement, le non-être est-il sans rapport à l’être ? Lorsque Mélissos parle de l’indestructibilité, de l’immuabilité tant quantitative que qualitative, et de l’impassibilité de l’être, il fait référence à un non-être qui n’est pas absent et qui cherche – sans en avoir le pouvoir – à détruire, à mouvoir, à éprouver celui-là. L’être ne peut certes ne pas être dès lors qu’il est, mais c’est parce qu’il n’a de cesse de résister à la menace permanente du non-être. « Ou bien l’être est ou bien rien n’est » n’est pas une loi dont l’application est soumise à un décret « méta-transcendant » (la décision d’une divinité maternelle au-delà de l’être et du non-être, décidant pour ou contre sa maternité). L’être est assailli en permanence par le non-être, comme Rê l’est par Apophis ; la loi du « ou bien… ou bien… » est la loi masculine de la résistance d’un rempart positif à un assaillant négatif.
Le non-être est corrosif pour l’être. Voilà la réponse de Mélissos à la question hésiodienne de l’essence de ce qui passe et revient : ce qui n’est que temporairement, ce qui se transforme, ce qui pâtit est sans essence. Cela vaudrait pour l’être s’il s’altérait d’un cheveu. Ce qui est et qui pourtant est sans essence, c’est l’illusion. Tout ce qui nous entoure est illusion et nous-mêmes, dès lors que nous nous en tenons aux sensations, sommes des fantômes. On reconnaît dans cet être sans essence, le « non-être qui est » de la seconde voie parménidienne.
Le monde de Mélissos est un monde anaximandrien inversé. L’être est aussi illimité que peut l’être la mère cosmique d’Anaximandre. Mais, quoique lumineux, il est stérile. Le monde qui nous entoure et auquel nous appartenons est une production, non pas de l’être, mais du non-être nocturne aux abords de l’être. Il n’est pas le rêve maternel de l’Illimité, il est la puissance de désolation de Nuit à l’œuvre dans ses rejetons simili-étants. Il paraît évident que d’un tel monde, on ne peut sortir que par une mystique de l’être. L’être humain ne peut gagner une essence qu’en s’unissant à l’être. Reste à savoir comment.
2-2) La critique de la philosophie de la nature
Le fragment VIII, d’inspiration zénonienne, mérite qu’on l’examine de près :
« Car si c’étaient les multiples qui étaient, il faudrait qu’ils soient tels que, pour ma part, j’ai déclaré être l’Un. En effet, si ont l’être : la terre, l’eau, l’air, le feu, le fer et l’or, le vivant et le mort, le noir et le blanc, et tout ce que les gens déclarent être vrais, si donc tout cela a l’être, et si notre vue et notre ouïe sont correctes, il faudrait que chacune de ces choses ait un être tel qu’il nous a d’abord paru, c’est-à-dire qu’elle ne change pas et ne devienne pas autre, mais que chacune ait toujours un être tel que celui qu’elle a. »
Pour pouvoir énoncer une proposition vraie à propos de quelque chose, il est nécessaire que ce quelque chose ait une identité stable, mais aussi qu’il dure autant que doit durer la valeur de vérité de la proposition, c’est-à-dire éternellement, si l’on pense énoncer une vérité inattaquable dans l’absolu. La prétention à la vérité du discours n’est pas indépendante de l’objet auquel il s’applique. Mélissos s’adresse à tous ceux qui se flattent d’énoncer des vérités éternelles sur la nature des choses, donc aux philosophes de la nature, ceux qui suivent la troisième voie parménidienne. Selon lui, leur philosophie repose sur l’identité stable et éternelle de l’être des choses, donc sur le fait que les choses, du moins celles qui comptent pour l’ordre du monde, sont dotées d’essence.
« [...] Or nous avons l’impression que le chaud devient froid et le froid chaud, que le dur devient mou et le mou dur, que le vivant meurt et provient du non-vivant, que toutes ces choses deviennent autres, que ce qui était et ce qui est à présent ne sont en rien semblables, que le fer qui est dur s’use au contact du doigt [Mélissos évoque les bagues], ainsi que l’or, la pierre et tout ce qui paraît parfaitement dur, et que c’est de l’eau que proviennent la terre et la pierre [le limon et les concrétions calcaires ?]. »
Mélissos prend alors un soin héraclitéen à souligner que tout se transforme en son contraire, du moins si l’on se fonde sur le critère de la sensation. Il prend pour cible une philosophie de la nature à la fois essentialiste et empiriste, qui recherche l’immuable dans le mouvant. Il s’attache à montrer que cette recherche est vaine et que l’expérience sensible contredit les conditions pour qu’une proposition vraie soit formulée.
/ […] Ces deux thèses ne s’accordent pas entre elles. Car bien que nous prétendions que des multiples ont l’être et qu’ils sont éternels et possèdent forme et consistance, toutes les choses nous paraissent s’altérer et changer, quand nous nous référons à la perception courante. Donc il est évident que notre vision n’a pas été correcte et que ces choses multiples nous paraissent avoir l’être d’une façon qui n’est pas correcte. Car elles ne changeraient pas si elles étaient vraies, mais chacune serait telle qu’elle apparaissait ; car rien n’est plus fort que l’être véritable. Or si le changement existait, l’étant périrait, tandis que le non-étant serait produit. Ainsi donc, si les multiples avaient l’être, il faudrait qu’ils soient tels que l’Un est. » (fr. VIII)
Il ne peut y avoir de philosophie essentialiste et empiriste. La troisième voie ne mène nulle part.
2-3) L’être intellectif et le monde des corps
Dans la première partie du traité de Mélissos, l’être illimité dans l’espace et dans le temps, l’être total, est conçu comme un rempart imprenable face au non-être : sans le spectre du non-être, l’être ne serait pas tel qu’il est.
Dans la seconde partie, Mélissos invite la philosophie à ne pas inclure le non-être dans le rempart de l’être, incapable de l’intégrer sans s’anéantir, le non-être triomphant immanquablement.
Il est patent qu’en rapprochant la première et la seconde voies parménidiennes (première partie du traité) et en évacuant la troisième (seconde partie du traité), Mélissos ne distingue plus de voies, ne se place plus sur le plan du discours, de la métascience, mais sur celui de la simple cosmologie.
Le monde de Mélissos joint l’être et le non-être, ce dernier sous la forme de l’apparaître sans essence – l’apparence. L’être est illimité, l’apparence limitée, l’être est au présent, l’apparence au passé et au futur, l’être est indivisible, l’apparence va toujours se divisant, l’être est mûr, l’apparence aussi bien verte que décrépie.
« Si donc l’étant est, il faut qu’il soit un. Or si l’étant est un, il faut qu’il ne soit pas corporel. Mais s’il avait une épaisseur, il aurait des parties et ne serait plus un. » (fr. IX)
Le monde de Mélissos oppose un corps et une âme. Le limité, au passé et au futur, divisible, vert et décrépi, c’est le corps. L’illimité, au présent, indivisible, mûr, c’est l’âme du monde. Mélissos se fait là l’héritier de Xénophane, mais il se conforme aussi au pythagorisme qui oppose l’identité de l’âme au buissonnement lignager des corps.
On comprend mieux comment peuvent se côtoyer l’être illimité et l’apparence limitée : l’être illimité est l’objet immuable de la pensée unique de l’âme du monde, l’apparence est la fruition du non-être aux abords de l’être, pur apparaître sans essence, dont la régularité et l’ordre sont factices, bien qu’il soit orienté vers l’être et qu’il forme un ensemble cohérent. Âme et corps se côtoient sans se côtoyer, le corps est une apparence qui cerne l’âme, dont le noyau pur de toute illusion corporelle se tient au présent d’une pensée unique illimitée.
3) Le monde est-il genré ?
Le monde de Mélissos est double dans sa constitution : y participent être et apparaître. Opposés terme à terme dans leurs propriétés, leur coexistence pose problème : mis en contact, ils devraient s’annuler l’un l’autre, et le non-être – pur de tout apparaître – devrait régner après leur destruction mutuelle. Si ce n’est pas le cas, c’est que l’opposition est disproportionnée, comme l’est celle de l’Illimité et du limité, dont le contact est destructeur pour le limité mais pas pour l’Illimité (cf. Anaximandre et Anaximène). Être et non-être, fondamentalement égaux, ne s’opposent en l’occurrence jamais frontalement. Le monde étant du côté de l’être, le non-être « en tant qu’il n’est pas » en est toujours exclu, et seul le non-être « en tant qu’il est », c’est-à-dire l’apparaître, en fait partie : d’où la disproportion, car l’apparaître n’est qu’une écume à la surface du non-être.
Dans la mesure où il est, l’apparaître n’a qu’une loi : celle de l’être. Dans la mesure où il procède du non-être, sa nature ne cesse de contrarier sa vocation à suivre la loi de l’être. S’il parvient à dépasser cet obstacle, il est à même d’accéder à l’être et de s’y fondre ; sinon, il est condamné à suivre la pente de sa destruction prochaine.
Pour l’apparaître, suivre la loi de l’être, c’est se soumettre à lui en tant que monade transcendante pythagoricienne, à la fois idéal d’achèvement et idéal d’ordonnancement. L’être se tient à distance de l’apparaître, d’une distance verticale, la transcendance, qui lui confère, à son égard, les attributs de la paternité (source d’ordre et modèle à imiter).
Dans la mesure où l’apparaître parvient à faire primer l’idéal sur l’origine, le père lointain sur la mère qui le lui a abandonné, une pensée naît en lui. Cette pensée est comme l’œuvre de piété de l’apparaître à l’égard du père qui s’est imposé à lui et auquel il ne peut s’identifier qu’en s’opposant à sa nature dépourvue d’essence. Prière qui s’élève vers l’être paternel, elle est stable, ordonnée, une, sereine, capable en somme de se donner les propriétés de l’être. Lorsque cette pensée accède enfin à la contemplation mystique de soi de l’être illimité, l’apparaître devient capable de se donner une essence. Il a alors complètement coupé ses liens avec le non-être et s’est victorieusement opposé à ses propriétés corporelles. Mais il a également perdu son lien de transcendance avec l’être paternel, qui lui est désormais immanent et le déborde de toutes parts : l’apparaître a disparu et avec lui la fonction paternelle. L’être est un monde dans le monde, son centre de gravité infiniment lourd, sans lequel l’apparaître laissé à lui-même se désintégrerait sans délai. Pénétrer ce monde revient à renoncer à l’autre et à sa loi. Quel est donc le genre de l’être, pris en lui-même et non plus dans son rapport à l’apparaître ? À l’instar de l’Illimité d’Anaximandre, l’être de Mélissos est d’un côté indéfiniment enveloppé par lui-même, de l’autre indéfiniment développé à partir de lui-même, enceint par soi (espace) et accouché de soi (temps) à l’infini, lignage maternel bouclé sur lui-même. D’un autre côté, absolument identique à elle-même, tournée uniquement vers soi, la pensée de l’être est coupée de sa capacité de conception : sa maternité est neutralisée. Le monde des apparences n’est en l’occurrence pas son œuvre maternelle mais bien son œuvre paternelle. La mère naturelle des apparences n’est autre en effet que le non-être, mère exclue du monde et y abandonnant une progéniture avortée. Face à cette mère en déni de sa maternité (Nuit comme source du « non-être qui est »), se tient cette autre mère dont la maternité est tournée vers soi sans que rien jamais n’en sorte (Chaos comme béance ouvrant indéfiniment sur soi).
Confronté à l’indifférence de deux mères toutes-puissantes, l’apparaître est fragile, voué par nature à la violence nocturne et luttant contre sa nature pour se conformer à un idéal diurne qui la nie. L’apparaître est masculin : fragile, violent, tendu, s’opposant à lui-même. Quand la pensée qui le parcourt prend conscience de sa fragilité, elle sort de l’illusion et pressent ce qui se cache derrière ses idéaux. Elle devient philosophe et s’attache à penser la vérité du monde. Découvrant la nature retranchée de l’être par rapport à l’apparaître, elle comprend qu’il est possible de rejoindre la pensée infinie de soi, à condition néanmoins de cesser de penser l’être à partir de l’apparaître, c’est-à-dire de l’extérieur. Penser l’être à partir de l’apparaître, c’est l’occulter ; le rapporter à ce qui est sans essence, c’est porter atteinte à sa pureté absolue. L’opposition de l’être et du non-être devient celle du féminin vierge et du masculin sauvage. Le récit mythologique de la poursuite d’Athéna par Héphaïstos illustre bien la menace que représente le non-être pour l’être que la moindre souillure altère irrémédiablement ; par ailleurs, tout comme Erichthonios est la semence d’Héphaïstos parvenue à terme grâce aux soins distants d’Athéna, l’apparaître est le fruit du non-être qui atteint la maturité sous la lumière monadique transcendante de l’être.
En somme :
Ce qui transcende le monde est féminin : ce qui le transcende en en étant exclu est maternel, nocturne et abortif, ce qui le transcende en y étant inclus est lignage maternel, diurne et bouclé sur soi.
Ce qui est immanent au monde, l’apparaître, est masculin, marqué par l’inconnaissance de soi et par une fragilité ontologique intrinsèque (écume de néant éclairée par un étant transcendant).
Le rapport à l’être de l’apparaître est fondamentalement extérieur, mais il peut s’intérioriser. Extérieurement, l’être est d’abord loi et modèle paternels, il est ensuite vierge à protéger contre les assauts du non-être, et particulièrement contre les philosophes de la nature qui écartent les bons esprits de l’extase mystique de la pensée, seule à même de conférer une essence à ce qui apparaît.
Le monde des apparences étant définitivement masculin, Mélissos ne s’adresse qu’à des hommes. Mais la mystique de l’être introduit un changement de signe et il faut bien avouer que ce à quoi elle conduit est très proche de la fameuse Grande Mère introuvable des historien.ne.s de la religion ; elle y a la figure d’une lignée maternelle indéfiniment accouchée et enceinte de soi, en une boucle déployant simultanément l’espace et le temps.
Mélissos ne rompt pas avec la philosophie du – VIe siècle, revenant à Anaximandre en passant par Parménide. Ses positions extrêmes sur l’apparaître sans essence auront une énorme influence sur Platon et on peut dire que la philosophie d’Aristote a pour ambition centrale de contredire Mélissos et de rendre à l’apparaître son essence.
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