lundi 2 avril 2018

La religion grecque était-elle masculine ?

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La réponse à cette question m'a d'abord paru évidente et je pensais la justifier sans peine : une société inégalitaire et patriarcale, telle que la société grecque antique, ne pouvait qu'impliquer une religion masculine. Mais comme toujours dès que l'on approfondit la connaissance de structures socio-culturelles, qu'elles soient modernes ou anciennes, les choses s'avèrent plus compliquées qu'il n'y paraît et j'ai bien failli abandonner ma démonstration en route.
La relation des Grec.que.s au fait religieux se distingue de celle que les croyant.e.s des religions du livre peuvent avoir, en ce qu'elle est structurellement marquée par le genre. Dans le cas de la Grèce polythéiste, parler de religion au singulier n'a aucun sens : il existe un nombre important de cultes, adoptés ou non par les différents peuples qui composent la Grèce, territoire sans grande unité politique, linguistique ou religieuse. Certains sont rendus par les hommes, certains autres par les femmes, d'autres encore sont mixtes. Je me risquerai à parler d'une religion féminine et d'une religion masculine, qui entretiennent une relation évolutive.
Je pose l'hypothèse suivante, que j'éprouverai à travers les différents articles sur le sujet que je me propose de faire : l'équilibre entre religions féminine et masculine, qui existait à l'époque la plus ancienne (je ne supposerai pas ici la suprématie du culte de la Déesse Mère, même si cela est tentant) va se rompre avec le temps. La place de la religion féminine se réduit, celle-ci étant en partie absorbée par la religion masculine. Dans un mouvement de compensation, les hommes redonnent une place, inférieure à celle qu'ils occupaient, aux divinités et rites féminins, divinités et rites profondément transformés par le prisme de la vision masculine, jusqu'à devenir souvent incompréhensibles et étranges.
Une telle compensation reste au service de la domination masculine. Dans la Grèce pré-archaïque, féminin et masculin ressortissaient à des sphères différentes : appartenaient à la sphère féminine les femmes et leurs pratiques, à la sphère masculine, les hommes et leurs pratiques. En intégrant la religiosité féminine dans les mythes masculins, les hommes font du féminin et du masculin les deux hémisphères d'un tout, l'hémisphère masculin étant marqué par un signe positif (+M), et l'hémisphère féminin, par un signe négatif (-M). Dans ce schéma, on ne naît plus homme, on le devient en quittant l'hémisphère féminin et en s'élevant vers le point haut de l'hémisphère masculin, son pôle. Le masculin devient le terme idéal d'une ascension, qui est sans fin et parsemée de nombreuses désillusions (il n'y a qu'une place au sommet que tous les hommes veulent atteindre). La domination masculine n'est plus seulement préjudiciable aux femmes, mais aussi aux hommes : elle est transcendantale. Le but de la compensation donnée aux femmes est d'enrichir la culture masculine et la définition du masculin, mais pour les femmes, elle offre la possibilité de continuer à avoir des pratiques rituelles qui leur sont propres.

Remarques :
  • Si le virilisme de la religion grecque m'a semblé d'abord aller de soi, c'est également parce que ma vision en est héritée de celle des mythographes, tous hommes, puisque seuls des textes d'hommes (Homère, Hésiode, Ovide...) nous sont parvenus : notre connaissance des divinités grecques se fait donc par le biais du seul point de vue masculin.
    Ovide, dans le livre sixième de ses Métamorphoses, a montré que cette idée d'une distinction entre récit mythologique féminin et masculin était tout à fait pertinente (Athéna et Arachné, dans les deux toiles qu'elles tissent et qui doivent les départager, choisissent de montrer les olympien.ne.s sous des aspects très différents : Athéna, femme et déesse, donc dominée parmi les dominants, adoptant à cette occasion un point de vue masculin, souligne leur toute-puissance et leur bonté envers les hommes, mais aussi la violence d'Héra dans les vengeances qu'elle prend de ses rivales, tandis qu'Arachné, simple fille du peuple, donc dominée parmi les dominés, dénonce les nombreuses agressions sexuelles que ces mêmes dieux de l'Olympe font subir aux femmes, qu'elles soient mortelles ou non).
  • Les rites de la religion féminine ne disposant pas de témoignage écrit, ses différents cultes se rendant à l'abri des regards masculins, nous n'en connaissons que peu de chose, rapporté par des témoins curieux et indiscrets, qui ne les comprenaient pas toujours, tandis que la documentation sur les rites spécifiquement masculins est assez abondante.

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HÉRA et HÉRACLÈS

Version « moderne »
Dans les versions du mythe d'Héraclès les plus répandues, versions qui nous sont parvenues grâce aux travaux des mythographes, Héraclès est le fils d'Alcmène, fruit d'une des nombreuses infidélités de Zeus, objet à ce titre de la colère d'Héra, qui joue ici son rôle habituel d'épouse jalouse qui tourmente et martyrise ses rivales et leur progéniture.
Pour expliquer la proximité sémantique des noms de la déesse et du demi-dieu, certains récits ont avancé qu'Héraclès (« gloire d'Héra ») n'est pas le nom premier du héros, appelé à sa naissance Alcide (en référence, selon Diodore de Sicile, à son grand-père paternel Alcée), mais celui qu'Héra lui attribue pour rappeler qu'il lui doit sa gloire, qu'il n'a acquise qu'en la servant. Une autre version du mythe fait de ce nom le choix d'Héraclès, désirant se rendre la déesse favorable et l'engager à mettre fin à son interminable vengeance. Le nom a ici une fonction propitiatoire (« destiné à rendre la divinité propice », ATILF), en soulignant le lien de dépendance entre l'individu qui l'adopte et la divinité dont il veut s'assurer la bienveillance et recherche la protection.

Version antérieure
Ici, pas de trace de Zeus. Héra et Héraclès forment un couple, mais un couple asymétrique, où le dieu Héraclès est le parèdre de la déesse Héra, c'est-à-dire une « [d]ivinité inférieure dont le culte, les fonctions étaient associés à ceux d'un dieu [!] plus important » (ATILF). Parèdre signifie littéralement « assis près », « qui est assis à côté de ». La proximité sémantique des noms Héra et Héraclès témoigne de leur proximité d'essence, car le ou la parèdre est en fait la projection sur un individu à part entière d'un ou de plusieurs aspects de la divinité principale. Dans le cas d'Héraclès, il personnifie sans doute les caractères de jeunesse, de force et de vigueur que possède Héra en tant que déesse de la fécondité.

ZEUS et DIONÉ + naissance d'APHRODITE

Versions « modernes »
* Version d'Hésiode, Théogonie
Dans le poème d'Hésiode et selon la tradition la plus populaire, Aphrodite naît de la mer fécondée par le sexe d'Ouranos que son fils Cronos a tranché : « ...tout autour, une blanche écume sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma ». Pour les Grecs, cette légende s'inscrit dans le nom même de la déesse : elle est « née de l'écume » (aphrós), interprétation étymologique qui serait erronée.
On retrouve ici l'idée de la fécondation pluvieuse, idée répandue dans un vaste espace géographique et temporel, puisqu'elle est attestée aussi bien chez les Chinois.es du Néolithique que chez les Grec.que.s ancien.ne.s (j'emploie l'écriture inclusive, parce que, s'il s'agit certes d'une représentation élaborée par les hommes, comme vous aurez pu le deviner, elle a ensuite été commune aux deux sexes) : la pluie, assimilée au sperme, tombe du ciel, divinité masculine, et se répand sur la terre qu'elle féconde. La conception de Cypris, telle que l'envisage Hésiode, a ceci de singulier, que le réceptacle fécondé n'y est pas féminin, mais masculin : Pontos (le Flot marin), qui reçoit le sperme de Cronos, est en effet un dieu primitif et le fils de Gaïa (dont il endosse le rôle de génitrice). Faut-il voir dans ce mythe, une trace du mouvement d'appropriation par les hommes et d'exclusion masculine des femmes de la procréation, ce qui, rappelons-le, a été l'un des grands moments de l'imaginaire humain autour de la naissance (on passe en gros de représentations où l'homme vivant n'est pas indispensable pour concevoir un enfant à d'autres où la femme ne contribue que de façon subalterne à l'engendrement) ? Pas tout à fait, car cette conjonction de deux principes masculins ne pourrait être féconde sans la contribution d'Éros (l'Amour), divinité primordiale qui participe des deux sexes.
* Version d'Homère, Iliade et Odyssée
Aphrodite naît de l'union de Zeus et de Dioné, fille de l'Océan.

Version antérieure
Zeus et Dioné forment un couple, mais un couple asymétrique, où la déesse est la parèdre du dieu, lien que traduit la proximité sémantique de leurs noms, tous deux construits à partir de la racine indo-européenne *dei- qui signifie « briller ».

Le ou la PARÈDRE : origine et évolution

Le couple déité + parèdre est un emprunt très ancien des Grecs aux Mésopotamiens.
En Mésopotamie, ce couple était placé au centre d'un territoire, qui était à son service et sur lequel il répandait ses bienfaits. Sa fonction était de le sacraliser. Le culte rendu à la divinité principale et à son ou sa parèdre avait deux moments principaux : l'un célébrait leur relation de parenté ou d'alliance (père et fille, amant et amante, frère et sœur...), l'autre le mariage sacré entre le grand prêtre ou la grande prêtresse et la divinité, sachant que si celle-ci était masculine, elle avait une desservante, si elle était féminine, elle avait un desservant.
Dès avant la période archaïque, Zeus et Héra sont les deux divinités majeures de la religion grecque. Ils se partagent le territoire. Dans certains endroits, celui-ci est consacré à Héra et à son parèdre Héraclès (petit Zeus), dans d'autres, à Zeus et à sa parèdre Dioné (petite Héra). À la différence de ce qui se passe en Mésopotamie, la divinité masculine est servie par un grand prêtre, tandis que la divinité féminine a une grande prêtresse à son service. De plus, la célébration du mariage sacré n'est pas conservée par les Grec.que.s (sauf dans la hiérogamie de la Basilinna athénienne, épouse de l'archonte-roi (magistrat présidant les cérémonies religieuses), avec Dionysos).
Il existe cependant un territoire sur lequel Zeus et Héra règnent ensemble : Olympie, où leurs deux temples se trouvent côte à côte et fonctionnent ensemble. Les femmes fréquentent le temple d'Héra, les hommes celui de Zeus. Cette spécificité olympienne est l'effet d'un syncrétisme rassemblant deux cultes habituellement distincts. La grande déesse souveraine est associée au puissant roi des dieux. Si Héra mater et Zeus pater (mater et pater ne signifient pas que ces divinités ont une relation de famille avec les autres dieux ou les hommes) sont un couple en -800 seulement à Olympie, trois siècles plus tard, ils sont mariés et forment le couple royal qui veille sur toute la Grèce. L'unité grecque des territoires s'est bâtie sur leur union.
Mais leur séparation originelle, la tension qui existait entre une religiosité féminine adorant Héra + Héraclès et une religiosité masculine adorant Zeus + Dioné, continue de se faire sentir. Les Grecs de l'époque classique ont en effet choisi de ne pas résoudre cette tension, de la maintenir avec la configuration du couple désuni. Il n'y a pas de religion mixte et unique, mais un culte masculin séparé d'un culte féminin.
Par principe, le couple formé par Héra et par Zeus est explosif. Zeus, époux adultère, est la force centrifuge et transgressive. Ses nombreuses infidélités qui pourraient être quelque chose de négatif, dont certains ont souligné la rupture avec le mode de vie monogamique grec, sont présentées très favorablement par les mythographes, qui en font l'origine de toutes les grandes familles aristocratiques grecques, qui se prétendent toutes descendre du roi des dieux. Son infidélité avec Alcmène est même un effet de sa générosité, visant à donner aux hommes un héros civilisateur, qui les délivrera des dévastations d'êtres monstrueux et donnera naissance à la race des Doriens. Héra, qui cherche à détruire le lien que Zeus établit avec les êtres humains par ses infidélités, a le mauvais rôle. Mais force centripète et conservatrice, garante du maintien du couple toujours menacé de destruction, assurant la cohésion entre le masculin et le féminin, elle a également une fonction positive (on retrouve ici ce fonctionnement de la culture masculine grecque, dont je vous parlais en début d'article, qui tempère la vision négative qu'il a construit du féminin, pour que les deux principes puissent continuer de coexister, quoique de façon conflictuelle).

Zeus et Héra sur le mont Ida (détail), James Barry (c. 1800)
Épouse de Zeus, déesse du mariage et de la naissance, le rôle d'Héra s'est considérablement réduit par rapport à celui qu'elle avait pendant la période pré-archaïque. Et que dire de celui de Dioné, qui de « petite Héra » devient une simple nymphe chez les mythographes, même si son culte conjoint avec celui de Zeus à Dodone, continua à attester pendant l'époque classique de son importance première ? Cette évolution est commune à tous les peuples de la Grèce, où la souveraineté au féminin se raréfie et s'affaiblit au cours des siècles.
Pour attester de l'influence des mythographes sur notre vision des femmes dans la religion grecque, il suffit de lire les définitions que proposent l'ATILF ou Wikipédia du mot « parèdre », uniquement féminin : eh oui, une divinité inférieure ne peut être qu'une femme ! Notre société contemporaine projette son propre sexisme sur le passé et, peut-être pour augmenter artificiellement les progrès accomplis dans l'égalité entre les sexes, tend à nier et à occulter la place que nos lointaines aïeules pouvaient avoir conservée ou conquise.

Aphrodite et Adonis, John William Waterhouse (1899).
Adonis est le parèdre d'Aphrodite. Il appartient à cette longue série de mortel.le.s, objets de désir et de violences pour les divinités.

mardi 6 mars 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les Indo-européens #2 Activité pastorale, richesse et don


« Tout ce qui se rapporte à des notions économiques est lié à des représentations beaucoup plus vastes qui mettent en jeu l'ensemble des relations humaines ou des relations avec les divinités », écrit Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Humaines ou masculines ? Tel sera le fil conducteur de la réflexion qui suit.


ACTIVITÉ PASTORALE

Les peuples indo-européens étant initialement (semi-)nomades, une part centrale de leur activité était consacrée à l'élevage et au pâturage du bétail. Avec la sédentarisation, cette part a diminué au profit de la culture des céréales, du maraîchage et de l'agroforesterie, mais elle est restée importante, parce qu'élevage et pastorat continuaient de répondre à certains besoins : matière première textile (laine), force de travail civile ou militaire (trait, portage, labour), sacrifices sanglants (viande).

C'est l'élevage et le pastorat d'une part, la chasse d'autre part, qui commandent la vision indo-européenne du monde animal. Les animaux sont distingués entre eux par l'espèce à laquelle ils appartiennent, qui est définie, non par des caractères morphologiques communs, mais par la capacité à s'accoupler et se reproduire (appartiennent à une même espèce les animaux qui peuvent se reproduire entre eux). C'est la chasse qui nomme les espèces animales dont la capacité à s'accoupler et se reproduire ne dépend pas de l'être humain. C'est l'élevage et le pastorat qui nomment les animaux dont la capacité à s'accoupler et se reproduire dépend de l'être humain.

La chasse indo-européenne est traditionnellement de deux types : chasse masculine rituelle et chasse domestique.
Les hommes ne chassant rituellement que les mâles, ils ont appris à différencier les mâles des femelles et les nomment différemment. La chasse n'a pas besoin d'aller plus loin dans sa compréhension du monde animal.
Cette distinction sexuelle ne joue pas particulièrement pour la chasse domestique (qu'importe que la proie chassée et mangée soit un oiseau ou une oiselle), dont la pratique est commune aux hommes et aux femmes, chaque sexe lui donnant un sens différent : pour les hommes, il s'agit d'un exercice maintenant leur disposition à la guerre, pour les femmes, il s'agit d'un rituel d'ensauvagement divin (en Grèce : vierges dévouées à Artémis, bacchantes liées à Dionysos).

La division sexuelle des tâches existe aussi pour l'élevage et le pastorat : l'élevage en tant que tel est en effet une tâche féminine, tandis que l'activité pastorale proprement dite (le fait de mener un troupeau à pâture) est une tâche masculine. Les espèces qui donnent lieu à élevage et pastorat font l'objet d'une distinction entre l'état sauvage dont elles sont tirées et l'état domestique. C'est le pastorat (ensemble de savoir-faire spécialisés selon les espèces animales) qui nomme l'espèce à l'état domestique. L'élevage n'intervient que pour nommer (par suffixation sur le radical créé par les hommes) la partie féminine du troupeau, collectivement par référence à l'allaitement, individuellement par référence à la prédominance proprement féminine (suffixation en gunè, d'où provient le mot anglais queen).
Une importance particulière est donnée au mâle reproducteur, dans la mesure où l'élevage passe inévitablement par la sélection d'un reproducteur unique parmi les mâles, les autres étant châtrés et/ou sacrifiés. Le mâle reproducteur est le trait d'union entre l'élevage féminin et l'activité pastorale masculine : le pasteur le considère comme le leader du troupeau des femelles, l'éleveuse comme le moyen de sa perpétuation. Le choix du mâle reproducteur est l'enjeu pratique d'un conflit entre culture féminine et culture masculine : si ce sont les femmes qui choisissent, l'idéologie de la perpétuation féminine prédomine, si ce sont les hommes qui choisissent, prédomine l'idéologie de la virilité exacerbée vs la neutralité émasculée. On sait qui l'a emporté dans ce conflit.
Quoi qu'il en soit, le pastorat, activité masculine, reste la source de la désignation de l'état domestique de l'espèce, dont dérivent toutes les autres désignations.

RICHESSE ET DON

L'activité de pasteur a une double fonction, ce qui explique son importance linguistique par rapport à l'élevage, qui n'en a qu'une. Outre l'entretien des bêtes, celle-ci a en effet pour but d'exhiber la richesse familiale, richesse attribuée aux hommes et exhibée par les hommes à la vue des autres hommes.
Le troupeau que l'on mène à pâture est une forme bien visible de la richesse familiale, ce qui explique que le troupeau en général ou un troupeau en particulier puisse s'appeler du nom de la richesse mobilière, par opposition à la richesse séquestrée et invisible (le trésor).

Structure du don

La richesse masculine s'exhibe (ou au contraire se cache), et le mode préférentiel de son exhibition est paradoxalement sa destruction dans le don, initialement identifié à une dépense de prestige. Ce qui est en jeu dans le don, c'est le capital symbolique (le fait de primer sur les autres), aboutissement des pratiques agonistiques masculines, qui s'inscrivent notamment dans le cadre culturel de la religion, qui les a intégrées. Le don est caractérisé par le fait, pour un ensemble de rivaux, d'opérer un prélèvement sur leur richesse, d'en exhiber la valeur, et de la liquider pour la jouissance de tous, des rivaux bien sûr, mais plus largement du public rassemblé (d'où l'ancrage sur le calendrier des fêtes religieuses, réunissant tous les membres de la communauté, dieux compris, lors desquelles les hommes rivalisent pour en relever le faste, y apposer leur signature et acquérir le titre de meilleur dépensier). On ne possède pas une richesse pour la posséder, mais pour se déposséder et gagner en capital symbolique. La richesse dépensée doit être regagnée pour entretenir la pratique du don et cette capacité à reconstituer son bien permet de prouver sa valeur individuelle.
On se situe donc à l'opposé de l'homo œconomicus, même si certains de ses traits sont déjà présents (la distinction entre entrepreneurs concurrents et consommateurs, l'esprit d'entreprise qui pousse à réaliser des exploits économiques).

Le don dispose dès l'origine d'une structure complexe associant :
  • un facteur de genre (les rivaux dans le don sont exclusivement des hommes),
  • un facteur de distinction (les rivaux se distinguent du reste de la communauté et se distinguent entre eux, l'enjeu étant ici la représentation de la communauté par un seul individu : le rival vainqueur),
  • un facteur libidinal (l'exhibition d'une partie de soi et sa destruction pour la jouissance de tous constituent le motif profond du don),
  • un facteur culturel (l'identité et la valeur, chez les Indo-européens, sont liées à la capacité d'un individu à représenter la communauté et cette capacité se manifeste dans la dépense de la richesse),
  • un facteur vital (c'est par la destruction d'une partie de soi, le sacrifice partiel de soi, le quasi-suicide, que l'on accède au statut de mi-mort, lien magique entre l'humain et le divin, et que l'on peut prétendre à une place aux côtés des dieux et au statut d'ancêtre de la communauté après la mort individuelle, garantis par une vie de largesses et par l'obtention répétée de la représentation communautaire).
Dans la version première du don, prendre et donner appartiennent à la même opération globale : on ne fait d'abord don que de ce qui nous appartient, que de ce qu'on prend dans ses propres biens.

Variations dans la structure du don

La structure du don admet des variantes, qui correspondent aux différentes formes que prend la sociabilité masculine dans les sociétés indo-européennes.

L'une de ces variantes de la structure du don est liée à la séparation entre l'acte de prendre et l'acte de donner, cela sous la pression d'une autre pratique masculine indo-européenne, celle de la razzia entre communautés non-alliées et du partage du butin qui la conclut. Dans le don canonique, on prend pour donner, dans la razzia, quelqu'un laisse un bien qui sera pris. En effet, le razzié, dans sa fuite, délaisse son bien, qui devient un bien vacant, sans maître, et qui nécessite, pour devenir propriété, un acte de prise (par exemple après un concours) ou un acte d'attribution (par le chef aux membres de la troupe). La séparation entre prendre et donner correspond donc à une institution masculine particulière et à une forme spécifique de don : la distribution de parts. Le cadre social de cette variante du don n'est plus la fête religieuse communautaire, mais le camp de la troupe guerrière.
À Rome, le champ économique a fait de la razzia le modèle de l'acte d'achat : le mot qui désigne celui-ci a pour signification « tirer à soi », « prendre ». À l'issue d'une négociation, la vente est conclue par le fait que l'acheteur se saisit de la marchandise et l'emporte. Il devient par là le débiteur du vendeur et honorera sa dette en payant dans un second temps la marchandise emportée. Le vendeur est l'équivalent du razzié et l'acheteur, du razzieur. La différence avec la razzia tient à la reconnaissance par l'acheteur de sa faute à l'égard du vendeur, qu'il efface par le paiement de sa dette. La razzia se civilise quand elle intègre le champ économique.

Dans la dépense de prestige, (1) le don n'est jamais contraint, car celui qui cède quelque chose (son corps aussi bien) par la violence ne donne pas, par contre il est contraignant, la contrainte étant de l'ordre de l'émulation ; (2) le don engage les témoins du don à accorder leur reconnaissance, mais pas à rendre à la place du donataire. En Grèce, cette structure subsiste, mais peut connaître trois types de variation :
Une première variation concerne le caractère contraignant du don, avec le don gratuit qui n'invite pas à la surenchère, mais vaut simplement au donateur une reconnaissance symbolique de la part du donataire.
La seconde variation concerne elle aussi le caractère contraignant du don : alors que dans la dépense de prestige, la contrainte du don s'exerce synchroniquement (chaque donateur étant contraint par le don des autres donateurs), l'hospitalité, forme alternative de don, est contraignante diachroniquement.
Une troisième variation concerne la capacité du don à engager : si le don de prestige n'engage pas la communauté, certaines formes alternatives de don engagent les proches du donateur ou l'ensemble de la communauté.

Le champ du don s'élargit à mesure de l'enrichissement de la sociabilité masculine, lignages masculins d'un côté, institutions politiques de l'autre.

mardi 6 février 2018

La fin'amor est-elle machiste ?

Yvain et Laudine
 
Source Twitter : Hallucinaute @caligans
Et voici révélé le véritable visage de l'amour courtois dont on nous rebat tant les oreilles. tl;dr On isole la jeune fille inconnue, puis « — Hé mademoiselle, je suis le neveu du président. — J'en aime un autre. — Ha, soit polie au moins et dis oui car j'ai une grosse lance. »
Vous avez peut-être vu passer ce tweet de @caligans proposant un court extrait du roman de chevalerie La mort le roi Artu (vers 1230), et plaisantant sur le visage très machiste que nous y offre l'amour courtois.
 
Comme le souligne plaisamment @caligans, il est bien question ici de culture masculine : l'amour courtois est une création de la culture masculine, MAIS il confère aux femmes une place sociale qu'elles n'occupent pas d'ordinaire.

Imaginez une société dominée par des hommes, qui, eux-mêmes, dominent d'autres hommes : la société féodale du Moyen-Âge. Entre les dominants de cette société, il y a rivalité, effort pour surpasser l'autre. Certains de ces hommes vont choisir de sortir du jeu social qui leur est imposé, de manifester leur supériorité différemment, par une transgression des règles, de se distinguer des autres hommes en donnant une place à des dominés : les femmes (de l'aristocratie = dominées parmi les dominants).

Mais la place qu'ils leur donnent n'est pas n'importe laquelle, c'est celle de suzerain, de seigneur. Eux-mêmes choisissent d'occuper la place d'inférieur, de serviteur, de vassal. La relation qui existe entre suzerain et vassal implique pour ce dernier ce qui s'appelle l'ost (service militaire dû par le vassal à son suzerain). La seconde grande innovation de l'amour courtois va être de substituer un service amoureux à ce service militaire (rien de bien nouveau cependant, c'est le fameux « service d'amour » qu'a inventé le romain Ovide). Gauvain demande à la jeune fille de lui permettre de la prier d'amour, c'est-à-dire de la prier de lui donner son amour pendant un temps laissé à l'appréciation de la jeune fille. Pour obtenir l'amour de la Dame courtoise, il faut prouver l'amour que l'on ressent et on le prouve en la servant avec la plus exacte soumission et la plus infaillible fidélité, tout comme le vassal sert son suzerain avec soumission et fidélité.

La relation des vassaux entre eux est faite de rivalité afin d'obtenir, par leur adresse et leurs exploits guerriers, la reconnaissance de leur suzerain. Les vassaux servent leur souverain, qui les récompense par un don symbolique (la consécration de la valeur). Gauvain propose en effet à la jeune fille de lui prouver sa supériorité sur son rival par un combat (un tournoi), dont le prix n'est pas une prestation sexuelle, mais l'accès à une relation privilégiée à la Dame, la possibilité de la courtiser. On est donc en plein dans la culture masculine (voir mon article sur la sociabilité guerrière germanique), mais la courtoisie réalise cette chose assez incroyable, de conférer à une femme le pouvoir généralement possédé par le dominant parmi les dominants, de donner à un individu extérieur au champ guerrier du fait de son sexe, la capacité d'être juge du champ guerrier. De plus, la Dame courtoise, en tant que suzeraine, a un grand pouvoir sur celui qui la courtise (elle décide, par exemple, du temps que doit durer la mise à l'épreuve amoureuse), mais si elle a beaucoup de pouvoir, elle a aussi des devoirs qui tempèrent celui-ci, et les romans médiévaux sont remplis de cruelles qui abusent de leur puissance et s'amusent à faire mourir leur amant de chagrin.

Pour toutes ces raisons, l'amour courtois me semble constituer une révolution assez remarquable dans le champ de la culture masculine. Après, je trouve que La mort le roi Artu, écrit en langue d'oïl, n'a pas la subtilité et le raffinement, avec lesquels les auteurs occitans, puisant largement dans la culture arabo-andalouse, traitent cette thématique. Ainsi le roman anonyme Flamenca (datant également du XIIIème siècle), qui, même s'il s'inscrit dans la même culture de féodalité et de valeur guerrière, subordonne entièrement la thématique chevaleresque à la thématique amoureuse et met en scène un chevalier servant beaucoup moins brutal et grossier que Gauvain.

mercredi 31 janvier 2018




J'ai retrouvé cette ancienne carte de vœux dans des papiers de famille. Elle porte la date du 29 décembre 1916, l'adresse "Chère petite amie", que suivent quelques civilités étrangement impersonnelles, mais il est vrai que la carte postale, sans enveloppe et lisible par tous, est longtemps restée un écrit neutre, dont la fonction n'est pas d'informer ou d'exprimer, mais de raviver le lien social. 
Il était alors apparemment courant d'envoyer, à l'occasion de la nouvelle année, des photos de soldat à la jeune fille aimée, quand on était un homme. Ce genre de représentation servait également de support à la correspondance entre deux femmes, comme j'ai pu le constater toujours dans les mêmes vieux papiers.

À mon tour, chère petite amie lectrice de ce blog, cher petit ami lecteur de ce blog, de vous souhaiter une très bonne année, d'espérer que les pas que vous y ferez vous mèneront toujours vers le bien et le beau (qui sont une seule et même chose, mais vous n'êtes pas sans le savoir).

dimanche 28 janvier 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les indo-européens #1 La sociabilité guerrière germanique

Je me dis parfois que les articles sur la culture masculine prennent une place trop importante dans ce blog. Ce faisant, je cède clairement à la facilité, puisqu'il est relativement facile d'en retracer l'évolution à travers l'histoire humaine, dans la mesure où elle « fait trace », contrairement à la culture féminine, qui est « sans inscriptions ». Je m'explique : quand les seuls vestiges qui nous restent des croyances et des structures sociales sont l'écriture, on s'aperçoit rapidement que celle-ci, perpétuellement confisquée et monopolisée par les hommes, renseigne exclusivement sur des réalités masculines, laissant dans l'ombre tout ce qui concerne les femmes ou n'en proposant qu'une vision déformée et incohérente.

Pour autant, l'étude des textes historiques permet quatre choses :
  • appréhender les grands principes de la culture masculine, et de là saisir les limites de la « réalité proprement masculine » afin de prendre la mesure de ses extensions indues à des pratiques a priori mixtes (comme la pratique de l'écriture), voire qui relèvent a priori de la culture féminine ;
  • comprendre ce qui se cache derrière la « domination masculine », à savoir la lutte permanente des hommes pour s'interposer dans les relations entre femmes, notamment en spoliant les femmes des acquis culturels de l'humanité (auxquels elles ont toujours initialement contribué : la maîtrise du feu et de l'énergie en général, l'artisanat, le langage, l'art, la médecine...) à travers lesquels elles pourraient enrichir leur sociabilité propre et approfondir leur culture ;
  • enquêter sur les rares moments où les femmes ont pu prendre ou reprendre possession de l'écriture ;
  • repérer les marges de manœuvre des femmes, tant pour restaurer le principe de neutralité sexuelle de certaines pratiques confisquées par les hommes, que pour enrichir la sociabilité proprement féminine à partir de ces pratiques, en leur conférant un sens proprement féminin connexe au sens que leur donnent les hommes.

En relisant quelques textes historiques significatifs et leurs scolies modernes, je me propose de mettre en évidence certains grands principes de la culture masculine, ceux qui sont directement liés à la sociabilité des hommes entre eux, conformément au premier point du programme ci-dessus.

L'amitié masculine de type guerrier

En germanique, le mot « compagnon », « ami », est un nom collectif, qui désigne anciennement un groupe d'hommes lié par une activité commune : la guerre.
Cette amitié n'est pas égalitaire : le groupe de compagnons ou d'amis est conduit par un chef, et chacun s'attache à le servir mieux que les autres. La relation d'ami à ami s'établit sur fond de distinction et de rivalité. Confère Tacite :
« Une naissance illustre ou les services éclatants d'un père donnent à quelques uns le rang de prince dès la plus tendre jeunesse ; les autres s'attachent à des chefs dans la force de l'âge et dès longtemps éprouvés ; et ce rôle de compagnon n'a rien dont on puisse rougir. Il a même ses distinctions, réglées sur l'estime du prince dont on forme la suite. Il existe entre ces comites une émulation singulière à qui tiendra la première place auprès de son prince ; entre les princes, à qui aura le plus de compagnons et les plus courageux. » - La Germanie ou L'origine et le pays des Germains (De origine et situ Germanorum), écrit aux alentours de l'an 98.
Dans mon article sur L'Épopée de Gilgamesh (clic), j'avais déjà souligné le caractère profondément inégalitaire de l'amitié entre Gilgamesh et Enkidu. La chose est donc également vraie chez les Germains, du moins en ce qui concerne l'amitié masculine de type guerrier, qui est marquée par la notion de service du côté du compagnon, auquel répond, du côté du chef, le soin de former ses jeunes amis et de reconnaître leur compétence dans le champ de la sociabilité guerrière.
Le groupe guerrier germanique se rassemble :
  • régulièrement, pour affronter d'autres groupes d'amis au cours de combats rituels, qu'on pourrait comparer, de par leur forte composante sportive, aux tournois médiévaux. Ces combats permettent de définir des hiérarchies à l'intérieur de chaque groupe et entre les chefs des différents groupes. Ces combats rituels relèvent d'une sociabilité masculine plutôt agressive. Ils sont dangereux pour ceux qui s'y livrent, mais s'inscrivent dans un cadre empêchant qu'ils n'aillent trop loin, car ils se pratiquent entre pairs et égaux (les chefs), susceptibles de nouer des liens (matrimoniaux, politiques) par ailleurs. Ainsi ils sont quelquefois précédés de l'enlèvement d'une femme, prétexte d'affrontements, puis occasion d'alliance. Ces combats rituels sont ce que les Germains appellent la guerre, qui est la lutte pour le prestige militaire.
  • occasionnellement, pour rejoindre d'autres groupes d'amis (leurs adversaires habituels), fusionner en un seul groupe, dont le chef qui a su établir sa supériorité au cours des combats rituels, prend la tête, et se livrer à des razzias sur un territoire considéré comme étranger (quoique également peuplé de Germains), du fait qu'aucune sociabilité n'existe avec les tribus qui y vivent... Ce type de pratique est assimilé, chez les Germains, non à la guerre, mais à la chasse : les déprédations s'exercent contre un ennemi irréconciliable, avec qui aucune alliance, aucune relation n'existe ni n'est considérée comme possible, un autre absolu, rien moins qu'un égal, et qui occupe un espace sauvage, vacant, où tout devient possible, où la violence ne connaît point de limites.
Le reste du temps, le groupe guerrier se disperse et chacun retourne dans son domaine et à son activité de paysan, d'où il peut rejoindre d'autres réseaux de sociabilité masculine (jeux, chasse, fêtes religieuses, assemblée politique...).

La sociabilité masculine liée à la dévastation des territoires étrangers

Wotan (ou Odin) est le dieu central du panthéon nordique. Son nom signifie « chef de la fureur, de l'armée furieuse » : *Wōdanaz = woda (fureur, armée furieuse) + naz (chef). On retrouve ce suffixe -naz/-nos dans d'autres langues indo-européennes, comme dans le latin : par exemple, *dominus = dom- (maison) + -nus (chef).
Cette armée furieuse que commande Wotan est composée de morts, qui livrent des batailles dans l'au-delà. L'ami ou le compagnon qui sert son chef est assimilé au mort qui sert Wotan. Confère là encore Tacite :
« Ces hommes farouches, pour enchérir encore sur leur sauvage nature, empruntent le secours de l'art et du temps : ils noircissent leurs boucliers, se teignent la peau, choisissent pour combattre la nuit la plus obscure. L'horreur seule et l'ombre qui enveloppe cette lugubre armée répandent l'épouvante : il n'est pas d'ennemi qui soutienne cet aspect nouveau et pour ainsi dire infernal ; car dans tout combat les yeux sont les premiers vaincus. »
Cette assimilation de la grande troupe guerrière à l'armée des morts relève d'une mascarade, d'un effacement de soi derrière un masque, tel que cela puisse s'apparenter à un rite de possession : la grande troupe guerrière devient proprement l'armée des morts revêtue des attributs de bêtes sauvages, l'armée des berserkers, littéralement « ceux qui sont déguisés en ours ». Je reviendrai plus loin sur le sens à donner à cette référence animale.

L'une des plaques de Torslunda, datant du VIème siècle, c'est-à-dire de la fin de l'âge du fer germanique, découvertes à Öland en Suède. Elle représente un berserker (à droite), tirant une épée du fourreau, et, à gauche, peut-être, Odin.

La grande troupe guerrière germanique, pratiquant la dévastation, introduit donc sur terre pour un temps limité (celui de la possession) un combat cosmologique qui se livre sans fin dans les enfers célestes. Dans ce sens, son combat est religieux, car il crée une relation entre l'ici-bas et l'au-delà.
On retrouve ainsi, chez les peuples germaniques, le lien culturel entre masculinité et mort, que faisaient déjà, par exemple, les Chinois du Néolithique et de la période féodale (je vous renvoie à mes deux articles sur Granet : clic). Si l'homme est marqué par la mort, si la mort est son partage, c'est parce que la femme, en tant que mère, incarne la Vie et se voit comme éternelle (la mère se survit dans sa fille, qui se survit dans sa fille...). Si le lot féminin fait sens de lui-même, celui des hommes est bien moins évident à investir : que faire de cette mortalité ? Sans doute la mascarade germanique est-elle une tentative pour lui donner un sens, pour l'assumer et en faire quelque chose de « positif » :
  • Prendre la force des guerriers morts : si le berserker se « déguise » à l'occasion d'une razzia, s'il se transforme en un mort, c'est pour s'approprier la force des morts qui composent l'armée furieuse de Wotan, qu'il s'approprie d'autant plus légitimement que ces morts sont ses ancêtres, qui revivent en quelque sorte à travers lui, et dont la mort devient « utile ». Le Germain s'apprêtant à combattre concentre donc en lui la puissance virile de tous les hommes qui l'ont précédé, autant dire qu'il est ultra-viril.
  • Exorciser la mort :
    • Il y a donc une vie après la mort pour les hommes, qui ressemble d'ailleurs en tout point à la part de leur vie terrestre consacrée à la dévastation.
    • La mort perd son caractère irrévocable, puisqu'il existe des connexions entre les vivants et les morts, des relations entre la vie qui se prolonge dans l'au-delà et la mort qui s'insinue dans l'ici-bas. J'ai dit plus haut que, de ce point de vue, la pratique de la « mascarade » était religieuse, j'ajouterai ici qu'elle est partie intégrante du culte des ancêtres.
    • La mort n'est plus une tragédie, puisqu'elle est nécessaire et permet de constituer une réserve de force virile pour les vivants.
Les attaques auxquelles se livrent les berserkers n'ont pas pour but l'annexion de nouveaux territoires, mais la seule dévastation : une nuit, le super-groupe d'amis se réunit, accomplit sa transformation et fond sur un village appartenant à une tribu voisine, qu'il va entièrement détruire. Il paraîtrait que les destructions ne concernaient que les biens matériels et que les vies étaient épargnées. Les villageois, surpris au milieu de leur sommeil, se défendent mal, ne sont en rien des adversaires égaux, dont il serait glorieux de triompher. La virilité cumulative s'exprime donc en une force pure de destruction.
Ces attaques s'accompagnent de pillages, même si ceux-ci n'en constituent pas la finalité. Encore une fois, seuls les biens matériels sont concernés. Les vaincus ne sont pas réduits en esclavage, comme c'est le cas chez la plupart des peuples indo-européens quand ils se « civilisent » (qu'ils adoptent le modèle gréco-romain de la cité). L'esclavage est une réalité dans le monde germanique, mais la forme qu'il prend est tout à fait originale (j'aurai l'occasion d'en reparler dans un prochain article). Le butin est redistribué sur un principe d'égalité. En effet, à l'origine du pillage, il y a une faute (le déferlement de violence destructrice), dont la responsabilité incombe aux morts, mais dont la trace (le butin) est une souillure à gérer par les vivants. Le partage égalitaire du butin est en l'occurrence le rituel qui dilue la souillure entre tous les membres du groupe.

La pratique de la grande chasse

Si le berserker concentre en lui la puissance virile de ses défunts, il est également plus fort de la force des animaux mâles qu'il a tués et dont il porte la dépouille lors de ses raids nocturnes (comme je l'ai déjà dit, berserker signifie littéralement « ceux qui sont déguisés en ours »). Les Germains, mais la chose est constante chez tous les peuples indo-européens, distinguent une « grande chasse » d'une chasse commune, mixte, et à vocation utilitaire. La grande chasse, activité masculine rituelle, ne s'attaque qu'à des adversaires de valeur : des animaux mâles adultes, qu'ils soient ours, loups ou cerfs. Sa fonction est d'exacerber la virilité du groupe de chasseurs, à cet égard la mort de la bête sauvage se prolonge dans un repas rituel qui correspond au transfert magique de sa force masculine aux membres du groupe.
Mais on ne détruit pas la vie, fût-elle celle d'une bête sauvage, sans risque (car elle est souvent sous la protection d'un dieu). Aussi devient-il nécessaire :
  • de diluer la faute des chasseurs dans le partage égalitaire du repas communautaire,
  • d'ériger un trophée qui restitue la vie de la bête sauvage sur un plan supérieur (qui opère sa divinisation) et qui reconstitue l'apparence de l'animal vivant*,
  • de minimiser la faute des chasseurs (un meurtre) par l'allégation d'une faute préalable commise par l'animal, sur lequel est projetée une hyper-agressivité qui le conduit à dévaster le territoire des hommes. Dans cette construction, l'animal est un étranger qui ignore et qui ne respecte pas les lois humaines et qu'il s'agit de détruire. Ce prétexte existe chez les peuples indo-européens, mais on peut penser qu'il a une origine sémitique : le roi sémite se livrant à la chasse du lion, chasse noble par excellence, qui identifie le chasseur à un dieu, se présente comme un sauveur qui répond à l'appel de détresse de paysans-éleveurs, dont les lions dévasteraient les récoltes et les troupeaux. Il vient pacifier un territoire livré à la violence, civiliser un espace menacé par la sauvagerie et le restituer aux hommes qui en ont été dépossédés.
Le meurtre de l'animal réparé par l'érection du trophée a pour effet de dissocier les deux puissances que celui-là possède vivant :
  • sa puissance fécondatrice que le trophée lui conserve, prolongeant ainsi son existence dans l'au-delà ;
  • sa force virile que les chasseurs s'approprient dans le repas communautaire.
Le berserker, quand il endosse le trophée, reconstitue l'intégrité de l'animal, ce qui est extrêmement dangereux d'un point de vue religieux, car cela revient à rendre vie à la bête sauvage, vie dévouée à la vengeance contre son meurtrier. Ce danger est évité par le rite de possession ancestrale : ce sont les morts qui prennent et assument le risque de réveiller la bête sauvage, de lui donner des armes et de la laisser se déchaîner avec une hyper-agressivité dévastatrice, celle même que la chasse prétend faire cesser.

  Un berserker endossant le trophée d'un animal tué lors de la grande chasse.

* Le souvenir de cette pratique s'est conservé dans la chasse à courre, chasse aristocratique, où, pendant la curée, la tête de l'animal (cerf, chevreuil, daim) était séparée du corps et placée sur sa peau : c'est ce qu'on appelle un « massacre ». On appelle également « massacre », la tête naturalisée ou dépouillée d'un animal, conservée comme trophée ou utilisée comme ornement, autre vestige d'une pratique très ancienne (cf. les demeures néolithiques de Catal Huyuk).

Un massacre version bobo. Fabriqué en bois, il est garanti cruelty free.