mardi 6 février 2018

La fin'amor est-elle machiste ?

Yvain et Laudine
 
Source Twitter : Hallucinaute @caligans
Et voici révélé le véritable visage de l'amour courtois dont on nous rebat tant les oreilles. tl;dr On isole la jeune fille inconnue, puis « — Hé mademoiselle, je suis le neveu du président. — J'en aime un autre. — Ha, soit polie au moins et dis oui car j'ai une grosse lance. »
Vous avez peut-être vu passer ce tweet de @caligans proposant un court extrait du roman de chevalerie La mort le roi Artu (vers 1230), et plaisantant sur le visage très machiste que nous y offre l'amour courtois.
 
Comme le souligne plaisamment @caligans, il est bien question ici de culture masculine : l'amour courtois est une création de la culture masculine, MAIS il confère aux femmes une place sociale qu'elles n'occupent pas d'ordinaire.

Imaginez une société dominée par des hommes, qui, eux-mêmes, dominent d'autres hommes : la société féodale du Moyen-Âge. Entre les dominants de cette société, il y a rivalité, effort pour surpasser l'autre. Certains de ces hommes vont choisir de sortir du jeu social qui leur est imposé, de manifester leur supériorité différemment, par une transgression des règles, de se distinguer des autres hommes en donnant une place à des dominés : les femmes (de l'aristocratie = dominées parmi les dominants).

Mais la place qu'ils leur donnent n'est pas n'importe laquelle, c'est celle de suzerain, de seigneur. Eux-mêmes choisissent d'occuper la place d'inférieur, de serviteur, de vassal. La relation qui existe entre suzerain et vassal implique pour ce dernier ce qui s'appelle l'ost (service militaire dû par le vassal à son suzerain). La seconde grande innovation de l'amour courtois va être de substituer un service amoureux à ce service militaire (rien de bien nouveau cependant, c'est le fameux « service d'amour » qu'a inventé le romain Ovide). Gauvain demande à la jeune fille de lui permettre de la prier d'amour, c'est-à-dire de la prier de lui donner son amour pendant un temps laissé à l'appréciation de la jeune fille. Pour obtenir l'amour de la Dame courtoise, il faut prouver l'amour que l'on ressent et on le prouve en la servant avec la plus exacte soumission et la plus infaillible fidélité, tout comme le vassal sert son suzerain avec soumission et fidélité.

La relation des vassaux entre eux est faite de rivalité afin d'obtenir, par leur adresse et leurs exploits guerriers, la reconnaissance de leur suzerain. Les vassaux servent leur souverain, qui les récompense par un don symbolique (la consécration de la valeur). Gauvain propose en effet à la jeune fille de lui prouver sa supériorité sur son rival par un combat (un tournoi), dont le prix n'est pas une prestation sexuelle, mais l'accès à une relation privilégiée à la Dame, la possibilité de la courtiser. On est donc en plein dans la culture masculine (voir mon article sur la sociabilité guerrière germanique), mais la courtoisie réalise cette chose assez incroyable, de conférer à une femme le pouvoir généralement possédé par le dominant parmi les dominants, de donner à un individu extérieur au champ guerrier du fait de son sexe, la capacité d'être juge du champ guerrier. De plus, la Dame courtoise, en tant que suzeraine, a un grand pouvoir sur celui qui la courtise (elle décide, par exemple, du temps que doit durer la mise à l'épreuve amoureuse), mais si elle a beaucoup de pouvoir, elle a aussi des devoirs qui tempèrent celui-ci, et les romans médiévaux sont remplis de cruelles qui abusent de leur puissance et s'amusent à faire mourir leur amant de chagrin.

Pour toutes ces raisons, l'amour courtois me semble constituer une révolution assez remarquable dans le champ de la culture masculine. Après, je trouve que La mort le roi Artu, écrit en langue d'oïl, n'a pas la subtilité et le raffinement, avec lesquels les auteurs occitans, puisant largement dans la culture arabo-andalouse, traitent cette thématique. Ainsi le roman anonyme Flamenca (datant également du XIIIème siècle), qui, même s'il s'inscrit dans la même culture de féodalité et de valeur guerrière, subordonne entièrement la thématique chevaleresque à la thématique amoureuse et met en scène un chevalier servant beaucoup moins brutal et grossier que Gauvain.

mercredi 31 janvier 2018




J'ai retrouvé cette ancienne carte de vœux dans des papiers de famille. Elle porte la date du 29 décembre 1916, l'adresse "Chère petite amie", que suivent quelques civilités étrangement impersonnelles, mais il est vrai que la carte postale, sans enveloppe et lisible par tous, est longtemps restée un écrit neutre, dont la fonction n'est pas d'informer ou d'exprimer, mais de raviver le lien social. 
Il était alors apparemment courant d'envoyer, à l'occasion de la nouvelle année, des photos de soldat à la jeune fille aimée, quand on était un homme. Ce genre de représentation servait également de support à la correspondance entre deux femmes, comme j'ai pu le constater toujours dans les mêmes vieux papiers.

À mon tour, chère petite amie lectrice de ce blog, cher petit ami lecteur de ce blog, de vous souhaiter une très bonne année, d'espérer que les pas que vous y ferez vous mèneront toujours vers le bien et le beau (qui sont une seule et même chose, mais vous n'êtes pas sans le savoir).

dimanche 28 janvier 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les indo-européens #1 La sociabilité guerrière germanique

Je me dis parfois que les articles sur la culture masculine prennent une place trop importante dans ce blog. Ce faisant, je cède clairement à la facilité, puisqu'il est relativement facile d'en retracer l'évolution à travers l'histoire humaine, dans la mesure où elle « fait trace », contrairement à la culture féminine, qui est « sans inscriptions ». Je m'explique : quand les seuls vestiges qui nous restent des croyances et des structures sociales sont l'écriture, on s'aperçoit rapidement que celle-ci, perpétuellement confisquée et monopolisée par les hommes, renseigne exclusivement sur des réalités masculines, laissant dans l'ombre tout ce qui concerne les femmes ou n'en proposant qu'une vision déformée et incohérente.

Pour autant, l'étude des textes historiques permet quatre choses :
  • appréhender les grands principes de la culture masculine, et de là saisir les limites de la « réalité proprement masculine » afin de prendre la mesure de ses extensions indues à des pratiques a priori mixtes (comme la pratique de l'écriture), voire qui relèvent a priori de la culture féminine ;
  • comprendre ce qui se cache derrière la « domination masculine », à savoir la lutte permanente des hommes pour s'interposer dans les relations entre femmes, notamment en spoliant les femmes des acquis culturels de l'humanité (auxquels elles ont toujours initialement contribué : la maîtrise du feu et de l'énergie en général, l'artisanat, le langage, l'art, la médecine...) à travers lesquels elles pourraient enrichir leur sociabilité propre et approfondir leur culture ;
  • enquêter sur les rares moments où les femmes ont pu prendre ou reprendre possession de l'écriture ;
  • repérer les marges de manœuvre des femmes, tant pour restaurer le principe de neutralité sexuelle de certaines pratiques confisquées par les hommes, que pour enrichir la sociabilité proprement féminine à partir de ces pratiques, en leur conférant un sens proprement féminin connexe au sens que leur donnent les hommes.

En relisant quelques textes historiques significatifs et leurs scolies modernes, je me propose de mettre en évidence certains grands principes de la culture masculine, ceux qui sont directement liés à la sociabilité des hommes entre eux, conformément au premier point du programme ci-dessus.

L'amitié masculine de type guerrier

En germanique, le mot « compagnon », « ami », est un nom collectif, qui désigne anciennement un groupe d'hommes lié par une activité commune : la guerre.
Cette amitié n'est pas égalitaire : le groupe de compagnons ou d'amis est conduit par un chef, et chacun s'attache à le servir mieux que les autres. La relation d'ami à ami s'établit sur fond de distinction et de rivalité. Confère Tacite :
« Une naissance illustre ou les services éclatants d'un père donnent à quelques uns le rang de prince dès la plus tendre jeunesse ; les autres s'attachent à des chefs dans la force de l'âge et dès longtemps éprouvés ; et ce rôle de compagnon n'a rien dont on puisse rougir. Il a même ses distinctions, réglées sur l'estime du prince dont on forme la suite. Il existe entre ces comites une émulation singulière à qui tiendra la première place auprès de son prince ; entre les princes, à qui aura le plus de compagnons et les plus courageux. » - La Germanie ou L'origine et le pays des Germains (De origine et situ Germanorum), écrit aux alentours de l'an 98.
Dans mon article sur L'Épopée de Gilgamesh (clic), j'avais déjà souligné le caractère profondément inégalitaire de l'amitié entre Gilgamesh et Enkidu. La chose est donc également vraie chez les Germains, du moins en ce qui concerne l'amitié masculine de type guerrier, qui est marquée par la notion de service du côté du compagnon, auquel répond, du côté du chef, le soin de former ses jeunes amis et de reconnaître leur compétence dans le champ de la sociabilité guerrière.
Le groupe guerrier germanique se rassemble :
  • régulièrement, pour affronter d'autres groupes d'amis au cours de combats rituels, qu'on pourrait comparer, de par leur forte composante sportive, aux tournois médiévaux. Ces combats permettent de définir des hiérarchies à l'intérieur de chaque groupe et entre les chefs des différents groupes. Ces combats rituels relèvent d'une sociabilité masculine plutôt agressive. Ils sont dangereux pour ceux qui s'y livrent, mais s'inscrivent dans un cadre empêchant qu'ils n'aillent trop loin, car ils se pratiquent entre pairs et égaux (les chefs), susceptibles de nouer des liens (matrimoniaux, politiques) par ailleurs. Ainsi ils sont quelquefois précédés de l'enlèvement d'une femme, prétexte d'affrontements, puis occasion d'alliance. Ces combats rituels sont ce que les Germains appellent la guerre, qui est la lutte pour le prestige militaire.
  • occasionnellement, pour rejoindre d'autres groupes d'amis (leurs adversaires habituels), fusionner en un seul groupe, dont le chef qui a su établir sa supériorité au cours des combats rituels, prend la tête, et se livrer à des razzias sur un territoire considéré comme étranger (quoique également peuplé de Germains), du fait qu'aucune sociabilité n'existe avec les tribus qui y vivent... Ce type de pratique est assimilé, chez les Germains, non à la guerre, mais à la chasse : les déprédations s'exercent contre un ennemi irréconciliable, avec qui aucune alliance, aucune relation n'existe ni n'est considérée comme possible, un autre absolu, rien moins qu'un égal, et qui occupe un espace sauvage, vacant, où tout devient possible, où la violence ne connaît point de limites.
Le reste du temps, le groupe guerrier se disperse et chacun retourne dans son domaine et à son activité de paysan, d'où il peut rejoindre d'autres réseaux de sociabilité masculine (jeux, chasse, fêtes religieuses, assemblée politique...).

La sociabilité masculine liée à la dévastation des territoires étrangers

Wotan (ou Odin) est le dieu central du panthéon nordique. Son nom signifie « chef de la fureur, de l'armée furieuse » : *Wōdanaz = woda (fureur, armée furieuse) + naz (chef). On retrouve ce suffixe -naz/-nos dans d'autres langues indo-européennes, comme dans le latin : par exemple, *dominus = dom- (maison) + -nus (chef).
Cette armée furieuse que commande Wotan est composée de morts, qui livrent des batailles dans l'au-delà. L'ami ou le compagnon qui sert son chef est assimilé au mort qui sert Wotan. Confère là encore Tacite :
« Ces hommes farouches, pour enchérir encore sur leur sauvage nature, empruntent le secours de l'art et du temps : ils noircissent leurs boucliers, se teignent la peau, choisissent pour combattre la nuit la plus obscure. L'horreur seule et l'ombre qui enveloppe cette lugubre armée répandent l'épouvante : il n'est pas d'ennemi qui soutienne cet aspect nouveau et pour ainsi dire infernal ; car dans tout combat les yeux sont les premiers vaincus. »
Cette assimilation de la grande troupe guerrière à l'armée des morts relève d'une mascarade, d'un effacement de soi derrière un masque, tel que cela puisse s'apparenter à un rite de possession : la grande troupe guerrière devient proprement l'armée des morts revêtue des attributs de bêtes sauvages, l'armée des berserkers, littéralement « ceux qui sont déguisés en ours ». Je reviendrai plus loin sur le sens à donner à cette référence animale.

L'une des plaques de Torslunda, datant du VIème siècle, c'est-à-dire de la fin de l'âge du fer germanique, découvertes à Öland en Suède. Elle représente un berserker (à droite), tirant une épée du fourreau, et, à gauche, peut-être, Odin.

La grande troupe guerrière germanique, pratiquant la dévastation, introduit donc sur terre pour un temps limité (celui de la possession) un combat cosmologique qui se livre sans fin dans les enfers célestes. Dans ce sens, son combat est religieux, car il crée une relation entre l'ici-bas et l'au-delà.
On retrouve ainsi, chez les peuples germaniques, le lien culturel entre masculinité et mort, que faisaient déjà, par exemple, les Chinois du Néolithique et de la période féodale (je vous renvoie à mes deux articles sur Granet : clic). Si l'homme est marqué par la mort, si la mort est son partage, c'est parce que la femme, en tant que mère, incarne la Vie et se voit comme éternelle (la mère se survit dans sa fille, qui se survit dans sa fille...). Si le lot féminin fait sens de lui-même, celui des hommes est bien moins évident à investir : que faire de cette mortalité ? Sans doute la mascarade germanique est-elle une tentative pour lui donner un sens, pour l'assumer et en faire quelque chose de « positif » :
  • Prendre la force des guerriers morts : si le berserker se « déguise » à l'occasion d'une razzia, s'il se transforme en un mort, c'est pour s'approprier la force des morts qui composent l'armée furieuse de Wotan, qu'il s'approprie d'autant plus légitimement que ces morts sont ses ancêtres, qui revivent en quelque sorte à travers lui, et dont la mort devient « utile ». Le Germain s'apprêtant à combattre concentre donc en lui la puissance virile de tous les hommes qui l'ont précédé, autant dire qu'il est ultra-viril.
  • Exorciser la mort :
    • Il y a donc une vie après la mort pour les hommes, qui ressemble d'ailleurs en tout point à la part de leur vie terrestre consacrée à la dévastation.
    • La mort perd son caractère irrévocable, puisqu'il existe des connexions entre les vivants et les morts, des relations entre la vie qui se prolonge dans l'au-delà et la mort qui s'insinue dans l'ici-bas. J'ai dit plus haut que, de ce point de vue, la pratique de la « mascarade » était religieuse, j'ajouterai ici qu'elle est partie intégrante du culte des ancêtres.
    • La mort n'est plus une tragédie, puisqu'elle est nécessaire et permet de constituer une réserve de force virile pour les vivants.
Les attaques auxquelles se livrent les berserkers n'ont pas pour but l'annexion de nouveaux territoires, mais la seule dévastation : une nuit, le super-groupe d'amis se réunit, accomplit sa transformation et fond sur un village appartenant à une tribu voisine, qu'il va entièrement détruire. Il paraîtrait que les destructions ne concernaient que les biens matériels et que les vies étaient épargnées. Les villageois, surpris au milieu de leur sommeil, se défendent mal, ne sont en rien des adversaires égaux, dont il serait glorieux de triompher. La virilité cumulative s'exprime donc en une force pure de destruction.
Ces attaques s'accompagnent de pillages, même si ceux-ci n'en constituent pas la finalité. Encore une fois, seuls les biens matériels sont concernés. Les vaincus ne sont pas réduits en esclavage, comme c'est le cas chez la plupart des peuples indo-européens quand ils se « civilisent » (qu'ils adoptent le modèle gréco-romain de la cité). L'esclavage est une réalité dans le monde germanique, mais la forme qu'il prend est tout à fait originale (j'aurai l'occasion d'en reparler dans un prochain article). Le butin est redistribué sur un principe d'égalité. En effet, à l'origine du pillage, il y a une faute (le déferlement de violence destructrice), dont la responsabilité incombe aux morts, mais dont la trace (le butin) est une souillure à gérer par les vivants. Le partage égalitaire du butin est en l'occurrence le rituel qui dilue la souillure entre tous les membres du groupe.

La pratique de la grande chasse

Si le berserker concentre en lui la puissance virile de ses défunts, il est également plus fort de la force des animaux mâles qu'il a tués et dont il porte la dépouille lors de ses raids nocturnes (comme je l'ai déjà dit, berserker signifie littéralement « ceux qui sont déguisés en ours »). Les Germains, mais la chose est constante chez tous les peuples indo-européens, distinguent une « grande chasse » d'une chasse commune, mixte, et à vocation utilitaire. La grande chasse, activité masculine rituelle, ne s'attaque qu'à des adversaires de valeur : des animaux mâles adultes, qu'ils soient ours, loups ou cerfs. Sa fonction est d'exacerber la virilité du groupe de chasseurs, à cet égard la mort de la bête sauvage se prolonge dans un repas rituel qui correspond au transfert magique de sa force masculine aux membres du groupe.
Mais on ne détruit pas la vie, fût-elle celle d'une bête sauvage, sans risque (car elle est souvent sous la protection d'un dieu). Aussi devient-il nécessaire :
  • de diluer la faute des chasseurs dans le partage égalitaire du repas communautaire,
  • d'ériger un trophée qui restitue la vie de la bête sauvage sur un plan supérieur (qui opère sa divinisation) et qui reconstitue l'apparence de l'animal vivant*,
  • de minimiser la faute des chasseurs (un meurtre) par l'allégation d'une faute préalable commise par l'animal, sur lequel est projetée une hyper-agressivité qui le conduit à dévaster le territoire des hommes. Dans cette construction, l'animal est un étranger qui ignore et qui ne respecte pas les lois humaines et qu'il s'agit de détruire. Ce prétexte existe chez les peuples indo-européens, mais on peut penser qu'il a une origine sémitique : le roi sémite se livrant à la chasse du lion, chasse noble par excellence, qui identifie le chasseur à un dieu, se présente comme un sauveur qui répond à l'appel de détresse de paysans-éleveurs, dont les lions dévasteraient les récoltes et les troupeaux. Il vient pacifier un territoire livré à la violence, civiliser un espace menacé par la sauvagerie et le restituer aux hommes qui en ont été dépossédés.
Le meurtre de l'animal réparé par l'érection du trophée a pour effet de dissocier les deux puissances que celui-là possède vivant :
  • sa puissance fécondatrice que le trophée lui conserve, prolongeant ainsi son existence dans l'au-delà ;
  • sa force virile que les chasseurs s'approprient dans le repas communautaire.
Le berserker, quand il endosse le trophée, reconstitue l'intégrité de l'animal, ce qui est extrêmement dangereux d'un point de vue religieux, car cela revient à rendre vie à la bête sauvage, vie dévouée à la vengeance contre son meurtrier. Ce danger est évité par le rite de possession ancestrale : ce sont les morts qui prennent et assument le risque de réveiller la bête sauvage, de lui donner des armes et de la laisser se déchaîner avec une hyper-agressivité dévastatrice, celle même que la chasse prétend faire cesser.

  Un berserker endossant le trophée d'un animal tué lors de la grande chasse.

* Le souvenir de cette pratique s'est conservé dans la chasse à courre, chasse aristocratique, où, pendant la curée, la tête de l'animal (cerf, chevreuil, daim) était séparée du corps et placée sur sa peau : c'est ce qu'on appelle un « massacre ». On appelle également « massacre », la tête naturalisée ou dépouillée d'un animal, conservée comme trophée ou utilisée comme ornement, autre vestige d'une pratique très ancienne (cf. les demeures néolithiques de Catal Huyuk).

Un massacre version bobo. Fabriqué en bois, il est garanti cruelty free.

jeudi 30 novembre 2017

L'homme et l'artiste

Cet article prétend en finir avec la distinction qu'on entend souvent faire ces derniers temps, entre l'homme et l'artiste. Cette distinction, présentée par ceux et celles qui la défendent comme indispensable, est censée permettre au public de continuer à consommer et apprécier les œuvres de créateurs* humainement haïssables, des hommes* mysogynes, harceleurs, violeurs, pervers, sadiques, meurtriers, homophobes, antisémites, racistes, que sais-je ?
Pourtant cette distinction n'est rien moins que pertinente et ce sont les artistes eux-mêmes qui le disent (et pour savoir pourquoi, il va falloir vous armer de patience et lire ce looong article).
* Je crois que cet article n'aura pas besoin de recourir à l'écriture inclusive : je me rappelle bien quelques propos antisémites chez Colette, mais rien de comparable à ceux d'un Céline, et pour des écrivaines et artistes criminelles, je n'en trouve pas. Et puis vous allez voir que la question que j'aborde ici est éminemment masculine, qu'elle a été posée, approfondie et agitée par des hommes par rapport à eux-mêmes.

CONSTRUIRE LA FIGURE DE L'ARTISTE

À partir du XIXème siècle, l'économie triomphante détrône la culture, dont la valeur n'a plus rien d'évident. Les acteurs du champ artistique, en réaction, vont chercher à définir le rôle de l'art et sa place au regard de l'économie, et construire, ce faisant, un personnage qui nous est bien connu : celui de l'artiste.
Les prises de position de ses acteurs ont conduit le champ artistique à se structurer en « cercles concentriques », le cercle le plus extérieur concédant à l'économie une valeur propre et dominante, le cercle le plus intérieur ne reconnaissant aucune valeur à l'économie et accordant une valeur absolue à l'art.

1) L'art moral et bourgeois
Dans cette conception, l'économie est considérée comme le moteur de la civilisation matérielle, mais elle doit être secondée par la culture, porteuse quant à elle de la moralité indispensable à la civilisation dans toute son extension. La morale bourgeoise reste à construire et c'est à l'art qu'il incombe de mettre en scène la vie bourgeoise telle qu'elle doit être. Une division du travail est à instaurer au sein de la bourgeoisie, entre les entrepreneurs et les financiers d'un côté, les artistes, les médecins, les savants, les juristes, les prêtres de l'autre, afin qu'elle puisse tenir durablement les rênes de la société dans son ensemble. Et de même qu'il paraît normal aux entrepreneurs et aux financiers de verser des honoraires aux médecins, de rétribuer les savants et les juristes, de verser des subsides à l’Église, de même les acteurs du champ artistique bourgeois doivent être suffisamment « honorés » pour soutenir le train de vie de la nouvelle classe dominante. C'est cette conception qui sous-tend notamment le roman et le théâtre bourgeois.

2) L'art commercial
Cette vision de l'art va beaucoup plus loin dans la tentative pour égaler la culture à l'économie, avec l'idée révolutionnaire qu'ils ne sont pas en contradiction, et qu'il peut exister une économie des biens culturels, déterminant une production de masse en direction d'un public « moyen », s'opposant à l'élite, à qui la culture était jusque-là destinée (naissance du « grand public »). Cette économie culturelle concerne, au XIXème siècle, le seul domaine de l'édition : l'édition de masse a vocation à constituer culturellement un groupe social (la « classe moyenne ») ; elle doit homogénéiser ses goûts, afin que les individus qui en font partie aient les mêmes envies de consommation et consomment de façon uniforme les produits de masse industriels (qu'ils soient culturels ou purement matériels). L'idée d'un art commercial naît après la seconde révolution industrielle (1850 environ). Elle reste alors sans véritable suite, sans doute parce que l'effort industriel de la seconde moitié du XIXème siècle est plus tourné vers les biens de production que vers les biens de consommation. Il en est tout autrement aujourd'hui : c'est cette conception de l'art qui est à la source de tous les contenus culturels intégrant de la publicité (programmes télévisés, jeux vidéo, films, blogs...).

3) L'art social bourgeois, petit-bourgeois et prolétaire
L'art se voit assigner ici une fonction régulatrice ; il doit compenser tout ce que le progrès économique produit de négatif dans la société. Cette conception de l'art promeut d'abord le paternalisme bourgeois : de grands bourgeois, entourés d'artistes éclairés, agissent en faveur d'une plus grande justice sociale. L'art est désormais justicier. Les œuvres produites dans ce cadre de pensée appartiennent au courant romantique, valorisent le sentiment contre la froideur du calcul et l'extériorité de la technique. Autour de 1848, le paternalisme grand-bourgeois est délaissé au profit de « l'idéal petit-bourgeois », tel qu'il ressort notamment des écrits proudhoniens. Les artistes de la petite-bourgeoisie entendent faire de celle-ci la juste mesure de la société, tiraillée entre les extrêmes prolétariens ou paysans et grand-bourgeois, le facteur d'équilibre indispensable à une société malade de ses inégalités, en révélant celles-ci, en détruisant la morale grande-bourgeoise et en vantant une morale petite-bourgeoise, qu'on peut qualifier de branche petite-bourgeoise de l'anarchisme. Après l'échec de la révolution de 1848, l'artiste s'assigne désormais la tâche de révéler son oppression au prolétariat et de faire triompher une morale prolétaire. Dans le domaine de la littérature, le roman social, qui donne à voir les misères du monde et exalte la figure du travailleur vertueux, poursuit ce double dessein. Cette nouvelle mission assignée à l'art s'accompagne d'une nouvelle vision de l'artiste : un individu sans le sou, vivant en marge de la société, souffrant de mille privations pour son art, dont il ne peut vivre, car trop en rupture avec les valeurs bourgeoises dominantes. C'est ce qu'on a appelé la bohème.

4) L'art pour l'art
Dans la seconde partie du XIXème siècle, certains artistes contestent pourtant cette distinction entre art bourgeois et art social, qui, selon eux, partagent la même ambition civilisatrice (moraliser la bourgeoisie pour l'un, moraliser le prolétariat pour l'autre). Pour ces artistes, l'art n'a d'autre fin que lui-même et l'artiste doit être au service exclusif de l'art. C'est cette dernière conception de l'art qui a permis au champ artistique de prétendre à l'autonomie et qui est derrière l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de ce qu'est un véritable artiste. L'histoire de la peinture et de la littérature reconnaît d'ailleurs presque exclusivement les tenants de l'art pour l'art : à eux, l'appellation de génie, la conservation, la valorisation et la diffusion de leurs œuvres, la consécration par l'institution scolaire qui les intègre à ses programmes. Cette conception l'a emporté, parce qu'elle a proposé quelque chose de complètement nouveau, en séparant radicalement l'artiste du champ économique et en le confondant avec son geste créatif, qui absorbe chaque instant de son existence et lui fait adopter un mode de vie entièrement tourné vers la poursuite de l'Idéal artistique. Il faut ici noter que même s'ils se distinguent par les fins qu'ils se proposent, les membres de la bohème artistique et littéraire se rapprochent de l'artiste « pur et dur » par leurs modes de vie : pauvreté, souffrance pour l'art, marginalité, rupture avec les conventions bourgeoises...

VIVRE EN ARTISTE

L'artiste de « l'art pour l'art » est donc devenu la figure dominante du champ artistique. Ceux qui s'écartent de ce modèle restent des artistes, mais ils sont plus ou moins légitimes.
Vivre pour l'Art n'implique pas un mode de vie déterminé. À chacun de prouver, par sa façon de vivre, qu'il n'est guidé que par Lui. Pour ce faire, l'artiste habité par cet idéal doit être attentif à trois choses :
  • Aux institutions qu'il fréquente et à celles que fréquentent les autres artistes, légitimes ou non.
  • À sa production artistique et à son rapport aux productions artistiques de ses contemporains.
  • À sa façon de vivre dans la communauté artistique, en relation avec celle des autres artistes.
L'artiste, toujours dans l'idée d'acquérir une légitimité, se construit une trajectoire qui repose sur ces trois points, étroitement liés et d'importance égale. Chaque aspect de son existence, son rapport aux institutions, son œuvre, son mode de vie, est le produit d'un choix mûrement réfléchi et assumé.
À partir de là, on peut déduire que l'artiste absorbe entièrement l'homme : l'artiste EST l'homme et inversement. Dans le champ de l'art, vivre et créer se confondent, sont identiques. L'artiste vit en artiste. Il ne cesse jamais d'être un artiste, il n'a jamais fini son œuvre de création, même quand il n'est plus dans son atelier ou le stylo à la main, car la création n'est pas moins dans le tableau ou le roman (par exemple) auquel il travaille, que dans sa propre vie : sa vie est une œuvre artistique.

Images extraites du film The picture of Dorian Gray, Albert Lewin, 1945.
 L'histoire de Gray peut se lire comme une métaphore du cheminement vers l'art pur. Il y a ici une identité parfaite entre vie et œuvre (produite par une main invisible) : « It’s more than a painting, it’s a part of myself », dit d'ailleurs ce personnage. Le réalisateur du film a eu l'intelligence de ne pas se contenter d'enlaidir le visage peint de Dorian Gray, de faire aussi évoluer le style du tableau en fonction de son style de vie : on passe, avec l'adoption de mœurs de plus en plus transgressives, de la peinture académique à une œuvre d'avant-garde (expressionniste), qui s'affranchit des canons de la beauté classique. Oscar Wilde faisait lui-même partie d'un courant dérivant de l'art pour l'art : l'esthétisme, revendiquant l'inutilité de l'art et un certain amoralisme.

S'il existe une grande liberté pour l'artiste dans le choix de son mode de vie, on y retrouve cependant toujours les mêmes éléments, du moins au plus légitimants :
1) La transgression de la morale bourgeoise : c'est un geste fort, à destination du public et de ses pairs, qui marque la volonté de l'artiste de rompre avec la société « civile », son entrée dans le champ de l'art. Elle s'apparente donc à un rite de passage, elle n'est pas destinée à durer et doit bientôt laisser place à autre chose : la dévotion à l'Art.
2) L'adoption de valeurs de gauche (je rappelle, à toutes fins utiles, que la figure de l'artiste telle qu'on la connaît aujourd'hui a été construite par des hommes de gauche).
3) Vivre pour l'art.

APPLICATION

1) Le cas Flaubert
Flaubert est une figure majeure du patrimoine littéraire français. Il est également un adepte de l'art pour l'art.
Sa biographie témoigne de son désir de vivre en artiste :
  • en rompant avec la morale bourgeoise : je vous renvoie à cette lettre du 15 janvier 1850, où l'écrivain, en voyage d'étude avec Maxime du Camp, raconte sans complexe son expérience de touriste sexuel et ses pratiques pédophiles. Sa dernière phrase : « Adieu, je t'embrasse et suis plus que jamais maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois, sacrebleu » marque une volonté de s'affranchir des mœurs de son siècle en adoptant celles des libertins de la Régence. Son roman, Madame Bovary, fait également l'objet d'un célèbre procès pour atteinte aux bonnes mœurs : œuvre et vie sont donc marquées par le même amoralisme.
  • en consacrant sa vie à l'art : chez Flaubert, le processus d'écriture est excessivement chronophage. Les œuvres sont longuement mûries, remaniées plusieurs fois, les travaux préparatoires très poussés, et le style vise la perfection.
  • en créant une œuvre unique et originale : c'est l'un des acquis de l'art pour l'art, qu'une œuvre doit être originale, qu'elle doit, si possible, constituer une rupture avec ce qui existe. Cette idée nous est familière, mais jusqu'au XIXème siècle, c'était l'inscription dans une tradition et la continuité avec ce qui avait précédé qui primaient. Madame Bovary est de ce point de vue tout à fait représentative : du sujet au style, tout y est inédit.
Mais certains aspects de sa vie mettent Flaubert en porte-à-faux avec son idéal artistique, notamment le fait de vivre de ses rentes, existence relativement confortable et bourgeoise, et très éloignée de celle que valorise le courant de l'art pour l'art.

2) Le cas Gesualdo
Ce serait un anachronisme d'affirmer que Gesualdo, auteur-compositeur de la fin de la Renaissance, s'est efforcé, durant sa vie, d'atteindre un idéal inventé au XIXème siècle. Par contre, l'histoire de la musique, à partir du même XIXème siècle, a façonné de lui une image, où elle a plaqué les traits caractéristiques de l'artiste de l'art pour l'art, transgressif et incompris.
Don Carlo Gesualdo, prince de Venosa et comte de Conza (1566-1613), défraye la chronique en 1590, en assassinant sa première épouse, Maria d'Avalos, fille du duc de Pescara et sa cousine germaine, et en faisant assassiner l'amant de celle-ci, Fabrizio Carafa, duc d'Andria, surpris tous deux en situation d'adultère.
La façon dont le monde de la culture traite Gesualdo est à l'opposé du traitement qu'il réserve aux Polanski, Allen et Cantat :
  • Sa vie et son œuvre sont constamment mises en relation (singularité de sa vie, isolement social (relatif) dans ses terres de Gesualdo pour échapper à la vengeance des familles de ses victimes / singularité de son œuvre, en rupture avec les modes musicales de son temps, violence de ses crimes / disharmonie de sa musique).
  • De plus, la « légende noire » construite à partir de sa vie doit profiter à son œuvre ; elle est en quelque sorte une porte d'entrée vers une production difficilement accessible, qui serait sans doute tombée dans l'oubli sans cela. Ses crimes sont eux-mêmes valorisés. Ils sont présentés comme le fait d'un homme génial et torturé, que son talent met au-dessus des lois morales destinées au vulgum pecus. Ce double meurtre n'est donc envisagé ni comme un fait divers sordide, ni, suivant en cela ses contemporains, comme un crime d'honneur, alors relativement répandu et toléré, mais comme le geste hors du commun d'un homme exceptionnel : l'artiste permet de comprendre l'homme, de même que l'homme permet de comprendre l'artiste. Ils ne sont jamais distingués.

Dissocier l'homme de l'artiste, c'est donc retirer une part de sa légitimité à ce dernier, c'est ne pas prendre en compte sa réflexion et ses efforts pour s'inventer une trajectoire artistique signifiante et cohérente.
La question se pose alors : comment continuer de fréquenter des œuvres produites par des individus dont nous réprouvons les actes ? Pour le coup je l'ignore. Je comptais, par exemple, relire Salammbô, projet en suspens depuis que la lettre, citée plus haut, m'est tombée sous les yeux. Idem pour Sade, auteur qui me paraît désormais illisible, maintenant que je sais (cf. les Souvenirs de la marquise de Créquy) que la justice de son temps lui reprochait des meurtres et des actes de torture atroces. Cette découverte fut d'ailleurs une grande surprise pour la naïve lectrice que j'étais, qui avait pris pour argent comptant les propos de ses éditeurs et spécialistes, qui présentent avantageusement son œuvre comme une exploration virtuelle du Mal par les moyens de l'écriture et de la fiction. Si, de votre côté, vous savez quelque moyen d'être l'hôte ou l'hôtesse éthique d'une œuvre non éthique, je serais sincèrement curieuse de le connaître.

dimanche 29 octobre 2017

#balancetonporc

J'ai lu un certain nombre de ces témoignages de violences sexuelles qui inondent actuellement les blogs et les réseaux sociaux. J'en ai lu beaucoup, et même trop ; de savoir que j'aurais pu en lire beaucoup plus me paraît proprement effrayant.
J'ai à mon tour témoigné, dans un lieu où mon témoignage est allé s'agréger à d'autres, tous révélateurs de la même violence, de la même œuvre de terreur, exercée par les hommes sur toutes les femmes.
Dans un premier temps, je ne comptais par faire ce travail de parole ; je me sentais moins concernée par la question que d'autres, que celles qui confiaient le récit de vécus terriblement douloureux. Mais je me suis aperçue que je fonctionnais finalement comme ces « hommes de bonne volonté », qui régulièrement redécouvrent les violences sexuelles et s'étonnent à l'envi de l'ampleur et de la gravité du phénomène, que, comme eux, je passais beaucoup de temps à nier, à relativiser, à minimiser et à forclore ce fait social majeur, qui pourtant affecte ma vie personnelle, que, ce faisant, je participais d'une certaine façon à cet aveuglement collectif, qui fait qu'une société peut ne pas voir ce qui est pourtant sous ses yeux.
Cependant ce blog n'est pas un espace de témoignage. Je ne m'y livre pas ou le moins possible. Il est moins un lieu où je parle, qu'un lieu où je fais entendre d'autres voix, qui disent mieux et plus légitimement ce que je pense, ce qui me paraît intéressant et important.

Aujourd'hui, à propos de violences sexuelles, j'ai donc fait le choix de vous faire entendre une autre voix que la mienne, celle d'une femme en train de « balancer son porc », qui cherche à se faire entendre et qu'on tente de faire taire.
Cette femme, c'est la toute jeune Marianne du roman de Marivaux, enfant trouvé et recueilli par un curé de village et sa sœur, qui se retrouve très vite privée de ces deux figures protectrices, livrée à elle-même et perdue dans cette grande ville inconnue et dangereuse qu'est Paris. Son « porc » (j'aurais préféré un autre terme, mais je le conserve pour la clarté et choisis peut-être un peu paresseusement de commencer ma réforme linguistique antispéciste une autre fois), c'est M. de Climal, aristocrate fort dévot, qui a accepté, par charité, de devenir son protecteur, et qui s'avère être un tartuffe et un libertin. Quant à celui dont elle veut se faire entendre, c'est un prêtre, le père Saint-Vincent, directeur de conscience de M. de Climal, à qui il l'a confiée. 

Virginie Ledoyen, gracieuse et adorable Marianne chez Benoît Jacquot (1995).

Je trouve que ce texte rend bien tout ce qu'une victime de harcèlement sexuel peut entendre quand elle témoigne, qu'il donne à voir avec finesse les mécanismes auxquels celui ou celle à qui elle se confie recourt pour ne pas entendre, pour ne pas modifier sa vision du monde. Certaines d'entre vous me diront peut-être qu'il n'est pas très judicieux, dans un moment de libération de la parole féminine, de lui substituer une voix d'homme faisant parler un personnage féminin. Cependant il est intéressant de constater qu'un homme (talentueux) qui choisit d'adopter le point de vue de l'autre sexe, sait parfaitement, contrairement à ce que beaucoup d'hommes affirment, ce qu'est le vécu des femmes : domination, violence, harcèlement et culpabilisation, tout comme il sait parfaitement comment s'exerce le pouvoir masculin, qu'il n'ignore aucun de ses rouages (solidarité masculine, autorité de la parole masculine, moindre poids de celle des femmes, report de la culpabilité sur la victime, victimisation, passivité, injonction au silence...) et sait les faire jouer.
 
Le père Saint-Vincent confie Marianne à la charité de M. de Climal.
 
Extrait de La vie de Marianne ou les aventures de Madame la comtesse de ***, roman inachevé de Marivaux, écrit à partir de 1728 et publié de 1731 à 1742 :

(Marianne vient de rejeter les offres de M. de Climal qui voulait faire d'elle sa maîtresse. Privée de toutes ressources, elle se rend chez le père Saint-Vincent.)
" J’arrive enfin dans un abattement que je ne saurais exprimer ; je demande le religieux, et on me mène dans une salle en dehors où l’on me dit qu’il est avec une autre personne ; et cette personne, madame, admirez ce coup de hasard, c’est M. de Climal, qui rougit et pâlit tour à tour en me voyant, et sur lequel je ne jetai non plus les yeux que si je ne l’avais jamais vu.
Ah ! c’est vous, mademoiselle, me dit le religieux ; approchez, je suis bien aise que vous arriviez dans ce moment ; c’est de vous dont nous nous entretenons ; mettez-vous là.
Non, mon père, reprit aussitôt M. de Climal en prenant congé du religieux ; souffrez que je vous quitte. Après ce qui est arrivé, il serait indécent que je restasse : ce n’est pas assurément que je sois fâché contre mademoiselle ; le ciel m’en préserve ; je lui pardonne de tout mon cœur et, bien loin de me ressentir de ce qu’elle a pensé de moi, je vous jure, mon père, que je lui veux plus de bien que jamais, et que je rends grâces à Dieu de la mortification que j’ai essuyée dans l’exercice de ma charité pour elle : mais je crois que la prudence et la religion même ne me permettent plus de la voir.
Et cela dit, mon homme salua le père, et, qui pis est, me salua moi-même les yeux modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête. Et il allait se retirer quand le religieux, l’arrêtant par le bras : Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très louables, très édifiantes ; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez du bien, voilà qui est à merveille ; mais remarquez que vous ne vous proposez plus de lui en faire, que vous l’abandonnez malgré le besoin qu’elle a de votre secours, malgré son offense qui rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant d’exercer : prenez-y garde, craignez qu’elle ne soit éteinte. Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu’il vous a envoyée ; eh bien ! voulez-vous la mériter, cette mortification qui est en effet une faveur ? voulez-vous en être vraiment digne ? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d’ailleurs est jeune, sans expérience, à qui on aura peut-être dit qu’elle avait quelques agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura pu se tromper à votre égard. N’est-il pas vrai, ma fille ? Ne sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon Dieu, n’a voulu, par les saintes affections qu’il vous a témoignées, par ses douces et pieuses invitations, que vous engager vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer ? Dieu soit béni mille fois de vous avoir aujourd’hui conduite ici ! C’est à vous à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien. Allons, ma fille, avouez votre faute ; repentez-vous-en dans l’abondance de votre cœur, et promettez de la réparer à force de respect, de confiance et de reconnaissance ; avancez, ajouta-t-il, parce que je me tenais éloignée de M. de Climal.
Eh ! monsieur, m’écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce que c’est moi qui ai tort ? comment pouvez-vous me l’entendre dire ? hélas ! Dieu sait tout ; qu’il nous rende justice. Je n’ai pu m’y tromper, vous le savez bien aussi. Et je fondis en larmes en finissant ce discours.
M. de Climal, tout intrépide tartufe qu’il était, ne put le soutenir. Je vis l’embarras se peindre sur son visage ; il ne put pas même le dissimuler ; et dans la crainte que le religieux ne le remarquât et n’en conçût quelque soupçon contre lui, il prit son parti en habile homme : ce fut de paraître naïvement embarrassé, et d’avouer qu’il l’était.
Ceci me déconcerte, dit-il avec un air de confusion pudique, je ne sais que répondre ; quelle avanie ! Ah ! mon père, aidez-moi à supporter cette épreuve ; cela va se répandre, cette pauvre enfant le dira partout ; elle ne m’épargnera pas. Hélas ! ma fille, vous serez pourtant bien injuste ; mais Dieu le veut. Adieu, mon père ; parlez-lui, tâchez de lui ôter cette idée-là, s’il est possible ; il est vrai que je lui ai marqué de la tendresse, elle ne l’a pas comprise : c’était son âme que j’aimais, que j’aime encore, et qui mérite d’être aimée. Oui, mon père, mademoiselle a de la vertu, je lui ai découvert mille qualités ; et je vous la recommande, puisqu’il n’y a pas moyen de me mêler de ce qui la regarde.
Après ces mots, il se retira, et ne salua cette fois-ci que le religieux, qui, en lui rendant son salut, avait l’air incertain de ce qu’il devait faire, qui le conduisit des yeux jusqu’à sa sortie de la salle, et qui, se retournant ensuite de mon côté, me dit presque la larme à l’œil : Ma fille, vous me fâchez, je ne suis point content de vous ; vous n’avez ni docilité ni reconnaissance ; vous n’en croyez que votre petite tête, et voilà ce qui en arrive. Ah ! l’honnête homme ! quelle perte vous faites ! Que me demandez-vous à présent ? Il est inutile de vous adresser à moi davantage, très inutile : quel service voulez-vous que je vous rende ? J’ai fait ce que j’ai pu ; si vous n’en avez pas profité, ce n’est pas ma faute, ni celle de cet homme de bien que je vous avais trouvé, et qui vous a traitée comme si vous aviez été sa propre fille ; car il m’a tout dit : habits, linge, argent, il vous a fourni de tout, vous payait une pension, allait vous la payer encore, et avait même dessein de vous établir, à ce qu’il m’a assuré ; et parce qu’il n’approuve pas que vous voyiez son neveu, qui est un jeune homme étourdi et débauché, parce qu’il veut vous mettre à l’abri d’une connaissance qui vous est très dangereuse, et que vous avez envie d’entretenir, vous vous imaginez par dépit qu’un homme si pieux et si vertueux vous aime, et qu’il est jaloux ; cela n’est-il pas bien étrange, bien épouvantable ? Lui jaloux ! lui vous aimer ! Dieu vous punira de cette pensée-là, ma fille ; vous ne l’avez prise que dans la malice de votre cœur, et Dieu vous en punira, vous dis-je.
Je pleurais pendant qu’il parlait. Ecoutez-moi, mon père, lui répondis-je en sanglotant ; de grâce, écoutez-moi.
Eh bien ! que me direz-vous ? répondit-il ; qu’aviez-vous affaire de ce jeune homme ? pourquoi vous obstiner à le voir ? Quelle conduite ! Passe encore pour cette folie-là, pourtant ; mais porter la mauvaise humeur et la rancune jusqu’à être ingrate et méchante envers un homme si respectable, et à qui vous devez tant : que deviendrez-vous avec de pareils défauts ? Quel malheur qu’un esprit comme le vôtre ! oh ! en vérité, votre procédé me scandalise. Voyez, vous voilà d’une propreté admirable ; qui est-ce qui dirait que vous n’avez point de parents ? et quand vous en auriez, et qu’ils seraient riches, seriez-vous mieux accommodée que vous l’êtes ? peut-être pas si bien, et tout cela vient de lui apparemment. Seigneur ! que je vous plains ! il ne vous a rien épargné… Eh ! mon père, vous avez raison, m’écriai-je encore une fois ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. Je ne connais point son neveu, je ne l’ai vu qu’une fois par hasard, et ne me soucie point de le revoir, je n’y songe pas ; quelle liaison aurais-je avec lui ? Je ne suis point folle, et M. de Climal vous abuse ; ce n’est point à cause de cela que je romps avec lui, ne vous prévenez point. Vous parlez de mes hardes, elles ne sont que trop belles ; j’en ai été étonnée, et elles vous surprennent vous-même ; tenez, mon père, approchez, considérez la finesse de ce linge ; je ne le voulais pas si fin au moins ; j’avais de la peine à le prendre, surtout à cause des manières qu’il avait eues avec moi auparavant ; mais j’ai eu beau lui dire : je n’en veux point, il s’est moqué de moi, et m’a toujours répondu : Allez vous regarder dans un miroir, et voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh ! à ma place, qu’auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père ? dites la vérité : si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu’a-t-il besoin de prendre garde à mon visage ? que je l’aie beau ou laid, de quoi s’embarrasse-t-il ? D’où vient aussi qu’en badinant il m’a appelée friponne dans son carrosse, en m’ajoutant à l’oreille d’avoir le cœur plus facile, et qu’il me laissait le sien pour m’y encourager ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quand on n’est que pieux, parle-t-on du cœur d’une fille, et lui laisse-t-on le sien ? lui donne-t-on des baisers comme il a encore tâché de m’en donner un dans ce carrosse ?
Un baiser, ma fille, reprit le religieux, un baiser ! vous n’y songez pas ! comment donc ! savez-vous bien qu’il ne faut jamais dire cela, parce que cela n’est point ? Qui est-ce qui vous croira ? Allez, ma fille, vous vous trompez, il n’en est rien, il n’est pas possible ; un baiser ! quelle vision ! ce pauvre homme ! C’est qu’on est cahoté dans un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête sur la vôtre ; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser : quand on hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.
Eh ! mon père, en vertu de quoi l’aurais-je haï alors ? répondis-je. Je n’avais point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis fâchée contre lui, je ne l’avais point vu : et puis, si je m’étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de Climal, dans la suite, ne m’aurait pas confirmée dans ma pensée ; il n’aurait pas recommencé chez Mme Dutour, ni tant manié, tant loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir la main qu’il approchait à chaque instant de sa bouche ; en me faisant des compliments dont j’étais toute honteuse.
Mais… mais que me venez-vous conter, mademoiselle ? Doucement donc, doucement, me dit-il d’un air plus surpris qu’incrédule : des cheveux qu’il touchait, qu’il louait ? M. de Climal, lui ! je n’y comprends rien ; à quoi rêvait-il donc ? Il est vrai qu’il aurait pu se passer de ces façons-là ; ce sont de ces distractions qui ne sont pas convenables, je l’avoue ; on ne touche point aux cheveux d’une fille : il ne savait pas ce qu’il faisait ; mais n’importe : c’est un geste qui ne vaut rien. Et ma main qu’il portait à sa bouche, répondis-je, mon père, est-ce encore une distraction ?
Oh ! votre main, reprit-il, votre main, je ne sais pas ce que c’est : il y a mille gens qui vous prennent par la main quand ils vous parlent, et c’est peut-être une habitude qu’il a aussi ; je suis sûr qu’à moi-même, il m’est arrivé mille fois d’en faire autant.
À la bonne heure, mon père, repris-je ; mais quand vous prenez la main d’une fille, vous ne la baisez pas je ne sais combien de fois ; vous ne lui dites pas qu’elle l’a belle, vous ne vous mettez pas à genoux devant elle, en lui parlant d’amour.
Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, ah ! mon Dieu ! petite langue de serpent que vous êtes, taisez-vous. Ce que vous dites est horrible, c’est le démon qui vous inspire, oui, le démon ; retirez-vous, allez-vous-en, je ne vous écoute plus ; je ne crois plus rien, ni les cheveux, ni la main, ni les discours : faussetés que tout cela ! laissez-moi. Ah ! la dangereuse petite créature ! elle me fait frayeur, voyez ce que c’est ! Dire que M. de Climal, qui mène une vie toute pénitente, qui est un homme tout en Dieu, s’est mis à genoux devant elle pour lui tenir des propos d’amour ! Ah ! Seigneur, où en sommes-nous !
Ce qu’il disait joignant les mains, en homme épouvanté de mon discours, et qui éloignait tant qu’il pouvait une pareille idée, dans la crainte d’être tenté d’examiner la chose.
En vérité, mon père, lui répondis-je toute en larmes, et excédée de sa prévention, vous me traitez bien mal, et il est bien affligeant pour moi de ne trouver que des injures où je venais chercher de la consolation et du secours. Vous avez connu la personne qui m’a menée à Paris, et qui m’a élevée ; vous m’avez dit vous-même que vous l’estimiez beaucoup, que sa vertu vous avait édifié. C’est à vous qu’elle s’est confessée à sa mort ; elle ne vous aura pas parlé contre sa conscience, et vous savez ce qu’elle vous a dit de moi ; vous pouvez vous en ressouvenir ; il n’y a pas si longtemps que Dieu me l’a ôtée, et je ne crois pas, depuis qu’elle est morte, que j’aie rien fait qui puisse vous avoir donné une aussi mauvaise opinion de moi que vous l’avez : au contraire, mon innocence et mon peu d’expérience vous ont fait compassion, aussi bien que l’épouvante où vous m’avez vue ; et cependant vous voulez que tout d’un coup je sois devenue une misérable, une scélérate, et la plus indigne, la plus épouvantable fille du monde ! Vous voulez que, dans la douleur et dans les extrémités où je suis, un homme avec qui je n’ai été qu’une heure par accident, et que je ne verrai jamais, m’ait rendue si amoureuse de lui et si passionnée, que j’en aie perdu tout bon sens et toute conscience, et que j’aie le courage et même l’esprit d’inventer des choses qui font frémir, et de forger des impostures affreuses pour lui, contre un autre homme qui m’aiderait à vivre, qui pourrait me faire tant de bien, et que je serais si intéressée à conserver, si ce n’était pas un libertin qui fait semblant d’être dévot, et qui ne me donne rien que dans l’intention de me rendre en secret une malhonnête fille !
Ah ! juste ciel, comme elle s’emporte ! Que dit-elle là ? Qui a jamais rien ouï de pareil ? cria-t-il en baissant la tête, mais sans m’interrompre. Et je continuai.
Oui, mon père, il ne tâche qu’à cela : voilà pourquoi il m’habille si bien. Qu’il vous conte ce qu’il lui plaira, notre querelle ne roule que là-dessus. Si j’avais consenti à sortir de l’endroit où je suis, et à me laisser mener dans une maison qu’il devait meubler magnifiquement, et où il prétendait me mettre en pension chez un homme à lui, qui est, dit-il, un solliciteur de procès [personne habilitée à solliciter pour autrui, à faire les démarches à sa place, dans un procès ou une affaire], et à qui il aurait fait accroire que j’étais sa parente arrivée de la campagne voyez ce que c’est, et la belle dévotion !…
Hem ! comment ? reprit alors le religieux en m’arrêtant, un solliciteur de procès, dites-vous ? Est-il marié ?
Oui, mon père, il l’est, répondis-je ; un solliciteur de procès qui n’est pas riche, chez qui j’aurais appris à danser, à chanter, à jouer sur le clavecin ; chez qui j’aurais été comme la maîtresse par le respect qu’on m’aurait fait rendre, et dont la femme me serait venue prendre demain où je demeure ; et si j’avais voulu la suivre, et que je n’eusse point refusé de recevoir, pas plus tard que demain aussi, je ne sais combien de rentes, cinq ou six cents francs, je pense, par un contrat, seulement pour commencer ; si je ne lui avais pas témoigné que toutes ses propositions étaient horribles, il ne m’aurait pas reproché, comme il a fait, et les louis d’or qu’il m’a donnés, que je lui rendrai, et ces hardes que je suis honteuse d’avoir sur moi, et dont je ne veux pas profiter, Dieu m’en préserve ! Il ne vous dira pas non plus que je l’ai menacé de venir vous apprendre son amour malhonnête et ses desseins ; à quoi il a eu le front de me répondre que, quand même vous les sauriez, vous regarderiez cela comme rien, comme une bagatelle qui arrivait à tout le monde, qui vous arriverait peut-être à vous-même au premier jour ; et que vous n’oseriez assurer que non, parce qu’il n’y avait pas d’homme de bien qui ne fût sujet à être amoureux, ni qui pût s’en empêcher. Voyez si j’ai inventé ce que je vous dis là, mon père.
Mon bon Sauveur ! dit-il alors tout ému ; ah ! Seigneur ! voilà un furieux récit ! Que faut-il que j’en pense ? et qu’est-ce que nous, bonté divine ? Vous me tentez, ma fille : ce solliciteur de procès m’embarrasse, il m’étonne, je ne saurais le nier : car je le connais, je l’ai vu avec lui (dit-il comme à part), et cette jeune enfant n’aura pas été deviner que M. de Climal se servait de lui, et qu’il est marié. C’est un homme de mauvaise mine, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.
Eh ! mon père, je n’en sais rien, lui dis-je. M. de Climal n’a fait que m’en parler, et je ne l’ai vu ni lui ni sa femme. Tant mieux, reprit-il, tant mieux. Oui, j’entends bien ; vous deviez seulement aller chez eux. Le mari est un homme qui ne m’a jamais plu. Mais, ma fille, voilà qui est étrange ; si vous dites vrai, à qui se fiera-t-on ?
Si je dis vrai, mon père ! eh ! pourquoi mentirais-je ? serait-ce à cause de ce neveu ? Eh ! qu’on me mette dans un couvent, afin que je ne le voie ni ne le rencontre jamais.
Fort bien, dit-il alors, fort bien : cela est bon, on ne saurait mieux parler. Et puis, mon père, ajoutai-je, demandez à la marchande chez qui M. de Climal m’a mise ce qu’elle pense de lui, et si elle ne le regarde pas comme un fourbe et comme un hypocrite ; demandez à son neveu s’il ne l’a pas surpris à genoux devant moi, tenant ma main qu’il baisait, et que je ne pouvais pas retirer d’entre les siennes ; ce qui a si fort scandalisé ce jeune homme, qu’il me regarde à cette heure comme une fille perdue ; et enfin, mon père, considérez la confusion où M. de Climal a été quand je suis entrée ici. Est-ce que vous n’avez pas pris garde à sa mine ?

M. de Climal surpris par son neveu aux genoux de Marianne.
 
Oui, me dit-il, oui, il a rougi : vous avez raison, et je n’y comprends rien ; serait-il possible ? J’en reviens toujours à ce solliciteur de procès, c’est un terrible article ; et son embarras, je ne l’aime point non plus. Qu’est-ce que c’est aussi que ce contrat ? Il est bien pressé ! Qu’est-ce que c’est que ces meubles, et que ces maîtres pour des fariboles ? Avec qui veut-il que vous dansiez ? Plaisante charité, qui apprend aux gens à aller au bal ! Un homme comme M. de Climal ! Que Dieu nous soit en aide. Mais on ne sait qu’en dire : hélas ! la pauvre humanité, à quoi est-elle sujette ? Quelle misère que l’homme ! quelle misère ! Ne songez plus à tout cela, ma fille ; je crois que vous ne me trompez pas : non, vous n’êtes pas capable de tant de fausseté ; mais n’en parlons plus. Soyez discrète, la charité vous l’ordonne, entendez-vous ? Ne révélez jamais cette étrange aventure à personne ; gardons-nous de réjouir le monde par ce scandale, il en triompherait, et en prendrait droit de se moquer des vrais serviteurs de Dieu. Tâchez même de croire que vous avez mal vu, mal entendu ; ce sera une disposition d’esprit, une innocence de pensée qui sera agréable à Dieu, qui vous attirera sa bénédiction. Allez, ma chère enfant, retournez-vous-en, et ne vous affligez pas (ce qu’il me disait à cause des pleurs que je répandais de meilleur courage que je n’avais fait encore, parce qu’il me plaignait). Continuez d’être sage, et la Providence aura soin de vous ; j’ai affaire, il faut que je vous quitte. Mais dites-moi l’adresse de cette marchande où vous logez.
Hélas ! mon père, lui répondis-je après la lui avoir dite, je n’ai plus que le reste de cette journée-ci à y demeurer ; la pension qu’on lui payait pour moi finit demain, ainsi je suis obligée de sortir de chez elle ; elle s’y attend ; je ne saurai plus après où me réfugier si vous m’abandonnez, mon père : je n’ai que vous, vous êtes ma seule ressource.
Moi ! chère enfant ! hélas ! Seigneur, quelle pitié ! un Pauvre religieux comme moi, je ne puis rien ; mais Dieu peut tout : nous verrons, ma fille nous verrons ; j’y penserai. Dieu sait ma bonne volonté ; il m’inspirera peut-être, tout dépend de lui ; je le prierai de mon côté, priez-le du vôtre, mademoiselle. Dites-lui : Mon Dieu, je n’espère qu’en vous. N’y manquez pas ; et moi je serai demain sans faute à neuf heures du matin chez vous ; ne sortez pas avant ce temps-là. Ah çà ! il est tard, j’ai affaire ; adieu, soyez tranquille ; il y a loin d’ici chez vous : que le ciel vous conduise. À demain.
Je le saluai sans pouvoir prononcer un seul mot, et je partis pour le moins aussi triste que je l’avais été en arrivant chez lui : les saintes et pieuses consolations qu’il venait de me donner me rendaient mon état encore plus effrayant qu’il ne me l’avait paru. "