Mars convive des femmes # 3
Si la part que les femmes prennent à
la guerre est minime, elle n'en existe pas moins. Qu'est-ce que
l'histoire fait et retient de cette participation ? On note une
double tendance :
- L'opposition entre les vertus attachées traditionnellement au féminin et celles qu'exige la guerre conduit à ne point conserver le souvenir de ce qui n'est pas conforme à cette distinction : on observe donc un certain effacement de la mémoire des femmes combattantes (cf. l'exemple ci-dessous des femmes de La Rochelle). Avec la perte de cette mémoire, l'on tend aujourd'hui à penser que les femmes se sont toujours tenues éloignées des armes et que les femmes soldats de nos armées occidentales, par exemple, sont une nouveauté sans précédent.
- À l'inverse de cet effacement, on relève la perpétuation et l'exaltation du souvenir de grandes figures féminines belliqueuses. Marquées du sceau de l'extraordinaire et de l'exceptionnel, elles rejettent dans l'ombre leurs modestes sœurs d'armes ; elles sont l'exception qui confirme la règle. L'une de ces grandes figures est Jeanne Hachette. Elle semble chargée par la mémoire collective d'incarner l'héroïsme au féminin, en confondant toutes les femmes en armes en une seule, contribuant ainsi à minimiser, voire à effacer leur réalité. Jeanne d'Arc, autre grande figure de femme martiale, donne à voir un héroïsme féminin isolé, qui se déploie au milieu de groupes d'hommes. Quoique d'une existence historique avérée, elle est entourée d'une aura mythique qui la déréalise. Sa condition de guerrière, le pouvoir qu'elle acquiert sur les hommes qui l'entourent, ne modifie point la condition de ses congénères et n'influencent en rien la représentation qu'on se fait des femmes. Enfin, il existe un dernier type de grandes figures féminines belliqueuses, qui ni ne représente l'héroïsme collectif d'un groupe de femmes, ni ne réfère même à une femme de chair et d'os, mais seulement à des valeurs abstraites : la Liberté, la Patrie..., valeurs qui doivent animer au combat les citoyens français, qui sont, jusqu'en 1945, de sexe masculin. Je pense ici au tableau d'Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830), où le peuple français insurgé, uniquement des hommes, est guidé par une femme dépoitraillée, allégorie d'une valeur abstraite : la Liberté.
Les Femmes de Beauvais
Les faits :
Le 27 juin 1472, le duc de Bourgogne,
dans la guerre qui l'oppose à Louis XI, met le siège devant
Beauvais. La ville est sans garnison : les habitants montent aux
remparts pour défendre leur cité. Hommes et femmes combattent de
concert. Le 22 juillet, les 80.000 assaillants sont définitivement
repoussés et l'avancée de Charles le Téméraire est stoppée net.
Jeanne Laisné, surnommée Jeanne
Hachette :
Jeanne Laisné, jeune habitante de la
ville, saisit une hache pour repousser un Bourguignon qui saute de
son échelle d'assaut.
Mémoire des exploits des femmes :
Le roi de France Louis XI institue en
l'honneur de la résistance des bourgeois de Beauvais la procession
de l'Assaut. À cette occasion, les femmes sont particulièrement
distinguées : elles précèdent les hommes dans le cortège. De
plus, filles et femmes de Beauvais sont autorisées à porter, lors
de leur mariage et en toute autre occasion, les vêtements et
ornements qui leur conviennent, c'est-à-dire qu'elles ne sont plus
soumises aux lois somptuaires, qui imposent et interdisent telle ou
telle parure en fonction de la classe sociale et du métier.
La mémoire de Jeanne Hachette est
d'abord perpétuée par la fête civile et religieuse de l'Assaut,
qui porte bientôt son nom, puis par de nombreuses productions
littéraires (*) et musicales. Mais à partir du XIXè siècle, son
existence fait l'objet de suspicions. À partir du XXè siècle, ce
personnage suscite un regain d'intérêt. Sa célébrité acquiert
une nouvelle dimension en 1920, quand, suite à la canonisation de
Jeanne d'Arc, la gauche républicaine et anticléricale se cherche
une nouvelle héroïne, laïque cette fois, capable d'incarner la
résistance guerrière de la France à ses oppresseurs.
Remarques :
Je ne peux m'empêcher de poser ici la
question de ce qui peut pousser des femmes à combattre, quand des
freins aussi nombreux que l'éducation, la norme sociale... s'y
opposent. La participation des femmes à la défense de Beauvais
s'explique-t-elle par le caractère extrêmement dramatique des
circonstances, qui fait que toutes les recrues, quel que soit leur
sexe, sont les bienvenues et que la répartition des rôles qui
prévaut le reste du temps, ne vaut plus pendant un temps qui est
celui de l'extraordinaire ? Cette « égalité » des hommes et des
femmes favorisée par l'urgence des circonstances disparaît dès le
retour à la normalité et ne doit surtout pas faire école.
Exclues théoriquement des armées
régulières, les femmes semblent accéder plus aisément aux forces
armées non professionnelles, telles que les constituent par exemple
les habitants d'une ville assiégée. Dans l'univers masculin qu'est
la guerre se crée une nouvelle scission entre une guerre masculine
et une guerre plus féminine. Nous retrouverons plus loin, dans
l'exemple des assiégées de La Rochelle, toute une série
d'oppositions se greffant autour de cet axe : attaque / résistance,
conquête / préservation, soldat / civil, armée régulière /
milice bourgeoise, bataille / siège, extérieur / intérieur-foyer,
avec une supériorité du premier terme sur le second, second terme
où s'exprime principalement la valeur féminine, et où elle est
autorisée par les hommes à s'exprimer.
Quoique attestée, l'action collective
des habitantes de Beauvais est en partie occultée par le personnage
de Jeanne Hachette, qui lui n'a rien de certain, et qui, à son tour,
disparaît dans sa réalité concrète au profit de l'allégorie. Ici
comme ailleurs, l'on peut noter que l'héroïsme féminin n'ouvre
point sur des avantages politiques durables pour les femmes
(l'avantage obtenu par les femmes de Beauvais est surtout
honorifique). Par contre, comme souvent, il est déréalisé,
instrumentalisé et chargé d'un sens qui varie selon les opinions
politiques de ceux qui s'en emparent.
(*) Araignon, Le Siège de Beauvais ou
Jeanne Laisné, tragédie en cinq actes (1766), D.A.F. de Sade,
Jeanne Hachette, tragédie en cinq actes (1791), etc.
Les femmes de La Rochelle (1572)
« Les assiégés venaient de faire une
sortie heureuse contre les ouvrages avancés de l’armée
catholique. Ils avaient comblé plusieurs toises de tranchées,
culbuté des gabions et tué une centaine de soldats. Le détachement
qui avait remporté cet avantage rentrait dans la ville par la porte
de Tadon. D’abord marchait le capitaine Dietrich avec une compagnie
d’arquebusiers, tous le visage échauffé, haletants et demandant à
boire, marque certaine qu’ils ne s’étaient pas épargnés.
Venait ensuite une grosse troupe de bourgeois, parmi lesquels on
remarquait plusieurs femmes qui paraissaient avoir pris part au
combat. »
Chroniques du règne de Charles IX,
Prosper Mérimée, 1829.
Même remarque que précédemment : des
circonstances extrêmes (les combats entre protestants et catholiques
autour de la ville succèdent de peu à la Saint-Barthélémy et l'on
peut comprendre que des femmes promises à une mort certaine
choisissent de mourir les armes à la main) et une guerre de siège.
Dominique Godineau montre dans un de
ses articles passionnant (*) que la société valorise et permet
jusqu'à un certain point à la femme de se défendre et de défendre
ses enfants en usant de violence ou de ruse, qu'il s'agit là d'un
prolongement du rôle protecteur qui est traditionnellement le sien.
Elle cite pour illustrer son propos un extrait des Mémoires du
capitaine Gaspard de Saulx-Tavannes :
Que les femmes fassent les femmes, non
les capitaines : si la maladie de leurs maris, la minorité de leurs
enfants, les contraignent se présenter au combat, cela est tolérable
pour une fois ou deux en la nécessité ; il leur est plus séant se
mêler des affaires en une bonne ville proche des armées, que
d’entrer en icelle, où elles sont injuriées des ennemis et
moquées des amis.
« Tavannes pose clairement les limites
: en cas de « nécessité », les dames peuvent remplacer les
hommes, ou participer à la protection d’une ville assiégée en
réparant les murailles, en encourageant les combattants, voire en
prenant les armes (Poitiers 1569, La Rochelle 1572). Mais leur place
n’est pas sur les champs de bataille, car il n’est guère
bienséant de voir une femme, armée et vêtue comme un homme, se
distinguer par des exploits individuels qui vont à l’encontre des
qualités féminines de réserve et modestie – sans compter que la
présence des soldats fait toujours planer le danger de viol. Et
surtout, dans tous les cas, leur combat doit être défensif et non
conquérant. De fait, ces nobles héroïnes se sont battues pour
défendre leur domaine, et non pour aller porter le fer à l’étranger
; et c’est d’ailleurs souvent parce que leur mari guerroyait au
loin qu’elles-mêmes le remplaçaient sur place. La traditionnelle
répartition femme-intérieur / homme-extérieur n’était pas
bouleversée. »
L'on voit bien avec cet exemple de La
Rochelle que même un héroïsme féminin socialement autorisé a
tendance à être gommé et à disparaître de la mémoire collective
: la représentation de la différence des sexes, reposant sur la
distinction qui fait de la guerre le domaine des hommes et de la paix
celui des femmes, se perpétue au détriment de toutes les réalités
qui la dérangent et la contredisent.
(*) Dominique Godineau, De la guerrière
à la citoyenne. Porter les armes pendant l’Ancien Régime et la
Révolution française, in Clio, 20-2004.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire