Le plus vieux métier du monde # 1
De tout temps, la
prostitution ? Impossible de ne pas se pencher sur les
témoignages de l'écriture mésopotamienne, rempart de l'histoire
en-deçà duquel règne le temps plus long d'une préhistoire sans
récit, faite d'artefacts qui ne nous parlent que dans la mesure où
nous les faisons parler.
Des pratiques que nous
rattachons à ce que nous appelons aujourd'hui « prostitution »
n'y sont pas absentes et suscitent une double interrogation :
- quel rapport entre
cette « prostitution » très ancienne et la prostitution
telle qu'elle est pratiquée de nos jours ?
- le fait que la
généalogie de la prostitution puisse ainsi remonter jusqu'à l'aube
de l'histoire, nous permet-il de la prolonger encore en-deçà, dans
le silence de la préhistoire ?
L'assyriologue Bottéro a
fait un gros travail pour établir le cadre social de ces pratiques
et pour en esquisser les ramifications. Cette clarification permet de
proposer une réponse à ces deux questions.
La prostitution
mésopotamienne est une affaire économique bien encadrée par le
droit des corporations : elle répond, en échange d'une
rémunération, à une demande, qui est affective, « amoureuse »
(la suite de l'article explicitera ce qu'est cette demande amoureuse,
qui n'est pas simplement sexuelle), et elle y répond, si ce n'est
selon un cahier de prestations prédéfinies, du moins en respectant
un certain nombre de codes (avant tout liés à « l'uniforme »
du ou de la prostitué-e, et au lieu de la prestation).
L'institution de la
prostitution est peu compatible en Mésopotamie avec celle du mariage.
Il n'y a de mariage qu'entre un homme et une ou plusieurs femmes. Or
un mariage est l'alliance de deux familles moyennant le don d'une
fille à un fils. Ce don passe par le versement d'une terhatum (un
paiement monétaire) du père du futur époux au père de la future
épouse, ainsi que par la dotation de l'épouse par son père, dot
qui ne revient pas à l'époux, mais qui n'appartient pas plus à
l'épouse, car elle est destinée à revenir après sa mort à ses enfants naturels.
Ayant été donnée, la femme mariée fait partie de la propriété
de son mari et ne s'appartient pas plus à elle-même qu'elle n'est
propriétaire de quoi que ce soit chez son mari. Aucune femme mariée
ne peut donc être cheffe de famille. Or ce statut ouvre la
possibilité d'exercer un métier en adhérant à une corporation. La
liste des métiers accessibles aux femmes mariées est de ce fait
nécessairement fermée : on n'y trouve guère que les
cabaretières et certaines prêtresses, mais jamais les prostituées.
Exercer ce métier pour une femme, implique dès lors le statut de
non mariée (jamais mariée ou divorcée ou veuve).
Stèle du Code de Hammurabi, qui fixe le statut des femmes mariées dans la société babylonienne
Musée du Louvres, département des Antiquités orientales
Or ce cas particulier
d'une femme non mariée exerçant un métier (et donc cheffe de
famille monoparentale), la société mésopotamienne le considère
comme sortant de l'ordinaire, à part. La norme veut que la femme non
mariée, ou bien soit cloîtrée dans un temple, ou bien se
(re-)marie au plus vite, ne subsistant seule temporairement que de la
location de ses biens fonciers. La prostitution est une exception. Et
elle ne semble admise que parce que la demande masculine en la
matière est forte, ce qui ne la normalise pas pour autant, mais en
fait une réalité sociale à la marge.
Les hommes peuvent, comme
les femmes, se prostituer auprès des hommes, ils appartiennent comme
elles à des corporations (qui portent d'autres noms : aucune
corporation n'est mixte), mais ce métier, parce qu'il est partagé
avec les femmes, n'est pas considéré comme un métier normal pour
des hommes, alors même qu'il est normal pour un homme d'avoir un
métier et que la diversité des métiers possibles pour les hommes
est quasiment indéfinie. Avec la prostitution, ce ne sont pas les
femmes qui rejoignent les hommes, mais c'est bien l'inverse, au point
que les hommes qui se prostituent sont considérés comme des femmes
sous cet angle, des « transgenres de l'amour ». La
prostitution est un métier exclusivement féminin, et c'est un
métier de surcroît hors norme.
Or les prostituées ne
sont pas les seules à être marginalisées, il y a aussi les
sorciers et les prophètes. La prostitution fait partie des
professions dangereuses du point de vue politique, danger apparemment
lié au fait que la demande d'amour, celle de faveur magique ou celle
de vision de l'avenir, ne font pas pleinement partie de l'ordre
social, et que, contrairement à l'agriculture, à l'élevage, à
l'artisanat et au commerce de biens matériels, elles sont autant
susceptibles d'y concourir que d'y introduire du désordre. C'est le
fondement de leur marginalité politique. Car en fin de compte, le
roi seul pouvant bénéficier sans péril, du seul fait de son statut
exceptionnel, de la relation amoureuse, de la faveur magique et de la
vision de l'avenir. Et si le commun des hommes peut recourir à ces
pratiques dangereuses, c'est à condition qu'elles soient marquées
du sceau de la marginalité.
C'est du côté de la
fonction religieuse des corporations professionnelles qu'une lumière
peut être jetée sur le statut particulier de la prostitution en
Mésopotamie. Cette fonction religieuse rattache la corporation à un
lieu de culte, où elle sacrifie une part de ses gains et participe à
la célébration des faits et gestes mythiques de la divinité
tutélaire qui renvoient à telles ou telles valeurs de la société
mésopotamienne. Contrairement à ce qui se passe pour les autres
corporations, dans celles des prostituées, des sorciers et des
prophètes, la fonction religieuse prime sur la fonction économique.
La prostituée par excellence, c'est la grande prêtresse d'Ishtar et
non la prostituée de base.
Les corporations de
prostituées se distinguent par leur lien à la grande prêtresse
d'Ishtar. Ce lien peut être permanent ou occasionnel. Les ishtaru et
leurs équivalentes transgenres font partie du clergé du temple,
elles s'y prostituent et leur rémunération rejoint l'ensemble des
offrandes que reçoit le temple et qui fait vivre son clergé. Les
autres prostituées sont conviées au temple lors des cérémonies
célébrant les événements marquants du mythe d'Ishtar, notamment
sa descente aux Enfers et son rapport au roi Dumuzi-Tammuz (sur
lequel on va revenir). Le reste du temps, elles se prostituent en
échange d'une rémunération dont elles reversent sans doute une
partie au temple (comme tout professionnel au temple auquel il est
affilié) et si elles ne sont pas en concurrence entre elles (ce à
quoi les corporations pourvoient), elles n'ont pas pour autant le
même sort : à côté des « courtisanes » chèrement
payées évoluent les prostituées des cabarets et des remparts dont
la misère peut être très profonde. Par l'intermédiaire de ces deux
catégories de prostituées (durablement ou occasionnellement
sacrées) l'ensemble de la société mésopotamienne se trouve
innervée par la prostitution.
L'Eanna : temple d'Inanna-Ishtar à Uruk, actuel Irak
La pyramide de la
prostitution se déploie donc à partir de la grande prêtresse
d'Ishtar, dont l'une des fonctions est de répéter annuellement une
cérémonie de mariage avec le roi. Ce mariage célèbre les noces
sacrées (la hiérogamie) entre Ishtar et Dumuzi-Tammuz, roi d'Uruk
et divinité pastorale. Or cette hiérogamie est elle-même répétée
dans le mythe d'Ishtar, de sorte que le mariage de la grande
prêtresse et du roi est moins une commémoration qui se répète que
le prolongement d'une hiérogamie elle-même répétée.
Ishtar étant
descendue aux Enfers visiter sa sœur, reine des morts, Ereshkigal,
celle-ci ne la laisse retourner sur le sol ferme des vivants qu'à la
condition qu'elle se trouve un remplaçant ; revenue à Uruk,
elle y trouve son mari et roi Dumuzi-Tammuz en train de festoyer, et
décide que ce sera lui son remplaçant aux Enfers ; les démons
ayant emporté Dumuzi-Tammuz, Ishtar, prise de remords (ou cédant
aux prières de la sœur de Dumuzi-Tammuz, Geshtinanna), redescend
aux Enfers et demande à sa sœur de pouvoir choisir un autre
remplaçant ; Ershkigal décide alors que durant six mois de
l'année Dumuzi-Tammuz sera son compagnon aux Enfers, et que durant
les six autres mois, il pourra rejoindre Ishtar à Uruk (remplacé
aux Enfers pendant cette période par Geshtinanna) ; tous les
ans, Ishtar reçoit ainsi Dumuzi-Tammuz et répète à cette occasion
la cérémonie de son mariage avec lui. De ce remariage, s'ensuit le
retour à la royauté de Dumuzi-Tammuz durant six mois, qui sont les
six mois de la maturation des produits de la terre, autant que de la
reproduction des troupeaux. La fête de célébration du remariage
est en l'occurrence appelée Akitu, qui signifie « force
faisant revivre le monde ». C'est dans cette célébration
conjointe du remariage sacré, de la réaffirmation de la royauté et
du regain de la force printanière et estivale, que réside in fine
la clé de la compréhension de la prostitution en Mésopotamie.
Plaque en terre cuite représentant Inanna-Ishtar tenant son arme, c. 1800 av. J.-C.
Mais il est d'ores et
déjà possible de répondre à la première question : « quel
rapport entre cette prostitution très ancienne et la prostitution
telle qu'elle est pratiquée de nos jours ? ». Pour le
dire le plus simplement possible, « notre » prostitution
est comme une prostitution mésopotamienne à laquelle on aurait
tranché la tête. Trancher sa tête, c'est lui ôter sa sacralité
première, c'est abattre le temple d'Ishtar, c'est éliminer son
clergé prostitué, c'est maintenir cependant coûte que coûte la
prostitution libérale sans donner pour autant la permission aux
prostitué(e)s de se fédérer en ordre ou en corporation, c'est
laisser pendre la prostitution le long d'un maigre fil de richesse
sociale jusqu'aux bas-fonds de la pauvreté sociale où la majorité
plonge, désorientée.
Pour répondre à la
seconde question (« le fait que la généalogie de la
prostitution puisse ainsi remonter jusqu'à l'aube de l'histoire, nous permet-il de la poursuivre encore en-deçà, dans le
clair-obscur silencieux de la préhistoire ? ») il nous
faut repartir du mythe d'Ishtar et appréhender à partir de lui le
ressort de la prostitution mésopotamienne.
Par l'union amoureuse
d'Ishtar et de Dumuzi-Tammuz, il s'ensuit d'une part la satisfaction
d'Ishtar, d'autre part la confirmation du statut royal de
Dumuzi-Tammuz pour une durée déterminée, enfin la fertilisation du
sol et des animaux. Par l'union amoureuse de la grande prêtresse et
du roi, il s'ensuit de nombreuses offrandes au temple, la
confirmation de la royauté du roi (précaire, parce que le roi est
mortel) et l'enrichissement du domaine royal, sol et animaux compris.
Par l'union amoureuse des ishtaru et de leurs équivalentes
transgenres avec les chefs de famille, il s'ensuit la rémunération
du temple, la confirmation du statut politique des chefs de famille
ainsi que l'enrichissement de leur foyer. Du fait de leur lien
occasionnel avec le temple et les cérémonies en l'honneur d'Ishtar,
les prostituées libérales entretiennent une relation similaire,
mais de plus grande proximité, avec les chefs de famille qui les
rémunèrent directement et qui sont confirmés dans leur statut,
tout en voyant leurs affaires prospérer.
Dans cette série de
redoublements du rapport entre Ishtar et Dumuzi-Tammuz, se glisse un
léger décalage, car si Ishtar et Dumuzi-Tammuz sont mariés dès
l'origine du mythe (de sorte que la première remontée des Enfers de
ce dernier est d'emblée un remariage), la grande prêtresse et le
roi se remarient chaque année sans s'être jamais mariés, et la
prostitution cléricale comme libérale exclut le mariage au point
que les femmes qui se prostituent doivent absolument être non
mariées. La prostitution repose sur un paradoxe, celui de refaire ce
qui n'a jamais été fait.
Ce décalage est
significatif : c'est parce que dans la société mésopotamienne
la femme mariée est la propriété de son mari (ce que n'est
absolument pas Ishtar vis-à-vis de Dumuzi-Tammuz) qu'elle ne peut
pleinement assurer son rôle... de femme, car elle n'est plus capable
(au regard du passé mythique manifesté dans le rapport d'Ishtar à
Dumuzi-Tammuz) de se tenir à la limite du domaine de son mari pour
le bénir, de se tenir au-dessus du statut politique de son mari pour
le confirmer, de recevoir satisfaction de la part de son mari (car
elle ne possède rien en propre, pas même une satisfaction). Le
statut de la femme mariée en Mésopotamie excluant fondamentalement
toute relation amoureuse avec elle, la prostitution apparaît comme
la compensation de cette perte amoureuse. Car l'amour en Mésopotamie,
c'est ce que demande l'homme à la femme pour être un homme :
accepter une offrande satisfaisante pour en retour bénir l'homme et
ses affaires, toujours précaires.
Deux choses en
découlent :
- la prostitution
mésopotamienne est en rapport avec le statut de la femme mariée,
qui la destitue du rang de véritable femme, et avec la demande
d'amour, amour sans lequel la masculinité ne serait pas masculine
(perte de statut, appauvrissement du foyer, mort)
- le mythe d'Ishtar et de
Dumuzi-Tammuz ouvre au contraire sur une situation antérieure
(logiquement si ce n'est historiquement) où les femmes sont de
véritables femmes, auxquelles les hommes rendent grâce en leur
apportant satisfaction (quelle qu'elle soit), qui se tiennent
au-dessus de la sphère politique et confirment régulièrement son
droit d'existence, et qui sont sources de la richesse des foyers
tenus par les hommes.
La prostitution est bien
le rempart de la civilisation, du moins en Mésopotamie. Dans le
mythe d'Inanna(-Ishtar) et Enki, elle figure en bonne place dans la
liste des cent acquis de la civilisation mésopotamienne ; dans
celui de Gilgamesh, la prostituée Samhat civilise le sauvage Enkidu
et l'introduit par étapes initiatiques à Uruk : son art est
universel, il touche le sauvage comme le civilisé, mais il est comme
un piège tendu par la civilisation à ses marges pour y convertir
les non-civilisés. La prostitution fait la fierté des
Mésopotamiens : c'est qu'elle n'existe qu'en Mésopotamie et
que son art (car il s'agit de la prostitution comme métier) est
ignoré ailleurs, et comme cet « ailleurs » spatial est
aussi bien un « antérieur » temporel, on peut dire
qu'avant que ne se construise la société mésopotamienne
(c'est-à-dire avant -3500), la prostitution n'existait pas. Ce qui
existait à sa place, c'est ce que la société mésopotamienne a
perdu, dont elle a compensé la perte par l'institution de la
prostitution – et cela regarde lourdement le statut social des
femmes.
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