Illustration : F. Raffin, 1928 |
Les
études féministes ont montré que les discriminations fondées sur
le critère du genre commencent dès le berceau, voire avant la
naissance. Moindre temps consacré aux filles (ne serait-ce qu'à
leur allaitement), moyens supérieurs affectés à l'éducation des
garçons, jusqu'aux avortements, aux abandons et aux féminicides,
voilà quelques « pratiques », qui témoignent d'un traitement
différencié en faveur des enfants mâles.
Voici
la réalité telle qu'appréhendée au travers des données
statistiques. Cependant, quelquefois l'expérience personnelle semble
aller à contresens de cette réalité.
J'ai
eu dans mon entourage des exemples (rares, il est vrai) de famille,
où la différence de traitement était à l'avantage de l'enfant de
sexe féminin. Cette préférence donnée à la petite fille, puis à
l'adolescente, choyée, valorisée et très investie affectivement, à
qui l'on ne demandait rien, tandis que son frère était traité avec
une rigueur partiellement proportionnée à son incapacité à
répondre à des attentes parentales excessives, et même
irréalisables, m'a toujours étonnée et interrogée, et d'autant
plus depuis que je suis davantage consciente de la dépréciation
systématique des femmes dans la société patriarcale où nous
vivons.
En
lisant un article de Pierre Bourdieu, je suis tombée sur cette
incise, qui m'a permis de mieux comprendre ce phénomène curieux :
«
Et l'on comprend ainsi que, comme les sociolinguistes l'ont souvent
observé, les femmes soient plus promptes à adopter la langue
légitime (ou la prononciation légitime) : du fait qu'elles sont
vouées à la docilité à l'égard des usages dominants, et par la
division du travail entre les sexes, qui les spécialise dans le
domaine de la consommation, et par la logique du mariage, qui est
pour elles la voie principale, sinon exclusive de l'ascension
sociale, et où elles circulent de bas en haut, elles sont
prédisposées à accepter, et d'abord à l'École, les nouvelles
exigences du marché des biens symboliques. »
Langage
et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points essais »,
2001, p. 78 (l'article date de 1982)
Je
note au préalable que les discriminations genrées entre filles et
garçons, dans un sens ou dans l'autre, sont renforcées dans le cas
d'une descendance mixte, et sont à leur comble quand celle-ci
comporte deux enfants. Si la descendance est du seul sexe féminin,
les discriminations peuvent s'atténuer, jusqu'à parfois disparaître
presque entièrement : on aura alors le cas de filles élevées avec
autant de soin et d'investissement que des garçons.
Le
choix de la fille aux dépens du garçon procède en fait d'une
stratégie familiale, qui vise à assurer l'ascension sociale
des parents, à travers leur descendance féminine et le changement
de milieu social de celle-ci. Selon Bourdieu (op. cit.), ce
changement de milieu social passe principalement par le mariage de la
fille et son entrée dans une nouvelle famille, mais il me semble
qu'il se fait de plus en plus aujourd'hui par l'intégration à un
groupe plus large que la famille : un « réseau » formé par les
collègues, les ami.e.s, par le ou la partenaire et sa famille. Le
lien qui unit la transfuge et ce groupe qu'elle intègre est
également beaucoup plus informel, quoique aussi solide, que le
mariage.
Cette
stratégie a cours dans des familles appartenant à la petite
bourgeoisie ascendante.
Quelles
sont les raisons qui font qu'un couple petit-bourgeois va faire
reposer son projet (inconscient) de progression sociale sur sa fille
?
- Les femmes se marient vers le haut et possèdent une plus grande mobilité sociale que les hommes. Ce constat peut sembler dépassé, mais il n'y a qu'à prendre le point de vue inverse, pour vérifier qu'il est toujours d'actualité : les hommes, n'acceptant qu'exceptionnellement d'avoir une épouse qui leur soit supérieure socialement et culturellement, se marient vers le bas. Eh oui ! il ne faudrait pas que les rapports traditionnels de domination se trouvent renversés au sein du couple, et tant pis si cela implique une certaine stagnation sociale du côté masculin.
- Les filles (de cette petite-bourgeoisie) accèdent en plus grand nombre aux études secondaires et aux filières générales. Elles acquièrent ainsi, par l'intermédiaire de l'Éducation nationale, la culture de la classe sociale supérieure, c'est-à-dire la culture légitime et socialement dominante de la bourgeoisie.
- Les filles se soumettent davantage à la discipline scolaire et aux desiderata parentaux.
Néanmoins,
tout attendre de celles dont traditionnellement l'on n'attend rien
(dans une société patriarcale, les attentes envers les filles sont
plus négatives que positives : prendre peu de place, ne pas être
trop visible, ne pas faire de bruit...), pose problème et place les
parents dans une situation inconfortable du fait de la contradiction
entre leur projet et les rôles sociaux traditionnels dévolus aux
femmes. Cette stratégie s'accompagne donc d'une part importante de
non-dits, avec des désirs qui ne sont pas exprimés directement et
que la fille doit deviner.
Ce
traitement différencié entre ses propres enfants me choque toujours
autant, mais du moins sais-je désormais qu'il procède d'une logique
sociale, inconsciente du reste, et non d'une espèce de caprice cruel
des parents !
Si
je considère maintenant la trajectoire sociale des enfants de mon
entourage, dont les parents avaient adopté cette stratégie, il me
semble qu'elle n'est que moyennement efficace : je note une
stagnation, au mieux une légère progression du côté des filles,
du côté des garçons, un processus de déclassement, qui peut les
conduire jusqu'à la marginalisation !
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