L'Ordensburg
Vogelsang est, après le Reichsparteitagsgelände de Nuremberg, le
plus vaste ensemble architectural hérité de la période nazie. Il
est situé dans le massif de l'Eifel, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie,
tout près de la frontière belge.
Si
vous passez par cette belle région, je vous recommande de vous
rendre à Vogelsang et de ne pas manquer l'exposition permanente «
Destinée : Herrenmensch », qui présente un fond documentaire
unique, riche et éclairant. Prévoyez au minimum une heure pour
l'exposition (j'y ai passé 1h30, ce qui m'a paru un peu juste) et
1h30 pour la visite du site, qui est très étendu (et très pentu).
Je déconseille l'exposition si vous êtes accompagnés d'enfants (la
dernière partie, sur les crimes de la guerre d'extermination, est
éprouvante). En revanche, la visite du site me semble une bonne
manière d'aborder, avec les plus jeunes, la question du nazisme.
Vogelsang,
centre de formation des cadres (subalternes) du NSDAP (avril 1936 –
septembre 1939)
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Durée
de la formation :
Les
futurs cadres devaient accomplir un cycle de formation de quatre ans,
supposé se dérouler chaque année dans un Ordensburg différent :
– Ordensburg
Vogelsang dans l'Eifel,
– Ordensburg
Krössinsee en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne,
– Ordensburg
Sonthofen dans l'Allgäu,
– Ordensburg
Marienburg en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne, qui
ne verra jamais le jour.
Aucun
étudiant n'achèvera néanmoins sa formation, puisque les
Ordensburgen fermeront au début de la guerre, après seulement trois
ans de fonctionnement.
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Recrutement
:
Les
postulants ne pouvaient pas candidater par eux-mêmes. Ils devaient
être proposés par les
responsables des diverses organisations émanant du NSDAP, qui
structuraient la vie des allemand.e.s.
Les
critères de sélection étaient les suivants : (être un homme),
appartenir à la « race aryenne », être âgé de moins de 25 ans,
avoir suivi l'intégralité du cursus national-socialiste (jeunesses
hitlériennes, armée, Front allemand du travail) et jouir d'une
excellente condition physique. Rapidement le critère de l'âge
s'assouplit, car Vogelsang va servir à caser certains partisans
nazis de la première heure alors au chômage.
Cette
formation était ouverte sans exigence de niveau d'études, donc
potentiellement à des personnes de milieu modeste, à qui elle
offrait des perspectives de carrières inaccessibles jusque-là.
L'ascension sociale que devait permettre le passage par les
Ordensburgen explique, pour une part, que nombre de jeunes allemands,
confrontés par ailleurs à un chômage de masse, aient pu souhaiter
y être admis.
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Contenu
de la formation :
Les
journées des recrues se partageaient entre enseignement idéologique
et politique, pratique sportive intensive et entraînement militaire.
Une place centrale était donnée à l'enseignement de la « science
raciale ». Les programmes faisaient néanmoins régulièrement
l'objet de modifications, tandis que leur pauvreté était la cible
de critiques de la part de certains élèves et professeurs.
On
attend par ailleurs qu'une école de cadres, même subalternes, mette
l'accent sur l'apprentissage du « management ». Cependant, chez les
nazis, apprendre à commander, c'est avant tout apprendre à obéir :
le futur cadre devait démontrer
son sens de la discipline, sa capacité à faire corps avec ses
camarades et à se mettre soi-même au second plan. Il ne s'agissait
pas, en effet, de former des individus, mais un groupe soudé et
homogène, composé d'« êtres supérieurs », de «
Herrenmenschen », en tant qu'ils appartenaient au groupe, mais qui,
pris un par un, n'avaient aucune valeur et devaient être prêts à
se sacrifier à tout moment dans la considération de l'intérêt
supérieur du parti.
Cette
appartenance à une élite se traduisait concrètement par l'accès à
des pratiques sociales réservées aux aristocrates et aux nantis :
équitation, escrime et même aviation. Le nom de Ordensjunker
(on appelait Junker un jeune noble, fils de propriétaires
terriens, qui servait dans l'armée), que les recrues des
Ordensburgen s'étaient elles-mêmes donné, reconnu dans un second
temps par le parti, témoignait de leur sentiment d'appartenance à
la nouvelle aristocratie du Reich.
Être
admis en tant que recrue des Ordensburgen ne garantissait nullement
la validation finale du cursus : l'échec menaçait constamment des
élèves soumis à une évaluation impitoyable et entraînait non
seulement le renvoi, mais aussi la radiation du NSDAP et donc une
marginalisation certaine, dans une société où trouver un emploi
était favorisé par
l'appartenance au parti. J'ignore néanmoins si le taux
d'échec était important.
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Enjeux
idéologiques de Vogelsang :
C'est
Robert Ley, un des plus vieux
compagnons d'Hitler, Führer du Front allemand du travail (Deutsche
Arbeitsfront, DAF, organisation qui se substitue aux syndicats
ouvriers dissous en 1933), qui supervisa la construction des
Ordensburgen.
Ley
entendait moins y former des cadres politiques qu'y façonner des
hommes conformes à l'idéal national-socialiste du « nouvel homme
allemand ».
Ce
projet idéologique,
comme toujours dans les régimes totalitaires, devait se matérialiser
par la création d'un lieu à la mesure de cet homme nouveau,
dominant la nature et les autres hommes. Vogelsang et les autres
Ordensburgen sont donc le fruit d'un geste architectural fort. Les
dirigeants nazis, et Hitler le premier, n'ignorant pas que
l'architecture peut être un puissant outil de propagande, Ley va
collaborer longuement et étroitement avec son architecte, Clemens
Klotz.
Le
néologisme « Ordensburg » révèle également la conception
sous-jacente au projet : Burg = « château, forteresse » ;
Ordens = « ordre », au sens de communauté religieuse. Car
le modèle de Vogelsang est la communauté religieuse chrétienne,
plus précisément celle de l'ordre militaire des Chevaliers
teutoniques.
En
tant que lieu mettant en scène le pouvoir national-socialiste,
Vogelsang va être utilisé très tôt à des fins de propagande : la
presse locale et nationale, ainsi que les actualités
cinématographiques, suivent de près sa construction et son
ouverture, les visites de représentants des pays de l'Axe se
succèdent, des conférences de diverses organisations
professionnelles (médecins...) ou corps administratifs du NSDAP s'y
déroulent. Ce « tourisme politique » est si important et attire
tant de visiteurs à Vogelsang, qu'en l'absence de structures
d'accueil adaptées, les
Ordensjunker doivent régulièrement déloger de leurs « maisons de
la camaraderie » et laisser la place aux hôtes de passage ! Pour
palier à ce manque d'hébergement, il était prévu la construction
d'un hôtel de deux mille lits (« Kraft durch Freude »), qui, du
fait de la guerre, ne verra jamais le jour.
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Vogelsang,
un modèle d'architecture nazie :
Vogelsang
va être un chantier permanent, toujours plus ambitieux, dont
les bâtiments les plus monumentaux (notamment la gigantesque « Haus
des Wissens » ou des installations sportives qui devaient être les
plus grandes d'Europe) ne seront jamais réalisés.
Le
plan de Vogelsang prévoyait initialement trois niveaux, auxquels
correspondaient trois usages et symboliques différentes :
- en bas, le corps (installations sportives + espaces destinés aux manifestations politiques),
- au milieu, la collectivité virile (dortoirs des étudiants : les « Kameradschaftshäuser »),
- en haut, le culte et l'idéologie (bâtiments communautaires, où se déroulaient les cours et certaines cérémonies + bibliothèque restée à l'état de projet).
Klotz
s'inspire des théories architecturales du Bauhaus pour tout ce qui
est vocation collective des bâtiments, mais il s'en éloigne
résolument par son refus des formes et des matériaux contemporains
(béton et toits en terrasse, entre autres). S'inscrivant dans le
courant idéologique « Blut und Boden », qui voit dans la ruralité
et la paysannerie les racines du peuple allemand, il recourt à des
matériaux rustiques et locaux (dans l'Eifel, l'ardoise et la pierre
taillée) et à des formes traditionnelles et régionales (toitures
en pente, chiens-assis, œils-de-bœuf...). Par contre, les plans de
la Maison de la Connaissance montrent l'abandon de ce style
vernaculaire au profit d'un style néo-classique, qui n'est pas
spécifique à l'architecture fasciste, puisqu'on le retrouve, à
partir des années 1930, aussi bien en URSS que dans les pays
démocratiques.
Quelques
rares sculptures, bas-reliefs et fresques ponctuent cette
architecture, exaltant la virilité du nouvel homme allemand et
puisant dans la culture et les mythes germaniques (thème de la «
chasse sauvage », mort de Siegfried...).
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Une
forteresse ouverte :
Vogelsang
n'était pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une société
d'hommes cloîtrés, fermée sur elle-même. L'ouverture sur le pays
et sur la « Volksgemeinschaft » s'y traduisait par le tourisme
politique que j'ai déjà évoqué, mais aussi par la célébration
de mariages et des temps forts
du nouveau calendrier « religieux » nazi, ainsi que par des
manifestations politiques et culturelles (théâtre), où étaient
convié.e.s les notables et habitant.e.s de la région.
Vogelsang,
« école Adolph Hitler » (de 1942 à 1944)
À
partir de 1942, plusieurs classes d'« école Adolf Hitler » furent
logées à Vogelsang à titre provisoire.
Les
« écoles Adolf Hitler » étaient des internats destinés à la
formation des élites (masculines)
nationales-socialistes, proches des établissements d'enseignement
politique nationaux (« Napolas »).
Ces
écoles offraient un cycle de formation de six années. L'admission
se faisait généralement à l'âge de douze ans.
Les
critères de recrutement étaient à peu près les mêmes que pour
les Ordensjunker. Les futurs élèves étaient repérés au sein de
la Hitlerjugend, où ils devaient s'être distingués par leurs
qualités de leader. Ils avaient aussi à donner les preuves que
leurs parents étaient des sympathisants actifs du régime.
Leur
formation était également proche de celle de leurs aînés. Il
était ensuite prévu que les jeunes diplômés poursuivissent leurs
études au sein des Ordensburgen, pour accéder aux carrières de
fonctionnaire du parti.
1945
et après-guerre
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Vogelsang
est pris, début 45, par les Américains après d'intenses combats.
Ils abattent les emblèmes du régime (aigles, croix gammées), et
dégradent le bas-relief des athlètes, expression
du virilisme
national-socialiste et de la supériorité de l'homme allemand, en
tirant sur le sexe des figures sculptées. Petite parenthèse : je
trouve assez fascinant qu'on retrouve en plein milieu du XXème
siècle une pratique magico-religieuse courante chez les
Mésopotamiens, qui consistait à attaquer les symboles de la
puissance virile de leurs ennemis pour atteindre leur puissance
militaire !
Vogelsang
sert de camp d'entraînement aux troupes anglaises à partir de 1946,
puis à l'armée belge, dans le cadre de l'OTAN, de 1950 à 2005,
date à laquelle il devient une place internationale, lieu de
mémoire, d'éducation et de réflexion sur les questions et enjeux
majeurs du XXIème siècle, notamment les migrations. Vogelsang
accueille aussi un musée de la Croix Rouge, qui, admirez la force du
symbole ! a installé à sa périphérie un camp de réfugié.e.s.
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À
l'issue de la guerre,
les Ordensjunker, qui avaient été reversés dans l'armée
allemande, sont, pour environ la moitié d'entre eux, morts au
combat, auquel leur endoctrinement et
le souci de leur légitimité les poussaient
à prendre part avec fanatisme. Les survivants qui s'étaient rendus
coupables de crimes de guerre et / ou contre l'humanité en Pologne,
Biélorussie, Ukraine et dans les pays baltes, ne seront que rarement
inquiétés. S'il y a eu procès, les condamnations paraissent
dérisoires au regard de la gravité des faits reprochés.
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Robert
Ley est arrêté par les Américains. Incarcéré à Nuremberg, il se
suicide le 25 octobre 1945.
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Clemens
Klotz continue à travailler en tant qu'architecte, même si sa
pratique, toujours fondée sur des conceptions nazies, le fait mettre
à l'écart des grands projets de reconstruction de l'après-guerre.
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Quant
aux jeunes écoliers des
« écoles Adolph Hitler »,
ils vont jouer un rôle majeur dans la reconstruction de l'Allemagne
et auront même, pour quelques-uns, des carrières politiques
(marquées
par leur passé nazi).
Prolongements
Malgré
la richesse de la documentation présentée, la qualité de la
scénographie et l'effort de pédagogie mis en œuvre, je dois avouer
que je suis sortie de ma visite de l'exposition permanente assez
déroutée. Y ayant un peu réfléchi depuis, voilà d'où me vient,
me semble-t-il, ce sentiment de malaise :
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L'exposition
se veut une tentative de compréhension du projet des Ordensburgen
et adopte pour ce faire un ton neutre. Mais cette neutralité est
difficile à conserver face à un projet étroitement corrélé à
l'impérialisme génocidaire nazi, d'où, régulièrement, un
discours de dénigrement et des jugements moraux, qui figurent les
acteurs de cette histoire en êtres stupides, incultes, velléitaires,
capricieux et désorganisés. Certes réduire un système oppressif à
une somme de bêtises individuelles peut aider celles et ceux qui en
sont les victimes
directes à s'y confronter (je pense à l'ironie mordante d'Eugen
Kogon dans sa description du camp de concentration de Buchenwald, cf.
L'état
SS,
au mépris plein de dérision de Germaine Tillion pour ses gardiennes
à Ravensbrück). Mais pour quelqu'un qui arrive soixante-dix ans
après les faits, je crois que ça ne contribue qu'à les minorer, à
couper court aux questionnements et aux réflexions.
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L'exposition
tente de dresser le portrait d'un élève-type, dont elle s'attache à
décrire le quotidien, les ambitions et les dilemmes. Elle nous
pousse donc à adopter le point de vue d'un fervent partisan du
nazisme, expérience dérangeante s'il en est (la volonté de
déranger est ici clairement revendiquée). Par ailleurs, elle suit
les trajectoires de plusieurs Ordensjunker, qui frappent par leur
diversité et nous montrent un groupe hétérogène, dont on a du mal
à comprendre ce qui a pu faire l'unité : en effet, la distance est
grande entre ceux pour qui l'école est une chance d'ascension
sociale inespérée et les déçus de la formation, entre les nazis
fanatiques et les opportunistes, les criminels de guerre et les
simples soldats...
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