lundi 24 juillet 2023

Sexe, genre et philosophie #4b L’école de Pythagore #1 L'enseignement

 

Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Diogène Laërce (180, 240), Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VIII Pythagore, Flammarion, coll. GF, 1996.

Marcel Detienne, Les dieux d’Orphée, 1989, Gallimard.


Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023

Sexe, genre et philosophie #4a gnathaena.blogspot.com 2023


Dans mon article précédent, j’ai voulu mettre en évidence l’attention particulière que Pythagore portait aux femmes, et l’ai resituée dans le long processus de réforme de la culture masculine engagée par Hésiode et poursuivie par Thalès, dont la philosophie politique pythagoricienne est le point d’aboutissement.

Les femmes y ont gagné d’être reconnues par les hommes qui détiennent le pouvoir politique comme des citoyennes à part entière, aussi capables qu’eux de se gouverner et servant comme eux la cité à laquelle iels appartiennent. Des femmes y ont également gagné d’accéder en même temps que les hommes à la première institution philosophique au sens strict du mot (forgé par Pythagore).

Ce second article sera pour moi l’occasion d’évoquer l’enseignement pythagoricien et de voir en quoi il est susceptible de s’adresser aux femmes comme aux hommes. Il me permettra aussi d’aborder la manière dont la différence des genres est exploitée dans les questions centrales de la vie pratique et comment elle devient la source d’une réforme complète du rapport au vivant, tant animal que végétal.


L’enseignement de Pythagore à la lumière de son « voyage initiatique »

Le voyage de Pythagore de Samos à Crotone fait partie de l’hagiographie du maître. Je rappelle ci-dessous les diverses étapes qui ont fortement marqué le contenu de l’enseignement pythagoricien :

  • dans les Cyclades où il devient le disciple de Phérécyde de Syros,

  • en Phénicie où il fréquente le naturaliste Môcos de Sidon,

  • en Égypte où il se rapproche des prêtres d’Amon Rê,

  • en Thrace où il est initié aux rites orphiques,

  • à Delphes où il étudie les problèmes de morale auprès de la prêtresse Thémistocléa.

(1) Phérécyde de Syros (– 600, – 520) est un sage à l’ancienne, sans école : Pythagore a pu bénéficier de son enseignement parce qu’il était son oncle maternel. Comme je l’ai dit dans mon précédent article, contemporain d’Anaximène de Milet, il le rejoint en faisant de l’âme (comme pneuma), plutôt que du sperme comme l’avait envisagé Thalès, le substrat des lignages humains. Cette conception résout de multiples problèmes posés depuis Hésiode quant à l’essence de ce qui naît pour mourir, mais ne meurt que pour renaître et ne renaît que pour mourir à nouveau.

  • Alors qu’Hésiode envisageait la question sur un plan strictement collectif (celui de la « race », d’or, d’argent, etc.), Thalès sur un plan mêlant individuel et collectif (celui du lignage arborescent reliant les membres d’une tribu possédant un ancêtre commun), Phérécyde l’appréhende sur un plan strictement individuel (celui de la palingénésie, « renaissance » d’une âme dans un nouveau corps).

  • L’essence humaine en clair-obscur correspond, chez Hésiode, à une opposition de la vertu et du vice (race d’or contre race d’argent, race de bronze contre race des héros, race de fer opposée à elle-même) selon le schéma 1-0-0-1-1-0, sans doute conçu comme une boucle (c’est du moins l’interprétation de Jean-Pierre Vernant). Pour Thalès, l’obscurité de cette essence se manifestait dans l’incapacité pour un lignage à se lier naturellement à d’autres lignages, ce qui aboutissait au principe d’opposition généralisée d’Anaximandre, selon le schéma 1-0-1-0-etc., caractéristique de la vendetta. Avec une certaine élégance, Phérécyde conçoit cette essence humaine en clair-obscur comme une alternance de séjours pour l’âme individuelle : prenant corps au centre de la scène du monde, elle y joue son rôle jusqu’au moment où elle quitte son enveloppe charnelle et retourne aux confins du monde, aux Enfers, où elle repose avant d’être renvoyée sur scène pour prendre à nouveau corps, etc. Phérécyde transpose en quelque sorte l’opposition veille / sommeil à l’opposition vie / mort, tout à fait dans l’esprit d’un Hésiode, pour qui Thanatos et Hypnos sont frères de la même mère, Nuit.

  • Hésiode ne conçoit l’essence claire-obscure qu’au masculin : ses races sont toujours des races d’hommes. De son côté, Thalès construit la Cité comme une association de lignages strictement masculins ; il confère aux femmes le rôle naturel de la pérenniser en composant les lignages entre eux. Phérécyde, comme Anaximène, en concevant le lignage comme la migration d’une même âme de corps en corps, égalise fondamentalement les hommes et les femmes : le sexe n’est en effet qu’un accident corporel et la différence sexuelle n’est pas inscrite dans l’âme.

Sous l’influence de Phérécyde, avec lequel il est resté en contact jusqu’à sa mort, Pythagore s’est découvert une aptitude singulière à l’anamnèse :

« Héraclide du Pont dit que Pythagore racontait ainsi son histoire : il avait été autrefois Aithalidès, fils d’Hermès, et Hermès lui avait annoncé qu’il pouvait demander tout ce qu’il désirait, sauf l’immortalité. Il avait donc demandé que, vivant ou mort, il eût le souvenir de tout ce qui lui arriverait. Et ainsi, pendant sa vie, il n’oublia rien, et après sa mort il conserva intacte sa mémoire. Peu de temps après, il fut Euphorbe et fut blessé par Ménélas. Et Euphorbe a dit qu’il avait été autrefois Aithalidès et qu’il avait reçu en présent d’Hermès le circuit de son âme dans des métempsychoses végétales et animales, et il raconta tout ce que son âme avait subi dans l’Hadès, et ce qu’y subissaient encore les autres âmes. Quand Euphorbe fut mort, son âme émigra dans le corps d’Hermotime, lequel, voulant prouver la chose, vint trouver les Branchides, et entrant dans le temple d’Apollon, montra le bouclier que Ménélas avait consacré (car il avait juré qu’à son retour de Troie, il consacrerait le bouclier à Apollon), bouclier qui était déjà pourri, et où ne restait intact que le revêtement d’ivoire. Après la mort d’Hermotime, il fut Pyrrhos, pêcheur délien, et il continuait à se souvenir de tout et comment il avait été d’abord Aithalidès, puis Euphorbe, puis Hermotime, puis Pyrrhos, et quand Pyrrhos fut mort, il fut Pythagore, et se rappelait tout ce que je viens de dire. » (Diogène Laërce)

Si Pythagore se distingue des autres êtres humains par cette anamnèse dont lui seul bénéficie, tous possèdent une âme alternant indéfiniment mort et vie. Comme le souligne Diogène Laërce, ce cycle est indifférent à la différence biologique : l’âme est neutre non seulement par rapport à la différence sexuelle, mais aussi par rapport à la différence des espèces. N’oubliant pas les leçons du transformisme d’Anaximandre, Pythagore est amené à opposer généalogie psychique et généalogie somatique.

  • La généalogie psychique est une succession linéaire caractérisée par l’identité de l’âme successeure et de l’âme prédécesseure ; cette identité ne fait cependant l’objet d’aucune reconnaissance, exception faite de l’âme d’Aithalidès-Euphorbe-Hermotime-Pyrrhos-Pythagore, capable de se remémorer ses vies et morts antérieures.

  • La généalogie somatique est une succession réticulaire caractérisée par l’apport en chaque successeur des caractères de deux prédécesseurs selon un « dosage » individualisé, de sorte que deux successeurs de deux mêmes prédécesseurs seront individuellement différenciés par le dosage (sauf dans le cas de vrais jumeaux ou vraies jumelles, qui disposent du même dosage auquel ont eu part l’un et l’autre parents). Pythagore, en insistant sur l’existence de semences mâles et femelles concourant à la formation de l’enfant, élimine la possibilité que les lignages somatiques transmettent une identité. Une telle identité ne peut être obtenue qu’à l’échelle de l’humanité : l’ensemble des membres d’une génération donnée hérite en effet de l’ensemble des membres de la génération antérieure. L’identité somatique est l’identité de l’espèce, jamais du corps individuel. Encore cette identité est-elle relative, parce qu’elle dépend du milieu et que, comme Anaximandre le rappelle, celui-ci n’a pas toujours été le même. La généalogie somatique lie donc tout à tout et cela depuis l’origine de la vie. Malgré la confusion généralisée qui la caractérise, les corps sont paradoxalement experts à déceler des degrés de parentés entre eux.

Une telle conception des choses n’est pas sans incidence sur la Cité, jusqu’ici conçue comme regroupement de tribus, c’est-à-dire comme alliance d’ancêtres tribaux, autour d’un culte de divinités communes attachées au locus de la Cité. Elle est par contre plutôt bien adaptée aux colonies, dont les populations sont d’origine diverse.

(2) La Mésopotamie et l’Égypte (et la Phénicie qui fait le lien entre ces deux aires culturelles) restent des passages obligés pour les Grecs cultivés désireux de réformer leur culture. Pythagore y aurait voyagé et acquis ses connaissances en botanique et en zoologie, en mathématiques et en astronomie, ainsi qu’une expérience de l’enseignement exigeant des scribes.

  • Lorsque j’exposerai les fondements philosophiques du végétarisme, je reviendrai plus précisément sur la signification de la fève pour les pythagoricien.ne.s. Cependant notons d’ores et déjà que si la fève a pu prendre un sens nouveau, c’est parce que Pythagore s’est appuyé sur un trait botanique accessible aux seuls physiologues (phéniciens) de l’époque : le fait que cette légumineuse soit une plante agonaton, sans nœud, aucune barrière ne venant filtrer les apports racinaires. Ce caractère, propre à la fève, Pythagore l’a exploité pour faire d’elle le lien naturel entre l’Hadès et la Terre : « [les fèves] servent de point d’appui et d’échelle pour les âmes pleines de vigueur, quand, des demeures de l’Hadès, elles remontent à la lumière. » Les fèves à tige creuse, ajoute Detienne, sont le lieu de passage où s’opère continûment l’échange des vivants et des morts ; elles sont l’instrument de la métensomatose et du cycle des naissances.

  • De même que Thalès, nourri de sciences mésopotamiennes et égyptiennes, les a mises au service de la culture grecque, de même Pythagore, ayant acquis de solides connaissances en géométrie, arithmétique et astronomie, les a acclimatés à la Grèce, de façon plus originale encore. Au lieu de compléter l’apport de Thalès en astronomie, celui d’Anaximandre en géographie, ou d’inaugurer en Grèce une rationalisation de l’économie marchande en plein essor (depuis l’invention en Lydie, un siècle plus tôt, de la monnaie frappée), Pythagore préfère en quelque sorte laisser en suspens l’application de ces sciences pratiques, raisonner sur leurs objets de façon abstraite, et les établir comme sciences théoriques, leur praticité étant indéfiniment différée. Cette étonnante acclimatation à la Grèce des sciences « orientales » répond en fait à la préoccupation majeure de Pythagore : la santé de l’âme, qu’il s’agit de nourrir par un aliment de même nature qu’elle, un aliment proprement intellectuel. Gagnant en vigueur par l’étude des figures géométriques, des nombres et des mouvements, l’âme devient capable de comprendre le monde. Pythagore ne quitte pas l’horizon hésiodien de la généalogie comme mode de connaissance, mais c’est en croisant les sciences théoriques, la géométrie « pure », l’arithmétique « pure » et l’astronomie « pure » (mais aussi la musique « pure », qu’il introduit suite à son rapprochement avec la secte orphique), qu’il bâtit les principes élémentaires de toute chose. En « déterritorialisant » ainsi les sciences pratiques (comme auraient dit Deleuze et Guattari) pour établir des sciences théoriques, et en croisant celles-ci pour construire un discours sur le monde, Pythagore fait de la philosophie une « métascience ».

  • Il est douteux que Pythagore ait trouvé ailleurs qu’en Égypte le modèle d’une institution scolaire capable d’accueillir un nombre important d’étudiant.e.s et de tenir lieu de sanctuaire de la culture religieuse, administrative, morale et politique de l’Italie du sud. L’école pythagoricienne ressemble en effet à une école de scribes sans scribes, uniquement basée sur l’enseignement oral, mais comportant des degrés et des rituels fixés au sein de chaque degré et pour franchir les degrés. Les postulant.e.s sont évalué.e.s ex ante quant à leur capacité générale à suivre le mode de vie pythagoricien ; les néophytes sont contrôlé.e.s sur leur moralité pendant trois ans avant d’être autorisé.e.s à franchir les portes de l’école, où iels prononcent le serment du secret sur l’enseignement qui leur sera délivré ; pendant cinq ans, les « acousmaticien.ne.s » écoutent les aphorismes de Pythagore, qui les déclame caché derrière un rideau, pour les apprendre par cœur, après quoi iels parviennent au dernier degré, celui des « mathématicien.ne.s » qui apprennent le sens caché des aphorismes, qui deviennent alors pour elleux des « symboles ». Les mathématicien.ne.s se divisent ensuite entre « augustes » et « politiques », qui constituent deux modes de vie complémentaires mais bien différenciés, l’un tourné vers le divin, l’autre tourné ver la cité.

Diogène Laërce nous donne une idée de l’enseignement reçu par les mathématicien.ne.s :

  • Il débute par l’exposition de la méthode par laquelle la philosophie parvient à révéler le monde dans sa vérité : l’arithmétique pure, en se développant, donne naissance à la géométrie pure, qui, en se développant, donne naissance à la cosmologie pure, qui, quant à elle, décrit le monde tel qu’il se donne à la partie la plus élevée et immortelle de l’âme.

    « Le principe de toutes choses est la monade (l’unité, ndlr). De la monade vient la dyade indéfinie (la dualité, ndlr) qui lui est subordonnée comme à sa cause. La monade et la dyade indéfinie produisent les nombres et ceux-ci les points. Des points viennent les lignes, des lignes les plans, et des plans les solides ; des solides viennent les corps sensibles dans lesquels entrent quatre éléments, le feu, l'eau, la terre et l'air, qui en se transformant produisent tous les êtres. Le monde qui résulte de leur combinaison est animé, intelligent, sphérique ; il enveloppe de toutes parts la terre située à son centre, sphérique elle-même et habitée sur toute sa circonférence (…). »

  • Il se poursuit en évoquant plus particulièrement le vivant, polarisé entre l’immortalité et la mortalité, ainsi que les mécanismes de sa reproduction.

    « Les rayons du soleil traversent l'éther froid et l'éther dense (ils donnent le nom d'éther froid à l'air qui environne la terre, d'éther dense à la mer et à l'élément humide). Ses rayons pénètrent jusque dans les profondeurs de la terre et répandent partout la vie ; car tout ce qui participe de la chaleur est vivant, d'où il suit que les plantes mêmes sont des êtres vivants. Cependant il ne faut pas croire que tout possède une âme. L'âme des végétaux est une substance détachée de l'éther chaud et de l’éther froid ; en tant qu'elle participe de l'éther froid elle diffère de l’âme des animaux. L’âme est immortelle dans la mesure où elle participe de l’éther chaud, qui possède en l’occurrence ce caractère. »

    « Les êtres animés se reproduisent eux-mêmes au moyen de semences ; car il est impossible que la terre puisse rien produire spontanément (contrairement à ce qu’enseigne Hésiode, ndlr). La semence est une substance distillée par le cerveau, et qui contient une vapeur chaude ; au moment où la semence du père rencontre la semence de la mère (1) au sein de la matrice, elles deviennent sérum, « liquide » et sang, d'où naissent à leur tour les chairs, les nerfs, les os, les poils, dont est in fine constitué tout le corps ; de la chaleur combinée des semences viennent l'âme et le sentiment (la chaleur guide en quelque sorte l’âme aérienne revenant à la vie vers le corps en construction du nouveau-né, ndlr). Le fœtus a pris de la consistance au bout de quarante jours ; au bout de sept, neuf ou dix mois au plus, lorsqu'il a acquis son parfait développement suivant des raisons harmoniques, il vient à la lumière. Il a alors en lui toutes les facultés qui constituent la vie, facultés dont l'ensemble et l'enchaînement forment un tout harmonique, et qui se développent chacune au temps marqué. »

    (1) Les diverses traductions de ce passage (Remacle, Genaille, Dumont) se recoupent mal. Celle de Dumont donne deux indications précieuses : d’une part que le texte développe la « tétractys » typiquement pythagoricienne (que l’on peut exprimer en arithmétique par l’équation : 1+2+3+4=10), d’autre part que le texte de Diogène Laërce, qui cite Alexandre Polyhistor (– Ier siècle), est empreint d’aristotélisme et s’inscrit dans un contexte dont la misogynie n’a pas pu être celle de l’école pythagoricienne (qui avait disparu peu avant qu’Aristote s’y intéresse). J’ai donc dû gauchir la traduction pour d’un côté effacer l’empreinte aristotélicienne, de l’autre bien mettre en avant la tétractys. Le 1 représente la monade (le principe généalogique) ; le 2 la dyade indéfinie (les oppositions qui structurent le monde) ; le 3 l’union harmonique des opposés ; le 4 les éléments issus de cette union ; le 10 représente enfin le tout. La description de la reproduction humaine fait ainsi intervenir : 1 – la matrice, 2 – la semence féminine et la semence masculine, 3 – le sérum, le « liquide » (le lait ?) et le sang, 4 – les chairs, les nerfs, les os, les poils, 10 – le corps dans son ensemble. La masculinisation « post-pythagoricienne » de la reproduction a consisté à neutraliser la matrice (devenant une sorte de 0), à faire de la semence masculine le 1, puis à torturer l’ordre généalogique pour maintenir sa coïncidence avec la tétractys, dans un contexte où celle-ci avait disparu avec l’école pythagoricienne. La traduction ayant été rétablie dans ses droits, on peut constater que le principe reste féminin et maternel, que la dyade oppose au féminin le masculin (tout à fait dans la logique hésiodienne, où Gaïa, s’engageant dans la reproduction sexuée, donne naissance à Ouranos, avec qui elle s’unit), que la triade relève des produits de l’union du féminin et du masculin (dans le langage d’Hésiode : Titans, Cent-Bras et Cyclopes, mais aussi bien Zeus, Poséidon, Hadès), que la tétrade représente les éléments constitués, selon des proportions différentes, de ces trois produits, que la décade représente enfin les êtres vivants prêts à voir le jour, prêts à naître et à croître. Le féminin n’est-il pas dominant ? Il a suffi d’un léger changement dans la traduction pour rétablir le texte pythagoricien dans sa raison historique, dans sa proximité avec Hésiode et l’école milésienne. À rebours, il a suffi, dans la présentation de l’enseignement pythagoricien sur la reproduction sexuée, de mettre de côté le principe féminin et d’embrouiller légèrement la tétractys pour en faire une arme masculiniste.

  • Conformément à l’adage « gnothi seauton » (connais-toi toi-même), l’âme fait l’objet d’une étude approfondie. Cela passe par des considérations sur la vie pratique, où sont évoquées les qualités de l’âme vivant dans un corps humain. Il s’agit ici d’expliquer les aphorismes appris par cœur dans la séquence acousmatique, aphorismes qui concernent l’être humain en général et distinguent ce qui le purifie et ce qui le souille.

    « Il dit encore que ce qui compte le plus dans la vie des êtres humains, c’est d’inciter l’âme au bien plutôt qu’au mal. On est heureux lorsque l'on a en partage une âme valeureuse ; sinon on n’est jamais en repos et on ne peut jamais garder une même ligne d’action. La vertu est une harmonie, ainsi que la santé, le bien, le divin lui-même ; et c'est pour cela que l'harmonie règne dans tout l'univers. L'amitié est une égalité harmonique. »

    « Il ajoute (...) que la pureté s'obtient par des expiations, des ablutions, des aspersions, en évitant les funérailles et les plaisirs de l'amour, en se préservant de toute souillure, enfin en s'abstenant de la chair des animaux morts d'eux-mêmes, des mulets, des mélanures, des œufs, des animaux ovipares, des fèves et de tout ce qu'interdisent ceux qui président aux sacrifices dans les temples. »

    La différence sexuelle est absente de ces considérations, mais en fait, en termes de souillure et de pureté, ce sont les femmes qui font référence, soumises depuis longtemps à une discipline sévère en la matière, et l’hygiène masculine ne semble pas avoir d’autre but que d’atteindre celle des femmes.

  • L’enseignement pythagoricien officiellement genré n’intervient qu’au dernier degré : les augustes comme les politiques peuvent être hommes ou femmes, mais iels sont séparé.e.s, les femmes étant parrainées par des femmes et les hommes par des hommes pour les guider dans leur vie d'auguste ou de politique.

La création d’une école d’enseignement secondaire mixte impose un enseignement neutre. Cette neutralité se justifie ouvertement par la volonté de rapprocher les hommes et les femmes, mais elle est secrètement motivée par celle de rapprocher les hommes des femmes. Il s’agit en effet moins d’un neutralisme que d’un féminisme. Il faut croire que les hommes n’ont pas été dupes et que la distinction des « politiques » et des « augustes » recoupe la distinction des hommes qui veulent rester des hommes et des hommes qui acceptent de devenir femmes. Pythagore a apparemment admis cette distinction, tout en étant persuadé qu’un homme qui devient femme est comme un dieu.

La posture initiale de Pythagore a rapidement été biaisée. Mais ces biais ne nous sont connus que par le témoignage de ceux qui se sont exclus de la secte, qui, pour ne pas rompre le serment de secret qui en est le ciment, ont mis publiquement en avant ce qui les en distinguait plutôt que ce qu’ils avaient en commun.

Alcméon par exemple, l’un des premiers disciples de Pythagore, est connu pour avoir introduit dans la liste des oppositions cosmiques (chaud / froid, sec / humide, lumineux / obscur) celle du masculin et du féminin, rangeant le féminin à la même place que le froid, l’humide et l’obscur. Comme le froid est l’absence de chaud, l’humide l’absence de sec et l’obscur l’absence de lumière, le féminin est compté comme une absence de masculin. Il est fort probable qu’Alcméon voulut faire du masculin et du féminin des qualités désexuées applicables à l’âme neutre, un homme ou une femme pouvant avoir une âme féminine aussi bien qu’une âme masculine. S’il l’entendait ainsi, il n’en renversait pas moins l’ordre antérieur, qui plaçait le féminin du côté des vertus lumineuses et le masculin du côté de l’obscure violence. Il habituait en outre les femmes à se satisfaire du compliment de posséder une âme masculine. C’est parce que ces idées n’existaient que de façon latente dans l’école pythagoricienne que ce dissident a pu les publier.

Pour apprécier dans quelle mesure l’enseignement pythagoricien orthodoxe se prête aux interprétations masculinistes, considérons les grandes lignes de la métascience philosophique qui le fonde. Pythagore fait de la monade le premier principe. Il s’inscrit en cela dans la lignée de la philosophie généalogique.

  • En tant que principe, la monade transmet à toute chose la qualité d’être une, et constitue la force par laquelle le monde qui rassemble toutes les choses se maintient dans l’unité. On peut y reconnaître la maternité transcendante d’Anaximandre, l’Illimité, à cette différence près que Pythagore préfère y voir une force maternelle enceignant le monde plutôt qu’un milieu maternel infini capable de recevoir ou non un nombre indéfini de mondes en son sein.

  • La dyade est ce qui dérive de la monade, de même que dans le registre des nombres ordinaux, 2 suit 1. Tandis que la monade imprime aux choses et au monde leur unité, la dyade en diffère l’application, la temporise et la spatialise. La dyade peut s’exprimer de deux manières : de façon dynamique, comme l’opposition du mouvement vers l’unité (naissance et croissance) et du mouvement inverse (usure et mort) ; ou bien de façon statique, comme l’opposition des qualités propres à la maturité de ce qui est un et des qualités propres à l’immaturité ou à la sénilité (ce qui revient au même, nous l’avons vu chez Anaximandre) de ce qui est le plus éloigné du un. Il s’agit donc, pour Pythagore, d’opposer par la dyade ce qui bénéficie de la force maternelle et ce qui n’en bénéficie pas, c’est-à-dire en langage hésiodien : la race d’or et la race d’argent, les héros et la race de bronze, les hommes de fer I et les hommes de fer II. Cela ne correspond pas à l’opposition caractéristique du monde de la vendetta anaximandrienne, marquée par une guerre plus ou moins violente, à laquelle ne participent ni race d’or, ni héros, ni hommes de fer I, mais seulement leurs ombres (race d’argent, race de bronze, hommes de fer II), auxquelles Anaximandre réduit les hommes réels. Le fait que chez Pythagore l’un des opposés qualifie la présence de la force maternelle de la monade, tandis que l’autre qualifie son absence, est plus hésiodien qu’anaximandrien : il s’agit essentiellement pour lui d’opposer le masculin féminisé et le masculin non féminisé. Tant que la distinction entre la force maternelle unifiante et la qualité que confère cette force, la maturité, est maintenue, la philosophie pythagoricienne reste conforme aux philosophies antérieures. Mais il est facile de franchir le pas et de faire de la force unitaire une propriété de l’être de chaque chose et du monde dans son ensemble : sa tendance naturelle à la maturité (son conatus essendi, dira Spinoza), qui n’est pas autre chose que la tendance naturelle à quitter sa mère. Le retournement ne peut pas être plus complet.

  • La cosmologie pythagoricienne, dans la mesure où elle met moins l’accent sur la monade que sur la dyade, présente la même facilité à être interprétée d’un point de vue masculiniste. Gaïa, positionnée au centre du monde, est là d’où naît toute chose et où toute chose retourne, ce qui, dans le langage d’Anaximandre, l’identifie à l’Illimité et plus précisément à ce qui subsiste de l’Illimité dans le processus de décantation du monde du centre vers la périphérie puis de la périphérie vers le centre. Ayant fait de Gaïa ce qui rend possible l’apparition de la vie (et ce qui opère la réception les vivants déchus de la vie dans la mort), Pythagore confère à Ouranos la fonction de transmettre la vie elle-même, de susciter dans le sein de Gaïa le mouvement vital qui conduit à la naissance d’un être vivant et l’amène à croître jusqu’au point où sa substance corporelle le permet, après quoi, par la justice immanente de Gaïa, il s’infléchit, perdant sa capacité à recevoir la force de vie ouranienne, et retourne dans les profondeurs. Gaïa et Ouranos forment un couple modèle dont éclosent les êtres vivants mortels. Il n’est plus question de faire d’Ouranos le premier et le plus mauvais des pères : comme Thalès et contrairement à Anaximandre, Pythagore impose au monde une structure fondamentalement statique. Il rejoint cependant ce dernier au sujet des êtres vivants mortels qui émanent de façon dynamique de cette structure statique, tant sur le plan individuel (naissance et mort) que collectif (succession dans le temps long des espèces dominantes). Le monde pythagoricien est ainsi un monde où principe féminin (Gaïa) et principe masculin (Ouranos) sont à égalité et collaborent par leur complémentarité à la vie claire-obscure des êtres vivants mortels. L’équilibre que représente le couple divin est néanmoins précaire. Il ne tient qu’au prestige accordé à l’Illimité d’Anaximandre. Il a suffi d’oublier celui-ci pour satisfaire aux exigences masculinistes qui se sont imposées après les guerres médiques. Gaïa rappelle aux êtres mortels la part de non-sens de leur existence, Ouranos sa part de sens : pour un être vivant, ne compte que ce qu’il est à son apogée, au point haut où il se rapproche le plus d’Ouranos, où il atteint le statut envié de kalos kagathos (bel et bon), non pas le fait qu’il soit né de la poussière et y retourne. Par amplification, Gaïa devient le non-sens lui-même et le locus de la mort et Ouranos le sens comme perfection et le locus de la vie ; le féminin devient la source-même des ténèbres, le masculin celle de la lumière. Les mères ne sont plus que l’incarnation de la condition tragique des humains, ces êtres mortels, et les pères l’incarnation de la vie à son acmé, de l’âme immortelle. Ce renversement majeur n’a sans doute pas eu lieu au sein de l’école pythagoricienne, mais en ses marges, chez certains de ces philosophes qui en sont issus, au premier rang desquels Platon.

(3) Orphée a-t-il réellement existé ? Il y a bien eu une secte orphique, en Thrace, active au – VIe siècle, que Pythagore a fréquentée. Quant à Orphée, il ne nous reste de sa vie que ce que la secte en a transmis : un mythe qui emprunte autant à celui d’Osiris, importé d’Égypte, qu’à celui de Dionysos, réimplanté en Grèce après une longue période d’effacement (Dionysos fait partie des divinités présentes dans le panthéon mycénien du – XIVe siècle), revenant sous la figure de l’étranger avec les attributs de Shiva (dieu du feu et de la végétation) et ceux d’Apollon (dieu musicien et prophète). Tout cela est très riche et la vie d’Orphée se lit sans autre référence à la réalité que géographique. Il en va tout autrement de Pythagore, dont il nous reste des « Vies », qui, quoique fortement chargées de symboles, nous permettent d’en parler comme d’une personne réelle.

La secte orphique est marquée par deux aspects essentiels :

  • elle rejette comme impure toute vie politique, dans la mesure où elle considère le rituel d’association politique avec les divinités comme un meurtre, une souillure qui ne peut que séparer les hommes (les femmes sont ici hors de cause) des divinités ; elle est strictement végétarienne et son végétarisme est le moyen pour ses membres d’accéder à l’intimité des êtres divins ; la pratique de la musique et de la poésie est pour elle centrale, car c’est essentiellement par leur intermédiaire que s’exprime cette intimité ;

  • elle est strictement masculine et parfaitement misogyne : Marcel Detienne, dans Entre Apollon et Dionysos in Les dieux d’Orphée, note qu’« il y a dans la tradition orphique si constamment misogyne la vision que le chant d’Orphée triomphe de tout, qu’il attire à lui les pierres, les animaux de la forêt, qu’il subjugue les Satyres, les Sirènes, qu’il charme la fureur guerrière des Thraces, mais qu’il s’éprouve impuissant face à l’espèce féminine. La voix d’Orphée se brise devant la race des femmes qui le traitent avec la même méchanceté foncière que les bourreaux de l’enfant Dionysos (mis en pièces par les Géants, ndlr). »

Sur ce second point, le contraste est complet avec l’école pythagoricienne. Marcel Detienne, dans L’Orphée de la mer Noire in Les dieux d’Orphée, le souligne : « Il est intéressant d’observer qu’il n’y a pas d’orphiques au féminin. Alors que, dans le genre de vie pythagoricien, les femmes ne sont nullement exclues. Le projet de Pythagore vise à réformer la cité, et il exige donc une réorganisation de l’unité familiale, de la maison, oikos en grec. Il conduit très directement, nous en avons les preuves, à prendre en charge la réglementation des comportements féminins : un des discours tenus à Crotone par Pythagore s’adresse aux femmes mariées afin de les convertir à son enseignement. Les femmes, qu’elles soient épouses, citoyennes ou prêtresses-citoyennes comme le sont sans doute celles d’Héra, première divinité de Crotone, les femmes constituent, sinon la moitié exacte de la cité, assurément une part essentielle et vitale du corps social et politique. »

Sur le premier point, au contraire, la proximité est évidente. Je reviendrai sur la question du végétarisme, centrale pour l’orphisme comme pour le pythagorisme. Quant à la musique, la différence entre la secte et l’école est nette, mais elles ont en commun de lui accorder une égale – et grande – importance. En cela, elles ne font que s’inscrire dans la tradition de réforme culturelle portée par Homère et Hésiode, qui restent des références obligées et font en Grèce l’objet d’un enseignement particulier, dont la corporation des Homérides, active au – VIe siècle (et pour de nombreux siècles encore), à Chios (île de Grèce orientale), est la gardienne.

  • La musique chez les orphiques est inséparable du chant et celui-ci de l’écriture. Bien qu’il ne nous reste que quelques poèmes attribués à Orphée et son école, les théogonies auxquels ils appartiennent faisaient l’objet d’un véritable rituel d’écriture, par lequel la vérité (alèthèia, décèlement de ce qui est oublié) était censée s’exprimer pleinement (n’est-ce pas l’une des fonctions majeures de l’écriture que de réveiller une mémoire que la parole a cessé de porter ?). La récitation des textes sacrés prenait la forme d’un nouveau rituel : un chant accompagné sans doute de cithare (la citharodie se développe à partir du – VIIe siècle grâce aux jeux pythiques de Delphes).

  • La musique chez les pythagoriciens est aussi séparée du chant que de l’écriture. On sait que l’enseignement était strictement oral et que si un.e élève souhaitait écrire, il lui fallait quitter l’école et trouver sa propre voie (puisque la transcription des leçons était formellement interdite, l’interdiction étant consacrée par un serment auquel nul.le n’a jamais dérogé). Le chant, quant à lui, n’avait pas de place particulière, et d’autant moins que Pythagore fit subir à la musique ce qu’il imposait à l’arithmétique, à la géométrie et à l’astronomie : une suspension de son caractère pratique et sa promotion au statut de science théorique. L’ordre des sciences théoriques érige l’arithmétique en science première, place en second la géométrie, en troisième la musique, et en quatrième l’astronomie. Ce schéma traversera les siècles, passera en Islam, puis se réacclimatera en pays chrétien. J’ai dit plus haut l’importance de la tétractys pour l’explication généalogique des choses ; l’équation 1+2+3+4=10 devient en musique 4:3 x 3:2 = 2:1, ce qui se dit : « l’octave (2:1) se divise en quinte (3:2) et en quarte (4:3) ». Pythagore et ses élèves semblent avoir été les premiers à modéliser les consonances les plus évidentes à l’oreille par des rapports de longueurs entre deux sections d’une corde vibrante (entre le simple et le double de longueur il y a proximité la plus grande des sons et cela s’appelle « octave », etc.).

La musique ayant été intégrée aux sciences théoriques, la notion d’harmonie, qui lui est centrale, acquiert une dimension métaphysique de premier plan.

  • L’harmonie est d’abord ce qui, dans une opposition, la reconduit à l’unité dont elle procède, ce qui peut avoir lieu sous la forme d’une alternance régulière de domination de chaque opposé, ou bien sous celle d’une contribution de chaque opposé à la création d’un troisième terme qui fournit la mesure de leur poids respectif.

    • L’opposition de la lumière et des ténèbres est reconduite à son unité par la succession des jours et des nuits. Cette alternance est régulière lorsqu’on prend en considération l’année : en un an, en effet, la durée totale des jours est exactement égale à la durée totale des nuits. L’harmonie de la dyade « lumière vs ténèbres » est ainsi caractérisée comme une égalité des opposés, qui n’est perceptible qu’en prenant en considération le cycle de l'année.

    • L’opposition de la rigidité et de la souplesse d’une corde pincée est quant à elle créatrice d’un son, troisième terme qui fournit la mesure du poids respectif de la rigidité et de la souplesse : plus la rigidité l’emporte sur la souplesse, plus le son est aigu, plus la souplesse l’emporte sur la rigidité, plus le son est grave. L’harmonie de la dyade « souplesse vs rigidité » est ainsi caractérisée comme un rapport variable d’influence sur le comportement de la corde, mesurable par la hauteur du son émis par son pincement.

  • L’harmonie est en outre susceptible de désigner des rapports oppositifs plus complexes, comme c’est éminemment le cas des éléments.

    • Les trois à cinq éléments (feu, éther chaud / éther froid // éther dense, terre) combinent deux couples d’opposés : le chaud et le froid d’une part, le sec et l’humide d’autre part. Lorsque la doctrine des quatre éléments se consolide (sous l’effet de la tétractys), le feu acquiert la propriété d’être chaud et sec, l’air froid et sec, l’eau froide et humide, la terre chaude et humide : F(c, s), A(-c, s), E(-c, -s), T(c, -s). Toutes les possibilités logiques non contradictoires de combinaison des opposés sont remplies par le tableau des quatre éléments (étant donné que le chaud et le froid ne peuvent coexister dans un élément simple, ni le sec et l’humide). Chaque élément a un point commun avec deux autres éléments et des divergences avec les trois autres, dont un avec lequel il s’oppose radicalement. S’il n’y avait que deux éléments, de type 1(c, s), 2(-c, -s), leur contact inévitable les détruirait et seul existerait un être sans qualité 0(_, _). Dès quatre éléments, le contact entre deux opposés radicaux est doublement médiatisé et la destruction totale des propriétés nettement moins probable. Se trouve même favorisée la création d’assemblages (une chaîne de type linéaire comme F-A-E-T qui enchaîne sans contradiction [c, (s = s), (-c = -c), (-s = -s), c], ou circulaire comme F-A-E-T-E-A-F-etc.), qui, combinés entre eux, produisent des corps.

    • Le niveau élémentaire connaît lui aussi la cyclicité, annuelle comme celle de la course du soleil.

      « La lumière et les ténèbres, le chaud et le froid, le sec et l'humide se partagent également le monde ; lorsque le chaud prédomine, il produit l'été ; la prédominance du froid amène l'hiver ; celle du sec le printemps, de l'humide l'automne. » (Diogène Laërce)

    • L’harmonie élémentaire se caractérise ainsi par la distribution optimale des qualités oppositives dans les êtres, qui permet au plus petit nombre possible d’éléments simples de coexister tout en s’opposant irréductiblement deux à deux. Tout comme l’équilibre de la lumière et des ténèbres, celui du chaud et du froid, du sec et de l’humide, n’est une égalité qu’en moyenne. Alors que cette égalité est obtenue de facto pour la lumière et les ténèbres deux fois dans l’année (aux équinoxes), elle n’existe à aucun moment de l’année pour les deux autres couples d’opposés : le cycle annuel est un cycle de domination alterne : été (c), automne (-s), hiver (-c), printemps (s), etc. qui ne met jamais en contact deux qualités opposées entre elles. Le couple sec-humide est déterminant pour la vie du vivant mortel, le sec amenant sa verdure, sa croissance, l’humide amenant sa flétrissure, sa chute.

  • L’harmonie du monde (l’harmonia mundi des humanistes) totalise cet enchâssement d’harmonies, celles qui touchent les éléments, celles qui touchent les astres immortels, celles qui touchent les êtres vivants mortels à la surface de la Terre, lieu de rencontre les quatre éléments, de la lumière et des ténèbres. Elle est harmonie synchronique et diachronique, les deux dimensions se complétant, la première introduisant l’idée de rapport mesuré d’influence, la seconde celle d’alternance de dominations.

(4) Thémistocléa (– 630, – 550 ?), prêtresse à Delphes, a sans aucun doute contrebalancé l’influence orphique en matière de règle de vie en société. Misogynes et séparatistes, les orphiques se distinguent en effet fortement des premiers membres de la secte pythagoricienne, égalitaristes au regard du genre et inclusifs – sous conditions – sur le plan de la vie politique. L’apport de Thémistocléa concerne moins les acousmaticien.ne.s et les mathématicien.ne.s que les augustes et les politiques, dont la culture distincte est désormais bien genrée, sans pour autant retomber dans la culture de genre traditionnelle, surtout en ce qui concerne la culture masculine, qu’il s’agit toujours, à la suite d’Hésiode et des Milésiens, de rapprocher de la culture féminine. Un tel rapprochement, les orphiques eux-mêmes l’ont opéré sur le plan des rites de dévotion (modelés sur ceux des Thesmophories), mais ils n’ont certainement jamais reconnu leur dette envers les femmes, ni l’importance de rapprocher les rites masculins des rites féminins. Pythagore n’a guère pu le faire qu’en s’appuyant sur l’autorité de la prêtresse de Delphes (manifestement considérée comme une sage par ses contemporain.e.s). Plus radicalement, la conception d’une alternance de domination entre culture masculine et culture féminine, de la décadence de la culture masculine dans l’impiété et l’injustice, du besoin de faire refleurir la culture féminine et d’y enter la culture masculine, Pythagore ne pouvait l’assumer sans la caution de Thémistocléa.


L’école pythagoricienne et sa postérité

Pythagore n’a créé son école qu’après avoir fréquenté les habitant.e.s de Crotone les plus cultivé.e.s, à savoir, encore à l’époque, les membres de l’oligarchie, au premier rang desquels les prêtres et les prêtresses. Le culte d’Héra et de son parèdre Héraclès datait de la fondation de la cité. Les deux premiers disciples de Pythagore furent Théano, prêtresse d’Héra, et Milon, prêtre d’Héra et incarnation d’Héraclès, lutteur sans rival, cumulant près de trente victoires (dont certaines par forfait) aux quatre jeux panhelléniques. Théano, femme accomplie, Milon, homme accompli, forment les deux piliers de l’école pythagoricienne. Leur relation à leur divinité tutélaire est fusionnelle : Théano incarne les vertus d’Héra comme Milon celles d’Héraclès. Leur relation ambivalente (supériorité ancienne d’Héra, dont Héraclès est le « jouet » – la « clé d’Héra » –, puis, dans un mythe plus récent, persécution d’Héraclès par Héra, jalouse d’Alcmène, cette humaine que Zeus a fécondée) a sans doute été réinterprétée par Pythagore : la haine de la déesse reflète le vice de la cité crotoniate, qui détruit le mariage et dissout les capacités des hommes et des femmes. En réinstallant les femmes dans leur droit sur les hommes, en les stimulant dans leur vertu d’épouse-mère-prêtresse-citoyenne, les hommes seront ipso facto rétablis dans leur vertu d’époux-père-prêtre-citoyen.

L’école pythagoricienne a existé pendant un siècle et demi : c’est peu si on la compare à l’Académie (Platon), au Lycée (Aristote), au Portique (Zénon de Kition) ou même au Jardin (Épicure), qui dureront de 700 à 900 ans, mais c’est énorme si on la compare aux nombreuses écoles d’enseignement secondaire créées depuis le – VIIe siècle. Elle a réussi à passer l’écueil des guerres médiques, où le masculinisme a commencé son œuvre d’érosion de tous les acquis antérieurs en termes de culture de genre. Même s’il ne permet pas de mesurer directement l’incidence de ces guerres sur la mixité de l’école (du fait de l’absence de datation), le Catalogue de Jamblique (250, 330) est une source intéressante pour analyser celle-ci et émettre certaines hypothèses sur son évolution.

« Il va de soi que, sur la totalité des pythagoriciens, beaucoup sont inconnus ou anonymes ; mais d’autres sont connus dont voici les noms. (…) Ce qui fait un total de 218 hommes. Parmi les femmes les plus célèbres qui adhérèrent à la doctrine de Pythagore, on compte (…). Ce qui fait un total de 17. » (Jamblique, Vie pythagorique)

Les pythagoriciens proviennent des cités suivantes :

  • sur la même côte, « sous la botte italienne » : Crotone (29), Sybaris (12) à 110 km au nord de Crotone, Métaponte (38) à 80 km au nord de Sybaris, Tarente (43) à 50 km au nord-est de Metaponte, Lucanie (4) à 100 km de Métaponte à l’intérieur des terres, Caulonia (5) située à 120 km au sud de Crotone, Locres (10) à 30 km au sud de Caulonia, Rhégium (12) à 80 km de Locres au bout de la botte à proximité immédiate de la Sicile,

  • sur la côte du « dessus de la botte italienne » : Élée (1 et non des moindres : Parménide) à 300 km de Crotone, Posidonia (7) à 150 km au nord d’Élée, La Tyrrhénie (1) au nord de Posidonia,

  • en Sicile : Agrigente (1 et non des moindres : Empédocle), Syracuse (3), Catane (2)

  • sur la côte méditerranéenne d’Afrique du nord : Carthage (4) à l’ouest, Cyrène (4) à l’est,

  • dans le Péloponnèse : Sparte (3), Argos (6), Phlionte (4), Sicyone (4), Corinthe (1),

  • au-delà : Athènes (1), Paros (10) à 1 000 km de Crotone en pleine mer Égée, Samos (6) patrie d’origine de Pythagore, Dardanos (1) encore plus loin au niveau du détroit éponyme, Cyzique (4) au nord de Dardanos, la Scythie septentrionale (1) plus au nord encore, enfin le royaume du Pont ou mer Noire (1).

Il est moins facile et moins pertinent de savoir d’où proviennent les pythagoriciennes, sachant qu’en se mariant elles peuvent changer de lieu de vie. Jamblique indique ainsi à leur propos soit leur lieu de naissance (quand il dit « fille de X de la cité ou du territoire Y », ou « sœur de X de la cité ou du territoire Y »), soit leur lieu de vie après le mariage (quand il dit « épouse de X de la cité ou du territoire Y »). Parfois Jamblique dit seulement « de la cité ou du territoire Y », sans doute parce que la pythagoricienne y est née et s’y est mariée. On a donc (sachant qu’il manque un nom dans la liste par ailleurs présentée comme en contenant 17) :

  • sur la même côte « sous la botte italienne » : Crotone (2 épouses, 1 fille), Sybaris (1 sans précision), Métaponte (1 épouse), Tarente (1 sans précision, 1 fille), Lucanie (1 sœur),

  • dans le Péloponnèse : Sparte (1 fille et 1 sœur, 1 épouse, 1 sans précision), Argos (2 sans précision), Phlionte (1 sans précision) et Arcadie (1 sans précision).

On remarque que la « provenance » des pythagoriciennes célèbres se concentre dans certains secteurs : le long de la côte au nord de Crotone et le Péloponnèse. Si l’on s’en tient à l’Italie du sud, le nord de Crotone est aussi le secteur d’où proviennent majoritairement leurs homologues masculins. Si l’on considère la Sicile, l’Afrique et le Péloponnèse comme un second cercle, les pythagoriciennes sont aussi issues du secteur d’où proviennent la majorité des hommes. On ne trouve par contre aucune pythagoricienne illustre dans le troisième cercle, comprenant Samos : le lien de Pythagore avec sa patrie d’origine semble n’avoir pas du tout joué.

Il est remarquable que l’aire des femmes illustres recouvre celle des hommes illustres. Il semble que partout une émulation hommes-femmes ait été à l’œuvre et ait porté ses fruits là où la densité du recrutement tous sexes confondus était la plus élevée. Car il est probable que la carte des « hommes et femmes illustres » soit représentative de celle des inconnu.e.s et des anonymes : fort recrutement en Italie du sud, recrutement moyen dans le cercle de la Sicile, de l’Afrique et du Péloponnèse, recrutement plus faible dans le lointain (Athènes et au-delà). Paros semble avoir abrité une succursale pythagoricienne particulièrement vivante mais insuffisamment étoffée pour faire émerger des femmes illustres.

Le Catalogue s’appuie sur les travaux des compilateurs de son époque. Aux noms des pythagoricien.ne.s sont attachés des vies, des mots, des actes et surtout des listes de traités. C’est essentiellement à titre d’auteurs et d’autrices célèbres qu’iels sont cité.e.s par Jamblique. Cela peut paraître paradoxal, étant donné que l’enseignement pythagoricien était strictement oral et que toute forme de divulgation entraînait l’infamie, la perte de tous les avantages du réseau des politiques et des augustes. Il convient en fait de distinguer les pythagoricien.ne.s qui ne sont jamais sorti.e.s de l’école et les autres. Les premier.ère.s sont connu.e.s pour leurs vies, leurs mots et leurs actes, mais l’obligation d’en faire des auteur.e.s leur prête des traités qui n’ont jamais existé. Pour les autres, le problème subsiste, notamment pour Parménide et Empédocle, qui ont effectivement écrit des traités dont il nous reste de nombreux fragments. Peuvent-ils avoir été exclus du groupe ? Il est clair que non et en même temps ce qu’ils écrivent est si original qu’il est douteux qu’ils aient simplement retranscrit l’enseignement oral prodigué dans l’école. On peut faire l’hypothèse que l’enseignement oral pythagoricien n’avait pas vocation à être complet, mais cultivait au contraire son incomplétude et se voulait le fonds commun de tous les systèmes métaphysiques à venir. Parménide et Empédocle auraient en quelque sorte exploité tour à tour les virtualités pythagoriciennes dans des systèmes métaphysiques hautement performants, et cela en accord avec l’école. Sans doute est-ce vrai aussi de Platon (non mentionné comme ayant suivi le cursus complet de l'école, mais on sait qu'il était très lié à de nombreux pythagoriciens).

Perdre le bénéfice du réseau pythagoricien représentait un préjudice considérable, non seulement en termes d’influence politique, puisque la plupart des cités d’Italie du sud ont rapidement compté leur part d’oligarques pythagoriciens, mais aussi en termes de solidarité dans le privé. L’amitié pythagoricienne, dont on ne conserve que des exemples masculins, est célèbre. Elle fait partie des fondements de l’enseignement moral des acousmaticien.ne.s. Elle a un aspect systématique qui ne laisse pas de place aux sentiments personnels : si un.e pythagoricien.ne en rencontre un.e autre dans le besoin, aussitôt, sans connaître plus avant la personne, iel se doit de venir à son secours. Ainsi l’histoire de Denys, tyran de Syracuse, qui voulait éprouver l’amitié de deux pythagoriciens, l’un Syracusain, le second d’une autre cité grecque, venu lui rendre visite. Accusant le premier d’avoir comploté son assassinat, il lui accorde d’aller donner bon ordre à ses affaires en échange d’un otage. Le condamné choisit son ami pythagoricien (rires de l’assistance : « belle amitié ! »). Le terme échu, alors qu’il n’est toujours pas de retour, Denys convoque le bourreau. L’ami étranger s’avance vers celui-ci sans sourciller à la surprise de toute l’assemblée (« il n’en veut pas à son ami ! »). Le Syracusain arrive alors en courant et, s’excusant de son retard, prend la place de son ami. Denys, ébahi, ne tarit pas de louanges et demande à intégrer leur secte. Réponse : « non, tu n’es pas initié ». Une histoire très masculine donc. Mais l’on peut imaginer des versions féminines de cette amitié partagée tant par les augustes que par les politiques.

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