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samedi 26 août 2023

Sexe, genre et philosophie #4b L’école de Pythagore #2 Végétarisme

 

Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Ovide (–43, 18), Les métamorphoses, Gallimard, coll. folio classique, 2005.

Pausanias (115, 180), Description de la Grèce, traduction Étienne Clavier, Paris 1821, remacle.org.

Marcel Detienne, Le bœuf aux aromates, in Les jardins d’Adonis, 1972, Gallimard.

Marcel Detienne, Les dieux d’Orphée, 1989, Gallimard.


Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023

Sexe, genre et philosophie #4a gnathaena.blogspot.com 2023


Le végétarisme pythagoricien

Pythagore conçoit la Cité comme une alliance de foyers reposant sur un rapport collectif d’intimité au divin, ce qui est relativement novateur (jusqu’alors la Cité se pensait plutôt comme une alliance de lignages). Il juge par ailleurs que les cités existantes dévient considérablement de ce modèle :

  • le déséquilibre des genres est trop accusé, les femmes ne sont pas assez valorisées dans leur rôle politique : cela a pour conséquence l’affaiblissement des foyers, sapant l’un des deux piliers de la Cité ;

  • la pratique sacrificielle éloigne du divin la population masculine de la Cité au lieu de l’en rapprocher, sapant son autre pilier.

Le rééquilibrage politique entre femmes et hommes et le renouvellement de l’alliance avec le divin sont à la source de la doctrine pythagoricienne du végétarisme.

1) Âge d’or et âge de fer

Pausanias, géographe du IIe siècle, dans son ouvrage sur la Grèce, évoque l’ère mythique des toutes premières fondations politiques, celles de Lycaon en Arcadie (fondation de Lycosure) et de Cécrops en Attique (fondation d’Athènes). Les êtres divins immortels et les êtres humains mortels sont alors encore très proches : ils se rendent visite, partagent les mêmes territoires. La fondation des cités coïncide avec la rupture de ce lien privilégié : l’âge d’or est clos, commence l’âge des héros. Héros fondateurs malhabiles, qui ne savent comment composer l’alliance des lignages entre eux et l’alliance de la communauté dans son ensemble avec les déesses et les dieux.

« Je crois donc que Cécrops régna sur les Athéniens en même temps que Lycaon sur l'Arcadie ; mais ils ne me paraissent pas avoir eu la même sagesse en ce qui concerne le culte de la divinité. Cécrops, en effet, donna le premier à Jupiter le surnom d'Hypatus ou Suprême ; il ne voulut pas non plus qu'on sacrifiât rien qui eût vie, et fit brûler sur l'autel des gâteaux faits à la manière du pays, et que les Athéniens nomment encore maintenant Pélanoi. Lycaon au contraire, porta sur l'autel de Jupiter un enfant nouveau né, le sacrifia et arrosa l'autel avec son sang. On dit qu'il fut changé en loup aussitôt après le sacrifice, ce que je n'ai pas de peine à croire ; car outre que cette tradition est très ancienne chez les Arcadiens, elle a quelque vraisemblance ; en effet, les hommes de ce temps étaient, à cause de leur justice et de leur piété, les hôtes et les commensaux des dieux ; c'est pourquoi les dieux les récompensaient promptement lorsqu'ils étaient vertueux, et les punissaient de même lorsqu'ils commettaient quelque crime ; aussi voyons-nous que plusieurs hommes de ces temps-là ont été mis au rang des dieux, et sont encore maintenant honorés comme tels : de ce nombre sont Aristée, Britomartis de Crète, Hercule fils d'Alcmène ; Amphiaraüs, fils d'Ioclès, et ensuite Castor et Pollux ; d'après cela on peut croire à la métamorphose de Lycaon en loup, et à celle de Niobé, fille de Tantale, en rocher ; mais aujourd'hui que la méchanceté est portée à l'excès, et a gagné toutes les villes et tous les pays, on ne voit plus d'hommes placés au rang des dieux, si ce n'est par de vaines apothéoses qu’a inventées la flatterie pour celui qui a l'autorité ; et la vengeance divine, plus lente et plus tardive, n'atteint les méchants que lorsqu'ils ont quitté la vie d'ici-bas. » Pausanias, Description de la Grèce, livre VIII « Arcadie », chapitre 2, 2-4.

Les tâtonnements de Cécrops et de Lycaon, que confronte Pausanias, dessinent la structure du sacrifice politique en Grèce, en mettant en évidence deux positions extrêmes opposées entre elles.

  • Le modèle que suit Cécrops est de type agricole. Zeus est le maître du ciel, il préside au régime des pluies, c’est grâce à lui que germe le grain semé, que l’épi se développe multipliant les grains, et qu’il peut être récolté sans trop de perte. Athènes est au centre d’un territoire (relativement) propice à la culture céréalière. La Terre accueille la graine qui y entame sa germination, le Ciel (Ouranos-Zeus) permet son éclosion et sa démultiplication. La Terre comme le Ciel sont, dans ce modèle, transcendants, hors de la portée des êtres humains et en même temps conditions de leur existence. Cécrops choisit d’offrir à Zeus le fruit du travail que le dieu a favorisé : des gâteaux du pays, auxquels hommes et femmes ont contribué. Zeus agrée le sacrifice.

  • Le modèle que suit Lycaon est quant à lui de type pastoral. Chaque dieu possède un domaine, qu’il co-régit avec son épouse, où s’égaillent des êtres vivants qui lui sont soumis et dont il dispose (les chevaux par exemple pour Poséidon). Zeus, en tant que souverain, garantit que chacun puisse jouir de cette prérogative. Lui-même possède un domaine avec ses créatures aériennes (notamment l’aigle qui ne touche terre que du bout des serres), mais il dispose aussi, en tant que souverain, de tous les êtres sans attache (les monstres) ou les ayant rompues (un animal sauvage qui attaque un village relève autant d’Artémis que de Zeus). À l’imitation des dieux, les hommes, les chefs de famille, disposent de troupeaux de bovins et d’ovins, ainsi que de pâturages familiaux qu’ils co-régissent avec leurs épouses. C’est le roi Lycaon qui garantit que chaque chef de famille puisse jouir de ses droits. Il possède lui-même un domaine propre et des troupeaux. En tant que souverain, il dispose en outre des monstres et des êtres qui ont fui leur groupe d’appartenance, qui parcourent le territoire de la cité et y sèment le désordre. Il ne peut pas y avoir plus grande proximité entre Lycaon et Zeus, qui partagent en l’occurrence la même prérogative sur les êtres sauvages. Lycaon peut tutoyer Zeus, l’inviter à sa table et partager avec lui la chair d’un être qu’ils possèdent tous deux en commun. Que choisit-il d’offrir à Zeus, son double divin ? Un enfant sauvage, "autochtone", sans relation avec aucun des chefs de famille de la cité, fraîchement capturé dans la montagne, et apprêté pour la table commune du roi et du dieu. Zeus n’agrée pas le sacrifice : il ne mange pas de chair humaine, il ne tutoie pas les rois, il n’est pas un dieu immanent.

Le divin et l’humain sont-ils proches ou distants ? L’offrande sacrificielle concerne-t-elle la propriété comme domination des êtres humains sur les animaux et les végétaux ou comme soin apporté par les êtres humains aux animaux et aux végétaux dont ils dépendent pour vivre ? La société doit-elle être masculine et hiérarchisée ou mixte et égalitaire ? Voilà les questions que posent les modèles de Lycaon et de Cécrops. Le mythe penche pour la distance et le soin, la mixité et l’égalité, contre la proximité et la domination, le masculinisme et la hiérarchie.

L’opposition de Lycaon et de Cécrops a été structurante pour les cités grecques qui y ont moins vu une alternative irréconciliable qu’un point douteux soluble par le syncrétisme religieux. Le polythéisme le permettait : il n’y a pas de cité qui n’ait simultanément adopté le culte agraire de Cécrops et des versions atténuées du culte pastoral de Lycaon. L’articulation entre les cultes était en gros le suivant : adopter le culte du premier pour la vie quotidienne, adopter celui du second (où le bœuf est substitué à l’enfant sauvage) pour le renouvellement des alliances masculines, cautionné par la présence des divinités associées à la fondation de la cité, invitées à s’en rapprocher à cette occasion.

C’est ce syncrétisme religieux que Pythagore rejette, comme les orphiques avant lui. Cécrops et Lycaon s’opposent comme la lumière s’oppose à l’obscurité, l’âge d’or à l’âge de fer. Cécrops appartient encore à l’âge d’or, tandis que Lycaon appartient déjà à l’âge de fer. Il y a donc erreur manifeste à penser que Cécrops cultive la distance, même s’il est vrai qu’il cultive la transcendance. Certes Zeus se tient haut dans le Ciel, mais par le culte qu’il inaugure, Cécrops s’élève jusqu’à lui, le rejoint grâce à la pureté du rite. Zeus lui fait alors bon accueil et se rend favorable aux travaux agricoles d’Attique. Il n’y a pas moins erreur à penser que Lycaon cultive la proximité, même s’il est vrai qu’il cultive l’immanence. Zeus immanent n’est pas autre chose que Zeus vengeur, Zeus assez courroucé pour venir châtier les hommes. Lycaon en ne faisant pas effort vers le haut, en partageant une chair indigne autant des divinités que des êtres humains, ne peut qu’attirer sur soi et sa cité la défaveur de Zeus. Cette double erreur rend inopérant le syncrétisme des cités grecques : les cultes quotidiens sont formellement corrects, mais ne sont pas préparés correctement (il leur manque les purifications préalables), mais surtout les cultes annuels, les plus proprement politiques, sont incorrects tant dans leur forme que dans leurs préliminaires, et de ce fait cause profonde de souillure et de défaveur divine.

Cette posture de Pythagore, un récit que rapporte Detienne citant Plutarque indique qu’elle n’est pas seulement théorique. On voit en particulier comment un positionnement relatif à l’offrande religieuse a des incidences immédiates sur la façon de s’alimenter.

« Il y avait, à Délos, un autel d’Apollon Genétor sur lequel il était interdit de sacrifier une victime animale. C’est là que Pythagore, disait-on, avait déposé de l’orge, du blé et des gâteaux, offrandes qu’il avait faites en conformité avec le rituel d’Apollon Genétor. Ces offrandes déposées sur l’autel apollinien n’étaient pas seulement des produits « simples et naturels » : elles étaient senties, dans ce rituel délien, comme des « souvenirs et des spécimens de la nourriture primitive ». Plutarque, qui nous donne ces informations, ajoute qu’à côté du blé, de l’orge et des gâteaux, on offrait également à Apollon la mauve et l’asphodèle, deux plantes dont les [pythagoricien.ne.s] reconnaissaient aussi la vertu exceptionnelle et la valeur de « nourriture primitive ». Apollon Genétor est un « dispensateur de fruits ». Le mythe délien des Oinotropes permet d’illustrer cette générosité nourricière. Fils d’Apollon, Anios est un roi mythique dont les trois filles possèdent le privilège de faire surgir à volonté les produits de la nature ; Oinô dispense le vin, Spermô donne les céréales, Elaïs fait couler l’huile. Ce sont des puissances de l’âge d’or, des divinités qui assurent aux hommes, sans effort de leur part, l’abondance des nourritures toutes prêtes à la consommation. Comme les Oinotropes, Apollon Genétor régente l’âge d’or de l’humanité ; il est le garant de la première vie cultivée, quand la terre faisait croître pour les hommes des fruits spontanés, leur offrait des fruits « naturels », autophues (qui poussent d’eux-mêmes, sans l’intervention d’une technique comme l’agriculture, et sans exiger de la part des êtres humains aucun travail pénible). Sans doute ces produits de l’âge d’or – céréales, comme le blé et l’orge, plantes comme la mauve et l’asphodèle – peuvent-ils nous apparaître comme des nourritures de deux types différents : plantes cultivées d’une part, plantes sauvages de l’autre. Dans la pensée mythique dont ces traditions déliennes portent témoignage, ce sont toutefois des produits de même nature : comme la mauve et l’asphodèle, le blé et l’orge sont ici des produits spontanés de la terre, des nourritures parfaitement « cuites » que les êtres humains peuvent consommer directement sans les soumettre à l’action du feu. Pour les [pythagoricien.ne.s], les offrandes rituelles à l’Apollon Genétor prenaient donc valeur de paradigme : elles représentaient les nourritures que les êtres humains d’autrefois consommaient à parts égales avec les êtres divins. Il est évident qu’à l’âge de la cité et du bœuf laboureur, les céréales ne pouvaient garder entièrement ce statut de produit naturel de l’âge d’or et de nourritures communes aux êtres divins et humains. Aussi bien sont-ce la mauve et l’asphodèle qui ont davantage joué, dans la pensée pythagoricienne, le rôle des nourritures parfaites. En effet, ces deux plantes, qui sont comestibles à l’état sauvage, interviennent, pour une part importante, dans la composition des alima et des adipsa, des aliments propres à supprimer la faim et la soif, ces super-nourritures que les mages extatiques comme Pythagore, Épiménide et Abaris ont le privilège de consommer. Dans le cas d’Épiménide, le refus de manger comme les hommes va de pair avec le besoin de manger comme les dieux. Chaque jour, le célèbre purificateur se contentait de manger une espèce de pilule qui lui permettait de ne ressentir ni la soif, ni la faim. Or cette nourriture étonnante était composée d’un mélange de mauve et d’asphodèle, plantes dont Épiménide avait découvert les vertus merveilleuses en assistant, comme Pythagore l’avait fait de son côté, au sacrifice en l’honneur d’Apollon Genétor. Dans la tradition pythagoricienne, les mêmes alima et adipsa apparaissent comme des substituts de la nourriture humaine, révélée par les dieux eux-mêmes. » Detienne, Le bœuf aux aromates, pp. 71-73.

2) Le culte à Déméter, rite modèle ?

La fête des Thesmophories, largement répandue en Grèce, fête exclusivement féminine, est chargée de plusieurs significations. Son organisation revient à la prêtresse de Déméter, entourée de femmes rassemblées en collège, qui se réunit dans le temple dit thesmophorion, ouvert en temps normal aux femmes et aux hommes (certes moins nombreux à le fréquenter), ouvert aux seules femmes pendant les trois jours de la fête annuelle. Pythagore, qui s’adresse au collège des citoyennes crotoniates dès son arrivée dans leur cité, voit dans le rituel des Thesmophories un modèle pour les rites sacrés qui s’ancrent dans l’âge d’or, moyennant quelques ajustements significatifs.

La fête est d’abord une mise en scène de l’histoire de Déméter (« Déesse mère ou La mère ») et de sa fille Corè (« Jeune fille ou Fille »). Née de l’union de Zeus avec sa sœur, Corè est élevée par sa mère en Sicile, lieu a priori sûr, entourée de Nymphes. Alors qu’elle s’écarte du groupe de ses compagnes, cueillant un narcisse, la terre s’ouvre sous ses pieds et Hadès s’empare d’elle, décidé à en faire son épouse. Déméter a entendu le cri de sa fille, elle accourt et ne la trouve pas. Elle la cherche pendant neuf jours et neuf nuits, puis, prise de colère, décrète que plus aucune céréale ne poussera tant qu’elle ne saura pas où elle est. Hélios, qui voit tout ce qui se fait sous le jour de ses rayons, se décide à parler. La déesse prend aussitôt le chemin des Enfers pour y réclamer sa fille, Hadès la lui refuse, Zeus est consulté, il tranche : six mois de l’année, Corè sera Perséphone reine des Enfers, six mois de l’année, elle sera à nouveau Corè et, pour marquer la gaieté de son retour, fera verdir le monde végétal. Déméter transige mais obtient huit mois contre quatre pour Hadès. Le premier jour des Thesmophories est consacré à ce qu’inaugure l’enlèvement de Corè pour les pratiques agricoles. Le deuxième jour la suspension de ces pratiques du fait du décret de Déméter. Le troisième jour à la pratique agricole retrouvée par le retour régulier de Corè auprès de sa mère.

La mise en scène choisie pour illustrer l’histoire de Déméter et Corè fait valoir deux ordres de signification : matrimonial et agricole. Il y a là à la fois une règle pour le mariage et une règle pour l’agriculture. C’est Déméter, à la fois mère et souveraine de l’agriculture, qui fait le lien entre ces deux aspects.

L’histoire de Déméter et Corè est en premier lieu un drame matrimonial. Une mère élève sa fille, entourée de compagnes, au sein d’une paisible nature essentiellement végétale : un jardin d’enfants en quelque sorte, lieu d’éducation de la petite fille jusqu’à son adolescence. La perspective du mariage s’y fait brutalement jour par l’enlèvement de la jeune fille, en tout cas vécu comme tel par la mère. (On a là le paradigme divin des cérémonies de mariage en Grèce et ailleurs, dont le point de départ est l’enlèvement de l’épouse par l’époux.) La mère cesse tout travail : la faim se fait bientôt sentir chez les humains, il leur faut retourner à l’état sauvage (chasse et cueillette) pour survivre. Elle retrouve l’auteur du rapt et devant son refus va consulter le père. À celui-ci le mariage agrée : elle obtient cependant que sa fille lui revienne régulièrement. Mariée par son père, la fille doit partir vivre chez son époux. Mais cette entente d’un père et d’un époux ne peut pas l’emporter sur la relation de mère à fille : la mère la garde près d’elle deux-tiers du temps, l’époux le tiers restant. S’il est douteux que cette histoire évoque un passé lointain où les liens entre femmes primaient sur leurs relations avec les hommes et où ce déséquilibre était socialement institué, il est par contre plus que probable qu’elle renvoie à une époque mythique, encore proche de l’âge d’or, où les humains n’étaient pas une race masculine comme dans le mythe de la race d’or hésiodien, mais une population mixte capable de relations d’hospitalité réciproque avec le divin (Déméter, au cours de son errance, rend notamment visite à la famille royale d’Éleusis, où elle est accueillie et consolée autant qu’elle peut l’être, par le roi mais surtout par la reine et ses suivantes), réglant sa vie sociale sur celle des déesses et des dieux, et faisant alors primer la relation mère-fille sur la relation père-époux. Là réside précisément pour Pythagore l’intérêt des Thesmophories. Les femmes y trouvent le chemin le plus direct pour accéder à l’intimité du divin et simultanément s’y affirmer comme corps politique féminin. Les actes rituels le confirment, mis à part l’un d’entre eux, lié à la dimension agricole du mythe.

L’histoire de Déméter et Corè est en effet, par ailleurs, une affaire de transition agricole. Que l’auteur du rapt soit Hadès n’est pas gratuit. L’âge d’or ne lui est pas très favorable (rappelons que chez Hésiode la race d’or ne meurt ni ne descend aux Enfers). L’enlèvement de Corè annonce l’âge de fer, où la pauvreté de la terre est compensée par une technique d’enrichissement du sol par de la matière organique morte, compensation alimentaire pour le jeune végétal que la terre ne nourrit plus avec autant d’abondance que durant l’âge d’or. Son union confère à Hadès un rôle positif qui n’existerait pas sans le relâchement des liens entre les divinités et l’humanité : cette union compense la passivité croissante de Gaïa à l’égard de sa progéniture mortelle. Elle illustre sur un autre plan la dyade pythagoricienne, opposant deux termes, dont l’un est positif (Déméter + Corè, verdeur végétale et fécondité céréalière), l’autre négatif (Hadès, mort souterraine), dont la relation renvoie à une certaine harmonie (numérique : 2/3 de domination positive contre 1/3 de domination négative). Alternant selon ces rapports leur domination au fil de l’année, le positif féminin règne en effaçant complètement le négatif masculin (printemps et été, âge d’or retrouvé), le négatif masculin règne en divisant le positif féminin (hiver, Corè séparée de Déméter), et dans cette division, en rendant possible l’art de l’enrichissement du sol (matière organique morte susceptible d’alimenter le végétal), positif compensant un négatif (âge de fer). Cet aspect du rite des Thesmophories est beaucoup moins intéressant pour Pythagore : il illustre l’éloignement du divin et de l’humain plus que leur proximité, il décrit l’actualité d’un monde où le bien se paye par le mal, la vie par la mort, plus que l’ancien monde où les fruits de la terre croissaient sans le secours d’Hadès.

Revenons aux trois jours de célébration des Thesmophories :

  • Le premier jour est consacré à ce qu’inaugure l’enlèvement de Corè pour les pratiques agricoles. Dans nombre de cités, les Thesmophories se situent quelques jours avant les semailles : les femmes collectent, dans des fosses dédiées à Hadès, l’engrais qui sera mêlé aux semences à cette occasion. Elles y déposent simultanément les éléments dont la décomposition produira l’engrais de l’année suivante. C’est ce premier jour, très lié à la mort, que Pythagore considère comme une souillure entachant l’ensemble du rituel. Les éléments constitutifs de l’engrais sont en effet des cadavres d’animaux (par exemple des porcelets à Athènes).

  • Le deuxième jour est consacré à la suspension des pratiques agricoles suite au décret de Déméter. Là est véritablement le cœur des Thesmophories. Les femmes sont venues autant que possible en couple mère-fille (nubile), elles ont construit des abris temporaires (des « tentes »), où elles dorment pendant deux nuits et où elles jeûnent pendant le deuxième jour (à cause du décret de Déméter). Elles ne restent pas oisives : alors que la déesse pleure sa fille, les mères donnent des cours de botanique aux jeunes filles qui bientôt passeront du statut de corè à celui de gynè. C’est en l’occurrence cet enseignement que menace d’interrompre le mariage, et qu’Hadès a mis en danger, enseignement centré sur les plantes médicinales, savoir typiquement féminin, qu’Hippocrate, après les guerres médiques, contribuera à spolier. Pythagore y voit au contraire le socle de la citoyenneté féminine : une connaissance de soi (la médecine pour les femmes par les femmes) faisant l’objet d’une transmission intergénérationnelle, et une maîtrise du fonctionnement des caractères sexuels primaires et secondaires (gynécologie), source de chasteté et simultanément de maternité « pure » (non commandée par le plaisir amoureux). La présence centrale du gattilier dans le rite en résume pour lui la vertu.

    « (Les branches du gattilier, ndlr) servent à confectionner les paillasses sur lesquelles vont dormir les épouses légitimes réunies, à l’écart de toute présence masculine, sous le patronage de Déméter Thesmophore. D’une part, la plante passe pour favoriser la continence des femmes, et les détourner de toute activité sexuelle pendant le temps de séparation d’avec leurs époux imposé par le rituel. Par ailleurs, elle a la réputation de faciliter l’écoulement des règles et la montée du lait. Le cadre rituel de la fête, centrée sur la reproduction de la cité par elle-même, conduit à expliciter les deux termes qui délimitent la relation de la cité des femmes avec le gatillier : il prive le corps de tout désir et le prépare à sa seule fonction de reproduction. » Marcel Detienne, Du sexe de la mythologie in Les dieux d’Orphée.

  • Le troisième jour est consacré à la pratique agricole retrouvée par le retour régulier de Corè auprès de sa mère. La garantie matrimoniale du maintien du lien mère-fille correspond à un retour à l’âge d’or. Fruits et gâteaux sont offerts par les femmes à Déméter, aussi proches que possible, partageant la même nourriture. Il faut bien cependant retourner à la vie avec les hommes. La sexualité reprend ses droits, en rupture avec l’abstinence de ces trois jours (et sans doute beaucoup plus, en amont de la fête, en guise de purification) : les femmes font assaut d’impudeur et rentrent chez elles, dans un quotidien où Pythagore conçoit le plaisir sexuel partagé (à condition qu’il soit modéré).

Pythagore peut admettre les Thesmophories comme modèle de rite citoyen dès lors qu’on en supprime la dimension morbide du premier jour. Il s’agit en effet pour lui de bien distinguer les rites citoyens annuels et les rites privés quotidiens : les premiers exigent un effort particulier pour s’élever collectivement vers le divin, pour revivre l’âge d’or, par le biais d’exercices privés de purification prolongés, puis d’un rite collectif sans défaut, sans ombre, sans rien qui rappelle le quotidien de fer ; les seconds sont dédiés à tous les arts de vivre qui permettent à chaque oikos de survivre aux épreuves de l’âge de fer. Il est possible d’y sacrifier des animaux, dans la mesure où cela est requis par la dureté des temps et où les purifications préalables ont été suffisamment poussées pour protéger l’officiant et son entourage de la souillure du sang versé. Mais cela est à proscrire des rites citoyens annuels. Seules les femmes sont en mesure de convertir facilement leur ritualité aux exigences religieuses de Pythagore. La chose est beaucoup plus difficile pour les hommes comme on va le voir. Cette différence entre femmes et hommes à l’égard de la perfection religieuse explique l’attirance de Pythagore pour le mode de vie féminin, plus proche du divin.

3) Une pratique à partager : manger la salade

Se nourrir n’est jamais très loin de se soigner et de se purifier. Pour Pythagore, ces fonctions doivent s’identifier les unes aux autres lorsqu’il s’agit de s’élever vers le divin. Le cas de la laitue est à ce titre Intéressant. Parce qu’elle est regardée en Grèce ancienne comme un inhibiteur de la jouissance sexuelle,

  • les femmes la recherchent pour ses vertus alimentaires, thérapeutiques et purificatrices ;

  • les hommes la fuient, notamment lorsqu’il s’agit d’avoir une relation sexuelle avec leurs épouses en vue de concevoir un enfant, à la canicule (fin juillet, début août, équivalent de notre nouvel an et moment privilégié pour la conception) : la convention veut en effet que, lors de cette relation, l’homme jouisse intensément et la femme n’éprouve rien (dans le cas inverse, elle est supposée donner naissance à un enfant qui lui ressemble plutôt quà son père, ce qui n’est pas souhaitable) ;

  • Pythagore la recherche pour y trouver ce que les femmes y trouvent : avec les autres membres masculins de son école, à la canicule, ils consomment la laitue pour ne pas jouir lors de l’accouplement. Le rapport entretenu par les pythagoriciens à leurs concitoyens est celui d’hommes (adoptant pour le bien de la cité un mode de vie féminin) à hommes (refusant la vertu féminine). Pythagore s’inscrit bien dans la lignée d’Hésiode.

Voici ce qu’en dit Marcel Detienne : « Dans le monde grec, le bon usage de la laitue obéit à un ensemble de règles qui n’est pas sans déconcerter. Entre eux, les hommes sont bien d’accord : pas de laitue à table. En manger serait se condamner à ne plus avoir accès aux femmes, à se priver de la jouissance amoureuse. Les disciples de Pythagore qui, dans l’ardeur caniculaire, mâchonnent gravement des feuilles de salade, confirment a contrario le refus des non-pythagoriciens. Quant aux femmes, leur conduite alimentaire est, en l’occurrence, dictée par les vertus officielles de la salade quant au bon fonctionnement de leur organisme : excellente pour les règles et souveraine pour l’écoulement des menstrues. Partage tranché, et il n’est pas nécessaire de s’interroger longuement sur le silence du plaisir dont les femmes, à leur tour, sont frustrées par le triste légume. L’inégalité entre masculin et féminin sous-tend le système institutionnel entier ; la jouissance sexuelle appartient de droit aux mâles qui la prennent entre eux et avec les courtisanes, tandis qu’aux femmes légitimes il revient de produire des enfants qui offrent la plus grande ressemblance avec l’époux. » Du sexe de la mythologie in Les dieux d’Orphée.

On voit que Pythagore entend réformer les mœurs des hommes mariés en leur imposant ce qui s’impose naturellement aux femmes mariées. Et que cette réforme nécessaire au bien de la cité est simultanément alimentaire, thérapeutique et religieuse.

4) Une pratique masculine problématique : manger la viande

La religion telle qu’elle se pratique en Grèce est assez uniforme, qu’il s’agisse des rituels familiaux, des rituels citoyens ou des rituels panhelléniques : elle cultive la distance et la proximité au divin selon une logique caractéristique de l’âge de fer, « un bien pour un mal ». Pythagore entend cantonner ce type de religiosité à la sphère privée de l’oikos, tournée vers les choses pratiques. La Cité et les grands sanctuaires doivent au contraire se réinstaller dans une logique caractéristique de l’âge d’or, moyennant de longues purifications. Cela n’est pas sans incidence sur le statut de pratiques sociales comme le commerce et la guerre, qui ne peuvent prétendre au statut de « politique publique » sans souiller de façon plus ou moins indélébile la Cité, et qui doivent rester « privées », n’engager que les oikoi ancrés dans l’âge de fer.

Si les Thesmophories ne posent pas problème en ce qu’elles célèbrent essentiellement le lien éducatif de mère à fille à travers l’enseignement de la richesse à la fois alimentaire, thérapeutique et même morale de la nature végétale, les cérémonies politiques masculines sont nettement plus problématiques. Pour bien le comprendre, il faut en revenir à… la fève, que Detienne n’hésite pas à qualifier de « viande par excellence ».

« Les pythagoricien.ne.s font de la fève le premier être vivant qui naît de la putréfaction originelle en même temps que le premier des êtres humains. « Lors de la confusion qui régnait au début et à l’origine de tout, quand beaucoup de choses étaient mêlées dans la terre, en germination et en putréfaction, quand, petit à petit, se produisait la naissance et la distinction d’animaux formés ensemble avec des plantes qui germaient, alors, de la même décomposition, l’être humain se forma et la fève grandit. » (Antonios Diogène, IIe siècle). Dans l’image de la fève que développe cette cosmogonie, deux traits se dégagent : le premier, c’est que la fève appartient à l’ordre du putréfié et du pourri. Si cette légumineuse évoque la pourriture, si elle apparaît comme le mélange horrible de sang et de sexe, c’est parce qu’elle représente, dans leur système de valeurs, le pôle de la mort, de la mort des renaissances nécessaires, à l’opposé de la vie véritable, réservée aux dieux et déesses [immortel.le.s] dont le corps n’est pas fait de sang et de chair, mais demeure incorruptible, comme les aromates et les substances parfumées. Le second trait, marqué par la cosmogonie, c’est que la fève sur sa tige est comme la plante humaine, qu’elle est un double de l’être humain, sa sœur jumelle. Une expérience (les [pythagoricien.ne.s] s’y prêtaient volontiers) fait voir toutes les conséquences de cette représentation : si l’on expose quelques instants à l’action du feu solaire une fève rongée ou légèrement broyée entre les dents, on la trouve, un peu plus tard, exhalant l’odeur de la semence humaine, ou, selon une autre version, l’odeur du sang humain versé par un meurtre. Dans ce dernier cas, manger la fève, c’est comme répandre le sang de l’homme. Toute la violence d’une telle représentation se découvre dans le précepte pythagoricien le plus banalisé par la littérature de la secte : « C’est crime égal de manger des fèves et la tête de ses parents. » La manducation de la fève trouve ici sa signification la plus profonde : elle est synonyme d’allélophagie (« se manger les uns les autres », par extension : « manger ce qui nous est le plus proche », ndlr). La tradition pythagoricienne le dit explicitement quand elle attribue à Pythagore l’interdiction « de manger des fèves autant que de se nourrir de chairs humaines ». Manger la fève, c’est dévorer la chair humaine, se conduire comme une bête sauvage (les loups passent pour pratiquer l’allélophagie, cf. Lycaon et son nom qui le relie aux loups, ndlr), se condamner à un genre de vie qui est l’extrême opposé de l’âge d’or. En conséquence, dans le système des nourritures pythagoriciennes, la manducation de la fève apparaît comme une manière originale et hermétique de définir la consommation de la viande et la pratique du sacrifice sanglant. Se nourrir de fèves, c’est, pour les [pythagoricien.ne.s], manger de la viande avec le même absolu qu’ils apportent eux-mêmes à ne pas en consommer, quand ils valorisent des super-nourritures telles que les aromates, la mauve et l’asphodèle, et les céréales pures. Le système alimentaire pythagoricien apparaît ainsi construit sur l’écart des deux termes qui s’opposent entre eux comme deux pôles : le positif représenté par les aromates (nourritures les plus propres aux divinités, dont les humains ne profitent que par l’odorat, contrairement à la mauve, à l’asphodèle et aux céréales, qui nourrissent autant les humains que les divinités, ndlr), le négatif par la fève. Qu’il s’agit effectivement de termes antithétiques, la preuve en est donnée par deux traits marqués dans l’un et l’autre végétal : d’une part, avec sa tige sans nœuds, la fève établit avec l’En Bas et le monde des morts la même communication directe que les aromates instituent de leur côté avec l’En Haut et le monde des divinités ; d’autre part, la fève appartient à l’ordre du pourri aussi nettement que les aromates font partie de l’ordre du sec et du brûlé. » Le bœuf aux aromates, in Les jardins d’Adonis.

Aux origines de la vie, chaque espèce animale est née en même temps qu’une espèce végétale ; elles forment un couple indissoluble : il en va ainsi de l’être humain et de la fève, qui partagent la même origine généalogique (la même tourbe). L’interdiction de manger de la fève est simultanément interdiction de manger de l’humain (cf. Lycaon) comme ce qui est proche de l’humain. Cette proximité n’est pas seulement généalogique, elle concerne aussi le mode de vie, le fait que certains animaux concourent activement à la vie paysanne. Le bœuf est le meilleur ami du laboureur : il travaille aux champs avec lui et se nourrit des mêmes céréales, il habite sous son toit. Le mouton, quant à lui, est une personnification de l’âge d’or : la laine lui pousse indéfiniment au bénéfice des êtres humains qui n’ont qu’à le tondre. Bœuf et mouton sont des mâles castrés. Le taureau et le bélier n’ont d’utilité que pour la reproduction, ils s’apparentent pour le reste aux animaux sauvages, incapables de vivre en société, ils sont destinés à devenir des bœufs et des moutons. Vaches et brebis valent au contraire comme reproductrices, mais aussi comme nourrices et éducatrices, du surplus de leur lait l’on fait ces fromages si prisés en Grèce et l’on tempère la force du vin. Ces animaux, qui sont les victimes par excellence des rites masculins de citoyenneté, ne devraient pas être sacrifiés du fait de leur pleine intégration à l’oikos. Non sacrifiables, ils ne doivent en aucune manière être mangés, ni dans les rites citoyens ni même dans les rites privés, sous peine de souillure ineffaçable.

Là s’arrête l’interdit de la viande pour les « politiques », celleux qui se consacrent essentiellement à la vie de la cité. Il leur est permis de manger du porc et de sacrifier des boucs, ainsi que tout animal nuisible aux humains et à leurs terres cultivées. Cette nuisance (dévaster les moissons, manger la vigne, détruire les semences) renvoie à la chute de l’âge d’or dans l’âge de fer. On peut légitimement s’en garantir en offrant leurs responsables aux divinités civilisatrices et/ou en les consommant avec elles. Par contre l’état d’auguste ne le permet pas, tout au moins quand l’auguste est en chemin vers un sanctuaire (ce qui est le cas le plus souvent). Alors seule une nourriture non carnée, végétale, convient (dès lors qu’il ne s’agit pas de fève !).

La distinction entre augustes et politiques a sans doute été tôt promue par Milon de Crotone. Prêtre d’Héra assimilé à Héraclès, il est aussi connu pour le nombre de ses victoires olympiques que pour son carnivorisme. Il aimait les records sportifs et alimentaires dès lors qu’il s’agissait de viande. Il délaissait alors le porc pour le taureau. On s’est demandé s’il ne s’agissait pas là d’une transgression de l’interdit du bœuf ; cependant le taureau n’est pas encore bœuf : il se caractérise par sa sauvagerie et c’est à ce titre qu’il pouvait (exceptionnellement) être sacrifié et mangé par l’athlète. Il faut voir dans le geste de Milon une performance destinée à promouvoir le pythagorisme, performance suivie par un long jeûne végétarien de purification. L’école pythagoricienne a ainsi admis en son sein des hommes qui ne voulaient pas cesser d’être hommes, à condition de ne pas nier le rôle des femmes dans la Cité, équivalent au leur.

5) Pour un nouveau contrat biologique (unilatéral)

La question cultuelle, que Pythagore aborde du point de vue de la différence des traditions féminines et masculines, a des incidences immédiates sur l’alimentation, et à travers elle sur la manière de classer les êtres vivants.

Appartiennent au mangeable par excellence : les aromates, la mauve et l’asphodèle, les semences céréalières, le fruit de la vigne, les fruits oléagineux. Les plantes auxquelles se rattachent ces super-aliments sont celles de / appartiennent à l’âge d’or, productions spontanées de Gaïa qui rassemblent ses deux progénitures : les êtres divins et les êtres humains. Elles forment un troisième genre d’êtres vivants, aussi éloigné du genre divin et du genre humain que ceux-ci le sont entre eux. Chacun d’eux se situe à l’un des trois sommets d’un triangle équilatéral. La commensalité les réunit tous. Les plantes participent en livrant leurs fruits, leurs fleurs, leurs sèves, leurs semences. Réciproquement, genre divin et genre humain les cultivent : ils en prennent soin et font en sorte qu’elles parviennent à maturité dans les meilleures conditions.

Appartiennent au mangeable « par défaut » tous les aliments qui permettent à l’être humain de se préparer à la commensalité avec les êtres divins, d’abord ceux qui sont « pré-cuits », ensuite tous ceux que l’on doit cuire pour qu’ils remplissent cette fonction. Ces aliments proviennent de plantes d’un âge de fer qui n’a pas complètement rompu avec l’âge d’or ; leur ingestion contribue à la transfiguration de cellui qui souhaite entrer en commensalité avec un dieu ou une déesse. On y trouve les fleurs du printemps (l’odeur est une forme d’aliment) et les fruits de l’été, dont les arbres sont cultivés dans les vergers. Mais il y a aussi la laitue et les plantes qui en sont proches : certes leur consommation passe par leur destruction, mais cette destruction n’est pas entièrement négative, car ce qu’elles consument en échange (la capacité à jouir) est justement ce qui éloigne les humains des êtres divins. D’autres ont des vertus similaires et des conditions similaires de consommation, comme les plantes à tubercules, moyennant leur cuisson. Toutes ces plantes forment un quatrième genre d’êtres vivants, situé à égale distance du genre humain et des plantes du troisième genre, figurant la hauteur du triangle équilatéral tirée depuis le sommet divin.

Appartiennent à l’immangeable, mais dont la consommation est tolérée, les « nuisibles », c’est-à-dire tout ce qui tend à détruire les cultures, les cultivateurices et ce qui contribue à la culture des champs. Parmi ces êtres vivants, on trouve une première catégorie, celle des animaux sauvages, qui relèvent du patronage d’Artémis. La chasse est entreprise en son honneur et la victime lui est vouée, soit par un trophée, soit par un holocauste. Une seconde catégorie regroupe les oiseaux qui pillent les semences juste semées. Leur statut est ambigu : il est intermédiaire entre le divin et l’humain, mais trop proche de ceux-ci pour rendre possible une commensalité reposant sur leur consommation, malgré tout autorisée (après cuisson), quoiqu’elle entraîne une souillure. La troisième catégorie est celle qui regroupe bouc, chèvre et chevreau, porc, truie et porcelet. Ces animaux sont domestiques, leur utilité est avérée, cependant parce qu’ils se laissent aller à détruire les vignes ou les potagers, ils manifestent quelque chose de pervers qui peut justifier leur assassinat et donc leur consommation (ou leur renvoi de la communauté, comme le bouc émissaire, tenu de sortir de la domesticité et de retourner à la sauvagerie). Une quatrième et dernière catégorie est celle de l’ivraie, de toutes les herbes qui poussent dans les champs. Elles sont mises à mort et rendues à la terre pour l’enrichir. Cette catégorie recoupe celle des animaux sauvages : il s’agit de les renvoyer aux déesses qui les patronnent, Artémis ou Corè-Perséphone. Ces êtres vivants assez divers constituent un cinquième genre, structuré autour de trois pôles : ceux qui appartiennent au domaine divin (au sommet divin du triangle équilatéral), auquel ils reviennent par le sacrifice, ceux qui se situent à égale distance de l’humain et du divin (hauteur tirée depuis le sommet du triangle équilatéral correspondant au troisième genre), et ceux qui appartiennent au domaine humain (au sommet humain du triangle équilatéral) mais qui conservent de cette sauvagerie divine qui les tire vers le domaine divin.

Appartiennent enfin à l’immangeable par excellence : d’un côté les êtres vivants qui ne sont ni utiles ni nuisibles à l’être humain (et à l’époque de Pythagore, il y en avait infiniment plus qu’aujourd’hui), de l’autre les membres de l’oikos humain (le mouton, la brebis et l’agneau, le bœuf, la vache et le veau), enfin le double de l’être humain, la fève, et l’être humain lui-même. On a donc d’une part ce qui se situe en dehors du triangle divin-humain-plantes super-alimentaires, d’autre part ce qui appartient de droit au domaine humain (le sommet humain du triangle équilatéral). Ils forment un sixième genre : leur rapprochement permet de boucler ce qui est neutre du point de vue de l’utilité sur ce qui juge (de façon la plus neutre possible) de ce qui est utile et de ce qui ne l’est pas (le bœuf est aussi juge en la matière que le laboureur).

Le recours à la figure du triangle équilatéral permet de mettre en avant le principe classificateur qu’est la distance biologique entre les êtres vivants. Il s’agit de biologie au sens fort du vivre ensemble sur la Terre, et au sens large du terme, à la fois génétique et environnemental. Ce principe commande la classification des êtres vivants autant que les rapports cultuels et que l’alimentation. Ainsi des considérations sur les rapports entre hommes et femmes conduisent à l’élaboration d’un nouveau contrat avec le vivant en même temps que d’un régime alimentaire en conformité avec la classification qui le sous-tend.

6) Un portrait de Pythagore végétarien

Ovide s’est fait l’avocat de Pythagore et de son végétarisme au quinzième et dernier livre des Métamorphoses. Il imagine le philosophe prophétisant la grandeur de Rome et professant le caractère fluctuant, métamorphique, de la réalité. Le poète ne cherche pas à donner à son grand œuvre une caution philosophique ; il s’agit plutôt pour lui de faire une nouvelle fois la preuve de son talent de rhéteur : le choix de Pythagore (au lieu d’Héraclite, beaucoup plus porté sur les métamorphoses) est avant tout celui d’une thèse éthique en désaccord avec les pratiques romaines de son temps. Même s’il n’a pas d’opinion sur le végétarisme pythagoricien, Ovide sait se montrer convaincant.

« Le premier, il défendit de servir sur les tables des animaux égorgés, et il exposa le premier, en ces termes, une doctrine plus admirée que suivie :

"Cessez, Mortels, de souiller vos corps de ces aliments coupables. Vous avez les moissons des champs ; vous avez des fruits qui font courber sous leur poids les arbres des vergers. Pour vous le raisin se gonfle et mûrit dans la vigne. Il est des légumes d'un goût exquis ; il en est d'autres que le feu rend plus tendres et plus savoureux. Ni le lait, ni le miel que parfume le thym, ne vous sont défendus. La terre prodigue vous offre ses plus doux trésors, et vous fournit des aliments exempts de sang et de carnage.

"Il n'appartient qu'aux animaux de se nourrir de chair : encore tous n'en font-ils point usage. Le cheval, la brebis, et le bœuf, vivent de l'herbe des prairies. Mais ceux qui sont d'un naturel farouche et sanguinaire, les tigres d'Arménie, les lions prompts à la colère, les ours et les loups, aiment les aliments sanglants. Ah ! c'est un grand crime de confondre des entrailles dans des entrailles, d'engraisser un corps d'un autre corps, et de ne conserver la vie d'un être que par la mort d'un autre !

"Quoi ! parmi tant de biens que la meilleure des mères, la terre, produit pour vos besoins, vous n'aimez qu'à porter vos dents cruelles sur des animaux égorgés, qu'à mordre des blessures, et qu'à imiter les barbares Cyclopes ! Ne pouvez-vous faire cesser que par la destruction des êtres, les jeûnes d'un estomac vorace et déréglé !

"Dans cet âge antique, que nous avons appelé l'âge d'or, l'homme vivait content du fruit des arbres, des plantes champêtres ; et jamais il ne souilla sa bouche de sang. Alors l'oiseau balançait, sans danger, ses ailes dans les airs ; le lièvre errait sans frayeur, dans les campagnes ; la crédulité du poisson ne l'attachait point à l'hameçon funeste. Aucun être n'employait, aucun ne craignait ni les pièges, ni la fraude : tout était en paix. Mais celui, quel qu'il soit, qui, le premier abandonnant l'innocente frugalité de cet âge, plongea des chairs dans son avide sein, ouvrit le chemin du crime. C'est, je veux le croire, par le carnage des bêtes féroces que le fer commença à être ensanglanté. Mais c'était assez de leur donner la mort. Il est permis, je l'avoue, d'ôter la vie aux animaux qui menacent la nôtre : on pouvait les tuer, mais il ne fallait pas s'en nourrir. On alla plus loin encore. On croit que le pourceau mérita d'être la première victime immolée, parce qu'il détruisait les semences et ruinait l'espoir de l'année. Le bouc fut sacrifié sur l'autel de Bacchus, parce qu'il avait offensé la vigne : ces deux animaux trouvèrent ainsi la peine de leur faute.

"Mais quelle peine méritiez-vous, innocentes brebis, troupeaux paisibles dont les mamelles pendantes se gonflent, pour l'homme, d'un nectar délicieux ; dont la molle toison lui fournit ses vêtements ; et dont la vie est, plus que la mort, utile à ses besoins ? Quel mal a fait le bœuf, animal sans fraude et sans artifice, simple, incapable de nuire, et né pour les plus durs travaux ? Ah ! ce fut un ingrat, indigne des dons de Cérès, celui qui, le premier, détela du joug fumant l'animal agricole pour l'égorger ; qui frappa de la hache son col usé par de rudes travaux, en retournant si souvent la terre, et faisant produire aux champs tant de riches moissons ! Mais ce n'était pas assez de commettre un si grand crime : l'homme a voulu y associer les dieux ; et il ose croire que le sang des génisses est agréable aux Immortels !

"Une victime sans tache, remarquable par sa beauté, car sa beauté lui devient funeste, est parée de bandelettes et conduite à l'autel. Là, elle entend des prières qu'elle ne comprend pas. Elle voit placer sur son front, au milieu de ses cornes dorées, les fruits de la terre, qu'elle a cultivée. Le couteau, qu'elle a déjà peut-être aperçu dans l'eau limpide préparée pour le sacrifice, la frappe : aussitôt on arrache de son sein les entrailles vivantes, et on les interroge pour y trouver le secret des dieux.

"D'où vient à l'homme cette faim si grande des aliments défendus ? Ô Mortels ! je vous en conjure, renoncez à ces festins barbares. Écoutez et retenez mes avertissements : lorsque vous mangez la chair de vos bœufs égorgés, sachez et souvenez-vous que vous mangez vos cultivateurs."

(...)

"Mais, pour ne pas m'écarter plus longtemps du but où je tends dans ma course, le Ciel et tout ce qu'il embrasse, la terre et tout ce qu'elle renferme, sont soumis à d'éternels changements. Nous-mêmes, portion passagère du Monde, nous subissons les mêmes lois, puisque nous sommes non seulement des corps, mais aussi des âmes légères, qui peuvent avoir pour demeure le sein de l'hôte farouche des forêts ou celui du paisible animal qui paît dans le bocage. Conservons donc, au lieu de les détruire, ces corps qui ont peut-être reçu l'âme d'un père, d'un frère, d'un parent, d'un homme du moins ; et n'allons pas renouveler le festin de Thyeste.

"Ne s'accoutume-t-il pas au crime, ne se prépare-t-il pas à répandre le sang humain, l'impie qui enfonce le couteau dans la gorge d'une génisse, et dont l'oreille reste insensible à ses mugissements ; qui peut égorger un chevreau, et l'entendre vagir comme un enfant ; qui peut se nourrir de l'oiseau. que sa main a nourri ? Qu'il y a peu loin de cette cruauté au meurtre, à l'homicide ! et que facilement elle en ouvre le chemin !

"Ainsi, que le bœuf laboure, et ne puisse imputer sa mort qu'à la vieillesse. Que la brebis nous donne sa toison pour nous défendre des attaques du froid Borée. Que la chèvre présente ses mamelles gonflées à la main qui les presse. Que la baguette, enduite de glu, cesse de tromper l'oiseau trop crédule. N'enfermez plus, dans une enceinte, le cerf timide, effrayé par les plumes présentées à ses regards. Ne cachez plus l'hameçon sous une amorce perfide. Détruisez les animaux nuisibles, mais contentez-vous de les détruire. N'allez pas vous en nourrir, et ne prenez que des aliments convenables à l'homme." » Traduction de G.T. Villenave, Paris, 1806, in remacle.org.


Conclusion

L’enseignement pythagoricien, pour s’adresser autant aux femmes qu’aux hommes, s’appuie sur ce qui les identifie : l’âme voyageuse qui peut renaître en un corps de sexe masculin ou féminin sans que cela affecte sa neutralité d’essence. Bâtir un tel enseignement n’avait rien d’évident, même si le fait de réunir des femmes et des hommes autour d’un même rite (cultuel et culturel) n’était pas rare en Grèce comme ailleurs. Qui plus est, cet enseignement était fait pour constituer le fonds commun d’une culture genrée (celle des « politiques » femmes et hommes). Pour autant sa fragilité est patente, puisqu’il laissait la possibilité de renverser son sens premier. Car il a été relativement simple non seulement de masculiniser le pythagorisme, mais aussi de le viriliser en dévalorisant le corps des femmes (à défaut de leur âme).

C’est en prenant pour référence le culte civique féminin des Thesmophories que Pythagore entreprend de réformer les cultes civiques masculins. Cela le conduit à donner à sa secte une règle alimentaire que l’on peut à bon droit qualifier de végétarienne, à condition d’entendre par « végétarisme » l’autorisation d’une alimentation végétale (moyennant exceptions, liées à la nature du végétal, comme la fève pour les pythagoriciens) et la tolérance de certaines transgressions, dès lors que la souillure qui les entache est jugée réparable (moyennant discipline morale). Il y a en effet, à cette époque, équivalence entre se nourrir, se soigner et communier avec les êtres divins. La question du sacrifice est aussi bien celle de la nourriture que de la santé. L’obligation que se donne le philosophe d’exposer la logique de son végétarisme l’amène de surcroît à réformer de fond en comble le « contrat biologique » liant l’être humain au reste du vivant (êtres divins compris). En partant du bipôle êtres humains / êtres divins, en s’appuyant sur le mythe des âges (réduit à l’opposition de l’or et du fer), Pythagore établit un classement très original des êtres contribuant (ou non) à la nourriture partagée des êtres humains et des êtres divins. Classification biologique, religion, alimentation, médecine, telles sont les différentes dimensions du contrat biologique proposé par Pythagore. Il fallait cette complexité et cette richesse de pensée, jointe à une grande clairvoyance sur l’avancement relatif des femmes et des hommes sur le plan religieux, ainsi qu’un système d’enseignement efficace, pour espérer convaincre la Grèce du – VIe siècle.

lundi 24 juillet 2023

Sexe, genre et philosophie #4b L’école de Pythagore #1 L'enseignement

 

Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Diogène Laërce (180, 240), Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VIII Pythagore, Flammarion, coll. GF, 1996.

Marcel Detienne, Les dieux d’Orphée, 1989, Gallimard.


Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023

Sexe, genre et philosophie #4a gnathaena.blogspot.com 2023


Dans mon article précédent, j’ai voulu mettre en évidence l’attention particulière que Pythagore portait aux femmes, et l’ai resituée dans le long processus de réforme de la culture masculine engagée par Hésiode et poursuivie par Thalès, dont la philosophie politique pythagoricienne est le point d’aboutissement.

Les femmes y ont gagné d’être reconnues par les hommes qui détiennent le pouvoir politique comme des citoyennes à part entière, aussi capables qu’eux de se gouverner et servant comme eux la cité à laquelle iels appartiennent. Des femmes y ont également gagné d’accéder en même temps que les hommes à la première institution philosophique au sens strict du mot (forgé par Pythagore).

Ce second article sera pour moi l’occasion d’évoquer l’enseignement pythagoricien et de voir en quoi il est susceptible de s’adresser aux femmes comme aux hommes. Il me permettra aussi d’aborder la manière dont la différence des genres est exploitée dans les questions centrales de la vie pratique et comment elle devient la source d’une réforme complète du rapport au vivant, tant animal que végétal.


L’enseignement de Pythagore à la lumière de son « voyage initiatique »

Le voyage de Pythagore de Samos à Crotone fait partie de l’hagiographie du maître. Je rappelle ci-dessous les diverses étapes qui ont fortement marqué le contenu de l’enseignement pythagoricien :

  • dans les Cyclades où il devient le disciple de Phérécyde de Syros,

  • en Phénicie où il fréquente le naturaliste Môcos de Sidon,

  • en Égypte où il se rapproche des prêtres d’Amon Rê,

  • en Thrace où il est initié aux rites orphiques,

  • à Delphes où il étudie les problèmes de morale auprès de la prêtresse Thémistocléa.

(1) Phérécyde de Syros (– 600, – 520) est un sage à l’ancienne, sans école : Pythagore a pu bénéficier de son enseignement parce qu’il était son oncle maternel. Comme je l’ai dit dans mon précédent article, contemporain d’Anaximène de Milet, il le rejoint en faisant de l’âme (comme pneuma), plutôt que du sperme comme l’avait envisagé Thalès, le substrat des lignages humains. Cette conception résout de multiples problèmes posés depuis Hésiode quant à l’essence de ce qui naît pour mourir, mais ne meurt que pour renaître et ne renaît que pour mourir à nouveau.

  • Alors qu’Hésiode envisageait la question sur un plan strictement collectif (celui de la « race », d’or, d’argent, etc.), Thalès sur un plan mêlant individuel et collectif (celui du lignage arborescent reliant les membres d’une tribu possédant un ancêtre commun), Phérécyde l’appréhende sur un plan strictement individuel (celui de la palingénésie, « renaissance » d’une âme dans un nouveau corps).

  • L’essence humaine en clair-obscur correspond, chez Hésiode, à une opposition de la vertu et du vice (race d’or contre race d’argent, race de bronze contre race des héros, race de fer opposée à elle-même) selon le schéma 1-0-0-1-1-0, sans doute conçu comme une boucle (c’est du moins l’interprétation de Jean-Pierre Vernant). Pour Thalès, l’obscurité de cette essence se manifestait dans l’incapacité pour un lignage à se lier naturellement à d’autres lignages, ce qui aboutissait au principe d’opposition généralisée d’Anaximandre, selon le schéma 1-0-1-0-etc., caractéristique de la vendetta. Avec une certaine élégance, Phérécyde conçoit cette essence humaine en clair-obscur comme une alternance de séjours pour l’âme individuelle : prenant corps au centre de la scène du monde, elle y joue son rôle jusqu’au moment où elle quitte son enveloppe charnelle et retourne aux confins du monde, aux Enfers, où elle repose avant d’être renvoyée sur scène pour prendre à nouveau corps, etc. Phérécyde transpose en quelque sorte l’opposition veille / sommeil à l’opposition vie / mort, tout à fait dans l’esprit d’un Hésiode, pour qui Thanatos et Hypnos sont frères de la même mère, Nuit.

  • Hésiode ne conçoit l’essence claire-obscure qu’au masculin : ses races sont toujours des races d’hommes. De son côté, Thalès construit la Cité comme une association de lignages strictement masculins ; il confère aux femmes le rôle naturel de la pérenniser en composant les lignages entre eux. Phérécyde, comme Anaximène, en concevant le lignage comme la migration d’une même âme de corps en corps, égalise fondamentalement les hommes et les femmes : le sexe n’est en effet qu’un accident corporel et la différence sexuelle n’est pas inscrite dans l’âme.

Sous l’influence de Phérécyde, avec lequel il est resté en contact jusqu’à sa mort, Pythagore s’est découvert une aptitude singulière à l’anamnèse :

« Héraclide du Pont dit que Pythagore racontait ainsi son histoire : il avait été autrefois Aithalidès, fils d’Hermès, et Hermès lui avait annoncé qu’il pouvait demander tout ce qu’il désirait, sauf l’immortalité. Il avait donc demandé que, vivant ou mort, il eût le souvenir de tout ce qui lui arriverait. Et ainsi, pendant sa vie, il n’oublia rien, et après sa mort il conserva intacte sa mémoire. Peu de temps après, il fut Euphorbe et fut blessé par Ménélas. Et Euphorbe a dit qu’il avait été autrefois Aithalidès et qu’il avait reçu en présent d’Hermès le circuit de son âme dans des métempsychoses végétales et animales, et il raconta tout ce que son âme avait subi dans l’Hadès, et ce qu’y subissaient encore les autres âmes. Quand Euphorbe fut mort, son âme émigra dans le corps d’Hermotime, lequel, voulant prouver la chose, vint trouver les Branchides, et entrant dans le temple d’Apollon, montra le bouclier que Ménélas avait consacré (car il avait juré qu’à son retour de Troie, il consacrerait le bouclier à Apollon), bouclier qui était déjà pourri, et où ne restait intact que le revêtement d’ivoire. Après la mort d’Hermotime, il fut Pyrrhos, pêcheur délien, et il continuait à se souvenir de tout et comment il avait été d’abord Aithalidès, puis Euphorbe, puis Hermotime, puis Pyrrhos, et quand Pyrrhos fut mort, il fut Pythagore, et se rappelait tout ce que je viens de dire. » (Diogène Laërce)

Si Pythagore se distingue des autres êtres humains par cette anamnèse dont lui seul bénéficie, tous possèdent une âme alternant indéfiniment mort et vie. Comme le souligne Diogène Laërce, ce cycle est indifférent à la différence biologique : l’âme est neutre non seulement par rapport à la différence sexuelle, mais aussi par rapport à la différence des espèces. N’oubliant pas les leçons du transformisme d’Anaximandre, Pythagore est amené à opposer généalogie psychique et généalogie somatique.

  • La généalogie psychique est une succession linéaire caractérisée par l’identité de l’âme successeure et de l’âme prédécesseure ; cette identité ne fait cependant l’objet d’aucune reconnaissance, exception faite de l’âme d’Aithalidès-Euphorbe-Hermotime-Pyrrhos-Pythagore, capable de se remémorer ses vies et morts antérieures.

  • La généalogie somatique est une succession réticulaire caractérisée par l’apport en chaque successeur des caractères de deux prédécesseurs selon un « dosage » individualisé, de sorte que deux successeurs de deux mêmes prédécesseurs seront individuellement différenciés par le dosage (sauf dans le cas de vrais jumeaux ou vraies jumelles, qui disposent du même dosage auquel ont eu part l’un et l’autre parents). Pythagore, en insistant sur l’existence de semences mâles et femelles concourant à la formation de l’enfant, élimine la possibilité que les lignages somatiques transmettent une identité. Une telle identité ne peut être obtenue qu’à l’échelle de l’humanité : l’ensemble des membres d’une génération donnée hérite en effet de l’ensemble des membres de la génération antérieure. L’identité somatique est l’identité de l’espèce, jamais du corps individuel. Encore cette identité est-elle relative, parce qu’elle dépend du milieu et que, comme Anaximandre le rappelle, celui-ci n’a pas toujours été le même. La généalogie somatique lie donc tout à tout et cela depuis l’origine de la vie. Malgré la confusion généralisée qui la caractérise, les corps sont paradoxalement experts à déceler des degrés de parentés entre eux.

Une telle conception des choses n’est pas sans incidence sur la Cité, jusqu’ici conçue comme regroupement de tribus, c’est-à-dire comme alliance d’ancêtres tribaux, autour d’un culte de divinités communes attachées au locus de la Cité. Elle est par contre plutôt bien adaptée aux colonies, dont les populations sont d’origine diverse.

(2) La Mésopotamie et l’Égypte (et la Phénicie qui fait le lien entre ces deux aires culturelles) restent des passages obligés pour les Grecs cultivés désireux de réformer leur culture. Pythagore y aurait voyagé et acquis ses connaissances en botanique et en zoologie, en mathématiques et en astronomie, ainsi qu’une expérience de l’enseignement exigeant des scribes.

  • Lorsque j’exposerai les fondements philosophiques du végétarisme, je reviendrai plus précisément sur la signification de la fève pour les pythagoricien.ne.s. Cependant notons d’ores et déjà que si la fève a pu prendre un sens nouveau, c’est parce que Pythagore s’est appuyé sur un trait botanique accessible aux seuls physiologues (phéniciens) de l’époque : le fait que cette légumineuse soit une plante agonaton, sans nœud, aucune barrière ne venant filtrer les apports racinaires. Ce caractère, propre à la fève, Pythagore l’a exploité pour faire d’elle le lien naturel entre l’Hadès et la Terre : « [les fèves] servent de point d’appui et d’échelle pour les âmes pleines de vigueur, quand, des demeures de l’Hadès, elles remontent à la lumière. » Les fèves à tige creuse, ajoute Detienne, sont le lieu de passage où s’opère continûment l’échange des vivants et des morts ; elles sont l’instrument de la métensomatose et du cycle des naissances.

  • De même que Thalès, nourri de sciences mésopotamiennes et égyptiennes, les a mises au service de la culture grecque, de même Pythagore, ayant acquis de solides connaissances en géométrie, arithmétique et astronomie, les a acclimatés à la Grèce, de façon plus originale encore. Au lieu de compléter l’apport de Thalès en astronomie, celui d’Anaximandre en géographie, ou d’inaugurer en Grèce une rationalisation de l’économie marchande en plein essor (depuis l’invention en Lydie, un siècle plus tôt, de la monnaie frappée), Pythagore préfère en quelque sorte laisser en suspens l’application de ces sciences pratiques, raisonner sur leurs objets de façon abstraite, et les établir comme sciences théoriques, leur praticité étant indéfiniment différée. Cette étonnante acclimatation à la Grèce des sciences « orientales » répond en fait à la préoccupation majeure de Pythagore : la santé de l’âme, qu’il s’agit de nourrir par un aliment de même nature qu’elle, un aliment proprement intellectuel. Gagnant en vigueur par l’étude des figures géométriques, des nombres et des mouvements, l’âme devient capable de comprendre le monde. Pythagore ne quitte pas l’horizon hésiodien de la généalogie comme mode de connaissance, mais c’est en croisant les sciences théoriques, la géométrie « pure », l’arithmétique « pure » et l’astronomie « pure » (mais aussi la musique « pure », qu’il introduit suite à son rapprochement avec la secte orphique), qu’il bâtit les principes élémentaires de toute chose. En « déterritorialisant » ainsi les sciences pratiques (comme auraient dit Deleuze et Guattari) pour établir des sciences théoriques, et en croisant celles-ci pour construire un discours sur le monde, Pythagore fait de la philosophie une « métascience ».

  • Il est douteux que Pythagore ait trouvé ailleurs qu’en Égypte le modèle d’une institution scolaire capable d’accueillir un nombre important d’étudiant.e.s et de tenir lieu de sanctuaire de la culture religieuse, administrative, morale et politique de l’Italie du sud. L’école pythagoricienne ressemble en effet à une école de scribes sans scribes, uniquement basée sur l’enseignement oral, mais comportant des degrés et des rituels fixés au sein de chaque degré et pour franchir les degrés. Les postulant.e.s sont évalué.e.s ex ante quant à leur capacité générale à suivre le mode de vie pythagoricien ; les néophytes sont contrôlé.e.s sur leur moralité pendant trois ans avant d’être autorisé.e.s à franchir les portes de l’école, où iels prononcent le serment du secret sur l’enseignement qui leur sera délivré ; pendant cinq ans, les « acousmaticien.ne.s » écoutent les aphorismes de Pythagore, qui les déclame caché derrière un rideau, pour les apprendre par cœur, après quoi iels parviennent au dernier degré, celui des « mathématicien.ne.s » qui apprennent le sens caché des aphorismes, qui deviennent alors pour elleux des « symboles ». Les mathématicien.ne.s se divisent ensuite entre « augustes » et « politiques », qui constituent deux modes de vie complémentaires mais bien différenciés, l’un tourné vers le divin, l’autre tourné ver la cité.

Diogène Laërce nous donne une idée de l’enseignement reçu par les mathématicien.ne.s :

  • Il débute par l’exposition de la méthode par laquelle la philosophie parvient à révéler le monde dans sa vérité : l’arithmétique pure, en se développant, donne naissance à la géométrie pure, qui, en se développant, donne naissance à la cosmologie pure, qui, quant à elle, décrit le monde tel qu’il se donne à la partie la plus élevée et immortelle de l’âme.

    « Le principe de toutes choses est la monade (l’unité, ndlr). De la monade vient la dyade indéfinie (la dualité, ndlr) qui lui est subordonnée comme à sa cause. La monade et la dyade indéfinie produisent les nombres et ceux-ci les points. Des points viennent les lignes, des lignes les plans, et des plans les solides ; des solides viennent les corps sensibles dans lesquels entrent quatre éléments, le feu, l'eau, la terre et l'air, qui en se transformant produisent tous les êtres. Le monde qui résulte de leur combinaison est animé, intelligent, sphérique ; il enveloppe de toutes parts la terre située à son centre, sphérique elle-même et habitée sur toute sa circonférence (…). »

  • Il se poursuit en évoquant plus particulièrement le vivant, polarisé entre l’immortalité et la mortalité, ainsi que les mécanismes de sa reproduction.

    « Les rayons du soleil traversent l'éther froid et l'éther dense (ils donnent le nom d'éther froid à l'air qui environne la terre, d'éther dense à la mer et à l'élément humide). Ses rayons pénètrent jusque dans les profondeurs de la terre et répandent partout la vie ; car tout ce qui participe de la chaleur est vivant, d'où il suit que les plantes mêmes sont des êtres vivants. Cependant il ne faut pas croire que tout possède une âme. L'âme des végétaux est une substance détachée de l'éther chaud et de l’éther froid ; en tant qu'elle participe de l'éther froid elle diffère de l’âme des animaux. L’âme est immortelle dans la mesure où elle participe de l’éther chaud, qui possède en l’occurrence ce caractère. »

    « Les êtres animés se reproduisent eux-mêmes au moyen de semences ; car il est impossible que la terre puisse rien produire spontanément (contrairement à ce qu’enseigne Hésiode, ndlr). La semence est une substance distillée par le cerveau, et qui contient une vapeur chaude ; au moment où la semence du père rencontre la semence de la mère (1) au sein de la matrice, elles deviennent sérum, « liquide » et sang, d'où naissent à leur tour les chairs, les nerfs, les os, les poils, dont est in fine constitué tout le corps ; de la chaleur combinée des semences viennent l'âme et le sentiment (la chaleur guide en quelque sorte l’âme aérienne revenant à la vie vers le corps en construction du nouveau-né, ndlr). Le fœtus a pris de la consistance au bout de quarante jours ; au bout de sept, neuf ou dix mois au plus, lorsqu'il a acquis son parfait développement suivant des raisons harmoniques, il vient à la lumière. Il a alors en lui toutes les facultés qui constituent la vie, facultés dont l'ensemble et l'enchaînement forment un tout harmonique, et qui se développent chacune au temps marqué. »

    (1) Les diverses traductions de ce passage (Remacle, Genaille, Dumont) se recoupent mal. Celle de Dumont donne deux indications précieuses : d’une part que le texte développe la « tétractys » typiquement pythagoricienne (que l’on peut exprimer en arithmétique par l’équation : 1+2+3+4=10), d’autre part que le texte de Diogène Laërce, qui cite Alexandre Polyhistor (– Ier siècle), est empreint d’aristotélisme et s’inscrit dans un contexte dont la misogynie n’a pas pu être celle de l’école pythagoricienne (qui avait disparu peu avant qu’Aristote s’y intéresse). J’ai donc dû gauchir la traduction pour d’un côté effacer l’empreinte aristotélicienne, de l’autre bien mettre en avant la tétractys. Le 1 représente la monade (le principe généalogique) ; le 2 la dyade indéfinie (les oppositions qui structurent le monde) ; le 3 l’union harmonique des opposés ; le 4 les éléments issus de cette union ; le 10 représente enfin le tout. La description de la reproduction humaine fait ainsi intervenir : 1 – la matrice, 2 – la semence féminine et la semence masculine, 3 – le sérum, le « liquide » (le lait ?) et le sang, 4 – les chairs, les nerfs, les os, les poils, 10 – le corps dans son ensemble. La masculinisation « post-pythagoricienne » de la reproduction a consisté à neutraliser la matrice (devenant une sorte de 0), à faire de la semence masculine le 1, puis à torturer l’ordre généalogique pour maintenir sa coïncidence avec la tétractys, dans un contexte où celle-ci avait disparu avec l’école pythagoricienne. La traduction ayant été rétablie dans ses droits, on peut constater que le principe reste féminin et maternel, que la dyade oppose au féminin le masculin (tout à fait dans la logique hésiodienne, où Gaïa, s’engageant dans la reproduction sexuée, donne naissance à Ouranos, avec qui elle s’unit), que la triade relève des produits de l’union du féminin et du masculin (dans le langage d’Hésiode : Titans, Cent-Bras et Cyclopes, mais aussi bien Zeus, Poséidon, Hadès), que la tétrade représente les éléments constitués, selon des proportions différentes, de ces trois produits, que la décade représente enfin les êtres vivants prêts à voir le jour, prêts à naître et à croître. Le féminin n’est-il pas dominant ? Il a suffi d’un léger changement dans la traduction pour rétablir le texte pythagoricien dans sa raison historique, dans sa proximité avec Hésiode et l’école milésienne. À rebours, il a suffi, dans la présentation de l’enseignement pythagoricien sur la reproduction sexuée, de mettre de côté le principe féminin et d’embrouiller légèrement la tétractys pour en faire une arme masculiniste.

  • Conformément à l’adage « gnothi seauton » (connais-toi toi-même), l’âme fait l’objet d’une étude approfondie. Cela passe par des considérations sur la vie pratique, où sont évoquées les qualités de l’âme vivant dans un corps humain. Il s’agit ici d’expliquer les aphorismes appris par cœur dans la séquence acousmatique, aphorismes qui concernent l’être humain en général et distinguent ce qui le purifie et ce qui le souille.

    « Il dit encore que ce qui compte le plus dans la vie des êtres humains, c’est d’inciter l’âme au bien plutôt qu’au mal. On est heureux lorsque l'on a en partage une âme valeureuse ; sinon on n’est jamais en repos et on ne peut jamais garder une même ligne d’action. La vertu est une harmonie, ainsi que la santé, le bien, le divin lui-même ; et c'est pour cela que l'harmonie règne dans tout l'univers. L'amitié est une égalité harmonique. »

    « Il ajoute (...) que la pureté s'obtient par des expiations, des ablutions, des aspersions, en évitant les funérailles et les plaisirs de l'amour, en se préservant de toute souillure, enfin en s'abstenant de la chair des animaux morts d'eux-mêmes, des mulets, des mélanures, des œufs, des animaux ovipares, des fèves et de tout ce qu'interdisent ceux qui président aux sacrifices dans les temples. »

    La différence sexuelle est absente de ces considérations, mais en fait, en termes de souillure et de pureté, ce sont les femmes qui font référence, soumises depuis longtemps à une discipline sévère en la matière, et l’hygiène masculine ne semble pas avoir d’autre but que d’atteindre celle des femmes.

  • L’enseignement pythagoricien officiellement genré n’intervient qu’au dernier degré : les augustes comme les politiques peuvent être hommes ou femmes, mais iels sont séparé.e.s, les femmes étant parrainées par des femmes et les hommes par des hommes pour les guider dans leur vie d'auguste ou de politique.

La création d’une école d’enseignement secondaire mixte impose un enseignement neutre. Cette neutralité se justifie ouvertement par la volonté de rapprocher les hommes et les femmes, mais elle est secrètement motivée par celle de rapprocher les hommes des femmes. Il s’agit en effet moins d’un neutralisme que d’un féminisme. Il faut croire que les hommes n’ont pas été dupes et que la distinction des « politiques » et des « augustes » recoupe la distinction des hommes qui veulent rester des hommes et des hommes qui acceptent de devenir femmes. Pythagore a apparemment admis cette distinction, tout en étant persuadé qu’un homme qui devient femme est comme un dieu.

La posture initiale de Pythagore a rapidement été biaisée. Mais ces biais ne nous sont connus que par le témoignage de ceux qui se sont exclus de la secte, qui, pour ne pas rompre le serment de secret qui en est le ciment, ont mis publiquement en avant ce qui les en distinguait plutôt que ce qu’ils avaient en commun.

Alcméon par exemple, l’un des premiers disciples de Pythagore, est connu pour avoir introduit dans la liste des oppositions cosmiques (chaud / froid, sec / humide, lumineux / obscur) celle du masculin et du féminin, rangeant le féminin à la même place que le froid, l’humide et l’obscur. Comme le froid est l’absence de chaud, l’humide l’absence de sec et l’obscur l’absence de lumière, le féminin est compté comme une absence de masculin. Il est fort probable qu’Alcméon voulut faire du masculin et du féminin des qualités désexuées applicables à l’âme neutre, un homme ou une femme pouvant avoir une âme féminine aussi bien qu’une âme masculine. S’il l’entendait ainsi, il n’en renversait pas moins l’ordre antérieur, qui plaçait le féminin du côté des vertus lumineuses et le masculin du côté de l’obscure violence. Il habituait en outre les femmes à se satisfaire du compliment de posséder une âme masculine. C’est parce que ces idées n’existaient que de façon latente dans l’école pythagoricienne que ce dissident a pu les publier.

Pour apprécier dans quelle mesure l’enseignement pythagoricien orthodoxe se prête aux interprétations masculinistes, considérons les grandes lignes de la métascience philosophique qui le fonde. Pythagore fait de la monade le premier principe. Il s’inscrit en cela dans la lignée de la philosophie généalogique.

  • En tant que principe, la monade transmet à toute chose la qualité d’être une, et constitue la force par laquelle le monde qui rassemble toutes les choses se maintient dans l’unité. On peut y reconnaître la maternité transcendante d’Anaximandre, l’Illimité, à cette différence près que Pythagore préfère y voir une force maternelle enceignant le monde plutôt qu’un milieu maternel infini capable de recevoir ou non un nombre indéfini de mondes en son sein.

  • La dyade est ce qui dérive de la monade, de même que dans le registre des nombres ordinaux, 2 suit 1. Tandis que la monade imprime aux choses et au monde leur unité, la dyade en diffère l’application, la temporise et la spatialise. La dyade peut s’exprimer de deux manières : de façon dynamique, comme l’opposition du mouvement vers l’unité (naissance et croissance) et du mouvement inverse (usure et mort) ; ou bien de façon statique, comme l’opposition des qualités propres à la maturité de ce qui est un et des qualités propres à l’immaturité ou à la sénilité (ce qui revient au même, nous l’avons vu chez Anaximandre) de ce qui est le plus éloigné du un. Il s’agit donc, pour Pythagore, d’opposer par la dyade ce qui bénéficie de la force maternelle et ce qui n’en bénéficie pas, c’est-à-dire en langage hésiodien : la race d’or et la race d’argent, les héros et la race de bronze, les hommes de fer I et les hommes de fer II. Cela ne correspond pas à l’opposition caractéristique du monde de la vendetta anaximandrienne, marquée par une guerre plus ou moins violente, à laquelle ne participent ni race d’or, ni héros, ni hommes de fer I, mais seulement leurs ombres (race d’argent, race de bronze, hommes de fer II), auxquelles Anaximandre réduit les hommes réels. Le fait que chez Pythagore l’un des opposés qualifie la présence de la force maternelle de la monade, tandis que l’autre qualifie son absence, est plus hésiodien qu’anaximandrien : il s’agit essentiellement pour lui d’opposer le masculin féminisé et le masculin non féminisé. Tant que la distinction entre la force maternelle unifiante et la qualité que confère cette force, la maturité, est maintenue, la philosophie pythagoricienne reste conforme aux philosophies antérieures. Mais il est facile de franchir le pas et de faire de la force unitaire une propriété de l’être de chaque chose et du monde dans son ensemble : sa tendance naturelle à la maturité (son conatus essendi, dira Spinoza), qui n’est pas autre chose que la tendance naturelle à quitter sa mère. Le retournement ne peut pas être plus complet.

  • La cosmologie pythagoricienne, dans la mesure où elle met moins l’accent sur la monade que sur la dyade, présente la même facilité à être interprétée d’un point de vue masculiniste. Gaïa, positionnée au centre du monde, est là d’où naît toute chose et où toute chose retourne, ce qui, dans le langage d’Anaximandre, l’identifie à l’Illimité et plus précisément à ce qui subsiste de l’Illimité dans le processus de décantation du monde du centre vers la périphérie puis de la périphérie vers le centre. Ayant fait de Gaïa ce qui rend possible l’apparition de la vie (et ce qui opère la réception les vivants déchus de la vie dans la mort), Pythagore confère à Ouranos la fonction de transmettre la vie elle-même, de susciter dans le sein de Gaïa le mouvement vital qui conduit à la naissance d’un être vivant et l’amène à croître jusqu’au point où sa substance corporelle le permet, après quoi, par la justice immanente de Gaïa, il s’infléchit, perdant sa capacité à recevoir la force de vie ouranienne, et retourne dans les profondeurs. Gaïa et Ouranos forment un couple modèle dont éclosent les êtres vivants mortels. Il n’est plus question de faire d’Ouranos le premier et le plus mauvais des pères : comme Thalès et contrairement à Anaximandre, Pythagore impose au monde une structure fondamentalement statique. Il rejoint cependant ce dernier au sujet des êtres vivants mortels qui émanent de façon dynamique de cette structure statique, tant sur le plan individuel (naissance et mort) que collectif (succession dans le temps long des espèces dominantes). Le monde pythagoricien est ainsi un monde où principe féminin (Gaïa) et principe masculin (Ouranos) sont à égalité et collaborent par leur complémentarité à la vie claire-obscure des êtres vivants mortels. L’équilibre que représente le couple divin est néanmoins précaire. Il ne tient qu’au prestige accordé à l’Illimité d’Anaximandre. Il a suffi d’oublier celui-ci pour satisfaire aux exigences masculinistes qui se sont imposées après les guerres médiques. Gaïa rappelle aux êtres mortels la part de non-sens de leur existence, Ouranos sa part de sens : pour un être vivant, ne compte que ce qu’il est à son apogée, au point haut où il se rapproche le plus d’Ouranos, où il atteint le statut envié de kalos kagathos (bel et bon), non pas le fait qu’il soit né de la poussière et y retourne. Par amplification, Gaïa devient le non-sens lui-même et le locus de la mort et Ouranos le sens comme perfection et le locus de la vie ; le féminin devient la source-même des ténèbres, le masculin celle de la lumière. Les mères ne sont plus que l’incarnation de la condition tragique des humains, ces êtres mortels, et les pères l’incarnation de la vie à son acmé, de l’âme immortelle. Ce renversement majeur n’a sans doute pas eu lieu au sein de l’école pythagoricienne, mais en ses marges, chez certains de ces philosophes qui en sont issus, au premier rang desquels Platon.

(3) Orphée a-t-il réellement existé ? Il y a bien eu une secte orphique, en Thrace, active au – VIe siècle, que Pythagore a fréquentée. Quant à Orphée, il ne nous reste de sa vie que ce que la secte en a transmis : un mythe qui emprunte autant à celui d’Osiris, importé d’Égypte, qu’à celui de Dionysos, réimplanté en Grèce après une longue période d’effacement (Dionysos fait partie des divinités présentes dans le panthéon mycénien du – XIVe siècle), revenant sous la figure de l’étranger avec les attributs de Shiva (dieu du feu et de la végétation) et ceux d’Apollon (dieu musicien et prophète). Tout cela est très riche et la vie d’Orphée se lit sans autre référence à la réalité que géographique. Il en va tout autrement de Pythagore, dont il nous reste des « Vies », qui, quoique fortement chargées de symboles, nous permettent d’en parler comme d’une personne réelle.

La secte orphique est marquée par deux aspects essentiels :

  • elle rejette comme impure toute vie politique, dans la mesure où elle considère le rituel d’association politique avec les divinités comme un meurtre, une souillure qui ne peut que séparer les hommes (les femmes sont ici hors de cause) des divinités ; elle est strictement végétarienne et son végétarisme est le moyen pour ses membres d’accéder à l’intimité des êtres divins ; la pratique de la musique et de la poésie est pour elle centrale, car c’est essentiellement par leur intermédiaire que s’exprime cette intimité ;

  • elle est strictement masculine et parfaitement misogyne : Marcel Detienne, dans Entre Apollon et Dionysos in Les dieux d’Orphée, note qu’« il y a dans la tradition orphique si constamment misogyne la vision que le chant d’Orphée triomphe de tout, qu’il attire à lui les pierres, les animaux de la forêt, qu’il subjugue les Satyres, les Sirènes, qu’il charme la fureur guerrière des Thraces, mais qu’il s’éprouve impuissant face à l’espèce féminine. La voix d’Orphée se brise devant la race des femmes qui le traitent avec la même méchanceté foncière que les bourreaux de l’enfant Dionysos (mis en pièces par les Géants, ndlr). »

Sur ce second point, le contraste est complet avec l’école pythagoricienne. Marcel Detienne, dans L’Orphée de la mer Noire in Les dieux d’Orphée, le souligne : « Il est intéressant d’observer qu’il n’y a pas d’orphiques au féminin. Alors que, dans le genre de vie pythagoricien, les femmes ne sont nullement exclues. Le projet de Pythagore vise à réformer la cité, et il exige donc une réorganisation de l’unité familiale, de la maison, oikos en grec. Il conduit très directement, nous en avons les preuves, à prendre en charge la réglementation des comportements féminins : un des discours tenus à Crotone par Pythagore s’adresse aux femmes mariées afin de les convertir à son enseignement. Les femmes, qu’elles soient épouses, citoyennes ou prêtresses-citoyennes comme le sont sans doute celles d’Héra, première divinité de Crotone, les femmes constituent, sinon la moitié exacte de la cité, assurément une part essentielle et vitale du corps social et politique. »

Sur le premier point, au contraire, la proximité est évidente. Je reviendrai sur la question du végétarisme, centrale pour l’orphisme comme pour le pythagorisme. Quant à la musique, la différence entre la secte et l’école est nette, mais elles ont en commun de lui accorder une égale – et grande – importance. En cela, elles ne font que s’inscrire dans la tradition de réforme culturelle portée par Homère et Hésiode, qui restent des références obligées et font en Grèce l’objet d’un enseignement particulier, dont la corporation des Homérides, active au – VIe siècle (et pour de nombreux siècles encore), à Chios (île de Grèce orientale), est la gardienne.

  • La musique chez les orphiques est inséparable du chant et celui-ci de l’écriture. Bien qu’il ne nous reste que quelques poèmes attribués à Orphée et son école, les théogonies auxquels ils appartiennent faisaient l’objet d’un véritable rituel d’écriture, par lequel la vérité (alèthèia, décèlement de ce qui est oublié) était censée s’exprimer pleinement (n’est-ce pas l’une des fonctions majeures de l’écriture que de réveiller une mémoire que la parole a cessé de porter ?). La récitation des textes sacrés prenait la forme d’un nouveau rituel : un chant accompagné sans doute de cithare (la citharodie se développe à partir du – VIIe siècle grâce aux jeux pythiques de Delphes).

  • La musique chez les pythagoriciens est aussi séparée du chant que de l’écriture. On sait que l’enseignement était strictement oral et que si un.e élève souhaitait écrire, il lui fallait quitter l’école et trouver sa propre voie (puisque la transcription des leçons était formellement interdite, l’interdiction étant consacrée par un serment auquel nul.le n’a jamais dérogé). Le chant, quant à lui, n’avait pas de place particulière, et d’autant moins que Pythagore fit subir à la musique ce qu’il imposait à l’arithmétique, à la géométrie et à l’astronomie : une suspension de son caractère pratique et sa promotion au statut de science théorique. L’ordre des sciences théoriques érige l’arithmétique en science première, place en second la géométrie, en troisième la musique, et en quatrième l’astronomie. Ce schéma traversera les siècles, passera en Islam, puis se réacclimatera en pays chrétien. J’ai dit plus haut l’importance de la tétractys pour l’explication généalogique des choses ; l’équation 1+2+3+4=10 devient en musique 4:3 x 3:2 = 2:1, ce qui se dit : « l’octave (2:1) se divise en quinte (3:2) et en quarte (4:3) ». Pythagore et ses élèves semblent avoir été les premiers à modéliser les consonances les plus évidentes à l’oreille par des rapports de longueurs entre deux sections d’une corde vibrante (entre le simple et le double de longueur il y a proximité la plus grande des sons et cela s’appelle « octave », etc.).

La musique ayant été intégrée aux sciences théoriques, la notion d’harmonie, qui lui est centrale, acquiert une dimension métaphysique de premier plan.

  • L’harmonie est d’abord ce qui, dans une opposition, la reconduit à l’unité dont elle procède, ce qui peut avoir lieu sous la forme d’une alternance régulière de domination de chaque opposé, ou bien sous celle d’une contribution de chaque opposé à la création d’un troisième terme qui fournit la mesure de leur poids respectif.

    • L’opposition de la lumière et des ténèbres est reconduite à son unité par la succession des jours et des nuits. Cette alternance est régulière lorsqu’on prend en considération l’année : en un an, en effet, la durée totale des jours est exactement égale à la durée totale des nuits. L’harmonie de la dyade « lumière vs ténèbres » est ainsi caractérisée comme une égalité des opposés, qui n’est perceptible qu’en prenant en considération le cycle de l'année.

    • L’opposition de la rigidité et de la souplesse d’une corde pincée est quant à elle créatrice d’un son, troisième terme qui fournit la mesure du poids respectif de la rigidité et de la souplesse : plus la rigidité l’emporte sur la souplesse, plus le son est aigu, plus la souplesse l’emporte sur la rigidité, plus le son est grave. L’harmonie de la dyade « souplesse vs rigidité » est ainsi caractérisée comme un rapport variable d’influence sur le comportement de la corde, mesurable par la hauteur du son émis par son pincement.

  • L’harmonie est en outre susceptible de désigner des rapports oppositifs plus complexes, comme c’est éminemment le cas des éléments.

    • Les trois à cinq éléments (feu, éther chaud / éther froid // éther dense, terre) combinent deux couples d’opposés : le chaud et le froid d’une part, le sec et l’humide d’autre part. Lorsque la doctrine des quatre éléments se consolide (sous l’effet de la tétractys), le feu acquiert la propriété d’être chaud et sec, l’air froid et sec, l’eau froide et humide, la terre chaude et humide : F(c, s), A(-c, s), E(-c, -s), T(c, -s). Toutes les possibilités logiques non contradictoires de combinaison des opposés sont remplies par le tableau des quatre éléments (étant donné que le chaud et le froid ne peuvent coexister dans un élément simple, ni le sec et l’humide). Chaque élément a un point commun avec deux autres éléments et des divergences avec les trois autres, dont un avec lequel il s’oppose radicalement. S’il n’y avait que deux éléments, de type 1(c, s), 2(-c, -s), leur contact inévitable les détruirait et seul existerait un être sans qualité 0(_, _). Dès quatre éléments, le contact entre deux opposés radicaux est doublement médiatisé et la destruction totale des propriétés nettement moins probable. Se trouve même favorisée la création d’assemblages (une chaîne de type linéaire comme F-A-E-T qui enchaîne sans contradiction [c, (s = s), (-c = -c), (-s = -s), c], ou circulaire comme F-A-E-T-E-A-F-etc.), qui, combinés entre eux, produisent des corps.

    • Le niveau élémentaire connaît lui aussi la cyclicité, annuelle comme celle de la course du soleil.

      « La lumière et les ténèbres, le chaud et le froid, le sec et l'humide se partagent également le monde ; lorsque le chaud prédomine, il produit l'été ; la prédominance du froid amène l'hiver ; celle du sec le printemps, de l'humide l'automne. » (Diogène Laërce)

    • L’harmonie élémentaire se caractérise ainsi par la distribution optimale des qualités oppositives dans les êtres, qui permet au plus petit nombre possible d’éléments simples de coexister tout en s’opposant irréductiblement deux à deux. Tout comme l’équilibre de la lumière et des ténèbres, celui du chaud et du froid, du sec et de l’humide, n’est une égalité qu’en moyenne. Alors que cette égalité est obtenue de facto pour la lumière et les ténèbres deux fois dans l’année (aux équinoxes), elle n’existe à aucun moment de l’année pour les deux autres couples d’opposés : le cycle annuel est un cycle de domination alterne : été (c), automne (-s), hiver (-c), printemps (s), etc. qui ne met jamais en contact deux qualités opposées entre elles. Le couple sec-humide est déterminant pour la vie du vivant mortel, le sec amenant sa verdure, sa croissance, l’humide amenant sa flétrissure, sa chute.

  • L’harmonie du monde (l’harmonia mundi des humanistes) totalise cet enchâssement d’harmonies, celles qui touchent les éléments, celles qui touchent les astres immortels, celles qui touchent les êtres vivants mortels à la surface de la Terre, lieu de rencontre les quatre éléments, de la lumière et des ténèbres. Elle est harmonie synchronique et diachronique, les deux dimensions se complétant, la première introduisant l’idée de rapport mesuré d’influence, la seconde celle d’alternance de dominations.

(4) Thémistocléa (– 630, – 550 ?), prêtresse à Delphes, a sans aucun doute contrebalancé l’influence orphique en matière de règle de vie en société. Misogynes et séparatistes, les orphiques se distinguent en effet fortement des premiers membres de la secte pythagoricienne, égalitaristes au regard du genre et inclusifs – sous conditions – sur le plan de la vie politique. L’apport de Thémistocléa concerne moins les acousmaticien.ne.s et les mathématicien.ne.s que les augustes et les politiques, dont la culture distincte est désormais bien genrée, sans pour autant retomber dans la culture de genre traditionnelle, surtout en ce qui concerne la culture masculine, qu’il s’agit toujours, à la suite d’Hésiode et des Milésiens, de rapprocher de la culture féminine. Un tel rapprochement, les orphiques eux-mêmes l’ont opéré sur le plan des rites de dévotion (modelés sur ceux des Thesmophories), mais ils n’ont certainement jamais reconnu leur dette envers les femmes, ni l’importance de rapprocher les rites masculins des rites féminins. Pythagore n’a guère pu le faire qu’en s’appuyant sur l’autorité de la prêtresse de Delphes (manifestement considérée comme une sage par ses contemporain.e.s). Plus radicalement, la conception d’une alternance de domination entre culture masculine et culture féminine, de la décadence de la culture masculine dans l’impiété et l’injustice, du besoin de faire refleurir la culture féminine et d’y enter la culture masculine, Pythagore ne pouvait l’assumer sans la caution de Thémistocléa.


L’école pythagoricienne et sa postérité

Pythagore n’a créé son école qu’après avoir fréquenté les habitant.e.s de Crotone les plus cultivé.e.s, à savoir, encore à l’époque, les membres de l’oligarchie, au premier rang desquels les prêtres et les prêtresses. Le culte d’Héra et de son parèdre Héraclès datait de la fondation de la cité. Les deux premiers disciples de Pythagore furent Théano, prêtresse d’Héra, et Milon, prêtre d’Héra et incarnation d’Héraclès, lutteur sans rival, cumulant près de trente victoires (dont certaines par forfait) aux quatre jeux panhelléniques. Théano, femme accomplie, Milon, homme accompli, forment les deux piliers de l’école pythagoricienne. Leur relation à leur divinité tutélaire est fusionnelle : Théano incarne les vertus d’Héra comme Milon celles d’Héraclès. Leur relation ambivalente (supériorité ancienne d’Héra, dont Héraclès est le « jouet » – la « clé d’Héra » –, puis, dans un mythe plus récent, persécution d’Héraclès par Héra, jalouse d’Alcmène, cette humaine que Zeus a fécondée) a sans doute été réinterprétée par Pythagore : la haine de la déesse reflète le vice de la cité crotoniate, qui détruit le mariage et dissout les capacités des hommes et des femmes. En réinstallant les femmes dans leur droit sur les hommes, en les stimulant dans leur vertu d’épouse-mère-prêtresse-citoyenne, les hommes seront ipso facto rétablis dans leur vertu d’époux-père-prêtre-citoyen.

L’école pythagoricienne a existé pendant un siècle et demi : c’est peu si on la compare à l’Académie (Platon), au Lycée (Aristote), au Portique (Zénon de Kition) ou même au Jardin (Épicure), qui dureront de 700 à 900 ans, mais c’est énorme si on la compare aux nombreuses écoles d’enseignement secondaire créées depuis le – VIIe siècle. Elle a réussi à passer l’écueil des guerres médiques, où le masculinisme a commencé son œuvre d’érosion de tous les acquis antérieurs en termes de culture de genre. Même s’il ne permet pas de mesurer directement l’incidence de ces guerres sur la mixité de l’école (du fait de l’absence de datation), le Catalogue de Jamblique (250, 330) est une source intéressante pour analyser celle-ci et émettre certaines hypothèses sur son évolution.

« Il va de soi que, sur la totalité des pythagoriciens, beaucoup sont inconnus ou anonymes ; mais d’autres sont connus dont voici les noms. (…) Ce qui fait un total de 218 hommes. Parmi les femmes les plus célèbres qui adhérèrent à la doctrine de Pythagore, on compte (…). Ce qui fait un total de 17. » (Jamblique, Vie pythagorique)

Les pythagoriciens proviennent des cités suivantes :

  • sur la même côte, « sous la botte italienne » : Crotone (29), Sybaris (12) à 110 km au nord de Crotone, Métaponte (38) à 80 km au nord de Sybaris, Tarente (43) à 50 km au nord-est de Metaponte, Lucanie (4) à 100 km de Métaponte à l’intérieur des terres, Caulonia (5) située à 120 km au sud de Crotone, Locres (10) à 30 km au sud de Caulonia, Rhégium (12) à 80 km de Locres au bout de la botte à proximité immédiate de la Sicile,

  • sur la côte du « dessus de la botte italienne » : Élée (1 et non des moindres : Parménide) à 300 km de Crotone, Posidonia (7) à 150 km au nord d’Élée, La Tyrrhénie (1) au nord de Posidonia,

  • en Sicile : Agrigente (1 et non des moindres : Empédocle), Syracuse (3), Catane (2)

  • sur la côte méditerranéenne d’Afrique du nord : Carthage (4) à l’ouest, Cyrène (4) à l’est,

  • dans le Péloponnèse : Sparte (3), Argos (6), Phlionte (4), Sicyone (4), Corinthe (1),

  • au-delà : Athènes (1), Paros (10) à 1 000 km de Crotone en pleine mer Égée, Samos (6) patrie d’origine de Pythagore, Dardanos (1) encore plus loin au niveau du détroit éponyme, Cyzique (4) au nord de Dardanos, la Scythie septentrionale (1) plus au nord encore, enfin le royaume du Pont ou mer Noire (1).

Il est moins facile et moins pertinent de savoir d’où proviennent les pythagoriciennes, sachant qu’en se mariant elles peuvent changer de lieu de vie. Jamblique indique ainsi à leur propos soit leur lieu de naissance (quand il dit « fille de X de la cité ou du territoire Y », ou « sœur de X de la cité ou du territoire Y »), soit leur lieu de vie après le mariage (quand il dit « épouse de X de la cité ou du territoire Y »). Parfois Jamblique dit seulement « de la cité ou du territoire Y », sans doute parce que la pythagoricienne y est née et s’y est mariée. On a donc (sachant qu’il manque un nom dans la liste par ailleurs présentée comme en contenant 17) :

  • sur la même côte « sous la botte italienne » : Crotone (2 épouses, 1 fille), Sybaris (1 sans précision), Métaponte (1 épouse), Tarente (1 sans précision, 1 fille), Lucanie (1 sœur),

  • dans le Péloponnèse : Sparte (1 fille et 1 sœur, 1 épouse, 1 sans précision), Argos (2 sans précision), Phlionte (1 sans précision) et Arcadie (1 sans précision).

On remarque que la « provenance » des pythagoriciennes célèbres se concentre dans certains secteurs : le long de la côte au nord de Crotone et le Péloponnèse. Si l’on s’en tient à l’Italie du sud, le nord de Crotone est aussi le secteur d’où proviennent majoritairement leurs homologues masculins. Si l’on considère la Sicile, l’Afrique et le Péloponnèse comme un second cercle, les pythagoriciennes sont aussi issues du secteur d’où proviennent la majorité des hommes. On ne trouve par contre aucune pythagoricienne illustre dans le troisième cercle, comprenant Samos : le lien de Pythagore avec sa patrie d’origine semble n’avoir pas du tout joué.

Il est remarquable que l’aire des femmes illustres recouvre celle des hommes illustres. Il semble que partout une émulation hommes-femmes ait été à l’œuvre et ait porté ses fruits là où la densité du recrutement tous sexes confondus était la plus élevée. Car il est probable que la carte des « hommes et femmes illustres » soit représentative de celle des inconnu.e.s et des anonymes : fort recrutement en Italie du sud, recrutement moyen dans le cercle de la Sicile, de l’Afrique et du Péloponnèse, recrutement plus faible dans le lointain (Athènes et au-delà). Paros semble avoir abrité une succursale pythagoricienne particulièrement vivante mais insuffisamment étoffée pour faire émerger des femmes illustres.

Le Catalogue s’appuie sur les travaux des compilateurs de son époque. Aux noms des pythagoricien.ne.s sont attachés des vies, des mots, des actes et surtout des listes de traités. C’est essentiellement à titre d’auteurs et d’autrices célèbres qu’iels sont cité.e.s par Jamblique. Cela peut paraître paradoxal, étant donné que l’enseignement pythagoricien était strictement oral et que toute forme de divulgation entraînait l’infamie, la perte de tous les avantages du réseau des politiques et des augustes. Il convient en fait de distinguer les pythagoricien.ne.s qui ne sont jamais sorti.e.s de l’école et les autres. Les premier.ère.s sont connu.e.s pour leurs vies, leurs mots et leurs actes, mais l’obligation d’en faire des auteur.e.s leur prête des traités qui n’ont jamais existé. Pour les autres, le problème subsiste, notamment pour Parménide et Empédocle, qui ont effectivement écrit des traités dont il nous reste de nombreux fragments. Peuvent-ils avoir été exclus du groupe ? Il est clair que non et en même temps ce qu’ils écrivent est si original qu’il est douteux qu’ils aient simplement retranscrit l’enseignement oral prodigué dans l’école. On peut faire l’hypothèse que l’enseignement oral pythagoricien n’avait pas vocation à être complet, mais cultivait au contraire son incomplétude et se voulait le fonds commun de tous les systèmes métaphysiques à venir. Parménide et Empédocle auraient en quelque sorte exploité tour à tour les virtualités pythagoriciennes dans des systèmes métaphysiques hautement performants, et cela en accord avec l’école. Sans doute est-ce vrai aussi de Platon (non mentionné comme ayant suivi le cursus complet de l'école, mais on sait qu'il était très lié à de nombreux pythagoriciens).

Perdre le bénéfice du réseau pythagoricien représentait un préjudice considérable, non seulement en termes d’influence politique, puisque la plupart des cités d’Italie du sud ont rapidement compté leur part d’oligarques pythagoriciens, mais aussi en termes de solidarité dans le privé. L’amitié pythagoricienne, dont on ne conserve que des exemples masculins, est célèbre. Elle fait partie des fondements de l’enseignement moral des acousmaticien.ne.s. Elle a un aspect systématique qui ne laisse pas de place aux sentiments personnels : si un.e pythagoricien.ne en rencontre un.e autre dans le besoin, aussitôt, sans connaître plus avant la personne, iel se doit de venir à son secours. Ainsi l’histoire de Denys, tyran de Syracuse, qui voulait éprouver l’amitié de deux pythagoriciens, l’un Syracusain, le second d’une autre cité grecque, venu lui rendre visite. Accusant le premier d’avoir comploté son assassinat, il lui accorde d’aller donner bon ordre à ses affaires en échange d’un otage. Le condamné choisit son ami pythagoricien (rires de l’assistance : « belle amitié ! »). Le terme échu, alors qu’il n’est toujours pas de retour, Denys convoque le bourreau. L’ami étranger s’avance vers celui-ci sans sourciller à la surprise de toute l’assemblée (« il n’en veut pas à son ami ! »). Le Syracusain arrive alors en courant et, s’excusant de son retard, prend la place de son ami. Denys, ébahi, ne tarit pas de louanges et demande à intégrer leur secte. Réponse : « non, tu n’es pas initié ». Une histoire très masculine donc. Mais l’on peut imaginer des versions féminines de cette amitié partagée tant par les augustes que par les politiques.