Sources :
Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.
Ovide (–43, 18), Les métamorphoses, Gallimard, coll. folio classique, 2005.
Pausanias (115, 180), Description de la Grèce, traduction Étienne Clavier, Paris 1821, remacle.org.
Marcel Detienne, Le bœuf aux aromates, in Les jardins d’Adonis, 1972, Gallimard.
Marcel Detienne, Les dieux d’Orphée, 1989, Gallimard.
Articles cités :
Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022
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Le végétarisme pythagoricien
Pythagore conçoit la Cité comme une alliance de foyers reposant sur un rapport collectif d’intimité au divin, ce qui est relativement novateur (jusqu’alors la Cité se pensait plutôt comme une alliance de lignages). Il juge par ailleurs que les cités existantes dévient considérablement de ce modèle :
le déséquilibre des genres est trop accusé, les femmes ne sont pas assez valorisées dans leur rôle politique : cela a pour conséquence l’affaiblissement des foyers, sapant l’un des deux piliers de la Cité ;
la pratique sacrificielle éloigne du divin la population masculine de la Cité au lieu de l’en rapprocher, sapant son autre pilier.
Le rééquilibrage politique entre femmes et hommes et le renouvellement de l’alliance avec le divin sont à la source de la doctrine pythagoricienne du végétarisme.
1) Âge d’or et âge de fer
Pausanias, géographe du IIe siècle, dans son ouvrage sur la Grèce, évoque l’ère mythique des toutes premières fondations politiques, celles de Lycaon en Arcadie (fondation de Lycosure) et de Cécrops en Attique (fondation d’Athènes). Les êtres divins immortels et les êtres humains mortels sont alors encore très proches : ils se rendent visite, partagent les mêmes territoires. La fondation des cités coïncide avec la rupture de ce lien privilégié : l’âge d’or est clos, commence l’âge des héros. Héros fondateurs malhabiles, qui ne savent comment composer l’alliance des lignages entre eux et l’alliance de la communauté dans son ensemble avec les déesses et les dieux.
« Je crois donc que Cécrops régna sur les Athéniens en même temps que Lycaon sur l'Arcadie ; mais ils ne me paraissent pas avoir eu la même sagesse en ce qui concerne le culte de la divinité. Cécrops, en effet, donna le premier à Jupiter le surnom d'Hypatus ou Suprême ; il ne voulut pas non plus qu'on sacrifiât rien qui eût vie, et fit brûler sur l'autel des gâteaux faits à la manière du pays, et que les Athéniens nomment encore maintenant Pélanoi. Lycaon au contraire, porta sur l'autel de Jupiter un enfant nouveau né, le sacrifia et arrosa l'autel avec son sang. On dit qu'il fut changé en loup aussitôt après le sacrifice, ce que je n'ai pas de peine à croire ; car outre que cette tradition est très ancienne chez les Arcadiens, elle a quelque vraisemblance ; en effet, les hommes de ce temps étaient, à cause de leur justice et de leur piété, les hôtes et les commensaux des dieux ; c'est pourquoi les dieux les récompensaient promptement lorsqu'ils étaient vertueux, et les punissaient de même lorsqu'ils commettaient quelque crime ; aussi voyons-nous que plusieurs hommes de ces temps-là ont été mis au rang des dieux, et sont encore maintenant honorés comme tels : de ce nombre sont Aristée, Britomartis de Crète, Hercule fils d'Alcmène ; Amphiaraüs, fils d'Ioclès, et ensuite Castor et Pollux ; d'après cela on peut croire à la métamorphose de Lycaon en loup, et à celle de Niobé, fille de Tantale, en rocher ; mais aujourd'hui que la méchanceté est portée à l'excès, et a gagné toutes les villes et tous les pays, on ne voit plus d'hommes placés au rang des dieux, si ce n'est par de vaines apothéoses qu’a inventées la flatterie pour celui qui a l'autorité ; et la vengeance divine, plus lente et plus tardive, n'atteint les méchants que lorsqu'ils ont quitté la vie d'ici-bas. » Pausanias, Description de la Grèce, livre VIII « Arcadie », chapitre 2, 2-4.
Les tâtonnements de Cécrops et de Lycaon, que confronte Pausanias, dessinent la structure du sacrifice politique en Grèce, en mettant en évidence deux positions extrêmes opposées entre elles.
Le modèle que suit Cécrops est de type agricole. Zeus est le maître du ciel, il préside au régime des pluies, c’est grâce à lui que germe le grain semé, que l’épi se développe multipliant les grains, et qu’il peut être récolté sans trop de perte. Athènes est au centre d’un territoire (relativement) propice à la culture céréalière. La Terre accueille la graine qui y entame sa germination, le Ciel (Ouranos-Zeus) permet son éclosion et sa démultiplication. La Terre comme le Ciel sont, dans ce modèle, transcendants, hors de la portée des êtres humains et en même temps conditions de leur existence. Cécrops choisit d’offrir à Zeus le fruit du travail que le dieu a favorisé : des gâteaux du pays, auxquels hommes et femmes ont contribué. Zeus agrée le sacrifice.
Le modèle que suit Lycaon est quant à lui de type pastoral. Chaque dieu possède un domaine, qu’il co-régit avec son épouse, où s’égaillent des êtres vivants qui lui sont soumis et dont il dispose (les chevaux par exemple pour Poséidon). Zeus, en tant que souverain, garantit que chacun puisse jouir de cette prérogative. Lui-même possède un domaine avec ses créatures aériennes (notamment l’aigle qui ne touche terre que du bout des serres), mais il dispose aussi, en tant que souverain, de tous les êtres sans attache (les monstres) ou les ayant rompues (un animal sauvage qui attaque un village relève autant d’Artémis que de Zeus). À l’imitation des dieux, les hommes, les chefs de famille, disposent de troupeaux de bovins et d’ovins, ainsi que de pâturages familiaux qu’ils co-régissent avec leurs épouses. C’est le roi Lycaon qui garantit que chaque chef de famille puisse jouir de ses droits. Il possède lui-même un domaine propre et des troupeaux. En tant que souverain, il dispose en outre des monstres et des êtres qui ont fui leur groupe d’appartenance, qui parcourent le territoire de la cité et y sèment le désordre. Il ne peut pas y avoir plus grande proximité entre Lycaon et Zeus, qui partagent en l’occurrence la même prérogative sur les êtres sauvages. Lycaon peut tutoyer Zeus, l’inviter à sa table et partager avec lui la chair d’un être qu’ils possèdent tous deux en commun. Que choisit-il d’offrir à Zeus, son double divin ? Un enfant sauvage, "autochtone", sans relation avec aucun des chefs de famille de la cité, fraîchement capturé dans la montagne, et apprêté pour la table commune du roi et du dieu. Zeus n’agrée pas le sacrifice : il ne mange pas de chair humaine, il ne tutoie pas les rois, il n’est pas un dieu immanent.
Le divin et l’humain sont-ils proches ou distants ? L’offrande sacrificielle concerne-t-elle la propriété comme domination des êtres humains sur les animaux et les végétaux ou comme soin apporté par les êtres humains aux animaux et aux végétaux dont ils dépendent pour vivre ? La société doit-elle être masculine et hiérarchisée ou mixte et égalitaire ? Voilà les questions que posent les modèles de Lycaon et de Cécrops. Le mythe penche pour la distance et le soin, la mixité et l’égalité, contre la proximité et la domination, le masculinisme et la hiérarchie.
L’opposition de Lycaon et de Cécrops a été structurante pour les cités grecques qui y ont moins vu une alternative irréconciliable qu’un point douteux soluble par le syncrétisme religieux. Le polythéisme le permettait : il n’y a pas de cité qui n’ait simultanément adopté le culte agraire de Cécrops et des versions atténuées du culte pastoral de Lycaon. L’articulation entre les cultes était en gros le suivant : adopter le culte du premier pour la vie quotidienne, adopter celui du second (où le bœuf est substitué à l’enfant sauvage) pour le renouvellement des alliances masculines, cautionné par la présence des divinités associées à la fondation de la cité, invitées à s’en rapprocher à cette occasion.
C’est ce syncrétisme religieux que Pythagore rejette, comme les orphiques avant lui. Cécrops et Lycaon s’opposent comme la lumière s’oppose à l’obscurité, l’âge d’or à l’âge de fer. Cécrops appartient encore à l’âge d’or, tandis que Lycaon appartient déjà à l’âge de fer. Il y a donc erreur manifeste à penser que Cécrops cultive la distance, même s’il est vrai qu’il cultive la transcendance. Certes Zeus se tient haut dans le Ciel, mais par le culte qu’il inaugure, Cécrops s’élève jusqu’à lui, le rejoint grâce à la pureté du rite. Zeus lui fait alors bon accueil et se rend favorable aux travaux agricoles d’Attique. Il n’y a pas moins erreur à penser que Lycaon cultive la proximité, même s’il est vrai qu’il cultive l’immanence. Zeus immanent n’est pas autre chose que Zeus vengeur, Zeus assez courroucé pour venir châtier les hommes. Lycaon en ne faisant pas effort vers le haut, en partageant une chair indigne autant des divinités que des êtres humains, ne peut qu’attirer sur soi et sa cité la défaveur de Zeus. Cette double erreur rend inopérant le syncrétisme des cités grecques : les cultes quotidiens sont formellement corrects, mais ne sont pas préparés correctement (il leur manque les purifications préalables), mais surtout les cultes annuels, les plus proprement politiques, sont incorrects tant dans leur forme que dans leurs préliminaires, et de ce fait cause profonde de souillure et de défaveur divine.
Cette posture de Pythagore, un récit que rapporte Detienne citant Plutarque indique qu’elle n’est pas seulement théorique. On voit en particulier comment un positionnement relatif à l’offrande religieuse a des incidences immédiates sur la façon de s’alimenter.
« Il y avait, à Délos, un autel d’Apollon Genétor sur lequel il était interdit de sacrifier une victime animale. C’est là que Pythagore, disait-on, avait déposé de l’orge, du blé et des gâteaux, offrandes qu’il avait faites en conformité avec le rituel d’Apollon Genétor. Ces offrandes déposées sur l’autel apollinien n’étaient pas seulement des produits « simples et naturels » : elles étaient senties, dans ce rituel délien, comme des « souvenirs et des spécimens de la nourriture primitive ». Plutarque, qui nous donne ces informations, ajoute qu’à côté du blé, de l’orge et des gâteaux, on offrait également à Apollon la mauve et l’asphodèle, deux plantes dont les [pythagoricien.ne.s] reconnaissaient aussi la vertu exceptionnelle et la valeur de « nourriture primitive ». Apollon Genétor est un « dispensateur de fruits ». Le mythe délien des Oinotropes permet d’illustrer cette générosité nourricière. Fils d’Apollon, Anios est un roi mythique dont les trois filles possèdent le privilège de faire surgir à volonté les produits de la nature ; Oinô dispense le vin, Spermô donne les céréales, Elaïs fait couler l’huile. Ce sont des puissances de l’âge d’or, des divinités qui assurent aux hommes, sans effort de leur part, l’abondance des nourritures toutes prêtes à la consommation. Comme les Oinotropes, Apollon Genétor régente l’âge d’or de l’humanité ; il est le garant de la première vie cultivée, quand la terre faisait croître pour les hommes des fruits spontanés, leur offrait des fruits « naturels », autophues (qui poussent d’eux-mêmes, sans l’intervention d’une technique comme l’agriculture, et sans exiger de la part des êtres humains aucun travail pénible). Sans doute ces produits de l’âge d’or – céréales, comme le blé et l’orge, plantes comme la mauve et l’asphodèle – peuvent-ils nous apparaître comme des nourritures de deux types différents : plantes cultivées d’une part, plantes sauvages de l’autre. Dans la pensée mythique dont ces traditions déliennes portent témoignage, ce sont toutefois des produits de même nature : comme la mauve et l’asphodèle, le blé et l’orge sont ici des produits spontanés de la terre, des nourritures parfaitement « cuites » que les êtres humains peuvent consommer directement sans les soumettre à l’action du feu. Pour les [pythagoricien.ne.s], les offrandes rituelles à l’Apollon Genétor prenaient donc valeur de paradigme : elles représentaient les nourritures que les êtres humains d’autrefois consommaient à parts égales avec les êtres divins. Il est évident qu’à l’âge de la cité et du bœuf laboureur, les céréales ne pouvaient garder entièrement ce statut de produit naturel de l’âge d’or et de nourritures communes aux êtres divins et humains. Aussi bien sont-ce la mauve et l’asphodèle qui ont davantage joué, dans la pensée pythagoricienne, le rôle des nourritures parfaites. En effet, ces deux plantes, qui sont comestibles à l’état sauvage, interviennent, pour une part importante, dans la composition des alima et des adipsa, des aliments propres à supprimer la faim et la soif, ces super-nourritures que les mages extatiques comme Pythagore, Épiménide et Abaris ont le privilège de consommer. Dans le cas d’Épiménide, le refus de manger comme les hommes va de pair avec le besoin de manger comme les dieux. Chaque jour, le célèbre purificateur se contentait de manger une espèce de pilule qui lui permettait de ne ressentir ni la soif, ni la faim. Or cette nourriture étonnante était composée d’un mélange de mauve et d’asphodèle, plantes dont Épiménide avait découvert les vertus merveilleuses en assistant, comme Pythagore l’avait fait de son côté, au sacrifice en l’honneur d’Apollon Genétor. Dans la tradition pythagoricienne, les mêmes alima et adipsa apparaissent comme des substituts de la nourriture humaine, révélée par les dieux eux-mêmes. » Detienne, Le bœuf aux aromates, pp. 71-73.
2) Le culte à Déméter, rite modèle ?
La fête des Thesmophories, largement répandue en Grèce, fête exclusivement féminine, est chargée de plusieurs significations. Son organisation revient à la prêtresse de Déméter, entourée de femmes rassemblées en collège, qui se réunit dans le temple dit thesmophorion, ouvert en temps normal aux femmes et aux hommes (certes moins nombreux à le fréquenter), ouvert aux seules femmes pendant les trois jours de la fête annuelle. Pythagore, qui s’adresse au collège des citoyennes crotoniates dès son arrivée dans leur cité, voit dans le rituel des Thesmophories un modèle pour les rites sacrés qui s’ancrent dans l’âge d’or, moyennant quelques ajustements significatifs.
La fête est d’abord une mise en scène de l’histoire de Déméter (« Déesse mère ou La mère ») et de sa fille Corè (« Jeune fille ou Fille »). Née de l’union de Zeus avec sa sœur, Corè est élevée par sa mère en Sicile, lieu a priori sûr, entourée de Nymphes. Alors qu’elle s’écarte du groupe de ses compagnes, cueillant un narcisse, la terre s’ouvre sous ses pieds et Hadès s’empare d’elle, décidé à en faire son épouse. Déméter a entendu le cri de sa fille, elle accourt et ne la trouve pas. Elle la cherche pendant neuf jours et neuf nuits, puis, prise de colère, décrète que plus aucune céréale ne poussera tant qu’elle ne saura pas où elle est. Hélios, qui voit tout ce qui se fait sous le jour de ses rayons, se décide à parler. La déesse prend aussitôt le chemin des Enfers pour y réclamer sa fille, Hadès la lui refuse, Zeus est consulté, il tranche : six mois de l’année, Corè sera Perséphone reine des Enfers, six mois de l’année, elle sera à nouveau Corè et, pour marquer la gaieté de son retour, fera verdir le monde végétal. Déméter transige mais obtient huit mois contre quatre pour Hadès. Le premier jour des Thesmophories est consacré à ce qu’inaugure l’enlèvement de Corè pour les pratiques agricoles. Le deuxième jour la suspension de ces pratiques du fait du décret de Déméter. Le troisième jour à la pratique agricole retrouvée par le retour régulier de Corè auprès de sa mère.
La mise en scène choisie pour illustrer l’histoire de Déméter et Corè fait valoir deux ordres de signification : matrimonial et agricole. Il y a là à la fois une règle pour le mariage et une règle pour l’agriculture. C’est Déméter, à la fois mère et souveraine de l’agriculture, qui fait le lien entre ces deux aspects.
L’histoire de Déméter et Corè est en premier lieu un drame matrimonial. Une mère élève sa fille, entourée de compagnes, au sein d’une paisible nature essentiellement végétale : un jardin d’enfants en quelque sorte, lieu d’éducation de la petite fille jusqu’à son adolescence. La perspective du mariage s’y fait brutalement jour par l’enlèvement de la jeune fille, en tout cas vécu comme tel par la mère. (On a là le paradigme divin des cérémonies de mariage en Grèce et ailleurs, dont le point de départ est l’enlèvement de l’épouse par l’époux.) La mère cesse tout travail : la faim se fait bientôt sentir chez les humains, il leur faut retourner à l’état sauvage (chasse et cueillette) pour survivre. Elle retrouve l’auteur du rapt et devant son refus va consulter le père. À celui-ci le mariage agrée : elle obtient cependant que sa fille lui revienne régulièrement. Mariée par son père, la fille doit partir vivre chez son époux. Mais cette entente d’un père et d’un époux ne peut pas l’emporter sur la relation de mère à fille : la mère la garde près d’elle deux-tiers du temps, l’époux le tiers restant. S’il est douteux que cette histoire évoque un passé lointain où les liens entre femmes primaient sur leurs relations avec les hommes et où ce déséquilibre était socialement institué, il est par contre plus que probable qu’elle renvoie à une époque mythique, encore proche de l’âge d’or, où les humains n’étaient pas une race masculine comme dans le mythe de la race d’or hésiodien, mais une population mixte capable de relations d’hospitalité réciproque avec le divin (Déméter, au cours de son errance, rend notamment visite à la famille royale d’Éleusis, où elle est accueillie et consolée autant qu’elle peut l’être, par le roi mais surtout par la reine et ses suivantes), réglant sa vie sociale sur celle des déesses et des dieux, et faisant alors primer la relation mère-fille sur la relation père-époux. Là réside précisément pour Pythagore l’intérêt des Thesmophories. Les femmes y trouvent le chemin le plus direct pour accéder à l’intimité du divin et simultanément s’y affirmer comme corps politique féminin. Les actes rituels le confirment, mis à part l’un d’entre eux, lié à la dimension agricole du mythe.
L’histoire de Déméter et Corè est en effet, par ailleurs, une affaire de transition agricole. Que l’auteur du rapt soit Hadès n’est pas gratuit. L’âge d’or ne lui est pas très favorable (rappelons que chez Hésiode la race d’or ne meurt ni ne descend aux Enfers). L’enlèvement de Corè annonce l’âge de fer, où la pauvreté de la terre est compensée par une technique d’enrichissement du sol par de la matière organique morte, compensation alimentaire pour le jeune végétal que la terre ne nourrit plus avec autant d’abondance que durant l’âge d’or. Son union confère à Hadès un rôle positif qui n’existerait pas sans le relâchement des liens entre les divinités et l’humanité : cette union compense la passivité croissante de Gaïa à l’égard de sa progéniture mortelle. Elle illustre sur un autre plan la dyade pythagoricienne, opposant deux termes, dont l’un est positif (Déméter + Corè, verdeur végétale et fécondité céréalière), l’autre négatif (Hadès, mort souterraine), dont la relation renvoie à une certaine harmonie (numérique : 2/3 de domination positive contre 1/3 de domination négative). Alternant selon ces rapports leur domination au fil de l’année, le positif féminin règne en effaçant complètement le négatif masculin (printemps et été, âge d’or retrouvé), le négatif masculin règne en divisant le positif féminin (hiver, Corè séparée de Déméter), et dans cette division, en rendant possible l’art de l’enrichissement du sol (matière organique morte susceptible d’alimenter le végétal), positif compensant un négatif (âge de fer). Cet aspect du rite des Thesmophories est beaucoup moins intéressant pour Pythagore : il illustre l’éloignement du divin et de l’humain plus que leur proximité, il décrit l’actualité d’un monde où le bien se paye par le mal, la vie par la mort, plus que l’ancien monde où les fruits de la terre croissaient sans le secours d’Hadès.
Revenons aux trois jours de célébration des Thesmophories :
Le premier jour est consacré à ce qu’inaugure l’enlèvement de Corè pour les pratiques agricoles. Dans nombre de cités, les Thesmophories se situent quelques jours avant les semailles : les femmes collectent, dans des fosses dédiées à Hadès, l’engrais qui sera mêlé aux semences à cette occasion. Elles y déposent simultanément les éléments dont la décomposition produira l’engrais de l’année suivante. C’est ce premier jour, très lié à la mort, que Pythagore considère comme une souillure entachant l’ensemble du rituel. Les éléments constitutifs de l’engrais sont en effet des cadavres d’animaux (par exemple des porcelets à Athènes).
Le deuxième jour est consacré à la suspension des pratiques agricoles suite au décret de Déméter. Là est véritablement le cœur des Thesmophories. Les femmes sont venues autant que possible en couple mère-fille (nubile), elles ont construit des abris temporaires (des « tentes »), où elles dorment pendant deux nuits et où elles jeûnent pendant le deuxième jour (à cause du décret de Déméter). Elles ne restent pas oisives : alors que la déesse pleure sa fille, les mères donnent des cours de botanique aux jeunes filles qui bientôt passeront du statut de corè à celui de gynè. C’est en l’occurrence cet enseignement que menace d’interrompre le mariage, et qu’Hadès a mis en danger, enseignement centré sur les plantes médicinales, savoir typiquement féminin, qu’Hippocrate, après les guerres médiques, contribuera à spolier. Pythagore y voit au contraire le socle de la citoyenneté féminine : une connaissance de soi (la médecine pour les femmes par les femmes) faisant l’objet d’une transmission intergénérationnelle, et une maîtrise du fonctionnement des caractères sexuels primaires et secondaires (gynécologie), source de chasteté et simultanément de maternité « pure » (non commandée par le plaisir amoureux). La présence centrale du gattilier dans le rite en résume pour lui la vertu.
« (Les branches du gattilier, ndlr) servent à confectionner les paillasses sur lesquelles vont dormir les épouses légitimes réunies, à l’écart de toute présence masculine, sous le patronage de Déméter Thesmophore. D’une part, la plante passe pour favoriser la continence des femmes, et les détourner de toute activité sexuelle pendant le temps de séparation d’avec leurs époux imposé par le rituel. Par ailleurs, elle a la réputation de faciliter l’écoulement des règles et la montée du lait. Le cadre rituel de la fête, centrée sur la reproduction de la cité par elle-même, conduit à expliciter les deux termes qui délimitent la relation de la cité des femmes avec le gatillier : il prive le corps de tout désir et le prépare à sa seule fonction de reproduction. » Marcel Detienne, Du sexe de la mythologie in Les dieux d’Orphée.
Le troisième jour est consacré à la pratique agricole retrouvée par le retour régulier de Corè auprès de sa mère. La garantie matrimoniale du maintien du lien mère-fille correspond à un retour à l’âge d’or. Fruits et gâteaux sont offerts par les femmes à Déméter, aussi proches que possible, partageant la même nourriture. Il faut bien cependant retourner à la vie avec les hommes. La sexualité reprend ses droits, en rupture avec l’abstinence de ces trois jours (et sans doute beaucoup plus, en amont de la fête, en guise de purification) : les femmes font assaut d’impudeur et rentrent chez elles, dans un quotidien où Pythagore conçoit le plaisir sexuel partagé (à condition qu’il soit modéré).
Pythagore peut admettre les Thesmophories comme modèle de rite citoyen dès lors qu’on en supprime la dimension morbide du premier jour. Il s’agit en effet pour lui de bien distinguer les rites citoyens annuels et les rites privés quotidiens : les premiers exigent un effort particulier pour s’élever collectivement vers le divin, pour revivre l’âge d’or, par le biais d’exercices privés de purification prolongés, puis d’un rite collectif sans défaut, sans ombre, sans rien qui rappelle le quotidien de fer ; les seconds sont dédiés à tous les arts de vivre qui permettent à chaque oikos de survivre aux épreuves de l’âge de fer. Il est possible d’y sacrifier des animaux, dans la mesure où cela est requis par la dureté des temps et où les purifications préalables ont été suffisamment poussées pour protéger l’officiant et son entourage de la souillure du sang versé. Mais cela est à proscrire des rites citoyens annuels. Seules les femmes sont en mesure de convertir facilement leur ritualité aux exigences religieuses de Pythagore. La chose est beaucoup plus difficile pour les hommes comme on va le voir. Cette différence entre femmes et hommes à l’égard de la perfection religieuse explique l’attirance de Pythagore pour le mode de vie féminin, plus proche du divin.
3) Une pratique à partager : manger la salade
Se nourrir n’est jamais très loin de se soigner et de se purifier. Pour Pythagore, ces fonctions doivent s’identifier les unes aux autres lorsqu’il s’agit de s’élever vers le divin. Le cas de la laitue est à ce titre Intéressant. Parce qu’elle est regardée en Grèce ancienne comme un inhibiteur de la jouissance sexuelle,
les femmes la recherchent pour ses vertus alimentaires, thérapeutiques et purificatrices ;
les hommes la fuient, notamment lorsqu’il s’agit d’avoir une relation sexuelle avec leurs épouses en vue de concevoir un enfant, à la canicule (fin juillet, début août, équivalent de notre nouvel an et moment privilégié pour la conception) : la convention veut en effet que, lors de cette relation, l’homme jouisse intensément et la femme n’éprouve rien (dans le cas inverse, elle est supposée donner naissance à un enfant qui lui ressemble plutôt qu’à son père, ce qui n’est pas souhaitable) ;
Pythagore la recherche pour y trouver ce que les femmes y trouvent : avec les autres membres masculins de son école, à la canicule, ils consomment la laitue pour ne pas jouir lors de l’accouplement. Le rapport entretenu par les pythagoriciens à leurs concitoyens est celui d’hommes (adoptant pour le bien de la cité un mode de vie féminin) à hommes (refusant la vertu féminine). Pythagore s’inscrit bien dans la lignée d’Hésiode.
Voici ce qu’en dit Marcel Detienne : « Dans le monde grec, le bon usage de la laitue obéit à un ensemble de règles qui n’est pas sans déconcerter. Entre eux, les hommes sont bien d’accord : pas de laitue à table. En manger serait se condamner à ne plus avoir accès aux femmes, à se priver de la jouissance amoureuse. Les disciples de Pythagore qui, dans l’ardeur caniculaire, mâchonnent gravement des feuilles de salade, confirment a contrario le refus des non-pythagoriciens. Quant aux femmes, leur conduite alimentaire est, en l’occurrence, dictée par les vertus officielles de la salade quant au bon fonctionnement de leur organisme : excellente pour les règles et souveraine pour l’écoulement des menstrues. Partage tranché, et il n’est pas nécessaire de s’interroger longuement sur le silence du plaisir dont les femmes, à leur tour, sont frustrées par le triste légume. L’inégalité entre masculin et féminin sous-tend le système institutionnel entier ; la jouissance sexuelle appartient de droit aux mâles qui la prennent entre eux et avec les courtisanes, tandis qu’aux femmes légitimes il revient de produire des enfants qui offrent la plus grande ressemblance avec l’époux. » Du sexe de la mythologie in Les dieux d’Orphée.
On voit que Pythagore entend réformer les mœurs des hommes mariés en leur imposant ce qui s’impose naturellement aux femmes mariées. Et que cette réforme nécessaire au bien de la cité est simultanément alimentaire, thérapeutique et religieuse.
4) Une pratique masculine problématique : manger la viande
La religion telle qu’elle se pratique en Grèce est assez uniforme, qu’il s’agisse des rituels familiaux, des rituels citoyens ou des rituels panhelléniques : elle cultive la distance et la proximité au divin selon une logique caractéristique de l’âge de fer, « un bien pour un mal ». Pythagore entend cantonner ce type de religiosité à la sphère privée de l’oikos, tournée vers les choses pratiques. La Cité et les grands sanctuaires doivent au contraire se réinstaller dans une logique caractéristique de l’âge d’or, moyennant de longues purifications. Cela n’est pas sans incidence sur le statut de pratiques sociales comme le commerce et la guerre, qui ne peuvent prétendre au statut de « politique publique » sans souiller de façon plus ou moins indélébile la Cité, et qui doivent rester « privées », n’engager que les oikoi ancrés dans l’âge de fer.
Si les Thesmophories ne posent pas problème en ce qu’elles célèbrent essentiellement le lien éducatif de mère à fille à travers l’enseignement de la richesse à la fois alimentaire, thérapeutique et même morale de la nature végétale, les cérémonies politiques masculines sont nettement plus problématiques. Pour bien le comprendre, il faut en revenir à… la fève, que Detienne n’hésite pas à qualifier de « viande par excellence ».
« Les pythagoricien.ne.s font de la fève le premier être vivant qui naît de la putréfaction originelle en même temps que le premier des êtres humains. « Lors de la confusion qui régnait au début et à l’origine de tout, quand beaucoup de choses étaient mêlées dans la terre, en germination et en putréfaction, quand, petit à petit, se produisait la naissance et la distinction d’animaux formés ensemble avec des plantes qui germaient, alors, de la même décomposition, l’être humain se forma et la fève grandit. » (Antonios Diogène, IIe siècle). Dans l’image de la fève que développe cette cosmogonie, deux traits se dégagent : le premier, c’est que la fève appartient à l’ordre du putréfié et du pourri. Si cette légumineuse évoque la pourriture, si elle apparaît comme le mélange horrible de sang et de sexe, c’est parce qu’elle représente, dans leur système de valeurs, le pôle de la mort, de la mort des renaissances nécessaires, à l’opposé de la vie véritable, réservée aux dieux et déesses [immortel.le.s] dont le corps n’est pas fait de sang et de chair, mais demeure incorruptible, comme les aromates et les substances parfumées. Le second trait, marqué par la cosmogonie, c’est que la fève sur sa tige est comme la plante humaine, qu’elle est un double de l’être humain, sa sœur jumelle. Une expérience (les [pythagoricien.ne.s] s’y prêtaient volontiers) fait voir toutes les conséquences de cette représentation : si l’on expose quelques instants à l’action du feu solaire une fève rongée ou légèrement broyée entre les dents, on la trouve, un peu plus tard, exhalant l’odeur de la semence humaine, ou, selon une autre version, l’odeur du sang humain versé par un meurtre. Dans ce dernier cas, manger la fève, c’est comme répandre le sang de l’homme. Toute la violence d’une telle représentation se découvre dans le précepte pythagoricien le plus banalisé par la littérature de la secte : « C’est crime égal de manger des fèves et la tête de ses parents. » La manducation de la fève trouve ici sa signification la plus profonde : elle est synonyme d’allélophagie (« se manger les uns les autres », par extension : « manger ce qui nous est le plus proche », ndlr). La tradition pythagoricienne le dit explicitement quand elle attribue à Pythagore l’interdiction « de manger des fèves autant que de se nourrir de chairs humaines ». Manger la fève, c’est dévorer la chair humaine, se conduire comme une bête sauvage (les loups passent pour pratiquer l’allélophagie, cf. Lycaon et son nom qui le relie aux loups, ndlr), se condamner à un genre de vie qui est l’extrême opposé de l’âge d’or. En conséquence, dans le système des nourritures pythagoriciennes, la manducation de la fève apparaît comme une manière originale et hermétique de définir la consommation de la viande et la pratique du sacrifice sanglant. Se nourrir de fèves, c’est, pour les [pythagoricien.ne.s], manger de la viande avec le même absolu qu’ils apportent eux-mêmes à ne pas en consommer, quand ils valorisent des super-nourritures telles que les aromates, la mauve et l’asphodèle, et les céréales pures. Le système alimentaire pythagoricien apparaît ainsi construit sur l’écart des deux termes qui s’opposent entre eux comme deux pôles : le positif représenté par les aromates (nourritures les plus propres aux divinités, dont les humains ne profitent que par l’odorat, contrairement à la mauve, à l’asphodèle et aux céréales, qui nourrissent autant les humains que les divinités, ndlr), le négatif par la fève. Qu’il s’agit effectivement de termes antithétiques, la preuve en est donnée par deux traits marqués dans l’un et l’autre végétal : d’une part, avec sa tige sans nœuds, la fève établit avec l’En Bas et le monde des morts la même communication directe que les aromates instituent de leur côté avec l’En Haut et le monde des divinités ; d’autre part, la fève appartient à l’ordre du pourri aussi nettement que les aromates font partie de l’ordre du sec et du brûlé. » Le bœuf aux aromates, in Les jardins d’Adonis.
Aux origines de la vie, chaque espèce animale est née en même temps qu’une espèce végétale ; elles forment un couple indissoluble : il en va ainsi de l’être humain et de la fève, qui partagent la même origine généalogique (la même tourbe). L’interdiction de manger de la fève est simultanément interdiction de manger de l’humain (cf. Lycaon) comme ce qui est proche de l’humain. Cette proximité n’est pas seulement généalogique, elle concerne aussi le mode de vie, le fait que certains animaux concourent activement à la vie paysanne. Le bœuf est le meilleur ami du laboureur : il travaille aux champs avec lui et se nourrit des mêmes céréales, il habite sous son toit. Le mouton, quant à lui, est une personnification de l’âge d’or : la laine lui pousse indéfiniment au bénéfice des êtres humains qui n’ont qu’à le tondre. Bœuf et mouton sont des mâles castrés. Le taureau et le bélier n’ont d’utilité que pour la reproduction, ils s’apparentent pour le reste aux animaux sauvages, incapables de vivre en société, ils sont destinés à devenir des bœufs et des moutons. Vaches et brebis valent au contraire comme reproductrices, mais aussi comme nourrices et éducatrices, du surplus de leur lait l’on fait ces fromages si prisés en Grèce et l’on tempère la force du vin. Ces animaux, qui sont les victimes par excellence des rites masculins de citoyenneté, ne devraient pas être sacrifiés du fait de leur pleine intégration à l’oikos. Non sacrifiables, ils ne doivent en aucune manière être mangés, ni dans les rites citoyens ni même dans les rites privés, sous peine de souillure ineffaçable.
Là s’arrête l’interdit de la viande pour les « politiques », celleux qui se consacrent essentiellement à la vie de la cité. Il leur est permis de manger du porc et de sacrifier des boucs, ainsi que tout animal nuisible aux humains et à leurs terres cultivées. Cette nuisance (dévaster les moissons, manger la vigne, détruire les semences) renvoie à la chute de l’âge d’or dans l’âge de fer. On peut légitimement s’en garantir en offrant leurs responsables aux divinités civilisatrices et/ou en les consommant avec elles. Par contre l’état d’auguste ne le permet pas, tout au moins quand l’auguste est en chemin vers un sanctuaire (ce qui est le cas le plus souvent). Alors seule une nourriture non carnée, végétale, convient (dès lors qu’il ne s’agit pas de fève !).
La distinction entre augustes et politiques a sans doute été tôt promue par Milon de Crotone. Prêtre d’Héra assimilé à Héraclès, il est aussi connu pour le nombre de ses victoires olympiques que pour son carnivorisme. Il aimait les records sportifs et alimentaires dès lors qu’il s’agissait de viande. Il délaissait alors le porc pour le taureau. On s’est demandé s’il ne s’agissait pas là d’une transgression de l’interdit du bœuf ; cependant le taureau n’est pas encore bœuf : il se caractérise par sa sauvagerie et c’est à ce titre qu’il pouvait (exceptionnellement) être sacrifié et mangé par l’athlète. Il faut voir dans le geste de Milon une performance destinée à promouvoir le pythagorisme, performance suivie par un long jeûne végétarien de purification. L’école pythagoricienne a ainsi admis en son sein des hommes qui ne voulaient pas cesser d’être hommes, à condition de ne pas nier le rôle des femmes dans la Cité, équivalent au leur.
5) Pour un nouveau contrat biologique (unilatéral)
La question cultuelle, que Pythagore aborde du point de vue de la différence des traditions féminines et masculines, a des incidences immédiates sur l’alimentation, et à travers elle sur la manière de classer les êtres vivants.
Appartiennent au mangeable par excellence : les aromates, la mauve et l’asphodèle, les semences céréalières, le fruit de la vigne, les fruits oléagineux. Les plantes auxquelles se rattachent ces super-aliments sont celles de / appartiennent à l’âge d’or, productions spontanées de Gaïa qui rassemblent ses deux progénitures : les êtres divins et les êtres humains. Elles forment un troisième genre d’êtres vivants, aussi éloigné du genre divin et du genre humain que ceux-ci le sont entre eux. Chacun d’eux se situe à l’un des trois sommets d’un triangle équilatéral. La commensalité les réunit tous. Les plantes participent en livrant leurs fruits, leurs fleurs, leurs sèves, leurs semences. Réciproquement, genre divin et genre humain les cultivent : ils en prennent soin et font en sorte qu’elles parviennent à maturité dans les meilleures conditions.
Appartiennent à l’immangeable, mais dont la consommation est tolérée, les « nuisibles », c’est-à-dire tout ce qui tend à détruire les cultures, les cultivateurices et ce qui contribue à la culture des champs. Parmi ces êtres vivants, on trouve une première catégorie, celle des animaux sauvages, qui relèvent du patronage d’Artémis. La chasse est entreprise en son honneur et la victime lui est vouée, soit par un trophée, soit par un holocauste. Une seconde catégorie regroupe les oiseaux qui pillent les semences juste semées. Leur statut est ambigu : il est intermédiaire entre le divin et l’humain, mais trop proche de ceux-ci pour rendre possible une commensalité reposant sur leur consommation, malgré tout autorisée (après cuisson), quoiqu’elle entraîne une souillure. La troisième catégorie est celle qui regroupe bouc, chèvre et chevreau, porc, truie et porcelet. Ces animaux sont domestiques, leur utilité est avérée, cependant parce qu’ils se laissent aller à détruire les vignes ou les potagers, ils manifestent quelque chose de pervers qui peut justifier leur assassinat et donc leur consommation (ou leur renvoi de la communauté, comme le bouc émissaire, tenu de sortir de la domesticité et de retourner à la sauvagerie). Une quatrième et dernière catégorie est celle de l’ivraie, de toutes les herbes qui poussent dans les champs. Elles sont mises à mort et rendues à la terre pour l’enrichir. Cette catégorie recoupe celle des animaux sauvages : il s’agit de les renvoyer aux déesses qui les patronnent, Artémis ou Corè-Perséphone. Ces êtres vivants assez divers constituent un cinquième genre, structuré autour de trois pôles : ceux qui appartiennent au domaine divin (au sommet divin du triangle équilatéral), auquel ils reviennent par le sacrifice, ceux qui se situent à égale distance de l’humain et du divin (hauteur tirée depuis le sommet du triangle équilatéral correspondant au troisième genre), et ceux qui appartiennent au domaine humain (au sommet humain du triangle équilatéral) mais qui conservent de cette sauvagerie divine qui les tire vers le domaine divin.
Appartiennent enfin à l’immangeable par excellence : d’un côté les êtres vivants qui ne sont ni utiles ni nuisibles à l’être humain (et à l’époque de Pythagore, il y en avait infiniment plus qu’aujourd’hui), de l’autre les membres de l’oikos humain (le mouton, la brebis et l’agneau, le bœuf, la vache et le veau), enfin le double de l’être humain, la fève, et l’être humain lui-même. On a donc d’une part ce qui se situe en dehors du triangle divin-humain-plantes super-alimentaires, d’autre part ce qui appartient de droit au domaine humain (le sommet humain du triangle équilatéral). Ils forment un sixième genre : leur rapprochement permet de boucler ce qui est neutre du point de vue de l’utilité sur ce qui juge (de façon la plus neutre possible) de ce qui est utile et de ce qui ne l’est pas (le bœuf est aussi juge en la matière que le laboureur).
6) Un portrait de Pythagore végétarien
Ovide s’est fait l’avocat de Pythagore et de son végétarisme au quinzième et dernier livre des Métamorphoses. Il imagine le philosophe prophétisant la grandeur de Rome et professant le caractère fluctuant, métamorphique, de la réalité. Le poète ne cherche pas à donner à son grand œuvre une caution philosophique ; il s’agit plutôt pour lui de faire une nouvelle fois la preuve de son talent de rhéteur : le choix de Pythagore (au lieu d’Héraclite, beaucoup plus porté sur les métamorphoses) est avant tout celui d’une thèse éthique en désaccord avec les pratiques romaines de son temps. Même s’il n’a pas d’opinion sur le végétarisme pythagoricien, Ovide sait se montrer convaincant.
« Le premier, il défendit de servir sur les tables des animaux égorgés, et il exposa le premier, en ces termes, une doctrine plus admirée que suivie :
"Cessez, Mortels, de souiller vos corps de ces aliments coupables. Vous avez les moissons des champs ; vous avez des fruits qui font courber sous leur poids les arbres des vergers. Pour vous le raisin se gonfle et mûrit dans la vigne. Il est des légumes d'un goût exquis ; il en est d'autres que le feu rend plus tendres et plus savoureux. Ni le lait, ni le miel que parfume le thym, ne vous sont défendus. La terre prodigue vous offre ses plus doux trésors, et vous fournit des aliments exempts de sang et de carnage.
"Il n'appartient qu'aux animaux de se nourrir de chair : encore tous n'en font-ils point usage. Le cheval, la brebis, et le bœuf, vivent de l'herbe des prairies. Mais ceux qui sont d'un naturel farouche et sanguinaire, les tigres d'Arménie, les lions prompts à la colère, les ours et les loups, aiment les aliments sanglants. Ah ! c'est un grand crime de confondre des entrailles dans des entrailles, d'engraisser un corps d'un autre corps, et de ne conserver la vie d'un être que par la mort d'un autre !
"Quoi ! parmi tant de biens que la meilleure des mères, la terre, produit pour vos besoins, vous n'aimez qu'à porter vos dents cruelles sur des animaux égorgés, qu'à mordre des blessures, et qu'à imiter les barbares Cyclopes ! Ne pouvez-vous faire cesser que par la destruction des êtres, les jeûnes d'un estomac vorace et déréglé !
"Dans cet âge antique, que nous avons appelé l'âge d'or, l'homme vivait content du fruit des arbres, des plantes champêtres ; et jamais il ne souilla sa bouche de sang. Alors l'oiseau balançait, sans danger, ses ailes dans les airs ; le lièvre errait sans frayeur, dans les campagnes ; la crédulité du poisson ne l'attachait point à l'hameçon funeste. Aucun être n'employait, aucun ne craignait ni les pièges, ni la fraude : tout était en paix. Mais celui, quel qu'il soit, qui, le premier abandonnant l'innocente frugalité de cet âge, plongea des chairs dans son avide sein, ouvrit le chemin du crime. C'est, je veux le croire, par le carnage des bêtes féroces que le fer commença à être ensanglanté. Mais c'était assez de leur donner la mort. Il est permis, je l'avoue, d'ôter la vie aux animaux qui menacent la nôtre : on pouvait les tuer, mais il ne fallait pas s'en nourrir. On alla plus loin encore. On croit que le pourceau mérita d'être la première victime immolée, parce qu'il détruisait les semences et ruinait l'espoir de l'année. Le bouc fut sacrifié sur l'autel de Bacchus, parce qu'il avait offensé la vigne : ces deux animaux trouvèrent ainsi la peine de leur faute.
"Mais quelle peine méritiez-vous, innocentes brebis, troupeaux paisibles dont les mamelles pendantes se gonflent, pour l'homme, d'un nectar délicieux ; dont la molle toison lui fournit ses vêtements ; et dont la vie est, plus que la mort, utile à ses besoins ? Quel mal a fait le bœuf, animal sans fraude et sans artifice, simple, incapable de nuire, et né pour les plus durs travaux ? Ah ! ce fut un ingrat, indigne des dons de Cérès, celui qui, le premier, détela du joug fumant l'animal agricole pour l'égorger ; qui frappa de la hache son col usé par de rudes travaux, en retournant si souvent la terre, et faisant produire aux champs tant de riches moissons ! Mais ce n'était pas assez de commettre un si grand crime : l'homme a voulu y associer les dieux ; et il ose croire que le sang des génisses est agréable aux Immortels !
"Une victime sans tache, remarquable par sa beauté, car sa beauté lui devient funeste, est parée de bandelettes et conduite à l'autel. Là, elle entend des prières qu'elle ne comprend pas. Elle voit placer sur son front, au milieu de ses cornes dorées, les fruits de la terre, qu'elle a cultivée. Le couteau, qu'elle a déjà peut-être aperçu dans l'eau limpide préparée pour le sacrifice, la frappe : aussitôt on arrache de son sein les entrailles vivantes, et on les interroge pour y trouver le secret des dieux.
"D'où vient à l'homme cette faim si grande des aliments défendus ? Ô Mortels ! je vous en conjure, renoncez à ces festins barbares. Écoutez et retenez mes avertissements : lorsque vous mangez la chair de vos bœufs égorgés, sachez et souvenez-vous que vous mangez vos cultivateurs."
(...)
"Mais, pour ne pas m'écarter plus longtemps du but où je tends dans ma course, le Ciel et tout ce qu'il embrasse, la terre et tout ce qu'elle renferme, sont soumis à d'éternels changements. Nous-mêmes, portion passagère du Monde, nous subissons les mêmes lois, puisque nous sommes non seulement des corps, mais aussi des âmes légères, qui peuvent avoir pour demeure le sein de l'hôte farouche des forêts ou celui du paisible animal qui paît dans le bocage. Conservons donc, au lieu de les détruire, ces corps qui ont peut-être reçu l'âme d'un père, d'un frère, d'un parent, d'un homme du moins ; et n'allons pas renouveler le festin de Thyeste.
"Ne s'accoutume-t-il pas au crime, ne se prépare-t-il pas à répandre le sang humain, l'impie qui enfonce le couteau dans la gorge d'une génisse, et dont l'oreille reste insensible à ses mugissements ; qui peut égorger un chevreau, et l'entendre vagir comme un enfant ; qui peut se nourrir de l'oiseau. que sa main a nourri ? Qu'il y a peu loin de cette cruauté au meurtre, à l'homicide ! et que facilement elle en ouvre le chemin !
"Ainsi, que le bœuf laboure, et ne puisse imputer sa mort qu'à la vieillesse. Que la brebis nous donne sa toison pour nous défendre des attaques du froid Borée. Que la chèvre présente ses mamelles gonflées à la main qui les presse. Que la baguette, enduite de glu, cesse de tromper l'oiseau trop crédule. N'enfermez plus, dans une enceinte, le cerf timide, effrayé par les plumes présentées à ses regards. Ne cachez plus l'hameçon sous une amorce perfide. Détruisez les animaux nuisibles, mais contentez-vous de les détruire. N'allez pas vous en nourrir, et ne prenez que des aliments convenables à l'homme." » Traduction de G.T. Villenave, Paris, 1806, in remacle.org.
Conclusion
L’enseignement pythagoricien, pour s’adresser autant aux femmes qu’aux hommes, s’appuie sur ce qui les identifie : l’âme voyageuse qui peut renaître en un corps de sexe masculin ou féminin sans que cela affecte sa neutralité d’essence. Bâtir un tel enseignement n’avait rien d’évident, même si le fait de réunir des femmes et des hommes autour d’un même rite (cultuel et culturel) n’était pas rare en Grèce comme ailleurs. Qui plus est, cet enseignement était fait pour constituer le fonds commun d’une culture genrée (celle des « politiques » femmes et hommes). Pour autant sa fragilité est patente, puisqu’il laissait la possibilité de renverser son sens premier. Car il a été relativement simple non seulement de masculiniser le pythagorisme, mais aussi de le viriliser en dévalorisant le corps des femmes (à défaut de leur âme).
C’est en prenant pour référence le culte civique féminin des Thesmophories que Pythagore entreprend de réformer les cultes civiques masculins. Cela le conduit à donner à sa secte une règle alimentaire que l’on peut à bon droit qualifier de végétarienne, à condition d’entendre par « végétarisme » l’autorisation d’une alimentation végétale (moyennant exceptions, liées à la nature du végétal, comme la fève pour les pythagoriciens) et la tolérance de certaines transgressions, dès lors que la souillure qui les entache est jugée réparable (moyennant discipline morale). Il y a en effet, à cette époque, équivalence entre se nourrir, se soigner et communier avec les êtres divins. La question du sacrifice est aussi bien celle de la nourriture que de la santé. L’obligation que se donne le philosophe d’exposer la logique de son végétarisme l’amène de surcroît à réformer de fond en comble le « contrat biologique » liant l’être humain au reste du vivant (êtres divins compris). En partant du bipôle êtres humains / êtres divins, en s’appuyant sur le mythe des âges (réduit à l’opposition de l’or et du fer), Pythagore établit un classement très original des êtres contribuant (ou non) à la nourriture partagée des êtres humains et des êtres divins. Classification biologique, religion, alimentation, médecine, telles sont les différentes dimensions du contrat biologique proposé par Pythagore. Il fallait cette complexité et cette richesse de pensée, jointe à une grande clairvoyance sur l’avancement relatif des femmes et des hommes sur le plan religieux, ainsi qu’un système d’enseignement efficace, pour espérer convaincre la Grèce du – VIe siècle.
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