Sources :
Hésiode (vers – 720, vers – 650), Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le bouclier, traduction Paul Mazon, Les Belles lettres, 1928
Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000
Jean-Pierre Vernant, Une interprétation… dans Marcel Detienne, Les jardins d’Adonis, Gallimard, 1972
Articles cités :
Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022
Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023
Hésiode
Au début du – VIIe siècle, Hésiode dénonce l’absurdité d’une culture masculine grecque exclusivement occupée de conflits et de ruses trompeuses, d’Achilles et d’Ulysses. Il refuse à la force guerrière et à l’esprit tortueux leur promotion au rang de vertus masculines par excellence, et même de vertu masculine tout court. Dès lors, il n’est d’autre solution pour la culture masculine hellénique que de se ressourcer à l’autre culture grecque, la culture féminine, du moins si l’on aspire à ce que la Cité naissante ne soit pas seulement le moyen pour les citoyens d’une cité donnée d’asservir ceux d’une autre cité, et pour un citoyen de léser impunément l’un de ses concitoyens.
Hésiode ne propose pas pour autant de donner le pouvoir politique aux femmes : il s’agit pour lui de réformer la culture masculine en s’appuyant sur ce qui, dans le rapport des hommes aux femmes, est susceptible d’une part de détourner ceux-ci du conflit destructeur et de la tromperie généralisée qui les meuvent naturellement lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, d’autre part de les amener à s’associer pour le bien de tous au sein de la Cité. À cet égard, Hésiode met en lumière trois figures de femmes qui illustrent trois types de rapport positif des hommes avec elles.
La mère est la première de ces figures. À travers le rapport à leurs mères, les hommes acquièrent le sens du soin, de la protection et de la bienveillance, vertus qu’ils pourront ensuite pratiquer.
La concubine est la seconde de ces figures. À travers la relation amoureuse avec les femmes (à bien différencier de la relation amoureuse avec les adolescents, qui ne met en avant que des valeurs viriles), les hommes acquièrent le sens des vertus proprement politiques : prudence, justice, équité, labeur (compris positivement comme la capacité à produire des richesses) et musique, vertus essentiellement de genre féminin qu’ils pourront ensuite pratiquer et qui disent la façon dont ils comprennent ce qu’attendent d’eux leurs concubines, toujours au pluriel, car porteuses, chacune, d’une part de la vertu masculine accomplie. Au final, c’est l’homme qui a pu disposer des meilleures concubines (tel Zeus) qui est le plus digne de commander, car il se rapproche d’autant de la vertu masculine accomplie.
L’épouse est la troisième de ces figures. À travers le rapport à leurs épouses qui les détournent de leurs buts immédiats pour les ramener à un intérêt d’ordre supérieur, les hommes acquièrent le sens du devoir.
Tout en affirmant fortement l’importance de ces figures féminines dans la culture politique masculine, Hésiode évalue le risque qu’elles représentent par ailleurs pour les hommes. Ce risque tient moins à chaque figure prise individuellement qu’à leur combinaison en une même personne.
Hésiode juge de façon ambivalente une femme qui joint les caractères d’épouse et de mère.
Lorsque son caractère de mère l’emporte sur celui d’épouse, elle est placée sous le signe de Gaïa (mère avant d’être épouse). Sa compétence pour l’éducation des enfants compense sa tendance à imposer à son époux des tâches qui le dépassent.
Inversement, lorsque son caractère d’épouse l’emporte sur celui de mère, elle se trouve placée sous le signe d’Héra (épouse avant d’être mère). Le fardeau des tâches qu’elle impose n’est pas compensé par sa compétence pour l’éducation des enfants, auxquels elle n’enseigne pas la piété filiale.
Même ambivalence en ce qui concerne la maternité, pour une femme qui joint les caractères de mère et de concubine.
Lorsque son caractère de concubine l’emporte sur celui de mère, elle est placée sous le signe des amantes de Zeus (Métis, Thémis, Eurynomè, Déméter, Mnémosyne, Leitô, concubines avant d’être mères d’Athéna, des Heures et des Parques, des Grâces, de Perséphone, des Muses, d’Apollon et d’Artémis). Elle se dit ainsi essentiellement au pluriel, intégrée au groupe des concubines d’un même homme. La difficulté à obtenir ses faveurs, qu’elle n’accorde qu’à celui qui possède la vertu qui fait, selon elle, la valeur masculine (prudence ou justice ou équité ou productivité ou compétence musicale), lui donne tout son prix. Reconnaissante envers celui qui lui a plu, elle enseigne la piété filiale à ses enfants.
Inversement, lorsque son caractère de mère l’emporte sur celui de concubine, elle se trouve placée sous le signe de la Gaïa démultipliée, mère au pluriel de la race d’argent. Tout en incitant son amant à la vertu, elle n’en transmet rien à ses enfants dans la mesure où elle leur interdit tout contact extérieur, y compris avec leur père.
Même ambivalence pour une femme qui joint les caractères de concubine et d’épouse.
Lorsque son caractère d’épouse l’emporte sur son caractère de concubine, elle est placée sous le signe d’Héra (épouse avant d’être concubine). Elle clôt le cycle du concubinage en procurant à son amant la dernière vertu politique : la prise en compte de l’intérêt général, plus contraignante que les autres, mais accessible à qui les possède déjà, c’est-à-dire aux membres de l’aristocratie.
Inversement, lorsque son caractère de concubine l’emporte sur son caractère d’épouse, elle est placée sous le signe de Pandore. D’origine céleste plus que terrestre, son amant-époux la place au-dessus de lui-même et s’impose pour elle un dépassement de soi sans mesure ni sens. Le laboureur y perd la santé, qui est son premier bien.
Sur les six cas de figure, seuls trois sont positifs : l’homme a donc une chance sur deux de rencontrer la « bonne personne », sachant qu’il ne peut pas s’appuyer, pour la choisir, sur un critère déterminant, puisqu’aucune figure féminine ne l’emporte sur les autres lorsqu’elles sont combinées deux à deux dans une même femme : la concubine a plus de valeur que la mère, qui a plus de valeur que l’épouse, qui a plus de valeur que la concubine, etc.
Quant à la combinaison dans une même femme des trois figures, elle tend à renforcer les extrêmes positifs et négatifs, tout en multipliant les intermédiaires, de sorte que la probabilité pour un homme de « bien tomber » dans le cas où une femme serait à la fois concubine, épouse et mère, se réduit à une chance sur huit. Dans ces conditions, Hésiode ne peut envisager favorablement la monogamie stricte (où une femme est à la fois concubine et épouse du même homme, ainsi que mère de ses enfants), que promouvra au contraire Pythagore et qui deviendra la règle dans la Cité classique (où elle fonctionnera comme vecteur d’égalité entre les citoyens jouissant d’un même accès aux femmes).
Les Milésiens
Au début du – VIe siècle, sur la côte orientale de la mer Égée, la Cité est mise à l’épreuve par son indispensable adaptation à un contexte géostratégique critique (lié aux prétentions hégémoniques des Perses). Parallèlement, à Mytilène dans l’île de Lesbos, Sappho ouvre son école, peu avant qu’à Milet, située 400 km plus au sud sur le versant continental, Thalès ne fasse de même. À cette époque, à l’est de la mer Égée, femmes et hommes contribuent à moderniser les valeurs culturelles, de façon homologue malgré la différence de genre.
Thalès, héritier d’Hésiode pour ce qui est de la méthode à suivre pour révéler la vérité (l’enquête généalogique sous couvert des Muses) et du souhait d’ouvrir la culture masculine sur une culture féminine maîtrisable, ne peut manquer de constater qu’un rapprochement culturel entre les femmes et les hommes est possible à son époque au sein de la Cité hellénique orientale en mutation. Il est fort probable qu’il ait entrepris cette ouverture par le moyen tout à fait nouveau d’une démonstration, telle qu’employée dans l’arithmétique mésopotamienne ou égyptienne : en supposant que la Cité est une entité généalogiquement masculine, que s’ensuit-il ? S’il s’ensuit une contradiction, alors l’hypothèse est fausse et la Cité doit pouvoir se dire au féminin autant qu’au masculin.
Pour que la Cité soit exclusivement masculine, il est nécessaire que les lignages de l’alliance desquels elle résulte, le soient. Si la masculinité des lignages ne tenait qu’à la transmission de l’autorité paternelle, elle dépendrait de la bonne volonté des mères à enseigner à leurs fils le respect de cette autorité, ce qui, Hésiode l’a montré, a une chance sur deux d’avoir lieu (cas de la mère plus qu’épouse et/ou de la concubine plus que mère). Les lignages masculins purement conventionnels sont donc fragiles. Pour qu’une Cité exclusivement masculine puisse exister, la nature et non la convention doit fonder en dernier ressort la masculinité des lignages.
Si les lignages sont masculins par nature, c’est que leur substrat est le sperme, et s’ils se différencient les uns des autres (sans quoi une alliance entre eux n’aurait pas de sens), c’est que chaque sperme se différencie de tous les autres : un sperme, un lignage, une race d’hommes dotés d’un même tempérament. L’identité de tempérament rend possible cette entente mutuelle que la convention seule ne peut garantir. Lorsqu’un homme reconnaît en un autre son propre tempérament, il s’identifie à lui et partage ses intérêts, mais dans le cas inverse, cette identification ne joue pas et il ne saurait y avoir solidarité entre eux.
Le raisonnement, dans ses grandes lignes, est donc le suivant :
pour qu’une Cité exclusivement masculine soit possible, il faut qu’elle associe des lignages exclusivement masculins ;
pour que des lignages exclusivement masculins soient possibles, il faut que leurs membres s’identifient naturellement les uns aux autres, par l’identité d’un tempérament héréditaire ;
mais alors l’alliance de lignages entre eux ne peut reposer que sur la convention, faute d’un substrat naturel équivalent au sperme lignager ;
une Cité exclusivement masculine ne peut donc être fondée en nature : il s’ensuit qu’une fois créée, elle doit disparaître un jour, et qu’elle ne peut être dépositaire d’une culture masculine durable ;
conclusion : une Cité durable doit être coconstruite par les femmes et par les hommes.
Avec ce raisonnement, Thalès s’éloigne d’Hésiode. Tandis que celui-ci évalue les gains et les risques inhérents aux rapports qu’entretiennent de fait les hommes avec les femmes, celui-là tâche de construire le rôle des femmes à partir du constat de l’impossibilité pour les hommes de faire de la Cité une institution aussi stable que leurs lignages. En d’autres termes, la méthode de Thalès tend à promouvoir une inclusion a minima des femmes dans la gouvernance de la Cité.
Pour autant, le raisonnement de Thalès ouvre de vastes perspectives. Du fait de l’étroitesse de vue naturelle des hommes, seulement sensibles à l’identité et à la différence, uniquement soucieux des tempéraments de chacun, les relations d’alliance durable ne sont possibles que par le biais des femmes. Pour que la Cité en retire un bénéfice constant, Thalès est tenu de naturaliser cette fonction féminine d’intermédiation sociale. Dans la mesure où les femmes n’interviennent pas dans les lignages spermatiques, donnant naissance aux enfants de leurs époux plutôt qu’aux petits-enfants de leurs pères, elles sont sensibles, en tant que mères, au lignage (puisqu’elles adaptent l’éducation de leurs progénitures aux tempéraments de leurs époux*), mais aussi à l’espèce, qui dépasse et domine ce dernier (puisqu’elles peuvent s’adapter à n’importe quel tempérament). C’est par cette compétence reproductive que les femmes, en tant qu’épouses, sont capables de mettre en relation des lignages distincts et d’harmoniser leurs tempéraments distinctifs.
* Prenons l’exemple de l’épouse d’un citoyen colérique. Tout son effort éducatif va consister à faire de son fils, qui a hérité du tempérament paternel, un bon citoyen doté de ce tempérament.
Il est ainsi nécessaire que la Cité reconnaisse en son sein la complémentarité des fonctions masculines et féminines (identité et relation, opposition et composition) et se donne une nature à la fois masculine (une identité civique fermée sur soi) et féminine (créatrice de liens géopolitiques). Outre l’art politique de donner naissance, Thalès reconnaît aux femmes l’art non moins politique de réaliser concrètement le lien social, sans lequel la Cité se réduit à un contrat entre hommes devant les dieux, conception défendue par la culture masculine la plus dépassée. Les femmes bientôt ambassadrices et juges ?
Ce que Thalès concède potentiellement aux femmes se paye par la réduction de leur rôle aux seules fonctions de mère et d’épouse, fonctions naturalisées qui ne sont pleinement efficientes que couplées l’une à l’autre. Ne subsiste que la figure de la mère-épouse, entièrement positive, car la fonction de mère et celle d’épouse ont le même substrat naturel : l’appartenance à l’espèce plutôt qu’au lignage.
Pour construire le rôle des femmes plutôt qu’essayer de s’adapter aux relations de fait avec les femmes, Thalès a dû substituer à une mythologie dont l’idéologie de genre n’est ni sûre ni maîtrisable, une métaphysique établie sur le savoir scientifique égyptien et mésopotamien, « neutre » du fait de la nature de son objet privilégié (les astres, les nombres, les formes géométriques). Anaximandre et Anaximène ont à leur tour développé, chacun à sa manière, cette métaphysique capable de rendre compte de la nature des choses et dès lors de fonder un discours sur la complémentarité des fonctions masculines et féminines au sein de la Cité.
Il semble qu’Anaximandre soit allé jusqu’à concevoir quelque chose comme une Cité des femmes garantissant l’alliance durable des lignages masculins. Le salut de la Cité réside en effet dans sa capacité à l’autonomie, qui ne peut exister sans le soutien de son site naturel, sans ses ressources locales, sans une implantation optimale. La Cité prend alors la figure d’une mère divine pour les citoyens unis par adelphie dans son enclos. Sans la figure imposante de la mère toute-puissante et toute-bienveillante caractéristique de la race d’argent, les lignages masculins n’ont aucune chance de s’allier durablement : ils sont irrémédiablement fragilisés par leur discontinuité (1-0-1-etc.) inhérente à la nature nocturne de l’homme, source de vendettas sans fin, y compris dans l’évolution zoologique (les poissons, ancêtres des hommes, sont mangés par ces derniers, leurs successeurs leur rendront la pareille en s’identifiant aux poissons). Pour Anaximandre, la Cité est à distinguer des lignages qui s’associent en son nom. Sa transcendance rend possible l’union masculine (adelphie plutôt que fraternité : égalité devant la mère plutôt que devant le père), tout en définissant l’horizon de l’activité masculine : l’équilibre écologique de la Cité, de sa terre, de son littoral, de ses populations végétales, animales, humaines. La Cité d’Anaximandre est bien une Cité des femmes, mais réduites à la figure de mère. Se référant à Hésiode, il propose de faire d’elles les représentantes de la « race », d’une humanité médiatrice entre la nature et la culture (tandis qu’au contraire les hommes tendent à désolidariser la culture de la nature), de l’humanité écologique.
Anaximène réintègre la figure de l’épouse aux côtés de celle de la mère. L’écologie maternaliste vantée par Anaximandre ne peut suffire, à elle seule, à faire de la Cité l’assise stable de la société des hommes. L’autarcie n’existant pas réellement, la Cité-mère n’est qu’un symbole rappelant aux hommes leur incapacité à s’associer durablement sans prendre en compte leurs relations aux femmes. Pour le philosophe, les hommes ne sont pas suffisamment sensibles aux symboles pour rester sourds à l’appel de leur nature virile, avide de guerres et de tromperies. La Cité d’Anaximène prend un aspect disciplinaire : conformément à la figure hésiodienne de l’épouse, elle exige des hommes qui la composent un effort pour s’arracher à leurs intérêts particuliers et contribuer activement à l’intérêt général.
De Thalès à Anaximène, l’intérêt des Milésiens glisse progressivement de la contribution naturelle des femmes aux associations humaines, vers les valeurs féminines que la Cité doit imposer et simultanément prodiguer aux citoyens mâles (en gros : surtravail et soutien, l’un en échange de l’autre…). Tout en faisant ce geste d’ouvrir celle-ci aux femmes, voire de leur en réserver l’incarnation, non seulement ils les réduisent aux seules figures de la mère et de l’épouse, mais ils transfèrent ces figures à la Cité elle-même, expropriant les femmes au profit d’une entité conventionnelle, la Cité, qu’il s’agit de naturaliser de force contre la tendance masculine à en faire une réalité purement contractuelle.
L’école pythagoricienne
Dans la seconde moitié du – VIe siècle, la situation se tend notablement en Grèce orientale, l’hégémonie perse se faisant plus pressante (Milet se soumet en – 494). Les colonies jouent un nouveau rôle : elles accueillent les émigrés des métropoles de Grèce orientale, qui ont, au siècle précédent, contribué à leur fondation ou à leur essor. Cela fait la fortune de la Sicile et de l’Italie du Sud, où s’établit Pythagore, émigré de Samos, non loin de Milet, et où fleurira avec et après lui l’école pythagoricienne.
Lorsque Pythagore arrive à Crotone, il a 50 ans, il a beaucoup voyagé, dans les Cyclades où il devient le disciple de Phérécyde de Syros, en Phénicie où il fréquente le naturaliste Môcos de Sidon, en Égypte où il se rapproche des prêtres d’Amon Rê, en Thrace où il est initié aux rites orphiques, enfin à Delphes où il étudie les problèmes de morale auprès de la prêtresse Thémistocléa. Dans sa cité d’accueil et dans toute l’Italie du Sud, il voit essentiellement un laboratoire politique où mettre en pratique le savoir qu’il a accumulé.
Pythagore ressemble à Hésiode et à Thalès par sa capacité à transférer des savoirs non grecs dans la culture hellénique pour l’adapter aux évolutions sociales et politiques. S’insérant dans cette tradition réformatrice, Pythagore entend prolonger le geste de ses prédécesseurs à l’égard de la culture masculine.
Alors que l’école milésienne se donnait pour objectif de préparer la Cité des hommes à inclure les femmes dans son gouvernement, à les y inclure pour ce qu’elles peuvent apporter de profitable à la culture politique masculine, Pythagore ambitionne de réaliser l’alliance effective des femmes et des hommes au service d’une Cité vertueuse.
Peu après son arrivée à Crotone, Pythagore demande à être reçu par les associations féminines liées au culte des Thesmophories, c’est-à-dire de Déméter, donc par les épouses « officielles » des citoyens crotoniates. Il y prêche la monogamie absolue en opposition à la pratique du concubinage largement répandue en Italie du Sud. Son sermon est bien reçu de ces épouses qui ont intérêt à se distinguer des concubines et qui voient d’un bon œil qu’un métropolitain influent les appuie dans ce sens auprès de leurs époux ; il l’est aussi parce qu’il fait dépendre le destin de leur cité de la capacité des hommes et des femmes qui la peuplent à remplir leur rôle d’époux et d’épouses, les premiers comme maîtres de l’espace public, les secondes comme maîtresses de l’espace domestique. À cette condition, Crotone pourra retrouver la place dominante qu’elle a récemment perdue en Italie du Sud.
Voici qu’un homme, un philosophe comme il se nomme lui-même, propose à des femmes un contrat social les liant aux hommes, capable de « refonder » la cité qu’iels occupent. Un tel contrat a de profondes répercussions sur les femmes, qui sont tenues à une auto-discipline aussi stricte que celle qui s’impose parallèlement aux hommes. On reconnaît le modèle spartiate de la Cité grecque disciplinaire. La discipline est d’abord sociale : le mariage en Grèce est chose floue, il doit cesser de l’être à Crotone, avec la mise à l’honneur des épouses légitimes, la suppression du concubinage et l’expulsion des prostituées. Les assemblées politiques des femmes, celles des Thesmophories, dirigent le redressement moral de la cité. Leurs membres les plus influentes sont admises dans l’école philosophique de Pythagore, souvent aux côtés de leurs époux, eux-mêmes les plus influents dans les conseils politiques. Sans l’autorité de la célèbre Thémistocléa, dont il se réclame, il est clair que Pythagore ne serait jamais parvenu à convertir ces femmes à ses vues.
La femme, en tant que citoyenne, se trouve identifiée à l’épouse-mère que Thalès voulait de son côté inclure dans la gouvernance de la Cité. La différence est importante : la gouvernance féminine pythagoricienne concerne avant tout la sphère privée. Il n’est pas question de femmes ambassadrices dans un monde enfin pacifié : le monde va mal, mais il peut être corrigé localement, dans une Cité administrée par des hommes et gérée par des femmes, l’administration se rattachant à la sphère publique et la gestion à la sphère privée.
L’épouse-mère est pleinement citoyenne. Si sa sphère d’activité quotidienne est privée, elle a droit d’assemblée dans les associations dédiées à Déméter et exerce sa citoyenneté dans ce cadre privilégié, sur le mode de l’émulation disciplinaire. Vivre de façon exemplaire, manifester la discipline qui s’exerce sur soi, est la source de toutes les vertus politiques. Les hommes les apprennent d’abord de leur mère, d’où l’importance, selon Pythagore, de sa capacité à se discipliner et à transmettre à ses enfants le goût pour la vertu disciplinaire. Les femmes sont bien devenues, à Crotone, les « gouvernantes » de la cité, Théano à leur tête, première disciple crotoniate du philosophe : sensibles aux vertus politiques, elles s’imposent un mode de vie disciplinaire pour former des citoyen.ne.s entièrement dévoué.e.s à leur cité.
À la différence de Thalès, Pythagore pense que les lignages ne sont pas masculins, que les femmes comme les hommes contribuent à la conception, que l’unité sociale est l’oikos, le foyer domestique, et non le lignage. De ce fait, l’intérêt général n’est pas l’apanage des femmes, l’intérêt particulier celui des hommes : la hauteur de vue est proportionnelle à l’attachement à la Cité, femmes et hommes y ont également accès. Pour autant, la vertu disciplinaire, par laquelle se concrétise cet attachement, est féminine avant d’être masculine : la discipline des hommes procède de celle de leurs mères, qui ont en quelque sorte intégré dans leur maternité le concubinage, par lequel ceux-ci acquièrent les vertus politiques (avec cette différence qu’ils n’y accèdent plus, adolescents, par le désir amoureux mais, enfants, par l’attachement naturel à leur mère). La mère pythagoricienne, en prenant sur elle la fonction remplie par les concubines, le paye par un exercice permanent de discipline morale et corporelle, car il ne s’agit plus de séduire un adolescent, mais de se donner en exemple à son propre enfant.
Hommes et femmes ont une commune nature, en clair-obscur. Comme chez Anaximène, ce n’est pas le sperme, mais l’âme, qui est le trait d’union entre les êtres vivants, âme qui emprunte successivement tel et tel corps apte à la recevoir. Le clair-obscur de la nature humaine se retrouve dans l’alternance de vie et de mort que connaît chaque âme, qui, tour à tour, s’incarne et se désincarne, vit dans un corps à la surface de la terre et descend, séparée de son corps, en ses profondeurs. Il ne faut donc pas confondre la généalogie des corps et la généalogie des âmes.
Le rôle premier d’une mère est d’attirer une âme morte vigoureuse pour animer le corps qu’elle porte en germe. Elle y parvient par la purification de son propre corps.
Son rôle second est de créer pour cette âme un corps lui-même vigoureux à partir de son propre germe corporel et de celui de son époux (Pythagore pense que l’enfant procède de la rencontre du sperme masculin de l’époux avec le sperme féminin de la mère). Elle y parvient en choisissant avec soin son époux (sur le seul critère physique).
Son troisième rôle est d’éveiller l’âme de l’enfant aux vertus de ses vies antérieures (oubliées au moment de la naissance). Elle y parvient en cultivant avec lui l’art général, non spécialisé, de la discipline (la discipline spécialisée est l’objet d’un enseignement ultérieur qui ne relève plus de la mère, sauf pour les filles).
Alors qu’Anaximène ne faisait que constater la nécessité pour une Cité durable de transcender ses citoyens, seule manière de leur imposer une discipline généralisée, Pythagore trouve dans l’actualité religieuse de son époque de quoi fonder dans la pratique une telle discipline. La religion grecque se complexifie en effet notablement au – VIe siècle : alors que le culte sacrificiel fondateur de la Cité se consolide, les mystères se développent, notamment avec le culte de Dionysos importé de Thrace, et l’ascétisme, dont Pythagore est le principal promoteur, prend son essor. Le mode de relation au divin est chaque fois différent.
Le culte sacrificiel réunit les hommes d’une cité et ses divinités tutélaires en un double banquet où chaque groupe mange des mets différents (viande et fumet) et où l’enjeu est le renouvellement du contrat social des citoyens entre eux, contrat dont la sacralité est garantie par la présence divine.
Les mystères n’ont pas de frontière, ils s’adressent aux individus tout en étant fortement genrés : les hommes et les femmes ne se mélangent pas ; l’enjeu est la descente du divin dans lea sectateurice, garantie d’une vie et d’une mort bienheureuse.
L’ascèse n’a pas non plus de frontière, mais elle s’adresse aux citoyen.ne.s de l’aire politique où elle a cours, pour les purifier et établir leur cité dans une prospérité durable ; cela réclame des sectateurices un effort pour s’élever jusqu’au divin.
Ces trois voies religieuses s’opposent les unes aux autres, mais elles coexistent (assez) pacifiquement, quand bien même mystères et ascèse affirment nettement leur incompatibilité avec le culte sacrificiel. Certes les ascètes pythagoricien.ne.s seront victimes d’un pogrom au tournant du – Ve siècle, sous prétexte de leur opposition au culte fondateur de la Cité, mais cela n’aura aucune influence sur le mouvement ascétique, qui essaimera partout en Grèce, sous la forme d’un mouvement sectaire, similaire à notre franc-maçonnerie.
Pythagore considère que le culte masculin sacrificiel est une source majeure de souillure, tandis que le culte féminin lié aux Thesmophories, marqué par des offrandes de gâteaux et de fruits, est au contraire une source majeure de pureté. Le fait de s’adresser aux femmes avant d’entreprendre les hommes traduit l’obsession du philosophe pour la pureté et sa conviction que le destin d’une cité est lié à l’état de pureté de ses membres, et d’abord des femmes. La discipline des mères crotoniennes est le prolongement, sur le plan politique, de la pratique cultuelle des épouses légitimes, marquée par la commensalité avec Déméter. Cette discipline se caractérise par l’opposition du mode de vie des épouses à celui des prostituées auxquelles sont ramenées les concubines. Elle est centrée sur (a) le refus du plaisir sexuel, non pas de la sexualité, car l’ascétisme pythagoricien se veut compatible avec la reproduction du groupe social qui le cultive : pas de monachisme donc, comme celui que promeut, à la même époque, en Inde du nord, Siddhartha Gautama, fondateur du bouddhisme. Elle se prolonge dans (b) la maîtrise du corps, de ses instincts et de ses désirs, puis dans (c) la capacité à n’agir qu’en vue de l’intérêt de la cité.
Jean-Pierre Vernant fait le parallèle entre religion et sexualité en Grèce au – VIe siècle. À l’ascétisme correspond la sexualité sans plaisir ; au culte sacrificiel la sexualité associée au plaisir au sein du complexe mariage-concubinage ; mais aux mystères ne correspond rien de structurant en Grèce, car la prostitution n’y est pas réellement implantée, qu’elle soit sacrée ou profane : elle est toujours qualifiée d’« orientale », quoiqu’elle soit une réalité à Corinthe.
Il semble cependant que, dès l’origine, l’école pythagoricienne ait abrité le germe d’une sexualité sauvage, où le désir et le plaisir n’ont pas de frein. Cette tendance a pris corps dans celleux qu’on a nommé.e.s au – Ve siècle les « Pythagoriques », menant une vie pauvre et errante, reconnaissables à leur besace, leur bâton, leurs vêtements en lambeaux. Les Cyniques ont relayé, au – IVe siècle, les Pythagoriques, quant au mode de vie et à la doctrine en matière de sexualité. L’égalité des hommes et des femmes est au cœur de leur philosophie politique.
L’école pythagoricienne a existé de – 530 (arrivée de Pythagore à Crotone) à – 345 (mort d’Archytas, dernier grand pythagoricien). En presque deux siècles, la doctrine du fondateur à l’égard des deux sexes n’a pas manqué d’évoluer.
Pour Pythagore, l’être humain est, en son essence individuelle, une âme naissant et mourant à intervalles réguliers, changeant de corps à chaque naissance, replongeant dans les Enfers à chaque mort (mais y séjournant chaque fois en un lieu différent). En cela, il suivait Phérécyde de Syros, qui, lui-même, avait adapté à l’essence nocturne de l’homme hésiodien l’animisme thrace. Homme ou femme, l’âme est âme. Sur ce point précis, l’école n’a rien modifié de l’enseignement du maître.
En second lieu, pour Pythagore, la culture hellénique en vigueur sous le régime politique de la Cité tend à renforcer la vertu des femmes d’un côté, le vice des hommes de l’autre. Les femmes, éloignées de toute souillure, dès lors qu’elles suivent leurs obligations reproductives envers la Cité, sont garanties de mourir dans un secteur apaisé de l’Hadès ; tandis qu’à l’inverse, les hommes, sans cesse exposés à la souillure, sont assurés de mal mourir. D’où le rôle que Pythagore assigne aux femmes, classique depuis Hésiode : guider leur progéniture dans l’acquisition des vertus, ce qui incombe aux mères. Aux épouses qui, chez Hésiode et Thalès, continuent à influencer positivement les hommes, se substitue l’école pythagoricienne elle-même.
Par un retournement caractéristique de l’époque des guerres Médiques, au début du – Ve siècle, la discipline imposée aux mères devient non plus le signe de leur privilège en matière de vertu, mais celui de la nature imparfaite de leur corps et de la souillure de l’âme qui y a fait sa demeure. La femme commence à se voir dotée d’une nature nocturne, et l’homme d’une nature diurne. Si les hommes ne sont pas tous solaires, c’est à cause des femmes qui les tirent vers le bas ! L’homologie nuit/jour et femme/homme n’a pas toujours eu cours en Grèce : elle est apparue en – 480 et a été intégrée au corpus des doctrines de l’école pythagoricienne qui l’a largement propagée.
Ce durcissement vis-à-vis des femmes – qui n’a pas empêché celles-ci de continuer à fréquenter l’école – s’est accompagné d’une scission entre les Pythagoriciens et les « Pythagoriques », ces derniers restant fidèles à l’enseignement du maître (récité sous forme de sentences à placer en toute occasion) et n’établissant aucune hiérarchie entre les sexes.
Conclusion
D’Hésiode à Pythagore, la culture politique n’a cessé de s’enrichir en Grèce. La Cité est devenue l’enjeu d’une transformation des valeurs collectives masculines, qui, quoique partagées par tous les Grecs, sont accusées de ne savoir promouvoir que le conflit et la tromperie.
Hésiode s’attache à montrer que la stabilité politique n’est possible que si les hommes exaltent les valeurs observées dans leurs rapports aux femmes. Mais il se montre fort circonspect en ce qui concerne l’association effective de celles-ci au gouvernement de la Cité, car pour lui la femme réelle est ambivalente, parfois adjuvante, parfois opposante.
Thalès et les Milésiens reprennent le raisonnement d’Hésiode et s’appliquent à montrer que l’association effective des femmes est possible et avantageuse. Leur attachement naturel à l’espèce plutôt qu’au lignage légitime leur participation active à la vie politique : rien n’empêcherait qu’elles deviennent les cadres juridiques et diplomatiques de la Cité.
Pythagore a entendu le message des Milésiens et engage, à Crotone, l’association politique effective des hommes et des femmes. Loin d’être élevées à des fonctions publiques prestigieuses, celles-ci sont confirmées dans leur rôle de gestion des domaines privés. Leur préséance sur les hommes se résume à constituer le premier rouage de la discipline citoyenne.
Alors qu’avec Thalès et les Milésiens, plus il est accordé aux hommes, plus il est dû aux femmes, jusqu’à identifier, chez Anaximandre, la transcendance à la maternité, avec Pythagore, tout ce que la Cité reconnaît aux femmes (la pureté dans la pratique sacrificielle) est dû par les femmes à la Cité (sous la forme d’un service reproductif disciplinaire), position peu à peu interprétée comme la marque de leur infériorité.
Aucune de ces postures n’est claire et univoque sur le statut des femmes dans la société et sur le rapport entre ce statut et celui des hommes. Pour dissiper cette ambiguïté foncière, la solution la plus simple a été de substituer le neutralisme au bigenrisme, substitution qui ne clarifiera finalement rien et n’empêchera pas la double tendance, masculiniste et égalitariste, de se développer en philosophie.
Sur la question des genres, la philosophie, dès l’abord marquée par l’ambiguïté, ne pouvait servir d’appui sûr pour réformer positivement ou négativement le statut des femmes dans la société grecque de l’époque.
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