(6) La nouvelle opposition culturelle masculine
À lire les fragments héraclitéens, on peut difficilement ne pas y voir une suite de sermons d’homme à hommes. Sur ce point, Héraclite a régressé par rapport à Pythagore, seul parmi les philosophes antérieurs au – Ve siècle à avoir réussi à engager un dialogue avec les femmes.
Quel est le message d’Héraclite aux hommes ? Il se résume à ceci : la Cité est dépositaire du logos du territoire sur lequel elle étend son influence, et cela implique pour les hommes d’en faire le motif de leur devenir individuel, grandir pour la Cité, mourir pour elle. Le contexte politique du Moyen-Orient de l’époque explique que le philosophe ait plutôt mis l’accent sur la mort que sur l’enfance, tout à rebours du message pythagoricien, centré sur l’éducation à la vertu.
« Les victimes d’Arès, les dieux les honorent, ainsi que les hommes. » (fr. XXIV)
« Les plus belles morts obtiennent du sort les plus beaux lots. » (fr. XXV)
« Le peuple doit combattre pour sa loi comme pour son rempart. » (fr. XLIV)
« Les plus nobles préfèrent une seule à toutes les choses, la gloire éternelle à toutes les choses mortelles, mais la plupart sont repus comme le bétail. » (fr. XXIX)
Héraclite distingue ainsi ceux qui, l’âme sèche, sont capables de mourir pour la Cité de ceux qui, l’âme humide, ne voient pas plus loin que leur intérêt personnel. Cette distinction entre l’âme sèche et l’âme humide recoupe celle de l’âme individuelle qui fusionne avec l’âme du monde et de l’âme individuelle repliée sur elle-même, de l’âme qui profère la vérité et de l’âme qui se plaît dans ses fantaisies oniriques. Et sur ce point, on ne peut pas dire que les hommes aient également accès aux « plus beaux lots » : l’élite des « éveillés » est extrêmement mince.
« Bien que le Logos soit commun, la plupart vivent comme avec une pensée propre. » (fr. II)
« La plupart n’ont pas conscience de ce que sont les choses qu’ils rencontrent. Ils ne comprennent pas quand ils apprennent, ils se figurent. » (fr. XVII)
« Ils ne comprennent pas quand ils ont entendu, à des sourds ils ressemblent. C’est d’eux que témoigne la sentence : « présents ils sont absents ». » (fr. XXXIV)
« Il ne faut pas agir et parler comme des dormeurs. » (fr. LXXIII)
« Pour les éveillés, il y a un monde un et commun, mais parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre. » (fr. LXXXIX)
« Un est le savoir : il connaît la pensée par qui sont gouvernées toutes choses au moyen de toutes choses. » (fr. XLI)
« Limites de l’âme : tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. » (fr. XLV)
« Un seul en vaut pour moi dix mille, s’il excelle. » (fr. XLIX)
« Réfléchir : très haute vertu. Et sagesse : dire la vérité et agir selon la nature en le sachant. » (fr. CXII)
Il semblerait qu’en s’adressant ainsi aux hommes, Héraclite veuille exciter leur sentiment d’appartenance, tout en condamnant les hommes efféminés. Toute une tradition biographique converge sur ce point : Héraclite se plaignant de la mollesse de ses concitoyens, Héraclite ne se plaisant qu’avec les « meilleurs », les aristoi à l’âme de feu, etc.
De là à faire de l’âme sèche une âme masculine et de l’âme humide une âme féminine, il n’y a qu’un pas qu’il n’est cependant pas si aisé de franchir.
La vertu des âmes sèches consiste en effet à entendre le logos du territoire, ce qui suppose d’entendre le Logos cosmique dont il dérive. Et pour l’entendre, celles-ci doivent nécessairement posséder ce surcroît de féminité qui marque le genre mêlé du Logos cosmique.
Puisque les âmes sont intimement liées aux corps qu’elles habitent, elles se distinguent d’abord entre elles par l’âge et par le sexe. Or, quant au sexe, il y a à peu près autant d’âmes masculines que d’âmes féminines (sur le plan démographique). On ne peut évidemment pas assimiler les âmes des hommes aux âmes sèches, puisque les hommes à l’âme sèche sont rares. Il faut en conclure que les âmes des hommes comme les âmes des femmes ont leur manière distinctive d’être humides et d’être sèches.
Il est tout à fait possible qu’Héraclite ait attribué l’âme humide masculine à la catégorie des hommes efféminés. Sans doute aurait-il attribué l’âme humide féminine à la catégorie réciproque des femmes masculinisées, s’il lui était arrivé de fréquenter des femmes. Dans les deux cas, il vise un repli sur soi et ses intérêts particuliers, un refus d’exposer sa vie pour la Cité, ce qui correspond au mode de vie enfantin de la race d’argent chez Hésiode, tardant à s’émanciper de l’enclos protecteur qu’une mère toute-puissante lui a ménagé : il s’agit donc plus d’une question d’âge (« mental », comme on dirait aujourd’hui) que de sexe. Héraclite ne blâme pas les « bons bourgeois » d’Éphèse qui se refusent à quitter l’asile de leurs remparts : il n’ignore pas qu’ils y laisseraient leur vie tout en contribuant à la victoire du camp adverse. Il regrette cependant qu’ils ne soient pas des hommes mûrs, s’ouvrant au Logos et mourant pour faire triompher leur cité – et non pour la perdre. Car, comme Pythagore, Héraclite croit que le sort de cette dernière dépend de la vertu de ses citoyen.ne.s. Je montrerai qu’il réservait aux femmes mûres la même dignité qu’aux hommes (moyennant une autre façon de mourir).
(7) Vers un nouveau contrat biologique ?
Dans un récit hagiographique rapporté par la tradition, alors que les Perses sont aux portes d’Éphèse, ses habitants se réunissent pour délibérer de ce qu’ils feront. Héraclite est interrogé, il ne dit mot mais sort un bol de sa manche, y verse de l’orge grossièrement moulue, ajoute un peu d’eau, mélange le tout et boit. Les citoyens applaudissent : ils se serreront la ceinture et soutiendront ainsi le siège. La sagesse dont Héraclite fait montre ressemble à une leçon pythagoricienne : lorsqu’il s’agit de vaincre (ou de ne pas être vaincu), il convient d’être vertueux, et la clé de la vertu, c’est la pureté, d’abord alimentaire. Ce que mange Héraclite en guise de démonstration politique revient à une version simplifiée de la panspermia, la bouillie de l’âge d’or.
Héraclite adopte les vues de Pythagore sur les vertus politiques et donc in fine sur la primauté du régime alimentaire féminin. Parvient-il aux mêmes conclusions en ce qui concerne le rapport de l’être humain au reste du vivant ?
Chez Pythagore, ce rapport comporte trois termes : êtres divins ; êtres humains ; animaux et végétaux. Les êtres humains fournissent du travail, les animaux et végétaux des aliments, les êtres divins favorisent et le travail et la production alimentaire.
Chez Héraclite, la hiérarchie entre ces trois groupes prend le dessus sur leurs rapports fonctionnels. C’est la relation à l’âme du monde qui les différencie : les êtres divins lui sont directement reliés ; les êtres humains ne l’atteignent que par l’intermédiaire des êtres divins qui leur délivrent des enseignements dont la compréhension leur demande un effort considérable ; les animaux et végétaux l’atteignent par l’intermédiaire des êtres humains, si tant est que ces derniers soient en mesure de fournir cet effort.
Héraclite met ainsi l’accent sur la responsabilité humaine à l’égard des animaux et des végétaux, ce qui ne veut pas dire que ceux-ci doivent tous être domestiqués. Bien au contraire ! Les êtres humains qui entendent le Logos cosmique comprennent autant leur différence avec les animaux et les végétaux que ce qui les unit : le devenir universel. Si les différentes espèces devraient vivre séparément, elles se trouvent de fait liées dans la mort. Mourir consiste à donner sa vie à l’autre, et réciproquement donner sa vie à l’autre est une façon de mourir. Ainsi les femmes « meurent » en risquant leur vie dans l’enfantement, en alimentant leur enfant et en l’élevant ; les hommes « meurent » en luttant pour leur cité, sur le champ de bataille, pour faire vivre ses lois. Mais si « mourir », c’est donner de sa vie à l’autre, « tuer » (l’exploiter, le spolier…), c’est prendre à l’autre de sa vie. Économie du don et économie de rapine se complètent dans le logos économique universel. Mais l’un est lié à l’assomption de la loi cosmique du devenir, l’autre à sa négation. L’un relève de l’âge d’or du devenir assumé, l’autre de l’âge de fer du refus du don de soi et de l’emprise sur l’autre par la force.
« L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. » (fr. LXXIX)
La hiérarchie qui lie les êtres divins aux humains est explicite dans ce fragment où Héraclite s’adresse encore une fois à un auditoire exclusivement masculin, et où transparaît l’intérêt nouveau des hommes pour les jeunes garçons, anticipant le large mouvement d’éviction des femmes de leur rôle d’éducatrices dans la Grèce des – Ve et – IVe siècles.
« Tout animal est conduit au pâturage à coups de fouet. » (fr. XI)
Le regret de l’âge d’or semble aussi important pour Héraclite que pour Pythagore, mais il en tire d’autres conclusions en ce qui concerne les animaux domestiques. La domesticité relève de l’économie de la rapine : l’être humain prend de la vie de l’animal, dans le sacrifice comme dans le travail ou même dans le pâturage.
« Si le bonheur résidait dans les plaisirs corporels, on dirait que les bœufs sont heureux lorsqu’ils trouvent du pois chiche à manger. » (fr. IV)
« Les ânes préféreraient la paille à l’or. » (fr. IX)
Ces deux fragments évoquent le déracinement forcé des animaux domestiques. Dans le premier, Héraclite élimine le critère du plaisir pour qualifier le bonheur : un bœuf est malheureux, c’est un fait, s’imaginer qu’il est heureux parce qu’on lui « donne » à manger, est une grossière erreur. Le second fragment met en avant, dans l’hypothèse (fausse) où les animaux domestiques vivraient en relation de don réciproque avec les êtres humains, les inévitables conflits de valeur qui en résulteraient, ainsi que la leçon de frugalité qu’ils leur donneraient.
« Les cochons se complaisent davantage dans la fange que dans l’eau pure. » (fr. XIII)
« Les porcs se lavent dans la fange et les volailles dans la poussière ou la cendre. » (fr. XXXVII)
« La mer, eau la plus pure et la plus souillée, pour les poissons potable et salutaire, pour les hommes non potable et mortelle. » (fr. LXI)
Loin de prôner la séparation pure et simple des espèces, Héraclite met en avant leur complémentarité dans l’unité contrastée du monde, ce qui en fait le premier philosophe des écosystèmes.
Les êtres vivants ont des corps adaptés aux ressources de leur milieu élémentaire. Chaque espèce développe des relations particulières avec le milieu, relations qui n’induisent pas de concurrence entre les espèces, mais au contraire, de la complémentarité entre elles. Or cette complémentarité repose sur une différence d’intérêt : tout ce qui intéresse l’être humain n’intéresse pas les autres espèces. Il est donc vain d’imaginer un vivre ensemble interspécique dont les intérêts seraient strictement convergents. C’est en quelque sorte par-devers elles que les espèces sont amenées à se rencontrer : elles ne se rejoignent pas sur ce qu’elles sont mais dans la mesure où elles deviennent. En mourant (au sens large), les individus se transforment en milieu pour les autres espèces et pour la leur. La vie s’est développée en s’appuyant sur ce principe de solidarité du vivant dans la mort. C’est à ce point précis qu’interviennent les considérations éthiques. Mourir, devenir autre pour l’autre, procède d’un désir naturel : la loi du devenir est une loi naturelle qui se traduit par le désir de faire don de soi et le désir de prendre ce qui se donne, deux désirs complémentaires. Les âmes, prises dans les rets des corps, oublieuses de l’âme du monde dont elles sont issues, ont tendance à tout rapporter à elles-mêmes au lieu de se rapporter à tout ce qui les entoure. Dans chaque chose qui se présente à elles, elles voient une offrande à prendre. L’économie du don devient économie de rapine. L’âge d’or doit être compris comme l’ère cosmique où les âmes de toutes les espèces vivantes sont encore liées à l’âme du monde dont elles procèdent comme de leur mère : règne alors l’économie naturelle du don au sein des espèces et entre les espèces. L’âge de fer, c’est au contraire l’ère cosmique où ces âmes sont séparées de l’âme du monde dont elles procèdent pourtant, séparées, comme Corè, de leur mère : règne alors l’économie de rapine, entre les espèces et au sein des espèces. Cette position rappelle fortement celle de Pythagore au regard du couple Déméter-Corè. Le contrat biologique d’Héraclite n’en est pas moins très différent de celui de Pythagore, alternative originale visant le même objectif : la pureté religieuse pour la victoire politique.
Le fait que la relation entre l’âme du monde et les âmes individuelles puisse être qualifiée de relation mère-filles renforce l’hypothèse du féminisme (paradoxal) d’Héraclite (lui qui ne s’adresse jamais aux femmes).
(8) La Cité héraclitéenne
Dans un autre récit rapporté par la tradition, deux étrangers voulant rencontrer le célèbre Héraclite, se font introduire dans sa maison et voient, à l’arrière de la cour centrale où se trouve le foyer, le sage dans sa cuisine. Et lui de les inviter : « venez donc, ici aussi il y a des divinités ». Louis Robert, dans un article très éclairant, situe la scène au mois de janvier, Éphèse connaissant généralement à cette date une courte vague de froid : le philosophe se réchauffe dans la cuisine près du fourneau. La scène, banale (pour les Grec.que.s de l’époque), n’aurait pas été retenue par la tradition s’il n’y avait pas eu une leçon de sagesse à en tirer. L’espace de réception d’une maison éphésienne est la cour centrale où se situe l’autel d’Hestia, le foyer. Les deux étrangers s’attendent à ce qu’Héraclite vienne les y accueillir. Mais celui-ci n’a pas l’intention d’accueillir ses hôtes ailleurs que dans l’espace profane et retiré de la cuisine : là aussi il y a des divinités, là aussi on peut recevoir.
Ainsi que Pythagore, Héraclite se donne le droit de dire ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas, et de corriger son prochain sur ce point. L’anecdote n’est pas seulement religieuse, elle est philosophique et politique. Elle exprime d’abord le plus simplement possible la position philosophique d’Héraclite pour qui le feu est le principe de toutes choses et la source de la connaissance de la loi qui les régit. Elle met ensuite en relation et le feu culinaire et le foyer de l’oikos et le foyer de la Cité (au centre du Prytanée où se rassemblent les magistrat.e.s, les prêtresses exerçant une magistrature et ayant droit, à ce titre, de siéger). Ce lien résume la Cité en même temps qu’il met en valeur l’héritage de Prométhée, le feu, et son rôle dans la vie citoyenne.
Le feu culinaire est celui du fourneau. L’anecdote nous indique qu’il n’est pas considéré en Grèce au – VIe siècle comme sacré. Héraclite prétend le contraire. Cela s’explique d’abord par sa passion philosophique pour le feu, pour l’art prométhéen de le faire naître et de l’entretenir, tout en en maîtrisant les effets. Comme rien n’existe sans son contraire, l’être humain n’est en effet capable de maîtriser le feu que dans certaine limites : l’incendie d’origine humaine est inévitable, mais sa fréquence doit pouvoir rester marginale dans une société policée. L’hybris, la démesure, ce mal géopolitique, a un rapport avec l’incapacité à maîtriser l’incendie :
« Démesure, il faut l’éteindre plus encore qu’incendie. » (fr. XLIII)
La cuisine est le lieu par excellence de la maîtrise du feu, entièrement consacré à la cuisson minutieuse des aliments. Elle est aussi, comme aujourd’hui, un espace féminin et elle s’oppose au barbecue masculin du foyer domestique, centre de réception (des hôtes divins et humains) de l’oikos. L’anecdote confirme la correspondance spatiale entre le féminin et le masculin d’une part, le profane et le sacré d’autre part. La réhabilitation du feu culinaire est en même temps un rappel de la contribution des femmes aux œuvres de Prométhée.
Au centre sacré de l’oikos se trouve l’autel où brûle le feu de l’hestia domestique, autour duquel la famille, lors des Amphidromies, les fêtes de la naissance, se rassemble pour exécuter une danse circulaire, après la reconnaissance de l’enfant par le père. Même si la déesse Hestia y préside, l’espace demeure fortement masculin. Le foyer est le lieu où l’on sacrifie les animaux pour recevoir les hôtes, simultanément divins et humains ; le sacrificateur est le maître de l’oikos, l’époux, ou bien l’invité masculin qui veut honorer celui qui le reçoit.
Chaque oikos dispose de son foyer. Tous ces foyers sont reliés à celui dont ils émanent : le foyer politique du Prytanée, Hestia avec une majuscule. Au Prytanée siègent les magistrat.e.s, qui partagent, lors de repas sacrés, la nourriture sacrificielle, mixte, composée ou non de viande, entre elleux et avec les divinités intéressées au sort de la cité. Mixte par principe (malgré le faible poids relatif des femmes), l’assemblée dirigeante goûte un régime mixte, avec les hôtes de marque, divins et humains.
Si Héraclite réhabilite l’espace féminin de la cuisine, c’est pour mettre en évidence la mixité du pouvoir politique, à travers la dialectique du féminin, du masculin et du mixte : le feu est d’abord féminin, culinaire ; les hommes dérobent le feu aux femmes et en font le fondement de leurs lignages ; le feu est enfin politiquement mixte.
Se rapportant au feu dont elle n’est plus le nom, au feu culinaire du fourneau, Hestia s’oppose à Hybris, l’incendie non maîtrisable. Ces deux formes sont issues du feu primordial et final, qui est à la fois feu parfaitement maîtrisé et incendie généralisé. Le premier domine l’âge d’or, auquel préside Hestia, le second domine l’âge de fer, auquel préside Hybris. Hestia s’oppose à Hybris comme le féminin s’oppose au masculin, comme le don s’oppose au rapt, comme le lait offert s’oppose au sang versé.
Donnant son nom au foyer domestique, Hestia cesse d’être féminine pour se masculiniser. Il ne s’agit pas là du masculin débridé de l’âge de fer, mais d’un masculin qui s’est approprié (par le rapt) le feu maîtrisé féminin. Le foyer masculin relève d’un âge de fer encore formellement rattaché à l’âge d’or.
Le rapt se paye par le retour du féminin au centre de tous les foyers masculins, dans le foyer politique, Hestia marquée par la mixité des genres.
Hestia représente ainsi le féminin qui s’éclipse, qui change de genre et qui réapparaît à un niveau supérieur comme mixité.
En tant que mémoire humaine du feu primordial et final, Hestia est une divinité de premier plan pour la Cité héraclitéenne. De genre mêlé, elle semble marquée par la prééminence du féminin. C’est que je vais tâcher de confirmer maintenant par une autre voie.
(9) Le genre d’Hestia
Marcel Detienne rappelle dans son article « Du sexe de la mythologie » (Les dieux d’Orphée), les attributs et les origines d’Hestia. Parmi ses attributs, il y a le fait de maintenir dans l’unité une totalité territoriale autonome, de fonder le pouvoir politique qui s’y exerce, et d’égaliser les magistrats qui disposent collectivement de ce pouvoir, bref, sans Hestia pas de Cité. Première enfant de Cronos, première à être avalée par son père, elle est aussi la dernière à être libérée par Rhéa, la dernière à recevoir de Zeus un lot princier. Comme dans un conte, quand arrive son tour, il n’y a plus rien à partager. Reste le mariage, devenir parèdre d’un prince : Poséidon et Apollon se mettent sur les rangs, mais Hestia opte pour la virginité. Zeus, doté de la sagesse de Métis, trouve la solution : « son lot sera de prendre possession des graisses offertes à l’hestia, au foyer planté au centre de la demeure, et, par le même privilège, de recevoir un culte dans les temples de tous les dieux, partout où brûle un feu sacrificiel : pour elle la première libation et la dernière aussi. »
Cette ubiquité du domaine propre d’Hestia est-elle caractéristique d’un genre déterminé dans la religion grecque ? Elle l’est en effet, et elle renvoie spécialement au pouvoir féminin dans son autonomie paradoxale. Seul Zeus détient un pouvoir autonome : c’est lui qui attribue les lots divins selon un ordre cosmique dont il est le concepteur ; mais la religion grecque retrouve l’idée d’un pouvoir féminin autonome (hérité de Gaïa) dans le fait d’être partout chez soi sans avoir de chez soi.
Hestia n’est en l’occurrence pas la seule à disposer d’un tel lot. Hésiode mentionne encore Hécate, fille de Persès et d'Astérie. Persès est l’un des fils du Titan Crios et d’Eurybiè. Astérie, sœur de Létô, est quant à elle l’une des filles du Titan Coios et de Phoibè.
« Et Astérie conçut et enfanta Hécate, que Zeus, fils de Cronos, a voulu honorer au-dessus de tous les autres, en lui accordant des dons éclatants. Son lot est à la fois sur la terre et la mer inféconde ; mais en même temps, elle a part aux privilèges qu'offre le ciel étoilé, et elle est respectée entre toutes par les dieux immortels. Aujourd'hui encore, tout mortel d'ici-bas qui veut, par un beau sacrifice offert suivant les rites, implorer une grâce, invoque le nom d'Hécate ; et celui-là, sans peine, se voit suivi d'une immense faveur, dont la déesse a avec bienveillance écouté les prières. Elle lui octroie la prospérité, ainsi qu'elle en a le pouvoir ; car tous les enfants de la Terre et du Ciel lui abandonnent une part des privilèges qu'ils ont reçus. Le fils de Cronos même s'est envers elle abstenu de violence ; il ne lui a pas arraché ce qu'elle avait obtenu parmi les premiers dieux Titans : elle conserve ce que lui avait au début donné le premier partage. Pour être fille unique, elle ne jouit point, en tant que déesse, de moins de privilèges ; elle en a plus au contraire, car d'elle Zeus a respect. » (Théogonie, v. 411-428)
Hésiode fait la liste des prérogatives d’Hécate : secourir, faire briller en assemblée, assister dans la guerre, favoriser au tribunal, glorifier, approvisionner en mer, faire croître le bétail de qui lui plaît. Pandomaniale, Hécate l'est essentiellement dans son rapport aux êtres humains, elle médiatise pour eux les faveurs de l’ensemble du panthéon. À celleux qui ne peuvent assumer les dépenses dues aux temples, Hécate se présente dans sa simplicité, au carrefour des chemins qui mènent aux faveurs de tous les êtres divins.
En faisant d’Hécate une déesse à l’apanage ancien, Hésiode la relie assez nettement à Gaïa, la Terre-Mère, source de toute domanialité divine. Car Hécate, du jour où la première domanialité s’est instituée (sous Cronos), n’a cessé de la parcourir dans son ensemble, à mesure qu’elle se déployait, jusqu’à l’ordre domanial zeusien, comme pour en rappeler l’unité originaire, celle de Gaïa. C’est ainsi à la lumière d’Hécate qu’il est possible de faire d’Hestia une autre mémoire de la même origine maternelle, plus haute même, puisqu’elle remonte à l’unité de Gaïa et de Chaos, à cette maternité purement spontanée qui engendre à partir de soi.
Hestia est la mémoire de la maternité spontanée de Chaos, remasculinisée autant que possible dans la figure du phénix, dans un monde dont l’ordre est détenu par une force masculine claire-obscure, dont la clarté est liée à sa capacité à installer Hestia à la première place, et dont l’obscurité est liée à la capacité inverse. L’âge d’or est celui où Hestia enseigne aux humains la divinité d’un monde qui naît à partir de soi et meurt en soi, se donnant à soi-même en mourant pour sa naissance. L’âge de fer est celui où l’on renverse Hestia, où l’on glorifie le rapt et la guerre, où l’on interprète le devenir comme la victoire des plus forts contre les plus faibles, où l’on s’empare du don comme d’un dû. Mais vivre selon l’âge de fer, c’est se condamner à une histoire dépourvue de sens, où la souveraineté passe de main en main et où il n’y a jamais d’ordre définitif. Héraclite le constate dans un fragment qui commente les essors et les chutes des peuples au gré des guerres :
« Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au trictrac. À l’enfant la royauté. » (fr. LII)
(10) Conclusion
Héraclite réhabilite le feu culinaire, ce feu féminin qui donne tout son sens à la dialectique du féminin, du masculin et du mixte dominé par le féminin : de la cuisine, de la salle de réception et du centre politique de la cité oligarchique. La façon dont Hestia est interprétée commande le degré de vertu de la Cité grecque qui lui est consubstantielle. Elle est bancale quand la cuisine n’est pas considérée comme un espace sacré. L’âge d’or n’est plus, mais pour Héraclite, cet âge de la reconnaissance de la primauté du féminin sur le masculin doit innerver notre âge de fer, pour lui donner du sens, alors même que le masculin règne sur le féminin, ce qui réclame un certain isolement des sages d’avec le commun des hommes.
Le feu héraclitéen, principe du cosmos, est de genre féminin quoique saturé de masculin dans la figure du phénix, et l’âme, son émanation, doit surpasser la masculinité pour retrouver sa féminité première. L’âme individuelle, en émanant de l’âme du monde, perd son genre, se masculinise puis surmonte sa masculinité. Feu culinaire, hestia domestique, Hestia politique. Féminité écliptique ouverte à la mixité.
Le modèle cosmique d’Héraclite est in fine le couple formé par Héra et Zeus, où prédomine légèrement mais décisivement Héra, prédominance dont elle fait montre lorsqu’elle adopte la génération sans sexualité caractéristique de Chaos et de Gaïa. Héraclite n’est pas si loin d’Anaximène, il en est l’alternative post-pythagoricienne.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire