jeudi 1 novembre 2018

J'ai visité l'ancien Ordensburg Vogelsang : je vous raconte


L'Ordensburg Vogelsang est, après le Reichsparteitagsgelände de Nuremberg, le plus vaste ensemble architectural hérité de la période nazie. Il est situé dans le massif de l'Eifel, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tout près de la frontière belge.
Si vous passez par cette belle région, je vous recommande de vous rendre à Vogelsang et de ne pas manquer l'exposition permanente « Destinée : Herrenmensch », qui présente un fond documentaire unique, riche et éclairant. Prévoyez au minimum une heure pour l'exposition (j'y ai passé 1h30, ce qui m'a paru un peu juste) et 1h30 pour la visite du site, qui est très étendu (et très pentu). Je déconseille l'exposition si vous êtes accompagnés d'enfants (la dernière partie, sur les crimes de la guerre d'extermination, est éprouvante). En revanche, la visite du site me semble une bonne manière d'aborder, avec les plus jeunes, la question du nazisme.

Vogelsang, centre de formation des cadres (subalternes) du NSDAP (avril 1936 – septembre 1939)

Durée de la formation :
Les futurs cadres devaient accomplir un cycle de formation de quatre ans, supposé se dérouler chaque année dans un Ordensburg différent :
Ordensburg Vogelsang dans l'Eifel,
Ordensburg Krössinsee en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne,
Ordensburg Sonthofen dans l'Allgäu,
Ordensburg Marienburg en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne, qui ne verra jamais le jour.
Aucun étudiant n'achèvera néanmoins sa formation, puisque les Ordensburgen fermeront au début de la guerre, après seulement trois ans de fonctionnement.

Recrutement :
Les postulants ne pouvaient pas candidater par eux-mêmes. Ils devaient être proposés par les responsables des diverses organisations émanant du NSDAP, qui structuraient la vie des allemand.e.s.
Les critères de sélection étaient les suivants : (être un homme), appartenir à la « race aryenne », être âgé de moins de 25 ans, avoir suivi l'intégralité du cursus national-socialiste (jeunesses hitlériennes, armée, Front allemand du travail) et jouir d'une excellente condition physique. Rapidement le critère de l'âge s'assouplit, car Vogelsang va servir à caser certains partisans nazis de la première heure alors au chômage.
Cette formation était ouverte sans exigence de niveau d'études, donc potentiellement à des personnes de milieu modeste, à qui elle offrait des perspectives de carrières inaccessibles jusque-là. L'ascension sociale que devait permettre le passage par les Ordensburgen explique, pour une part, que nombre de jeunes allemands, confrontés par ailleurs à un chômage de masse, aient pu souhaiter y être admis.

Contenu de la formation :
Les journées des recrues se partageaient entre enseignement idéologique et politique, pratique sportive intensive et entraînement militaire. Une place centrale était donnée à l'enseignement de la « science raciale ». Les programmes faisaient néanmoins régulièrement l'objet de modifications, tandis que leur pauvreté était la cible de critiques de la part de certains élèves et professeurs.
On attend par ailleurs qu'une école de cadres, même subalternes, mette l'accent sur l'apprentissage du « management ». Cependant, chez les nazis, apprendre à commander, c'est avant tout apprendre à obéir : le futur cadre devait démontrer son sens de la discipline, sa capacité à faire corps avec ses camarades et à se mettre soi-même au second plan. Il ne s'agissait pas, en effet, de former des individus, mais un groupe soudé et homogène, composé d'« êtres supérieurs », de « Herrenmenschen », en tant qu'ils appartenaient au groupe, mais qui, pris un par un, n'avaient aucune valeur et devaient être prêts à se sacrifier à tout moment dans la considération de l'intérêt supérieur du parti.
Cette appartenance à une élite se traduisait concrètement par l'accès à des pratiques sociales réservées aux aristocrates et aux nantis : équitation, escrime et même aviation. Le nom de Ordensjunker (on appelait Junker un jeune noble, fils de propriétaires terriens, qui servait dans l'armée), que les recrues des Ordensburgen s'étaient elles-mêmes donné, reconnu dans un second temps par le parti, témoignait de leur sentiment d'appartenance à la nouvelle aristocratie du Reich.
Être admis en tant que recrue des Ordensburgen ne garantissait nullement la validation finale du cursus : l'échec menaçait constamment des élèves soumis à une évaluation impitoyable et entraînait non seulement le renvoi, mais aussi la radiation du NSDAP et donc une marginalisation certaine, dans une société où trouver un emploi était favorisé par l'appartenance au parti. J'ignore néanmoins si le taux d'échec était important.

Enjeux idéologiques de Vogelsang :
C'est Robert Ley, un des plus vieux compagnons d'Hitler, Führer du Front allemand du travail (Deutsche Arbeitsfront, DAF, organisation qui se substitue aux syndicats ouvriers dissous en 1933), qui supervisa la construction des Ordensburgen.
Ley entendait moins y former des cadres politiques qu'y façonner des hommes conformes à l'idéal national-socialiste du « nouvel homme allemand ».
Ce projet idéologique, comme toujours dans les régimes totalitaires, devait se matérialiser par la création d'un lieu à la mesure de cet homme nouveau, dominant la nature et les autres hommes. Vogelsang et les autres Ordensburgen sont donc le fruit d'un geste architectural fort. Les dirigeants nazis, et Hitler le premier, n'ignorant pas que l'architecture peut être un puissant outil de propagande, Ley va collaborer longuement et étroitement avec son architecte, Clemens Klotz.
Le néologisme « Ordensburg » révèle également la conception sous-jacente au projet : Burg = « château, forteresse » ; Ordens = « ordre », au sens de communauté religieuse. Car le modèle de Vogelsang est la communauté religieuse chrétienne, plus précisément celle de l'ordre militaire des Chevaliers teutoniques.
En tant que lieu mettant en scène le pouvoir national-socialiste, Vogelsang va être utilisé très tôt à des fins de propagande : la presse locale et nationale, ainsi que les actualités cinématographiques, suivent de près sa construction et son ouverture, les visites de représentants des pays de l'Axe se succèdent, des conférences de diverses organisations professionnelles (médecins...) ou corps administratifs du NSDAP s'y déroulent. Ce « tourisme politique » est si important et attire tant de visiteurs à Vogelsang, qu'en l'absence de structures d'accueil adaptées, les Ordensjunker doivent régulièrement déloger de leurs « maisons de la camaraderie » et laisser la place aux hôtes de passage ! Pour palier à ce manque d'hébergement, il était prévu la construction d'un hôtel de deux mille lits (« Kraft durch Freude »), qui, du fait de la guerre, ne verra jamais le jour.

Vogelsang, un modèle d'architecture nazie :
Vogelsang va être un chantier permanent, toujours plus ambitieux, dont les bâtiments les plus monumentaux (notamment la gigantesque « Haus des Wissens » ou des installations sportives qui devaient être les plus grandes d'Europe) ne seront jamais réalisés.
Le plan de Vogelsang prévoyait initialement trois niveaux, auxquels correspondaient trois usages et symboliques différentes :
  • en bas, le corps (installations sportives + espaces destinés aux manifestations politiques),
  • au milieu, la collectivité virile (dortoirs des étudiants : les « Kameradschaftshäuser »),
  • en haut, le culte et l'idéologie (bâtiments communautaires, où se déroulaient les cours et certaines cérémonies + bibliothèque restée à l'état de projet). 

 
Klotz s'inspire des théories architecturales du Bauhaus pour tout ce qui est vocation collective des bâtiments, mais il s'en éloigne résolument par son refus des formes et des matériaux contemporains (béton et toits en terrasse, entre autres). S'inscrivant dans le courant idéologique « Blut und Boden », qui voit dans la ruralité et la paysannerie les racines du peuple allemand, il recourt à des matériaux rustiques et locaux (dans l'Eifel, l'ardoise et la pierre taillée) et à des formes traditionnelles et régionales (toitures en pente, chiens-assis, œils-de-bœuf...). Par contre, les plans de la Maison de la Connaissance montrent l'abandon de ce style vernaculaire au profit d'un style néo-classique, qui n'est pas spécifique à l'architecture fasciste, puisqu'on le retrouve, à partir des années 1930, aussi bien en URSS que dans les pays démocratiques.


Quelques rares sculptures, bas-reliefs et fresques ponctuent cette architecture, exaltant la virilité du nouvel homme allemand et puisant dans la culture et les mythes germaniques (thème de la « chasse sauvage », mort de Siegfried...).

Une forteresse ouverte :
Vogelsang n'était pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une société d'hommes cloîtrés, fermée sur elle-même. L'ouverture sur le pays et sur la « Volksgemeinschaft » s'y traduisait par le tourisme politique que j'ai déjà évoqué, mais aussi par la célébration de mariages et des temps forts du nouveau calendrier « religieux » nazi, ainsi que par des manifestations politiques et culturelles (théâtre), où étaient convié.e.s les notables et habitant.e.s de la région.

Vogelsang, « école Adolph Hitler » (de 1942 à 1944)

À partir de 1942, plusieurs classes d'« école Adolf Hitler » furent logées à Vogelsang à titre provisoire.
Les « écoles Adolf Hitler » étaient des internats destinés à la formation des élites (masculines) nationales-socialistes, proches des établissements d'enseignement politique nationaux (« Napolas »).
Ces écoles offraient un cycle de formation de six années. L'admission se faisait généralement à l'âge de douze ans.
Les critères de recrutement étaient à peu près les mêmes que pour les Ordensjunker. Les futurs élèves étaient repérés au sein de la Hitlerjugend, où ils devaient s'être distingués par leurs qualités de leader. Ils avaient aussi à donner les preuves que leurs parents étaient des sympathisants actifs du régime.
Leur formation était également proche de celle de leurs aînés. Il était ensuite prévu que les jeunes diplômés poursuivissent leurs études au sein des Ordensburgen, pour accéder aux carrières de fonctionnaire du parti.

1945 et après-guerre

Vogelsang est pris, début 45, par les Américains après d'intenses combats. Ils abattent les emblèmes du régime (aigles, croix gammées), et dégradent le bas-relief des athlètes, expression du virilisme national-socialiste et de la supériorité de l'homme allemand, en tirant sur le sexe des figures sculptées. Petite parenthèse : je trouve assez fascinant qu'on retrouve en plein milieu du XXème siècle une pratique magico-religieuse courante chez les Mésopotamiens, qui consistait à attaquer les symboles de la puissance virile de leurs ennemis pour atteindre leur puissance militaire !


Vogelsang sert de camp d'entraînement aux troupes anglaises à partir de 1946, puis à l'armée belge, dans le cadre de l'OTAN, de 1950 à 2005, date à laquelle il devient une place internationale, lieu de mémoire, d'éducation et de réflexion sur les questions et enjeux majeurs du XXIème siècle, notamment les migrations. Vogelsang accueille aussi un musée de la Croix Rouge, qui, admirez la force du symbole ! a installé à sa périphérie un camp de réfugié.e.s.
À l'issue de la guerre, les Ordensjunker, qui avaient été reversés dans l'armée allemande, sont, pour environ la moitié d'entre eux, morts au combat, auquel leur endoctrinement et le souci de leur légitimité les poussaient à prendre part avec fanatisme. Les survivants qui s'étaient rendus coupables de crimes de guerre et / ou contre l'humanité en Pologne, Biélorussie, Ukraine et dans les pays baltes, ne seront que rarement inquiétés. S'il y a eu procès, les condamnations paraissent dérisoires au regard de la gravité des faits reprochés.
Robert Ley est arrêté par les Américains. Incarcéré à Nuremberg, il se suicide le 25 octobre 1945.
Clemens Klotz continue à travailler en tant qu'architecte, même si sa pratique, toujours fondée sur des conceptions nazies, le fait mettre à l'écart des grands projets de reconstruction de l'après-guerre.
Quant aux jeunes écoliers des « écoles Adolph Hitler », ils vont jouer un rôle majeur dans la reconstruction de l'Allemagne et auront même, pour quelques-uns, des carrières politiques (marquées par leur passé nazi).

Prolongements

Malgré la richesse de la documentation présentée, la qualité de la scénographie et l'effort de pédagogie mis en œuvre, je dois avouer que je suis sortie de ma visite de l'exposition permanente assez déroutée. Y ayant un peu réfléchi depuis, voilà d'où me vient, me semble-t-il, ce sentiment de malaise :
L'exposition se veut une tentative de compréhension du projet des Ordensburgen et adopte pour ce faire un ton neutre. Mais cette neutralité est difficile à conserver face à un projet étroitement corrélé à l'impérialisme génocidaire nazi, d'où, régulièrement, un discours de dénigrement et des jugements moraux, qui figurent les acteurs de cette histoire en êtres stupides, incultes, velléitaires, capricieux et désorganisés. Certes réduire un système oppressif à une somme de bêtises individuelles peut aider celles et ceux qui en sont les victimes directes à s'y confronter (je pense à l'ironie mordante d'Eugen Kogon dans sa description du camp de concentration de Buchenwald, cf. L'état SS, au mépris plein de dérision de Germaine Tillion pour ses gardiennes à Ravensbrück). Mais pour quelqu'un qui arrive soixante-dix ans après les faits, je crois que ça ne contribue qu'à les minorer, à couper court aux questionnements et aux réflexions.
L'exposition tente de dresser le portrait d'un élève-type, dont elle s'attache à décrire le quotidien, les ambitions et les dilemmes. Elle nous pousse donc à adopter le point de vue d'un fervent partisan du nazisme, expérience dérangeante s'il en est (la volonté de déranger est ici clairement revendiquée). Par ailleurs, elle suit les trajectoires de plusieurs Ordensjunker, qui frappent par leur diversité et nous montrent un groupe hétérogène, dont on a du mal à comprendre ce qui a pu faire l'unité : en effet, la distance est grande entre ceux pour qui l'école est une chance d'ascension sociale inespérée et les déçus de la formation, entre les nazis fanatiques et les opportunistes, les criminels de guerre et les simples soldats...

jeudi 27 septembre 2018

« Nous vivons de morts » : paroles de quelques célèbres et vénérables végéta*iens

Simon Matzinger
Extraits d'œuvres anciennes évoquant et promouvant une alimentation végéta*ienne :

Yeshoua` ben Shim`on ben El`eazar ben Sira, spécialiste de la Loi juive, directeur d'une école privée de droit religieux à Alexandrie (IIe siècle av. J.-C.) :
Dans le Siracide, appelé aussi l'Ecclésiastique ou encore La Sagesse de Ben Sira (un des livres poétiques ou sapientaux de l'Ancien Testament, rédigé vers 150 av. J.-C.), l'érudit affirme que l'homme tire sa vie du pain et de l'eau.

Publius Ovidius Naso dit Ovide, poète latin (43 av. J.-C. — 17 ou 18 ap. J.-C.) :
Ovide, dans ses Métamorphoses, fait la description que voici de la nourriture des hommes et des femmes des premiers âges :
« La terre (...), d'elle-même, offrait tout.
Contents des vivres qu'elle produisait
Sans contrainte, les hommes cueillaient
Les fruits des arbres, les fraises de montagne... » (Les métamorphoses, I, 102-104)

Lucius Annaeus Seneca, communément appelé Sénèque, philosophe de l'école stoïcienne, dramaturge et homme d'État romain (entre l'an 4 av. J.-C. et l'an 1 ap. J.-C. — 12 avril 65 ap. J.-C.) :
Sénèque, cherchant une raison au fait que tant d'hommes meurent brusquement et dans la fleur de l'âge (?), écrit au livre X de ses Controverses : « Tous les oiseaux qui volent çà et là, tous les poissons qui nagent, toutes les bêtes sauvages qui bondissent, trouvent leur tombeau dans notre ventre. Cherche maintenant pourquoi nous mourrons si subitement : nous vivons de morts. »

Anicius Manlius Severinus Boethius, communément appelé Boèce, philosophe et homme politique latin (vers 480 — 524) :
Au livre II de La consolation de Philosophie, Boèce écrit :
« Combien heureux l'âge premier !
De ses champs féconds il était satisfait (...)
Des glands apaisaient une faim sévère,
Une couche d'herbe lui procurait un sommeil réparateur (...)
L'eau courante du ruisseau étanchait sa soif. »
Toujours au livre II : « la nature se contente de peu et de petites choses », puis au livre III : « à la nature un rien suffit mais à la convoitise rien ne suffit ».

Petrus Comestor ou Pierre « le Mangeur (de savoir) », théologien français (1100 — 1178) :
Son nom réfère à la double réalité de l'alimentation dans le Christianisme : réalité pure et parfaite de l'alimentation spirituelle vs réalité impure et imparfaite de l'alimentation matérielle, la seconde étant soumise à la première.
Dans son Historia Scholastica (un résumé des livres de la Bible à l'attention du clergé et des prédicateurs), Pierre le Mangeur note que le Nouveau Testament ne rapporte pas que le Christ ait jamais mangé d'autre viande que celle de l'agneau pascal. Il sous-entend par là que l'alimentation des fidèles doit comporter très peu de viande et qu'il est bon de le leur rappeler dans le cadre de l'enseignement religieux.

Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart, théologien allemand, philosophe dominicain et père de la mystique rhénane (vers 1260 — vers 1328) :
« Je vous ai donné toutes les herbes (...) et tous les arbres (...) afin qu'ils vous servent de nourriture (Genèse, I, 29). On observera que le genre humain est constitué pour une nourriture frugale : il ne lui est pas enjoint d'user de chair. »
Le message est on ne peut plus clair ! Je remarque qu'à aucun moment il n'est question d'éthique animale : Eckhart ne fait pas le lien avec la domination des hommes sur les animaux. D'autres l'ont fait avant lui (l'homme est à l'égard des animaux comme un père à l'égard de sa maisonnée : il les domine au sens où il met en ordre leur activité, ceci pour le bien commun, non pour les dévorer). Eckhart préfère mettre en avant la vertu que revêt le choix végéta*ien : c'est le choix du retour à la simplicité, du retour à l'état de pureté d'avant le péché, c'est un choix de bon chrétien. L'option carniste traduit, elle, la perversion du péché, la pente vicieuse de la sauvagerie bestiale (rappelons qu'avant le péché, les ours et les lions, eux aussi, broutaient et mangeaient des fruits).
J'en conclus que pour Eckhart, le végéta*isme est un choix moral « onto-théo-logique » qui ne s'appuie pas sur des considérations relatives au bien-être animal, mais qui, impliquant une conversion morale profonde, est susceptible d'avoir des répercussions sur la relation de domination des hommes sur les animaux, et d'en bannir notamment les actes de maltraitance.

lundi 24 septembre 2018

Le sylphe de Georgiana Cavendish : impressions de lecture


 Je jette ici quelques notes sur Le sylphe, roman attribué à lady Georgiana Cavendish (7 juin 1757 - 30 mars 1806). Mon idée était de conserver une trace de mes impressions de lecture, démarche assez personnelle, j'en conviens, mais dont je publie pourtant ici le résultat, parce que les exigences de la publication me forcent à approfondir et construire un peu mieux ma pensée. Il s'agit également de l'œuvre d'une femme, assez méconnue en France, et il est toujours bon de parler des autrices que l'on a lues et de leur faire quelque publicité.

Après un début plutôt plat, qui a failli me perdre, sans doute à cause de la comparaison peu avantageuse que je n'ai pu m'empêcher de faire avec ce chef-d'œuvre de la littérature anglaise qu'est Clarisse Harlowe, ce court roman épistolaire est parvenu à me captiver davantage par sa satire piquante de la haute société aristocratique londonienne, qui ne connaît d'autres lois que la mode et où la phrase : « Tout le monde fait de même est (...) une règle constante, et la raison suffisante de toutes [les] actions ».

Mais là où ce roman attache vraiment, c'est avec la description de la violence qui s'installe dans le foyer conjugal, avec la transformation du mari, qui, de jeune libertin charmant mais évaporé, se change en effrayant tyran domestique. Ce changement, que je n'avais pas du tout vu venir, se fait à l'occasion de questions d'argent, l'époux désirant s'approprier, non pas ce qui permettrait à sa femme une indépendance financière dans le mariage, mais après sa mort éventuelle : le fameux douaire, qui permettait aux veuves de la noblesse de ne pas vivre aux crochets de leurs enfants.

Le tournant fantastique que prend le roman avec l'apparition du fameux sylphe éponyme, esprit qui va guider l'héroïne à travers les nombreux pièges de la société libertine, mais également de ses passions, m'a, je l'avoue, gênée. Je ne sais si cette invention plaisait au lectorat du XVIIIème siècle, mais pour ma part je l'ai trouvée artificielle et bizarre.

Hormis cette originalité (mais après tout le merveilleux se mêle à des œuvres présentées comme des peintures sociales et morales réalistes, sans que cela ne gêne personne : cf. Balzac), j'ai trouvé dans Le sylphe un roman typique de son époque et du genre dans lequel il s'inscrit (le roman sentimental, genre inauguré par S. Richardson) : une vision dichotomique des humains, dichotomie qui recouvre ici l'opposition campagne / ville, une série d'épreuves auxquelles se trouve soumise une vertueuse héroïne naïve et inexpérimentée, un dénouement qui comporte une reconnaissance* et la mise en œuvre d'une justice poétique**. Pour que sa fidélité aux règles du genre soit moins pesante, Cavendish place dans la bouche d'un de ses personnages, un commentaire méta-discursif et ironique sur l'action, qualifiée de « joli petit roman ».

C'est sans doute dans ces termes que l'on pourrait parler du Sylphe, mais outre que je n'ai pas envie de participer à la minoration perpétuelle des productions culturelles féminines, je lui trouve des qualités qui méritent qu'on lui donne sa chance. Je pense que le problème de cette œuvre est qu'il s'agit d'un premier roman, déjà très maîtrisé, mais qui manque d'étendue, qui offre une structure un peu simple, du fait d'un nombre de personnages limité. Dommage qu'il n'ait pas été suivi d'autres textes, où l'autrice aurait pu faire mûrir son talent ! Ceci dit, d'autres œuvres de Cavendish existent peut-être et seront peut-être un jour découvertes et publiées. 

* La reconnaissance ou anagnorisis est, dans la narratologie moderne, la découverte tardive d'une identité non décelée jusque-là. Cette découverte se fait dans le cadre de la scène de reconnaissance, qui, pour ce qui est du roman sentimental et du théâtre bourgeois, constitue le dénouement.
** La justice immanente ou justice poétique est l'affirmation du lien nécessaire, inévitable, entre une mauvaise action et sa sanction, à brève ou longue échéance. C'est aussi un procédé littéraire par lequel la vertu finit par être récompensée et/ou le vice puni.

lundi 27 août 2018

Mon tribut à la fleur des romans gothiques : The mysteries of Udolpho, Ann Radcliffe


J'ai eu souvent l'occasion d'observer que la lecture d'œuvres non contemporaines, dont le personnage principal est féminin, diffère beaucoup de celle de textes donnant la première place à un homme, en ce qu'elle est quasi systématiquement une lecture-identification.

L'héroïne est jugée, ses choix, ses réactions sont évalués, et plus la lectrice a une conscience féministe développée, plus son jugement est présent, plus elle se fait la censeure sévère de sa conduite, comme s'il s'agissait seulement de se mettre à la place d'un être fictionnel, d'envisager ce que l’on aurait fait dans les mêmes circonstances, et forcément mieux fait. Rien de tel pour les personnages masculins de la littérature classique : personne n'a jamais reproché à l'Achille d'Homère, privé d'une partie de son butin, ses éternelles jérémiades, ni au père Goriot sa trop grande complaisance envers ses ingrates de filles !

Cette lecture ne doit pas être entreprise sans la conviction que les siècles antérieurs au nôtre avaient une toute autre perception de ce que nous considérons aujourd'hui comme des marques de faiblesse, je veux parler des plaintes, des syncopes et des larmes. Si aujourd'hui ces manifestations sont seulement tolérées chez les femmes, moquées et inhibées chez les hommes, cela n'a pas toujours été le cas : nos prédécesseur.e.s leur trouvaient au contraire de la valeur. Par ailleurs, larmes, plaintes et évanouissements, aujourd'hui dépréciés car considérés comme féminins, ou considérés comme féminins car dépréciés, n'ont pas toujours non plus tracé une ligne de séparation entre les genres. Les Mémoires de Mme de Créquy et les Lettres de Mme de Sévigné, de même que des romans comme la Nouvelle Héloïse ou nos Mystères d'Udolpho, font régulièrement mention d'hommes en larmes, tombant en syncope et même se laissant mourir d'amour et/ou de désespoir. Ces manifestations seront peut-être moins fréquentes ou moins vives que chez les femmes, mais il n'y a là tout au plus qu'une différence de degré.

Si ces manifestations sont communes aux deux sexes, elles servent cependant à opérer d'autres distinctions :

  • entre aristocrates et gens du commun,

  • entre âmes supérieures et âmes vulgaires, ces distinctions ne se recouvrant que partiellement (Rousseau ne s'est-il pas efforcé de montrer, dans ses œuvres, que l'on pouvait être roturier et avoir les sentiments d'un aristocrate ?),

  • entre gens de bien et méchant.e.s.

Elles rendent donc visible la supériorité du sujet, dont la faculté de sentir est à la fois délicate et raffinée (la délicatesse et le raffinement ne sont pas, comme souvent aujourd'hui, opposés à la puissance, mais à la grossièreté), et pleine de force (c'est parce que l'individu sent fortement les choses, qu'elles ont autant d'effet sur lui et provoquent larmes, plaintes et évanouissements).

Elles traduisent aussi la bonté de celui ou de celle qui s'y livre. On les croit un témoignage de sincérité : elles sont donc attendues dans certaines circonstances (la mort d'un grand personnage, par exemple, ou la confession religieuse, où les larmes sont le signe d'une véritable contrition).

La sensibilité est également inséparable de la force d'âme : point de force d'âme sans sensibilité. Un homme (et à moindre titre une femme) qui n'a pas donné la preuve, au préalable, d'un sentiment délicat, n'aura aucun mérite à montrer du sang-froid et de la fermeté dans les grandes épreuves de la vie. Il sera seulement un cœur sec, incapable de rien sentir.

Larmes et syncopes peuvent encore accompagner ou permettre le passage à un niveau de conscience supérieur, qu'il soit esthétique et artistique, ou mystique et religieux. On retrouve ici l'idée d'une supériorité du sujet sensible.


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Il y a quelques années, j'ai lu le plus célèbre roman d'Ann Radcliffe, The mysteries of Udolpho (1794). Je l'ai lu avec enthousiasme, entraînée à la suite de son héroïne de sa Gascogne natale à travers le Languedoc et les Alpes, jusqu'à Venise et dans les Apennins, terriblement impatiente que cette grande voyageuse si maltraitée du sort (ou plutôt par son impitoyable créatrice) arrive au terme de ses longues épreuves.

Je l'ai relu dernièrement en français, dans la belle traduction de Victorine de Chastenay, disponible sur Wikisource, et c'est l'une des choses les plus savoureuses qu'il m'ait été donné de lire. Connaissant l'issue de l'histoire, j'ai pu me concentrer sur le texte, goûtant une langue du XVIIIème siècle capable d'exprimer la complexité des pensées et des émotions avec une simplicité pleine d'élégance, ainsi que sur les idées philosophiques, esthétiques et morales, que l'autrice y développe et qui en font une œuvre-phare du courant littéraire du « roman sentimental », et qu'une première lecture, hâtée par un suspense assez haletant, entravée par mon peu de maîtrise de la langue anglaise, ne m'avait pas permis d'apprécier.


Ce que j'aime dans ce roman :

- J'aime les longues descriptions de paysage : si vous goûtez la littérature de voyage, vous trouverez sans doute beaucoup de plaisir dans le récit de celui qui mène Émilie à travers la France et l'Italie. La description de Venise et des abords de la Brenta, celle de la ville en fête célébrant le rite du « mariage avec la mer », sont, selon moi, particulièrement réussies.

Radcliffe est une femme de son temps, avec un goût prononcé pour la nature et les paysages grandioses qui annonce le romantisme. Mais en bonne pré-romantique, ce qui l'intéresse n'est pas la nature et les paysages en eux-mêmes, c'est le sujet regardant et son rapport à ceux-ci. Les descriptions sont toutes subjectives, leur objet étant vu à travers le prisme d’une sensibilité (celle d’Émilie en l’occurrence). Elles donnent une très large place aux sentiments mêlés : répulsion et admiration, peur délicieuse, horreur sublime… ambivalence caractéristique des sentiments de la jeune héroïne (les autres personnages sont tout d'une pièce), que l'on retrouve aussi dans son rapport aux croyances superstitieuses, qu'elle rejette, en tant qu'héritière des Lumières, mais dont elle est également curieuse et qui la fascinent.

Ce qui importe, c'est le rapport du sujet sensible à la réalité, rapport médiatisé par la culture et surtout par l'art. Comme souvent chez les pré-romantiques, il s'agit moins pour l’autrice de décrire la réalité, que de trouver en elle ce qui est déjà œuvre d'art et pourrait faire tableau. Le vocabulaire employé est révélateur de cette conception des choses, avec la répétition du mot « pittoresque » (ce qui est digne d'être peint) : la nature sauvage, où Radcliffe jette son héroïne, est au fond un monde profondément humain, que celle-ci ne découvre pas, n'explore pas, mais qu'elle reconnaît, puisque d'autres, avant elle, l'ont peinte ou l'ont écrite. L’épisode du passage des Alpes qui réactive le souvenir d’un passage des Alpes antérieur, celui d’Hannibal Barca, est à ce titre parfaitement représentatif.

- J'aime les longues dissertations morales qui jalonnent le récit, notamment celle, placée dans la bouche du père d'Émilie, sur les méfaits d'une sensibilité excessive. Radcliffe propose, avec cette réflexion, un dépassement du modèle du héros et de l'héroïne rousseauistes sensibles. Pour Rousseau, la sensibilité est ce qui fait d'un individu un être humain complet, ainsi que ce qui lui permet d'entrer en contact avec autrui (elle est aussi un fardeau, mais un fardeau désirable). Radcliffe reprend à son compte ces idées : aucun de ses personnages « positifs » n'est dépourvu de cette sensibilité qui fait leur valeur. Ainsi la compassion, la pitié de Valancourt, sa sensibilité à la beauté de la nature et de la poésie, sont les qualités qui font naître l'amour d'Émilie et approuver cet amour par son père. Cependant, si cette sensibilité est nécessaire, notamment parce qu'elle est la source de la compassion et de la bienfaisance, son excès est néfaste, puisqu'il rend la compassion impuissante, inactive et sans fruits.

- J'aime le positionnement de Radcliffe au sein de la littérature gothique. Dédaignant le merveilleux, choix d’Horace Walpole dans son Château d'Otrante, elle recourt à ce que Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique (1970), situe dans la catégorie de l’étrange ou du fantastique-étrange : Les mystères d'Udolpho multiplient les événements surnaturels, quand ses derniers chapitres opèrent un tournant résolument rationnel, proposant l'explication (quelque fois peu convaincante) selon des lois naturelles de tous les faits et phénomènes étranges auxquels l'héroïne a été confrontée. Ce choix est motivé par la volonté de l'autrice de faire de son œuvre un manifeste en faveur de la raison et contre la superstition, qui est, à ses yeux, le piège où tombent les esprits que n'a pas fortifiés l'éducation (cf. le personnage d’Annette la servante) ou que les malheurs ont affaiblis (cf. Émilie).

- J'aime l'humour inattendu que l'autrice parvient à introduire dans son récit pour alléger une atmosphère quelquefois particulièrement sombre. Il faut d’ailleurs lui reconnaître une grande maîtrise des différents registres littéraires, comique mais aussi pathétique, didactique ou lyrique, et une indéniable facilité à passer de l’un à l’autre.


J'aime peut-être moins :

- Certaines longueurs dans la deuxième partie, avec l'adjonction de nouveaux personnages, qui permettent certes d'explorer certaines thématiques chères à l’autrice et de conclure l'intrigue, mais celle-ci aurait gagné à être plus resserrée.

- Les caricatures que le roman n’évite pas et qui constituent d’ailleurs une loi du roman noir : les personnages italiens forcément passionnés, vindicatifs, ardents, les italiennes forcément raffinées, jalouses et intrigantes, la peinture du catholicisme est celle d’une protestante qui n’y voit qu’obscurantisme, superstitions, mômeries…


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Mon histoire avec Ann Radcliffe ne s'arrête pas là. Il y a quelques mois, sur les conseils d'une blogueuse, je commençais une autre de ses œuvres : La Forêt ou l'Abbaye de Saint-Clair (1791). Aborder l'univers de l’écrivaine par ce roman n’est pas vraiment une bonne idée : l’œuvre me semble peu aboutie et peu séduisante. Tous les thèmes, tous les types, tout ce qui importe à Ann Radcliffe et qu'elle développera avec tant de maîtrise dans les Mystères (et sans doute dans ses œuvres ultérieures) est déjà présent, mais à l'état d'ébauche : Adeline, sa jeune et malheureuse héroïne, n'est qu'une pâle Émilie, ses malheurs peinent à intéresser ; le marquis, méchant indispensable de ce genre de littérature, n'est pas le ténébreux châtelain d’Udolpho : il ne parvient qu'à répugner, alors que ce dernier fascine et effraie à la fois ; quant à l'abbaye de Sainte-Claire, elle préfigure le château des Apennins, mais n'en a pas la grandeur majestueuse ; enfin le choix des lieux où se situe l’action, plus vagues (on ignore, par exemple, dans quelle région de France se trouve l’abbaye), moins exceptionnels, moins variés, diminue de beaucoup l’intérêt des descriptions, qui sont l’un des plaisirs des Mystères et en font par moment un véritable récit de voyage, genre en pleine expansion à la fin du XVIIIe siècle.


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ÉMILIE


Très jeune*, très belle, bonne, sensible, spirituelle, cultivée et versée dans tous les arts, courageuse, voire héroïque, elle est le prototype de l'héroïne de romans sentimentaux, la sœur de la Clarissa de Richardson et de la Julie de Rousseau.

C'est le personnage central du roman, la narratrice de l’histoire qui passe à travers son point de vue (auquel se substitue partiellement celui d'une autre héroïne, de moindre importance, dans la seconde partie, ou qui par moment laisse place aux interventions d’un.e narrateurice omniscient.e qui juge, moralise ou clarifie). Ce point de vue est marqué, je l'ai dit, par l'ambivalence, ce qui fait d'elle un personnage très moderne, l'œil qui scrute et se détourne des films d'horreur, le sujet en mouvement qui, continuant d'avancer malgré tous les conseils de la prudence, fait progresser le récit. Du fait de cette ambivalence, elle fournit également le modèle des sentiments et des émotions que l'autrice veut susciter chez son lectorat, qui, dans l'idéal, doit balancer, pour ce qui est du gothique château d'Udolpho, de son mutique propriétaire, le condottiere Montoni, et des affreux secrets qui y sont recelés, entre horreur et fascination, attrait et répulsion.

Je l'ai représentée en chemise de nuit, l'imaginant parcourant les labyrinthiques souterrains et galeries d'Udolpho**. Mais sans doute ce vêtement ne lui convient-il guère, Émilie ayant l'habitude de dormir toute habillée, quelquefois même dans un fauteuil. D'ailleurs elle est sans doute l’un des personnages les plus couche-tard de la littérature ! Mais nous devons dire à sa décharge que les évasions nocturnes, les départs précipités au point du jour, les tentatives d'enlèvement, les apparitions de créatures de l'autre-monde, les longues rêveries mélancoliques sur les remparts ou à la fenêtre de sa chambre, ne lui permettent guère de goûter de longues heures d’un sommeil serein.

* Les héroïnes de roman au XVIIIe siècle sont généralement des adolescentes possédant l'esprit et la maturité d'un.e adulte dans l’âge mûr, bref, de leur créateur.rice. Ce décalage se retrouve chez presque tous les écrivain.e.s de l'époque, de Richardson à Rousseau.

** Que je soupçonne d'être, bien avant l'immeuble pérecquien de La vie mode d'emploi, une architecture impossible, une construction dont les parties, longuement décrites, ne pourraient être réunies en un tout cohérent.


VALANCOURT


Il est la version masculine et subalterne de notre héroïne et forme avec elle le couple de jeunes premiers qu'un entourage insensible et cupide s'attache à séparer. Finiront-ils par se retrouver ? Cette séparation des amants forme l'intrigue principale, sur laquelle se greffent plusieurs intrigues secondaires.

Je m'aperçois que je n'ai guère à dire sur lui, sans doute parce qu'il est absent d'une grande partie de l'œuvre et qu'Émilie l'éclipse un peu. Il rappelle à bien des égards St Preux, l'amant malheureux de La nouvelle Héloïse, figure de l'homme sensible et philosophe, mais aussi de l'homme faible, pour qui le malheur est une occasion de chute, quand il est pour l'héroïne le moyen de s'élever moralement, d'atteindre une grandeur qui confine presque à la sainteté. Cette supériorité du personnage féminin dans le roman sentimental est constante et je ne sais comment elle pouvait s'accorder avec une misogynie qui l'était tout autant à l'époque.


ANNETTE


Domestique de madame Chéron, tante d'Émilie, elle est la femme du peuple telle qu'aime à l'imaginer le XVIIIe siècle : dévouée, bavarde, superstitieuse, craintive et amusante malgré elle. Elle forme avec Ludovico le couple de domestiques emprunté à la comédie classique, exact parallèle dans le registre comique du couple des jeunes premiers.

Mon dessin la montre apeurée, s'exclamant et contribuant à épaissir l'atmosphère de terreur qui entoure notre héroïne, en relayant quelque rumeur effrayante, ou parfois, au contraire, à l'alléger par sa conduite si excessive et si dépourvue de bon sens qu'elle en devient comique. C'est un personnage que je trouve très réussi et qui prouve l'adresse de Radcliffe à peindre des caractères variés.


SAINT-AUBERT


Père d'Émilie, il s'est retiré assez jeune dans son château de La Vallée, abandonnant une vie mondaine, dont le mensonge et la corruption l'ont détourné. Il est un remarquable pédagogue pour sa fille et l'éducation qu'il lui dispense sera son viatique dans toutes les épreuves qu'elle aura ensuite à traverser. Je ne sais pas si l'on pouvait faire un plus beau plaidoyer en faveur d'une éducation féminine exigeante, que celui auquel se livre Radcliffe à travers la fiction !

Je m'aperçois, à la réflexion, que le personnage du bon père de famille est plus rare dans le roman sensible que ne le sont les tyrans domestiques, plus ou moins indifférents au bonheur de leurs enfants : je pense ici aux pères de Clarissa (Clarisse Harlowe) et de Julie (La nouvelle Héloïse) ; quant à celui d'Aline (Aline et Vacour), il est tout simplement monstrueux ! C'est assez curieux, quand on y pense, dans une époque qui exaltait la voix du sang et le sentiment paternel.

Vous remarquerez que mon Saint-Aubert fait un peu la tête, mais entre les douleurs du deuil et de la maladie et ses désillusions amères sur le genre humain, il a bien quelques excuses ! Il trouve néanmoins consolation dans sa religiosité profonde, dans un stoïcisme qui met le respect du devoir et la résignation au-dessus de toutes choses, dans le spectacle de la nature et, bien sûr, dans sa tendresse pour sa chère Émilie.


MONTONI



La quarantaine, époux de Mme Chéron, ancien condottiere, il fait un très beau personnage de méchant. Il est assez intéressant que Radcliffe, en le décrivant comme un « homme supérieur », livré à ses passions, comme tous les nombreux méchants de cette histoire, mais à des passions supérieures, impliquant la conduite énergique des hommes par leurs faiblesses, dépeint une figure presque hégélienne, que le philosophe avait construite sur le modèle de Napoléon. Il semblerait que l'Europe de la fin du XVIIIe siècle avait déjà élaboré la figure du grand homme et en attendait la venue, qu'elle l'a projetée sur Napoléon, qui a su l'incarner pour un temps.

Peu bavard (il a en effet beaucoup de coupables secrets ou desseins à cacher), il ne s'exprime qu'en termes impérieux et cinglants. N'attendez de lui ni politesse ni galanterie !

Si vous lui trouvez un air antipathique, c'est voulu de ma part : imaginez que c'est ce genre de visage qu'il présente à sa famille et ses hôtes, quand il les reçoit dans l'imposant « salon de Cèdre », et qui explique que toutes et tous tremblent devant lui.


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Au-delà de la littérature :

Je ne peux pas refermer cet article sans vous livrer l’analyse extrêmement pertinente que Michel Foucault (Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975) propose d’un autre roman attribué à A. W. Radcliffe, Les Visions du Château des Pyrénées (1803), et de la littérature gothique en général, et qui s’applique cependant parfaitement aux Mystères d’Udolpho.

« C’est bien autour du problème du droit et de l’exercice du pouvoir de punir que ces figures du monstre sont apparues. Ces figures sont aussi importantes pour une autre raison. C’est qu’elles ont un écho d’une très grande ampleur dans toute la littérature de l’époque, et la littérature au sens traditionnel du terme, en tout cas la littérature de terreur [la littérature gothique]. Il me semble que l’irruption soudaine de la littérature de terreur à la fin du XVIIIe siècle, dans les années qui sont à peu près contemporaines de la Révolution, est à rattacher à cette nouvelle économie du pouvoir de punir. La nature contre-nature du criminel, le monstre, c’est cela qui apparaît à ce moment-là. Et dans cette littérature, on le voit également apparaître sous deux types. D’une part, vous voyez le monstre par abus de pouvoir : c’est le prince, c’est le seigneur, c’est le mauvais prêtre, c’est le moine coupable. Puis, vous avez également, dans cette même littérature de terreur, le monstre d’en-dessous, le monstre qui revient à la nature sauvage, le brigand, l’homme des forêts, la brute avec son instinct illimité. Ce sont ces figures-là que vous trouvez dans les romans, par exemple, d’Ann Radcliffe. Prenez le Château des Pyrénées, qui est tout entier construit sur la conjonction de ces deux figures : le seigneur déchu, qui poursuit sa vengeance par les crimes les plus affreux, et qui se sert pour sa vengeance des brigands qui, pour se protéger et servir leurs propres intérêts, ont accepté d’avoir pour chef ce seigneur déchu. Double monstruosité : le Château des Pyrénées branche l’une sur l’autre les deux grandes figures de la monstruosité, et il les branche à l’intérieur d’un paysage, dans une scénographie, qui est d’ailleurs très typique, puisque la scène, vous savez, se déroule dans quelque chose qui est à la fois château et montagne. C’est une montagne inaccessible, mais qui a été creusée et découpée pour en faire un véritable château fort. Le château féodal, signe de la surpuissance du seigneur, manifestation, par conséquent, de cette puissance hors la loi qui est la puissance criminelle, ne fait qu’une seule et même chose avec la sauvagerie de la nature elle-même, où les brigands se sont réfugiés. On a là, je crois, dans cette figure du Château des Pyrénées, une image très dense de ces deux formes de monstruosité telles qu’elles apparaissent dans la thématique politique et imaginaire de l’époque. Les romans de terreur doivent être lus comme des romans politiques. »