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lundi 29 mai 2023

Sexe, genre et philosophie #4a D’Hésiode à Pythagore : naissance d’une culture politique masculine

 

Sources :

Hésiode (vers – 720, vers – 650), Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le bouclier, traduction Paul Mazon, Les Belles lettres, 1928

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000

Jean-Pierre Vernant, Une interprétation… dans Marcel Detienne, Les jardins d’Adonis, Gallimard, 1972

Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023


Hésiode

Au début du – VIIe siècle, Hésiode dénonce l’absurdité d’une culture masculine grecque exclusivement occupée de conflits et de ruses trompeuses, d’Achilles et d’Ulysses. Il refuse à la force guerrière et à l’esprit tortueux leur promotion au rang de vertus masculines par excellence, et même de vertu masculine tout court. Dès lors, il n’est d’autre solution pour la culture masculine hellénique que de se ressourcer à l’autre culture grecque, la culture féminine, du moins si l’on aspire à ce que la Cité naissante ne soit pas seulement le moyen pour les citoyens d’une cité donnée d’asservir ceux d’une autre cité, et pour un citoyen de léser impunément l’un de ses concitoyens.

Hésiode ne propose pas pour autant de donner le pouvoir politique aux femmes : il s’agit pour lui de réformer la culture masculine en s’appuyant sur ce qui, dans le rapport des hommes aux femmes, est susceptible d’une part de détourner ceux-ci du conflit destructeur et de la tromperie généralisée qui les meuvent naturellement lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, d’autre part de les amener à s’associer pour le bien de tous au sein de la Cité. À cet égard, Hésiode met en lumière trois figures de femmes qui illustrent trois types de rapport positif des hommes avec elles.

  • La mère est la première de ces figures. À travers le rapport à leurs mères, les hommes acquièrent le sens du soin, de la protection et de la bienveillance, vertus qu’ils pourront ensuite pratiquer.

  • La concubine est la seconde de ces figures. À travers la relation amoureuse avec les femmes (à bien différencier de la relation amoureuse avec les adolescents, qui ne met en avant que des valeurs viriles), les hommes acquièrent le sens des vertus proprement politiques : prudence, justice, équité, labeur (compris positivement comme la capacité à produire des richesses) et musique, vertus essentiellement de genre féminin qu’ils pourront ensuite pratiquer et qui disent la façon dont ils comprennent ce qu’attendent d’eux leurs concubines, toujours au pluriel, car porteuses, chacune, d’une part de la vertu masculine accomplie. Au final, c’est l’homme qui a pu disposer des meilleures concubines (tel Zeus) qui est le plus digne de commander, car il se rapproche d’autant de la vertu masculine accomplie.

  • L’épouse est la troisième de ces figures. À travers le rapport à leurs épouses qui les détournent de leurs buts immédiats pour les ramener à un intérêt d’ordre supérieur, les hommes acquièrent le sens du devoir.

Tout en affirmant fortement l’importance de ces figures féminines dans la culture politique masculine, Hésiode évalue le risque qu’elles représentent par ailleurs pour les hommes. Ce risque tient moins à chaque figure prise individuellement qu’à leur combinaison en une même personne.

  • Hésiode juge de façon ambivalente une femme qui joint les caractères d’épouse et de mère.

    • Lorsque son caractère de mère l’emporte sur celui d’épouse, elle est placée sous le signe de Gaïa (mère avant d’être épouse). Sa compétence pour l’éducation des enfants compense sa tendance à imposer à son époux des tâches qui le dépassent.

    • Inversement, lorsque son caractère d’épouse l’emporte sur celui de mère, elle se trouve placée sous le signe d’Héra (épouse avant d’être mère). Le fardeau des tâches qu’elle impose n’est pas compensé par sa compétence pour léducation des enfants, auxquels elle n’enseigne pas la piété filiale.

  • Même ambivalence en ce qui concerne la maternité, pour une femme qui joint les caractères de mère et de concubine.

    • Lorsque son caractère de concubine l’emporte sur celui de mère, elle est placée sous le signe des amantes de Zeus (Métis, Thémis, Eurynomè, Déméter, Mnémosyne, Leitô, concubines avant d’être mères d’Athéna, des Heures et des Parques, des Grâces, de Perséphone, des Muses, d’Apollon et d’Artémis). Elle se dit ainsi essentiellement au pluriel, intégrée au groupe des concubines d’un même homme. La difficulté à obtenir ses faveurs, qu’elle n’accorde qu’à celui qui possède la vertu qui fait, selon elle, la valeur masculine (prudence ou justice ou équité ou productivité ou compétence musicale), lui donne tout son prix. Reconnaissante envers celui qui lui a plu, elle enseigne la piété filiale à ses enfants.

    • Inversement, lorsque son caractère de mère l’emporte sur celui de concubine, elle se trouve placée sous le signe de la Gaïa démultipliée, mère au pluriel de la race d’argent. Tout en incitant son amant à la vertu, elle n’en transmet rien à ses enfants dans la mesure où elle leur interdit tout contact extérieur, y compris avec leur père.

  • Même ambivalence pour une femme qui joint les caractères de concubine et d’épouse.

    • Lorsque son caractère d’épouse l’emporte sur son caractère de concubine, elle est placée sous le signe d’Héra (épouse avant d’être concubine). Elle clôt le cycle du concubinage en procurant à son amant la dernière vertu politique : la prise en compte de l’intérêt général, plus contraignante que les autres, mais accessible à qui les possède déjà, c’est-à-dire aux membres de l’aristocratie.

    • Inversement, lorsque son caractère de concubine l’emporte sur son caractère d’épouse, elle est placée sous le signe de Pandore. D’origine céleste plus que terrestre, son amant-époux la place au-dessus de lui-même et s’impose pour elle un dépassement de soi sans mesure ni sens. Le laboureur y perd la santé, qui est son premier bien.

Sur les six cas de figure, seuls trois sont positifs : l’homme a donc une chance sur deux de rencontrer la « bonne personne », sachant qu’il ne peut pas s’appuyer, pour la choisir, sur un critère déterminant, puisqu’aucune figure féminine ne l’emporte sur les autres lorsqu’elles sont combinées deux à deux dans une même femme : la concubine a plus de valeur que la mère, qui a plus de valeur que l’épouse, qui a plus de valeur que la concubine, etc.

Quant à la combinaison dans une même femme des trois figures, elle tend à renforcer les extrêmes positifs et négatifs, tout en multipliant les intermédiaires, de sorte que la probabilité pour un homme de « bien tomber » dans le cas où une femme serait à la fois concubine, épouse et mère, se réduit à une chance sur huit. Dans ces conditions, Hésiode ne peut envisager favorablement la monogamie stricte (où une femme est à la fois concubine et épouse du même homme, ainsi que mère de ses enfants), que promouvra au contraire Pythagore et qui deviendra la règle dans la Cité classique (où elle fonctionnera comme vecteur d’égalité entre les citoyens jouissant d’un même accès aux femmes).


Les Milésiens

Au début du – VIe siècle, sur la côte orientale de la mer Égée, la Cité est mise à l’épreuve par son indispensable adaptation à un contexte géostratégique critique (lié aux prétentions hégémoniques des Perses). Parallèlement, à Mytilène dans l’île de Lesbos, Sappho ouvre son école, peu avant qu’à Milet, située 400 km plus au sud sur le versant continental, Thalès ne fasse de même. À cette époque, à l’est de la mer Égée, femmes et hommes contribuent à moderniser les valeurs culturelles, de façon homologue malgré la différence de genre.

Thalès, héritier d’Hésiode pour ce qui est de la méthode à suivre pour révéler la vérité (l’enquête généalogique sous couvert des Muses) et du souhait d’ouvrir la culture masculine sur une culture féminine maîtrisable, ne peut manquer de constater qu’un rapprochement culturel entre les femmes et les hommes est possible à son époque au sein de la Cité hellénique orientale en mutation. Il est fort probable qu’il ait entrepris cette ouverture par le moyen tout à fait nouveau d’une démonstration, telle qu’employée dans l’arithmétique mésopotamienne ou égyptienne : en supposant que la Cité est une entité généalogiquement masculine, que s’ensuit-il ? S’il s’ensuit une contradiction, alors l’hypothèse est fausse et la Cité doit pouvoir se dire au féminin autant qu’au masculin.

Pour que la Cité soit exclusivement masculine, il est nécessaire que les lignages de l’alliance desquels elle résulte, le soient. Si la masculinité des lignages ne tenait qu’à la transmission de l’autorité paternelle, elle dépendrait de la bonne volonté des mères à enseigner à leurs fils le respect de cette autorité, ce qui, Hésiode l’a montré, a une chance sur deux d’avoir lieu (cas de la mère plus qu’épouse et/ou de la concubine plus que mère). Les lignages masculins purement conventionnels sont donc fragiles. Pour qu’une Cité exclusivement masculine puisse exister, la nature et non la convention doit fonder en dernier ressort la masculinité des lignages.

Si les lignages sont masculins par nature, c’est que leur substrat est le sperme, et s’ils se différencient les uns des autres (sans quoi une alliance entre eux n’aurait pas de sens), c’est que chaque sperme se différencie de tous les autres : un sperme, un lignage, une race d’hommes dotés d’un même tempérament. L’identité de tempérament rend possible cette entente mutuelle que la convention seule ne peut garantir. Lorsqu’un homme reconnaît en un autre son propre tempérament, il s’identifie à lui et partage ses intérêts, mais dans le cas inverse, cette identification ne joue pas et il ne saurait y avoir solidarité entre eux.

Le raisonnement, dans ses grandes lignes, est donc le suivant :

  • pour qu’une Cité exclusivement masculine soit possible, il faut qu’elle associe des lignages exclusivement masculins ;

  • pour que des lignages exclusivement masculins soient possibles, il faut que leurs membres s’identifient naturellement les uns aux autres, par l’identité d’un tempérament héréditaire ;

  • mais alors l’alliance de lignages entre eux ne peut reposer que sur la convention, faute d’un substrat naturel équivalent au sperme lignager ;

  • une Cité exclusivement masculine ne peut donc être fondée en nature : il s’ensuit qu’une fois créée, elle doit disparaître un jour, et qu’elle ne peut être dépositaire d’une culture masculine durable ;

  • conclusion : une Cité durable doit être coconstruite par les femmes et par les hommes.

Avec ce raisonnement, Thalès s’éloigne d’Hésiode. Tandis que celui-ci évalue les gains et les risques inhérents aux rapports qu’entretiennent de fait les hommes avec les femmes, celui-là tâche de construire le rôle des femmes à partir du constat de l’impossibilité pour les hommes de faire de la Cité une institution aussi stable que leurs lignages. En d’autres termes, la méthode de Thalès tend à promouvoir une inclusion a minima des femmes dans la gouvernance de la Cité.

Pour autant, le raisonnement de Thalès ouvre de vastes perspectives. Du fait de l’étroitesse de vue naturelle des hommes, seulement sensibles à l’identité et à la différence, uniquement soucieux des tempéraments de chacun, les relations d’alliance durable ne sont possibles que par le biais des femmes. Pour que la Cité en retire un bénéfice constant, Thalès est tenu de naturaliser cette fonction féminine d’intermédiation sociale. Dans la mesure où les femmes n’interviennent pas dans les lignages spermatiques, donnant naissance aux enfants de leurs époux plutôt qu’aux petits-enfants de leurs pères, elles sont sensibles, en tant que mères, au lignage (puisqu’elles adaptent l’éducation de leurs progénitures aux tempéraments de leurs époux*), mais aussi à l’espèce, qui dépasse et domine ce dernier (puisqu’elles peuvent s’adapter à n’importe quel tempérament). C’est par cette compétence reproductive que les femmes, en tant qu’épouses, sont capables de mettre en relation des lignages distincts et d’harmoniser leurs tempéraments distinctifs.

* Prenons l’exemple de l’épouse d’un citoyen colérique. Tout son effort éducatif va consister à faire de son fils, qui a hérité du tempérament paternel, un bon citoyen doté de ce tempérament.

Il est ainsi nécessaire que la Cité reconnaisse en son sein la complémentarité des fonctions masculines et féminines (identité et relation, opposition et composition) et se donne une nature à la fois masculine (une identité civique fermée sur soi) et féminine (créatrice de liens géopolitiques). Outre l’art politique de donner naissance, Thalès reconnaît aux femmes l’art non moins politique de réaliser concrètement le lien social, sans lequel la Cité se réduit à un contrat entre hommes devant les dieux, conception défendue par la culture masculine la plus dépassée. Les femmes bientôt ambassadrices et juges ?

Ce que Thalès concède potentiellement aux femmes se paye par la réduction de leur rôle aux seules fonctions de mère et d’épouse, fonctions naturalisées qui ne sont pleinement efficientes que couplées l’une à l’autre. Ne subsiste que la figure de la mère-épouse, entièrement positive, car la fonction de mère et celle d’épouse ont le même substrat naturel : l’appartenance à l’espèce plutôt qu’au lignage.

Pour construire le rôle des femmes plutôt qu’essayer de s’adapter aux relations de fait avec les femmes, Thalès a dû substituer à une mythologie dont l’idéologie de genre n’est ni sûre ni maîtrisable, une métaphysique établie sur le savoir scientifique égyptien et mésopotamien, « neutre » du fait de la nature de son objet privilégié (les astres, les nombres, les formes géométriques). Anaximandre et Anaximène ont à leur tour développé, chacun à sa manière, cette métaphysique capable de rendre compte de la nature des choses et dès lors de fonder un discours sur la complémentarité des fonctions masculines et féminines au sein de la Cité.

Il semble qu’Anaximandre soit allé jusqu’à concevoir quelque chose comme une Cité des femmes garantissant l’alliance durable des lignages masculins. Le salut de la Cité réside en effet dans sa capacité à l’autonomie, qui ne peut exister sans le soutien de son site naturel, sans ses ressources locales, sans une implantation optimale. La Cité prend alors la figure d’une mère divine pour les citoyens unis par adelphie dans son enclos. Sans la figure imposante de la mère toute-puissante et toute-bienveillante caractéristique de la race d’argent, les lignages masculins n’ont aucune chance de s’allier durablement : ils sont irrémédiablement fragilisés par leur discontinuité (1-0-1-etc.) inhérente à la nature nocturne de l’homme, source de vendettas sans fin, y compris dans l’évolution zoologique (les poissons, ancêtres des hommes, sont mangés par ces derniers, leurs successeurs leur rendront la pareille en s’identifiant aux poissons). Pour Anaximandre, la Cité est à distinguer des lignages qui s’associent en son nom. Sa transcendance rend possible l’union masculine (adelphie plutôt que fraternité : égalité devant la mère plutôt que devant le père), tout en définissant l’horizon de l’activité masculine : l’équilibre écologique de la Cité, de sa terre, de son littoral, de ses populations végétales, animales, humaines. La Cité d’Anaximandre est bien une Cité des femmes, mais réduites à la figure de mère. Se référant à Hésiode, il propose de faire d’elles les représentantes de la « race », d’une humanité médiatrice entre la nature et la culture (tandis qu’au contraire les hommes tendent à désolidariser la culture de la nature), de l’humanité écologique.

Anaximène réintègre la figure de l’épouse aux côtés de celle de la mère. L’écologie maternaliste vantée par Anaximandre ne peut suffire, à elle seule, à faire de la Cité l’assise stable de la société des hommes. L’autarcie n’existant pas réellement, la Cité-mère n’est qu’un symbole rappelant aux hommes leur incapacité à s’associer durablement sans prendre en compte leurs relations aux femmes. Pour le philosophe, les hommes ne sont pas suffisamment sensibles aux symboles pour rester sourds à l’appel de leur nature virile, avide de guerres et de tromperies. La Cité d’Anaximène prend un aspect disciplinaire : conformément à la figure hésiodienne de l’épouse, elle exige des hommes qui la composent un effort pour s’arracher à leurs intérêts particuliers et contribuer activement à l’intérêt général.

De Thalès à Anaximène, l’intérêt des Milésiens glisse progressivement de la contribution naturelle des femmes aux associations humaines, vers les valeurs féminines que la Cité doit imposer et simultanément prodiguer aux citoyens mâles (en gros : surtravail et soutien, l’un en échange de l’autre…). Tout en faisant ce geste d’ouvrir celle-ci aux femmes, voire de leur en réserver l’incarnation, non seulement ils les réduisent aux seules figures de la mère et de l’épouse, mais ils transfèrent ces figures à la Cité elle-même, expropriant les femmes au profit d’une entité conventionnelle, la Cité, qu’il s’agit de naturaliser de force contre la tendance masculine à en faire une réalité purement contractuelle.


L’école pythagoricienne

Dans la seconde moitié du – VIe siècle, la situation se tend notablement en Grèce orientale, l’hégémonie perse se faisant plus pressante (Milet se soumet en – 494). Les colonies jouent un nouveau rôle : elles accueillent les émigrés des métropoles de Grèce orientale, qui ont, au siècle précédent, contribué à leur fondation ou à leur essor. Cela fait la fortune de la Sicile et de l’Italie du Sud, où s’établit Pythagore, émigré de Samos, non loin de Milet, et où fleurira avec et après lui l’école pythagoricienne.

Lorsque Pythagore arrive à Crotone, il a 50 ans, il a beaucoup voyagé, dans les Cyclades où il devient le disciple de Phérécyde de Syros, en Phénicie où il fréquente le naturaliste Môcos de Sidon, en Égypte où il se rapproche des prêtres d’Amon Rê, en Thrace où il est initié aux rites orphiques, enfin à Delphes où il étudie les problèmes de morale auprès de la prêtresse Thémistocléa. Dans sa cité d’accueil et dans toute l’Italie du Sud, il voit essentiellement un laboratoire politique où mettre en pratique le savoir qu’il a accumulé.

Pythagore ressemble à Hésiode et à Thalès par sa capacité à transférer des savoirs non grecs dans la culture hellénique pour l’adapter aux évolutions sociales et politiques. S’insérant dans cette tradition réformatrice, Pythagore entend prolonger le geste de ses prédécesseurs à l’égard de la culture masculine.

Alors que l’école milésienne se donnait pour objectif de préparer la Cité des hommes à inclure les femmes dans son gouvernement, à les y inclure pour ce qu’elles peuvent apporter de profitable à la culture politique masculine, Pythagore ambitionne de réaliser l’alliance effective des femmes et des hommes au service d’une Cité vertueuse.

Peu après son arrivée à Crotone, Pythagore demande à être reçu par les associations féminines liées au culte des Thesmophories, c’est-à-dire de Déméter, donc par les épouses « officielles » des citoyens crotoniates. Il y prêche la monogamie absolue en opposition à la pratique du concubinage largement répandue en Italie du Sud. Son sermon est bien reçu de ces épouses qui ont intérêt à se distinguer des concubines et qui voient d’un bon œil qu’un métropolitain influent les appuie dans ce sens auprès de leurs époux ; il l’est aussi parce qu’il fait dépendre le destin de leur cité de la capacité des hommes et des femmes qui la peuplent à remplir leur rôle d’époux et d’épouses, les premiers comme maîtres de l’espace public, les secondes comme maîtresses de l’espace domestique. À cette condition, Crotone pourra retrouver la place dominante qu’elle a récemment perdue en Italie du Sud.

Voici qu’un homme, un philosophe comme il se nomme lui-même, propose à des femmes un contrat social les liant aux hommes, capable de « refonder » la cité qu’iels occupent. Un tel contrat a de profondes répercussions sur les femmes, qui sont tenues à une auto-discipline aussi stricte que celle qui s’impose parallèlement aux hommes. On reconnaît le modèle spartiate de la Cité grecque disciplinaire. La discipline est d’abord sociale : le mariage en Grèce est chose floue, il doit cesser de l’être à Crotone, avec la mise à l’honneur des épouses légitimes, la suppression du concubinage et l’expulsion des prostituées. Les assemblées politiques des femmes, celles des Thesmophories, dirigent le redressement moral de la cité. Leurs membres les plus influentes sont admises dans l’école philosophique de Pythagore, souvent aux côtés de leurs époux, eux-mêmes les plus influents dans les conseils politiques. Sans l’autorité de la célèbre Thémistocléa, dont il se réclame, il est clair que Pythagore ne serait jamais parvenu à convertir ces femmes à ses vues.

La femme, en tant que citoyenne, se trouve identifiée à l’épouse-mère que Thalès voulait de son côté inclure dans la gouvernance de la Cité. La différence est importante : la gouvernance féminine pythagoricienne concerne avant tout la sphère privée. Il n’est pas question de femmes ambassadrices dans un monde enfin pacifié : le monde va mal, mais il peut être corrigé localement, dans une Cité administrée par des hommes et gérée par des femmes, l’administration se rattachant à la sphère publique et la gestion à la sphère privée.

L’épouse-mère est pleinement citoyenne. Si sa sphère d’activité quotidienne est privée, elle a droit d’assemblée dans les associations dédiées à Déméter et exerce sa citoyenneté dans ce cadre privilégié, sur le mode de l’émulation disciplinaire. Vivre de façon exemplaire, manifester la discipline qui s’exerce sur soi, est la source de toutes les vertus politiques. Les hommes les apprennent d’abord de leur mère, d’où l’importance, selon Pythagore, de sa capacité à se discipliner et à transmettre à ses enfants le goût pour la vertu disciplinaire. Les femmes sont bien devenues, à Crotone, les « gouvernantes » de la cité, Théano à leur tête, première disciple crotoniate du philosophe : sensibles aux vertus politiques, elles s’imposent un mode de vie disciplinaire pour former des citoyen.ne.s entièrement dévoué.e.s à leur cité.

À la différence de Thalès, Pythagore pense que les lignages ne sont pas masculins, que les femmes comme les hommes contribuent à la conception, que l’unité sociale est l’oikos, le foyer domestique, et non le lignage. De ce fait, l’intérêt général n’est pas l’apanage des femmes, l’intérêt particulier celui des hommes : la hauteur de vue est proportionnelle à l’attachement à la Cité, femmes et hommes y ont également accès. Pour autant, la vertu disciplinaire, par laquelle se concrétise cet attachement, est féminine avant d’être masculine : la discipline des hommes procède de celle de leurs mères, qui ont en quelque sorte intégré dans leur maternité le concubinage, par lequel ceux-ci acquièrent les vertus politiques (avec cette différence qu’ils n’y accèdent plus, adolescents, par le désir amoureux mais, enfants, par l’attachement naturel à leur mère). La mère pythagoricienne, en prenant sur elle la fonction remplie par les concubines, le paye par un exercice permanent de discipline morale et corporelle, car il ne s’agit plus de séduire un adolescent, mais de se donner en exemple à son propre enfant.

Hommes et femmes ont une commune nature, en clair-obscur. Comme chez Anaximène, ce n’est pas le sperme, mais l’âme, qui est le trait d’union entre les êtres vivants, âme qui emprunte successivement tel et tel corps apte à la recevoir. Le clair-obscur de la nature humaine se retrouve dans l’alternance de vie et de mort que connaît chaque âme, qui, tour à tour, s’incarne et se désincarne, vit dans un corps à la surface de la terre et descend, séparée de son corps, en ses profondeurs. Il ne faut donc pas confondre la généalogie des corps et la généalogie des âmes.

  • Le rôle premier d’une mère est d’attirer une âme morte vigoureuse pour animer le corps qu’elle porte en germe. Elle y parvient par la purification de son propre corps.

  • Son rôle second est de créer pour cette âme un corps lui-même vigoureux à partir de son propre germe corporel et de celui de son époux (Pythagore pense que l’enfant procède de la rencontre du sperme masculin de l’époux avec le sperme féminin de la mère). Elle y parvient en choisissant avec soin son époux (sur le seul critère physique).

  • Son troisième rôle est d’éveiller l’âme de l’enfant aux vertus de ses vies antérieures (oubliées au moment de la naissance). Elle y parvient en cultivant avec lui l’art général, non spécialisé, de la discipline (la discipline spécialisée est l’objet d’un enseignement ultérieur qui ne relève plus de la mère, sauf pour les filles).

Alors qu’Anaximène ne faisait que constater la nécessité pour une Cité durable de transcender ses citoyens, seule manière de leur imposer une discipline généralisée, Pythagore trouve dans l’actualité religieuse de son époque de quoi fonder dans la pratique une telle discipline. La religion grecque se complexifie en effet notablement au – VIe siècle : alors que le culte sacrificiel fondateur de la Cité se consolide, les mystères se développent, notamment avec le culte de Dionysos importé de Thrace, et l’ascétisme, dont Pythagore est le principal promoteur, prend son essor. Le mode de relation au divin est chaque fois différent.

  • Le culte sacrificiel réunit les hommes d’une cité et ses divinités tutélaires en un double banquet où chaque groupe mange des mets différents (viande et fumet) et où l’enjeu est le renouvellement du contrat social des citoyens entre eux, contrat dont la sacralité est garantie par la présence divine.

  • Les mystères n’ont pas de frontière, ils s’adressent aux individus tout en étant fortement genrés : les hommes et les femmes ne se mélangent pas ; l’enjeu est la descente du divin dans lea sectateurice, garantie d’une vie et d’une mort bienheureuse.

  • L’ascèse n’a pas non plus de frontière, mais elle s’adresse aux citoyen.ne.s de l’aire politique où elle a cours, pour les purifier et établir leur cité dans une prospérité durable ; cela réclame des sectateurices un effort pour s’élever jusqu’au divin.

Ces trois voies religieuses s’opposent les unes aux autres, mais elles coexistent (assez) pacifiquement, quand bien même mystères et ascèse affirment nettement leur incompatibilité avec le culte sacrificiel. Certes les ascètes pythagoricien.ne.s seront victimes d’un pogrom au tournant du – Ve siècle, sous prétexte de leur opposition au culte fondateur de la Cité, mais cela n’aura aucune influence sur le mouvement ascétique, qui essaimera partout en Grèce, sous la forme d’un mouvement sectaire, similaire à notre franc-maçonnerie.

Pythagore considère que le culte masculin sacrificiel est une source majeure de souillure, tandis que le culte féminin lié aux Thesmophories, marqué par des offrandes de gâteaux et de fruits, est au contraire une source majeure de pureté. Le fait de s’adresser aux femmes avant d’entreprendre les hommes traduit l’obsession du philosophe pour la pureté et sa conviction que le destin d’une cité est lié à l’état de pureté de ses membres, et d’abord des femmes. La discipline des mères crotoniennes est le prolongement, sur le plan politique, de la pratique cultuelle des épouses légitimes, marquée par la commensalité avec Déméter. Cette discipline se caractérise par l’opposition du mode de vie des épouses à celui des prostituées auxquelles sont ramenées les concubines. Elle est centrée sur (a) le refus du plaisir sexuel, non pas de la sexualité, car l’ascétisme pythagoricien se veut compatible avec la reproduction du groupe social qui le cultive : pas de monachisme donc, comme celui que promeut, à la même époque, en Inde du nord, Siddhartha Gautama, fondateur du bouddhisme. Elle se prolonge dans (b) la maîtrise du corps, de ses instincts et de ses désirs, puis dans (c) la capacité à n’agir qu’en vue de l’intérêt de la cité.

Jean-Pierre Vernant fait le parallèle entre religion et sexualité en Grèce au – VIe siècle. À l’ascétisme correspond la sexualité sans plaisir ; au culte sacrificiel la sexualité associée au plaisir au sein du complexe mariage-concubinage ; mais aux mystères ne correspond rien de structurant en Grèce, car la prostitution n’y est pas réellement implantée, qu’elle soit sacrée ou profane : elle est toujours qualifiée d’« orientale », quoiqu’elle soit une réalité à Corinthe.

Il semble cependant que, dès l’origine, l’école pythagoricienne ait abrité le germe d’une sexualité sauvage, où le désir et le plaisir n’ont pas de frein. Cette tendance a pris corps dans celleux qu’on a nommé.e.s au – Ve siècle les « Pythagoriques », menant une vie pauvre et errante, reconnaissables à leur besace, leur bâton, leurs vêtements en lambeaux. Les Cyniques ont relayé, au – IVe siècle, les Pythagoriques, quant au mode de vie et à la doctrine en matière de sexualité. L’égalité des hommes et des femmes est au cœur de leur philosophie politique.

L’école pythagoricienne a existé de – 530 (arrivée de Pythagore à Crotone) à – 345 (mort d’Archytas, dernier grand pythagoricien). En presque deux siècles, la doctrine du fondateur à l’égard des deux sexes n’a pas manqué d’évoluer.

  • Pour Pythagore, l’être humain est, en son essence individuelle, une âme naissant et mourant à intervalles réguliers, changeant de corps à chaque naissance, replongeant dans les Enfers à chaque mort (mais y séjournant chaque fois en un lieu différent). En cela, il suivait Phérécyde de Syros, qui, lui-même, avait adapté à l’essence nocturne de l’homme hésiodien l’animisme thrace. Homme ou femme, l’âme est âme. Sur ce point précis, l’école n’a rien modifié de l’enseignement du maître.

  • En second lieu, pour Pythagore, la culture hellénique en vigueur sous le régime politique de la Cité tend à renforcer la vertu des femmes d’un côté, le vice des hommes de l’autre. Les femmes, éloignées de toute souillure, dès lors qu’elles suivent leurs obligations reproductives envers la Cité, sont garanties de mourir dans un secteur apaisé de l’Hadès ; tandis qu’à l’inverse, les hommes, sans cesse exposés à la souillure, sont assurés de mal mourir. D’où le rôle que Pythagore assigne aux femmes, classique depuis Hésiode : guider leur progéniture dans l’acquisition des vertus, ce qui incombe aux mères. Aux épouses qui, chez Hésiode et Thalès, continuent à influencer positivement les hommes, se substitue l’école pythagoricienne elle-même.

  • Par un retournement caractéristique de l’époque des guerres Médiques, au début du – Ve siècle, la discipline imposée aux mères devient non plus le signe de leur privilège en matière de vertu, mais celui de la nature imparfaite de leur corps et de la souillure de l’âme qui y a fait sa demeure. La femme commence à se voir dotée d’une nature nocturne, et l’homme d’une nature diurne. Si les hommes ne sont pas tous solaires, c’est à cause des femmes qui les tirent vers le bas ! L’homologie nuit/jour et femme/homme n’a pas toujours eu cours en Grèce : elle est apparue en – 480 et a été intégrée au corpus des doctrines de l’école pythagoricienne qui l’a largement propagée.

  • Ce durcissement vis-à-vis des femmes – qui n’a pas empêché celles-ci de continuer à fréquenter l’école – s’est accompagné d’une scission entre les Pythagoriciens et les « Pythagoriques », ces derniers restant fidèles à l’enseignement du maître (récité sous forme de sentences à placer en toute occasion) et n’établissant aucune hiérarchie entre les sexes.


Conclusion

D’Hésiode à Pythagore, la culture politique n’a cessé de s’enrichir en Grèce. La Cité est devenue l’enjeu d’une transformation des valeurs collectives masculines, qui, quoique partagées par tous les Grecs, sont accusées de ne savoir promouvoir que le conflit et la tromperie.

  • Hésiode s’attache à montrer que la stabilité politique n’est possible que si les hommes exaltent les valeurs observées dans leurs rapports aux femmes. Mais il se montre fort circonspect en ce qui concerne l’association effective de celles-ci au gouvernement de la Cité, car pour lui la femme réelle est ambivalente, parfois adjuvante, parfois opposante.

  • Thalès et les Milésiens reprennent le raisonnement d’Hésiode et s’appliquent à montrer que l’association effective des femmes est possible et avantageuse. Leur attachement naturel à l’espèce plutôt qu’au lignage légitime leur participation active à la vie politique : rien n’empêcherait qu’elles deviennent les cadres juridiques et diplomatiques de la Cité.

  • Pythagore a entendu le message des Milésiens et engage, à Crotone, l’association politique effective des hommes et des femmes. Loin d’être élevées à des fonctions publiques prestigieuses, celles-ci sont confirmées dans leur rôle de gestion des domaines privés. Leur préséance sur les hommes se résume à constituer le premier rouage de la discipline citoyenne.

Alors qu’avec Thalès et les Milésiens, plus il est accordé aux hommes, plus il est dû aux femmes, jusqu’à identifier, chez Anaximandre, la transcendance à la maternité, avec Pythagore, tout ce que la Cité reconnaît aux femmes (la pureté dans la pratique sacrificielle) est dû par les femmes à la Cité (sous la forme d’un service reproductif disciplinaire), position peu à peu interprétée comme la marque de leur infériorité.

Aucune de ces postures n’est claire et univoque sur le statut des femmes dans la société et sur le rapport entre ce statut et celui des hommes. Pour dissiper cette ambiguïté foncière, la solution la plus simple a été de substituer le neutralisme au bigenrisme, substitution qui ne clarifiera finalement rien et n’empêchera pas la double tendance, masculiniste et égalitariste, de se développer en philosophie.

Sur la question des genres, la philosophie, dès l’abord marquée par l’ambiguïté, ne pouvait servir d’appui sûr pour réformer positivement ou négativement le statut des femmes dans la société grecque de l’époque.

lundi 24 avril 2023

Sexe, genre et philosophie #3 Les Milésiens (Thalès, Anaximandre, Anaximène)

 

Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2000.


Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022


La philosophie apparaît en Ionie au début du – VIe siècle, dans le contexte particulier de l’expansion de la suprématie mède en Asie mineure et des guerres opposant Crésus à Cyrus. Milet accueille la première école philosophique dont les premiers maîtres soient connus : Thalès (– 620, – 545), Anaximandre (– 610, – 545) et Anaximène (– 585, – 525), dont beaucoup de Grecs cultivés ont reçu et répandu l’enseignement, cependant vite concurrencé par celui de Pythagore.

Pythagore semble être le premier à avoir utilisé le mot « philosophie ». Auparavant on parlait de « sagesse » (de « sophie » tout court) : Thalès faisait ainsi partie du groupe des « Sept Sages ». L’on racontait qu’un Grec était allé consulter la Pythie à Delphes au sujet d’un dépôt d’argent qu’il ne pouvait ni garder ni restituer, et qu’elle lui avait recommandé d’offrir un trépied fabriqué à partir de cet argent au plus sage d’entre les Grecs. Songeant tout de suite à Thalès, l’homme s’en va à Milet pour lui remettre le trépied, mais Thalès le renvoie vers un tiers qu’il juge encore plus sage que lui, et ainsi de suite, jusqu’au septième sage, qui renvoie une dernière fois notre suppliant à… Thalès lui-même. Ainsi la boucle était-elle bouclée et avait-on la formule du cercle des Sept Sages : la reconnaissance réciproque. Un demi-siècle plus tard, Pythagore donnait un nom commun, « philosophes » (« amis de la sagesse »), aux élèves et au maître, qui tous sont en progrès, le maître entraînant les élèves dans son sillage. Il s’est agi d’un réel changement de paradigme, qui a eu pour conséquence (jusqu’à la renaissance musulmane du Xe siècle) le développement des écoles et l’invisibilisation des indépendants. Des sept sages, en l’occurrence, nous ne connaissons (incomplètement) que celui qui a eu la bonne idée de faire école, à savoir Thalès.


Thalès était-il masculiniste ?

Tout ce que nous savons de Thalès nous vient d’Aristote, qui l’a redécouvert et interprété à la lumière de sa philosophie du – IVe siècle. Relire les fragments antiques qui lui sont dédiés impose donc une grande prudence, le risque d’anachronisme étant important.

Il semble que Thalès se soit exprimé sur « ce d’où provient toute chose », cela en continuité avec la tradition hésiodienne de l’enquête généalogique, vieille d’environ un siècle à son époque. Il aurait répondu : « de l’eau ». Thalès est un Milésien originaire de Phénicie, à la confluence des aires culturelles égyptienne et mésopotamienne. Le fait qu’il ait prédit l’éclipse de – 585 indique qu’il a voyagé en Égypte et en Babylonie pour y acquérir les principes de l’astronomie. Le fait qu’il ait conseillé à ses concitoyens la neutralité dans la guerre opposant Cyrus à Crésus, confirme sur un plan plus politique son attachement à la culture orientale. Il est ainsi très probable que la réponse de Thalès faisait référence aux traditions théogoniques égyptienne et mésopotamienne, où l’on sait l’importance de l’eau primordiale. Mais il est aussi probable qu’il ait voulu, à l’instar d’Hésiode, les adapter à la réalité culturelle grecque.

Selon Aristote, la réponse de Thalès ne concernait pas seulement ce dont tout provient, mais aussi ce à quoi tout retourne. L’œuvre de son élève Anaximandre, qui tourne autour de cette double question, tend à le confirmer. Si Thalès a suivi le cadre conceptuel d’Hésiode, il est possible qu’il ait eu en vue l’essence nocturne de l’homme, cette essence qui lui permet de renaître au moment où il s’éteint. La question fondamentale serait : d’où ne cesse de provenir et où ne cesse de retourner l’homme ? Thalès, c’est du moins la thèse d’Aristote, aurait répondu prosaïquement : du sperme, de ce liquide encore informe émis par son père, et en le sperme, en ce même liquide informe dont une mère fera un fils. Le sperme, constitutif du lignage masculin, est cette essence de l’homme qu’Hésiode recherchait. Thalès aurait alors conçu l’eau comme la généralisation à toute chose du principe de la reproduction masculine spermatique. Pour illustrer en quoi peut bien consister une telle généralisation, Aristote évoque le métal fondu puis refroidi : sa forme liquide est le point commun entre ses deux figures solides. Il y a une analogie entre la production successive d’objets à partir du même métal et la reproduction du vivant à partir du même sperme. Thalès aurait considéré que l’eau exprime au mieux cet analogon entre des phénomènes différents de reproduction physique au sens large du terme.

Quelle place peut bien avoir le sexe féminin dans la reproduction spermatique du vivant ? Reprenons l’exemple du métal passant d’une figure à une autre. Qu’est-ce donc qui assure la transition entre les figures ? Qu’est-ce qui liquéfie le métal et lui donne une nouvelle forme ? L’art du forgeron, dira-t-on justement. Posons alors la question à propos de l’homme : qu’est-ce qui le liquéfie et lui donne une nouvelle figure ? L’art propre au sexe reproductif féminin, dira-t-on tout aussi justement : en séduisant l’homme, la femme le réduit à son sperme ; en abritant et nourrissant celui-ci, elle en forme un enfant.

Selon Aristote, Thalès n’aurait pas parlé du forgeron ni de la femme. Mais si l’eau est un concept métonymique pour l’analogon des phénomènes de reproduction physique, le forgeron et la femme sont bien inclus.e dans le concept au titre de composante aussi essentielle que le caractère liquide de ce qui n’a plus ou pas encore de forme. Il est hors de doute cependant que si le choix de Thalès s’est porté sur « eau » pour désigner l’analogie de la reproduction physique des choses, c’est que son attention était portée sur ce qui fait l’identité des choses successives plutôt que sur ce qui modifie régulièrement cette identité.

Chez Hésiode, le lignage masculin est tout en rupture et en clair-obscur :

  • Il oppose le père au fils et identifie le petit-fils au grand-père (Théogonie).

  • Il ne repose, chez les laboureurs-pasteurs, que sur la piété filiale, bien fragile (Travaux).

Mettre en évidence la continuité naturelle des lignages masculins revient a contrario à les placer du côté de la nature diurne, non-contradictoire (et jusqu’à présent féminine), des choses. Relever le rôle des femmes dans la procréation aurait mis l’accent sur ce qui brise naturellement cette continuité.

Il est possible que Thalès ait pensé que le sperme contenait un « code lignager » le distinguant de tout autre sperme, de même que telle substance métallique contient un code (les proportions du mélange dont elle résulte) qui la distingue de toute autre substance métallique. Pour que ce code ait un sens, il faut qu’il soit actif chez les hommes et inactif chez les femmes : la fille est bien issue du sperme de son père, mais en elle le code lignager se désactive, de sorte qu’en recevant le sperme d’un époux pour en faire un enfant, elle n’en modifie pas le code qui lui est propre. C’est ainsi, et seulement ainsi, qu’un lignage masculin peut avoir un sens naturel. Une Cité consiste de ce point de vue en la réunion de quelques lignages masculins (trois ou quatre) échangeant des femmes pour leur reproduction et des biens pour leur conservation. La logique matrimoniale ne prend ici en compte que le lignage et non le niveau social de ceux qui les composent.

Admettons donc que Thalès ait tenté de renouveler le concept de lignage masculin en imaginant une Cité socialement diversifiée regroupant quelques tribus autour d’intérêts communs, notamment économiques. Les femmes n’y seraient-elles que des valeurs d’échange pour l’alliance reproductive de lignages masculins distincts ?

En fait, cette question n’a pas de sens dans le cadre de la philosophie de Thalès ; on perd là complètement l’analogie avec le métal et le forgeron. La réduction des femmes à une valeur marchande suppose leur dévaluation préalable en tant que femmes. Or Thalès a voulu avant tout débarrasser la nature masculine de sa dimension nocturne, sans pour autant transférer à la nature féminine l’héritage de Nuit. Son monde est essentiellement diurne. La nuit n’est pour Thalès astronome que l’ombre faite par la masse terrestre éclairée par le soleil du côté opposé ; elle est un manque de lumière plutôt qu’une présence obscure. L’éclipse est quant à elle l’interposition de la lune devant le soleil et non Nuit qui vient rompre le pacte qu’elle a conclu avec Jour. La guerre, Éris, n’a pas de valeur : quand elle sera éradiquée chez l’être humain, le monde sera définitivement diurne. Chaos et son lignage doivent être considérés au passé et le présent se tourner vers la lumière du lignage féminin de Gaïa.

Revenons donc au rôle de la femme dans la reproduction du lignage masculin. Du sperme reçu, la femme fait un enfant, un individu à part entière. Ses marges de manœuvre sont importantes, puisqu’elle peut en faire un garçon ou une fille. Au fond, le code lignager ne s’exprime que dans le tempérament de l’individu, entendu comme un alliage métallique doté de certaines propriétés en lien avec les proportions du mélange, propriétés qui se transmettent d’un objet métallique à l’autre fait du même mélange. Le rôle reproductif de la femme est de faire du tempérament de son époux un nouvel individu digne d’entrer dans la Cité, à titre d’homme ou de femme. Ce n’est pas rien et ce n’est pas tout. Chaque femme, en effet, est neutre à l’égard du code lignager masculin ; le tempérament dont elle hérite par son père cesse d’agir en elle, de sorte qu’elle devient capable de s’adapter pleinement au tempérament de son époux. Grâce à cette plasticité, la femme représente l’humanité en tant qu’espèce ; réciproquement, le tempérament masculin, s’il n’est pas neutralisé, fait perdre le sens de l’espèce, le sens de l’humanité. Le rôle des femmes est ainsi de continuellement humaniser leurs époux et leurs fils, enfermés dans leur tempérament lignager, notamment en les introduisant dans la société de leurs pères et de leurs frères, créant du lien social là où il n’y aurait qu’une fragile relation d’intérêt économique.

On le voit, dans la première moitié du – VIe siècle, plus on donne aux hommes, plus on doit accorder aux femmes. L’identité lignagère masculine impose des œillères qui rendent les lignages étrangers les uns aux autres. Aux femmes de créer le lien social, et elles le peuvent parce qu’elles sont l’humanité même.

On se souvient que pour Hésiode, le droit maternel s’étend jusqu’au point où l’enfant accède à la maturité : à l’aptitude à procréer pour la fille, à celle à soutenir une querelle avec son père (et à venger son grand-père) pour le fils. Pour Thalès, dans l’hypothèse où il aurait défendu l’existence de lignages masculins naturels et diurnes (c’est-à-dire stables et tempérés), ces limites sont tout aussi étendues, puisque la responsabilité de la mère s’exerce jusqu’à ce que sa fille engendre et que son fils se marie, c’est-à-dire soit pris en charge par une épouse. La vie des hommes requiert l’œuvre d’humanisation d’une femme, mère ou épouse.

À partir de la seconde moitié du – VIe siècle à Sparte, la capacité d’un garçon à devenir citoyen était garantie par la vertu de sa mère, vertu disciplinaire de beauté et de résistance physique et psychologique au service de la reproduction de la Cité. La conception thalésienne est plus libérale, moins disciplinaire ; elle repose sur un art maternel féminin, fondé sur la culture de certaines vertus humanistes, ce qui implique l’existence d’associations de femmes et de relations entre ces associations à l’échelle de la Grèce. Aristophane reprend ce thème dans Lysistrata, comédie de la grève du sexe, rendue possible par l’union de toutes les associations de femmes de la Grèce. L’idée selon laquelle une culture féminine diurne est nécessaire pour tempérer la culture masculine nocturne semble avoir subsisté dans la pensée collective masculine (sur un mode certes comique) jusqu’à la fin du – Ve siècle.

Thalès, s’il est vrai qu’il a défendu une théorie de la nature diurne des lignages masculins, n’est pas pour autant sorti du modèle généalogique hésiodien. Il a dû faire dépendre leur mise en relation d’une maternité universelle, garantie d’humanisation diurne : le lignage masculin thalésien appartient à l’âge d’or ou à l’âge des héros, son respect de l’autre dépend de la maternité qui l’environne, que seul un « bon » matriarcat peut procurer. Voilà la condition pour obtenir une Cité vertueuse d’hommes vertueux.

L’hypothèse que j’ai testée me semble assez solide. Elle ouvre la voie à l’expropriation pour la femme de l’enfant qu’elle a produit, et, par ce geste inaugural, à un accaparement masculin de l’éducation et de la culture. Mais cette perspective est complètement étrangère à Thalès, qui ne sait pas encore identifier la distinction diurne/nocturne à la distinction masculin/féminin, tant est ancrée la croyance que l’homme est nocturne et la femme diurne. Pour dissiper les ténèbres de son essence, l’homme doit vivre toute sa vie, jeunesse et maturité, dans la lumière d’une femme, mère puis épouse. Une culture masculine ne peut encore se construire qu’adossée à une culture féminine.


Anaximandre était-il féministe ?

C’est encore à Aristote que nous devons notre connaissance d’Anaximandre, élève de Thalès et qui semble lui avoir succédé à la tête de l’école de Milet. Il nous reste quelques fragments de phrases et quelques mots que l’on peut lui attribuer avec certitude, parce qu’ils ont fait l’objet d’une citation (ce qui n’est pas le cas pour Thalès).

Il est certain qu’Anaximandre s’est exprimé, à la suite de Thalès, sur ce d’où provient et où retourne toute chose. Et nous savons qu’il a répondu : « l’Illimité » (Apeiron, au neutre). Toutes les choses qui en sont issues et y retournent « se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps ». Cette phrase a la forme d’une énigme, qu’il est possible de résoudre à la lumière de la Théogonie d’Hésiode, référence obligatoire pour les enquêtes généalogiques, qu’elles soient théologiques ou métaphysiques.

Chez Hésiode, la relation entre Ouranos, Cronos et Zeus est construite sur le modèle indo-européen du lignage masculin :

  • injustice commise par le père à l’égard du grand-père,

  • reconnaissance mutuelle du grand-père et du fils,

  • réparation par le fils de l’injustice commise par le père à l’égard du grand-père,

  • et ainsi de suite, mais pour Hésiode, cette répétition doit avoir un terme.

Comme nous allons le voir, Anaximandre semble au contraire pleinement assumer cette logique heurtée en 1-0-1-0-… pour en faire une loi historique concernant l’ensemble des choses amenées à l’existence et destinées à en sortir.

Relisons en effet la phrase d’Anaximandre : « les choses se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps ».

  • « Les choses se rendent mutuellement justice » veut dire qu’elles se reconnaissent les unes les autres pour ce qu’elles sont.

  • « Les choses réparent leurs injustices » veut dire qu’elles commettent des torts que d’autres ou elles-mêmes réparent.

  • « Selon l’ordre du temps » veut dire que les deux processus, ou un seul d’entre eux, sont ordonnés selon le temps. Cela paraît évident pour l’injustice qui précède la réparation, moins pour la reconnaissance mutuelle, puisqu’en général le mutuel est aussi simultané. Mais comme « selon l’ordre du temps » n’enrichit pas le sens de « réparent leurs injustices », l’expression doit aussi être rapportée à « se rendent mutuellement justice ».

  • « Les choses se rendent mutuellement justice selon l’ordre du temps » ne peut s’entendre que comme la reconnaissance de choses qui se succèdent, l’antérieure reconnaissant à l’avance la postérieure et la postérieure reconnaissant a posteriori l’antérieure.

  • « Les choses réparent leurs injustices selon l’ordre du temps » peut alors s’entendre sur la base de la phrase précédente : une chose postérieure reconnaît le tort commis envers une chose antérieure, et répare dans son temps postérieur cette injustice.

  • L’interprétation la plus simple de ce schéma consiste à introduire une troisième chose, contemporaine à la fois de l’antérieure et de la postérieure : cette chose intermédiaire, d’une part a commis une injustice envers la chose antérieure, d’autre part est la cible de la réparation opérée par la chose postérieure.

  • Or la reconnaissance réciproque entre l’antérieure et la postérieure indique qu’au moment de subir le tort, l’antérieure sait qu’elle sera vengée par la postérieure (qui n’existe pas encore), et qu’au moment de se confronter à la chose intermédiaire, la postérieure perçoit le tort commis au passé sur l’antérieure (qui n’existe plus) et prend sur elle de la venger. En somme, la reconnaissance réciproque suppose une identification, sans quoi la vengeance n’en serait pas une : la chose antérieure se satisfait de ce qu’une chose postérieure à elle, à laquelle elle peut s’identifier, la vengera du tort qu’elle a subi, et c’est parce que la chose postérieure s’identifie de son côté à la chose antérieure qu’elle peut se donner le droit de réparer le tort en question.

En généralisant le schéma générationnel masculin d’Hésiode à « toutes les choses », Anaximandre élève au statut de concept métaphysique la « vendetta », le cycle de la vengeance. L'ordre cosmique a pour modèle celui qui a cours dans les sociétés patriarcales sans institution judiciaire.

La cosmologie d’Anaximandre est en l’occurrence assez originale.

  • Chez Hésiode, le monde naît sous la forme d’une quadruple divinité (Chaos, Gaïa, Tartaros, Éros) et il faut attendre la troisième génération (celle de Cronos) pour que les deux générations divines antérieures se figent en un paysage cosmique habité par les générations ultérieures, immortelles ou mortelles : une Terre (Gaïa) surmontée d’un Ciel (Ouranos), couronnée de Hauts-Monts (Ouréa), s’enracinant dans un profond Tartare, et embrassant une mer de Flots salés (Pontos) ; aux tréfonds du Tartare, des Ténèbres profondes, et au-dessus du Ciel, un Ether lumineux, enfin l’alternance de la Nuit et du Jour. Alors que Chaos subsiste au-delà du haut et du bas, de l’avant et de l’après, Gaïa se trouve au centre. À ces éléments structurants du paysage cosmique se sont par ailleurs adjointes la descendance fluviale d’Océan et de Téthys et celle d’Hypérion et Théia : Soleil, Lune et Aurore, qui voyagent sous la voûte ouranienne.

  • Chez Thalès, Chaos et sa descendance nocturne sont confinés à l’origine du monde : ne subsistent désormais que le Jour et le lumineux Ether qui éclairent le cosmos issu de la descendance de Gaïa, paysagée en Terre sphérique au centre du monde, autour de laquelle circulent la Lune, le Soleil et les étoiles fixes et errantes. La relation génétique entre la Terre et le reste du cosmos, telle que la concevait Thalès, ne nous est pas connue, mais il est clair qu’elle s’écarte du modèle hésiodien autant qu’elle s’inspire de la pratique orientale de l’astronomie. Le monde auquel s’intéresse Thalès est en tout cas celui qui lui est actuel, qu’il peut voir sous ses yeux, sous-tendu par un ordre diurne qu’il s’agit de comprendre.

  • Pour Anaximandre, à l’exact opposé de Thalès, le monde est un être nocturne qui est né et qui mourra d’où il est né, « selon la nécessité », sans que son existence n’ait eu de sens, n’ait servi à quelque chose. Étant né et devant mourir, son existence est marquée par une « courbe de vie » caractéristique, qui permet de déterminer son âge.

    • La naissance du cosmos correspond à l’apparition d’une « topologie » élémentaire : la constitution, à partir d’un centre, d’une périphérie. La périphérie se forme à partir de l’Illimité par décantation de l’aérien sous l’impulsion ascendante de la chaleur. Elle se consolide par le transfert des foyers de chaleur du centre à la périphérie : Soleil, le plus éloigné du centre, puis Lune, puis les étoiles fixes et errantes, les plus proches du centre encore limoneux.

    • La mort du cosmos correspond à la disparition de la topologie élémentaire : cela commence par l’absorption par la périphérie de tout ce qui n’est pas exclusivement terre, et se termine par la réintégration de la périphérie dans le centre. La chaleur céleste assèche en effet progressivement le limon, qui se sépare par évaporation en terre et eau animée d’un mouvement du centre vers la périphérie. La terre sera ainsi un jour complètement asséchée, et le ciel une étuve d’air saturé en eau. Celle-ci s’effondrera alors au sein de la terre pour former à nouveau un mélange sans centre ni périphérie, sans topologie élémentaire : l’Illimité.

    • Le monde tel que nous le connaissons est d’âge moyen : l’eau a commencé à s’évaporer mais il reste de nombreuses mers.

Les lecteurices modernes d’Anaximandre ont été fasciné.e.s par quelques phrases qu’il aurait dites sur les êtres vivants. Ce philosophe du – VIe siècle s’y montre en effet transformiste, comme Lamarck et Darwin au XIXe siècle ! Son raisonnement est simple : les animaux, être humain compris, sont adaptés à leur environnement, notamment du point de vue de l’alimentation. Un être humain, avec sa constitution et ses besoins, n’aurait pas pu survivre lorsque la terre était fangeuse, ni quand les mers recouvraient toute la terre (Anaximandre prenait en considération les fossiles d’animaux marins présents dans les montagnes les plus élevées, mais ne les interprétait pas à l’orientale comme la trace d’un « déluge » passé, provoqué par le divin pour détruire les hommes). Ce n’est qu’une fois le niveau de la mer suffisamment bas que certains poissons ont pu développer une aptitude à fouler le sol. L’être humain, comme tous les animaux terrestres, descendent donc des poissons, de poissons qui ont évolué à force de fréquenter la terre ferme. Cette idée n’a apparemment pas beaucoup plu à une population hellénique de plus en plus dépendante pour son alimentation des produits de la mer… Le mal était fait : l’alimentation fera désormais l’objet d’une attention croissante de la part des philosophes, en premier lieu de Pythagore.

Notons encore qu’Anaximandre est célèbre pour avoir établi l’usage du gnomon (horloge solaire avec fonction calendaire) et qu’il l’est aussi pour avoir introduit en Grèce la pratique de la géographie, avant le non moins célèbre Hécatée de Milet, qui a pu être son disciple et qui, en tout cas, a poursuivi son travail. Il a ainsi dressé une carte de la Terre. En quoi pouvait donc bien consister une telle carte ? Des routes, terrestres et maritimes, soulignées par des traits de côte, par des rives fluviales, par des reliefs, jalonnées par des villes ou des temples. En outre des noms de peuples, essaimés çà et là sur la surface de la carte et désignant des domanialités souveraines. Il est possible que le milésien ait tracé sa carte sur le dessus d’un tambour de colonne : trop de témoignages indiquent (sans aucun doute par erreur) que, pour lui, la terre ressemblait à une colonne, sur la face supérieure de laquelle nous habitons. On sait qu’Anaximène, élève d’Anaximandre et contemporain d’Hécatée de Milet, comparait la terre à un plateau de table suspendu entre deux masses d’air… Ce que l’on peut dire, c’est qu’à l’époque, les Grecs commençaient à lier leur conception du monde à la façon qu’ont les géographes de le représenter. Toujours est-il que ce qu’Anaximandre traçait ainsi était le monde saisi dans un présent fugace, un monde présentant cependant toute une gradation de résistances à l’impermanence :

  • les rives, les reliefs, les repères proprement géographiques évoluent lentement, au rythme du monde dans son ensemble ;

  • les aires de domination des peuples se déplacent au gré des frictions frontalières, plus rapidement que ne le font les cours des fleuves ; une vie humaine suffit à saisir quelques évolutions majeures : à l’époque d’Anaximandre, le fait marquant devait être la chute subite de la Lydie, vaincue par les Mèdes après une période de forte expansion ;

  • la propriété foncière (rappelons qu’Anaximandre, à la suite de Thalès, connaissait bien la géométrie égyptienne, relative à la pratique cadastrale, donc aux calculs des surfaces) évolue quant à elle à la vitesse la plus grande : les bornes changent rapidement de place, une parcelle croît au détriment d’une autre et une troisième s’étend en avalant la précédente.

La géographie, révélatrice des différentes durées qui caractérisent le monde que nous habitons ? Anaximandre annoncerait de loin la géographie braudélienne. Elle lui permet surtout de distinguer les plans de conflictualité qui marquent le monde dans son essence : proprement géographique, ethnique et politique.

Venons-en au statut de l’Illimité, « principe de toutes choses ». Les êtres vivants ne dérivent pas de l’Illimité et n’y retournent point : ce dont ils naissent et en quoi ils se corrompent sont les domaines élémentaires (l’eau, l’air, le feu, la terre) dans leur dynamique de distinction et de fusion réciproques. Par contre, c’est bien le monde dans son ensemble et dans sa dynamique élémentaire qui se forme à partir de l’Illimité et qui y retourne.

La nécessité de postuler l’existence de l’Illimité comme substrat du ou des mondes n’a jamais paru évidente aux philosophes des siècles ultérieurs, qui considéraient que la loi de la justice s’appliquant aux choses qui naissent et meurent suffit à assurer la stabilité du monde, puisqu’elle suppose la succession indéfinie, quoique oppositive, des individus au sein de lignages sans début ni fin, ainsi que la coexistence, là encore oppositive et indéfinie, de différents lignages : le modèle convient donc pour un monde unique, statique, sans origine ni fin, caractérisé par les alternances de domination au sein d’un lignage et entre des lignages. Leurs réflexions montrent a contrario que si Anaximandre a placé l’Illimité au principe de toutes choses, c’est bien qu’il considérait le monde comme limité, tant dans l’espace que dans le temps, à l’instar de n’importe quel vivant mortel.

Nous pouvons nous demander si la justice qui donne sa loi aux choses, donne aussi sa loi aux mondes, dans le même sens ou dans un sens différent. Qu’il puisse y avoir une pluralité de mondes dans l’Illimité, rien ne l’exclut, et la plupart des lecteurs directs ou indirects d’Anaximandre ont relevé ce point comme une particularité de sa philosophie. Que ces mondes puissent avoir une relation entre eux, rien par contre ne le confirme. Au contraire, si un monde correspond à la constitution d’un lieu dans l’Illimité, marqué par l’opposition d’un centre et d’une périphérie, on ne voit pas comment deux mondes pourraient être ou entrer en contact. Point donc d’injustice directe commise par un monde sur un autre, et point de reconnaissance réciproque d’un monde antérieur et d’un monde ultérieur. L’Illimité est ce qui lie les mondes entre eux, mais aussi ce qui les sépare. Alors qu’au sein d’un même monde, les choses communiquent entre elles, s’identifient les unes aux autres et agissent les unes sur les autres, au sein de l’Illimité, les mondes sont aveugles les uns aux autres et incapables d’interagir. S’il y a donc une justice qui doit s’appliquer aux mondes, elle n’a rien de cette justice immanente caractéristique de la vendetta ; elle est une justice transcendante, appliquée unilatéralement par le supérieur sur l’inférieur, par l’Illimité sur les mondes.

Les interprètes d’Anaximandre ont de fait reconnu dans l’Illimité les caractères du divin. La loi qui régit les relations entre l’Illimité et les mondes peut s’énoncer ainsi :

  • Les mondes qui naissent n’entament en rien l’Illimité, les mondes qui meurent ne l’alimentent en rien.

  • L’Illimité a la possibilité de susciter l’existence de mondes limités.

  • Ce qui est sans motif ni obligation et qui peut être fait, s’il l’est effectivement, l’est par don gratuit.

La « justice » de l’Illimité à l’égard des mondes se caractérise par le choix du don gratuit plutôt que du non-don. L’existence des mondes procède d’une bienveillance naturelle de l’Illimité à l’égard de ce qui, infiniment fragile, dépend absolument de lui, vertu que l’on peut d’ores et déjà qualifier de « maternelle ». Car l’Illimité est chez Anaximandre semblable à Gaïa et Rhéa n’abandonnant pas leurs enfants (qui les « enveloppent »), et les mondes sont tels les hommes de l’âge d’argent du mythe hésiodien, nourris par leur mère et élevés à l’écart les uns des autres. À cette différence près que les hommes d’argent meurent après être sortis du domaine maternel, tandis que les mondes naissent, grandissent, vieillissent et meurent dans l’habitat (la maison grecque – un foyer entouré d’une clôture – devient chez Anaximandre le modèle du monde conçu comme un centre entouré d’une périphérie) qui leur a été temporairement ménagé par leur « mère ».

Aristote considérait que l’Illimité n’est pas un principe suffisant pour expliquer le monde : comment, éternel et impérissable, créerait-il en son sein du temporaire et du périssable ? Anaximandre, s'il l'avait pu, lui aurait répondu que l'être de l'Illimité n'a pas le même statut que l'être du monde : le premier est complètement indépendant du second, tandis que le second est complètement dépendant du premier. L'être de l'Illimité est absolu, l'être du monde est relatif. Lorsque le monde apparaît au sein de l'Illimité, il lui emprunte son être, pour le lui rendre peu après. Il y a le même rapport entre l'Illimité et le monde qu'entre Socrate et ses pensées. De même qu'il n'y a pas à chercher ailleurs qu'en Socrate l'explication de la production de sa pensée, il n'y a pas à chercher ailleurs que dans l'Illimité l'explication de l'existence du monde. Le monde chez Anaximandre est en effet de l’ordre de l’illusion, de l’apparence passagère, sans poids propre. Son essence claire-obscure en fait un être destiné à naître, à se développer, à régresser et à périr là d’où il est né. L’existence complète du monde est nulle : tout le chemin parcouru est refait en sens inverse, le positif est annulé par le négatif. Cela est dû à la constitution du lieu de cette existence, marquée par l’opposition entre centre et périphérie : quand centre et périphérie se rejoignent, il n’y a plus de lieu. La valeur totale du lieu cosmique est donc nulle au départ et à la fin, mais aussi entre les deux, parce que, pris ensemble, le centre et la périphérie s’annulent. L'existence cosmique ne réclame pas un second principe, elle n’est qu’un mouvement interne de l’Illimité, un mouvement à somme nulle. Moyennant un léger anachronisme (d’un siècle environ), on pourrait dire que, chez Anaximandre, le monde est le songe au masculin d’un esprit maternel transcendant.

Une analogie plutôt transparente peut être établie entre l’Illimité et Gaïa, les domaines élémentaires et la prime descendance de Gaïa, les lignages des êtres intramondains et la descendance plus lointaine de Gaïa. Ce rapprochement permet de confirmer la fonction essentiellement maternelle de l’Illimité à l’égard des mondes limités et de ce qui y naît et meurt. Il permet en outre de vérifier que la masculinisation du monde chez Anaximandre s’accompagne de sa déchéance dans la mortalité et du renforcement de la transcendance du féminin maternel qui l’enveloppe. Pour le philosophe en effet, l’ordre zeusien ne clôt pas le cycle de la souveraineté cosmique : les domaines des différents peuples ne sont jamais figés, ils finissent toujours par disparaître et être remplacés. L’ordre cronien, celui des fleuves, des astres, etc. est plus stable parce que plus géographique, mais il est destiné à évoluer du fait de grands événements cosmiques, comme les tremblements de terre, l’assèchement progressif des mers, etc. L’ordre ouranien, plus stable encore, parce que définissant le topos du centre et de la périphérie à même l’Illimité, est tout de même voué à passer.

Le monde pris dans sa relation à l’Illimité est innocent comme un enfant auprès de sa mère. Dans sa relation à lui-même, il est marqué par le conflit et ne diffère guère de l’homme de l’âge de bronze qui ne naît que pour périr, ce qui se traduit par un état de guerre généralisé. Il s’agit cependant moins de la guerre pour la guerre que d’une justice immanente, la loi de la vendetta, seul fait de culture dont est capable le masculin laissé à lui-même.

Anaximandre a-t-il songé, à la suite de Thalès, au rôle humanisant des femmes pour « suspendre l’histoire » au moins à l’échelle humaine ? Sans doute pas : cela aurait correspondu à un retour complet à Hésiode et au modèle d’Héra capable de freiner Zeus dans son élan souverain. Pas de retour au matriarcat donc, mais la valorisation des vertus dont les femmes font preuve à l’égard de leur progéniture et qu’elles se transmettent par l’enseignement, pour tempérer l’instinct oppositif des hommes qui les pousse les uns contre les autres. En se dotant d’une institution judiciaire vouée à se substituer à la justice privée, la Cité prend l’aspect d’une mère soucieuse du bien-être de tous ses fils. Sans doute Anaximandre a-t-il vu dans la Cité, entité supérieure aux lignages masculins dont elle est composée, la prise en compte par les hommes du féminin qui les transcende et qui les innocente, considérés collectivement. Un peu à la manière de notre République, figurée en jeune mère, innocentant d’avance les citoyens unis autour d’elle et s’ensanglantant pour elle.


La fausse neutralité d’Anaximène

Comme c’est le cas pour Thalès et Anaximandre, nous ne connaissons Anaximène, disciple d’Anaximandre et troisième maître de l’école de Milet, que par Aristote, qui a réussi à mettre la main sur une partie de la bibliothèque de l’école.

Anaximène répond, comme ses prédécesseurs, à la question de ce d’où provient et où retourne toute chose, marque de fabrique de l’école milésienne. Il aurait répondu : « de l’air ». Cette réponse a fait couler beaucoup d’encre : Anaximène revient-il à Thalès parce qu’il ne veut pas suivre le chemin d’Anaximandre ? L’affirmer serait plaquer le modèle hésiodien du lignage masculin sur la triade des sages : identification réciproque de Thalès et d’Anaximène, tort d’Anaximandre envers Thalès, réparation par Anaximène de ce tort.

L’air chez Anaximène a-t-il la même valeur séminale que l’eau chez Thalès ? En fait Anaximène opère un transfert du registre de la sexualité reproductive à celui de l’alimentation conservatrice. L’âme du vivant (le souffle vital, le pneuma) est faite d’air, elle environne le corps et lui assure, par le biais de la respiration, un soutien fondamental et permanent. Le respirer appartient au registre alimentaire. Pour la conservation de l’individu, il prime sur le boire et sur le manger. Les déesses et les dieux bénéficient de l’air le plus fortifiant pour le soutien de leur corps, lui-même aérien. Avec l’air, on démasculinise le premier principe (ce n’est plus le sperme mais l’âme qui lie les individus entre eux, âme dont sont dotées tous les êtres vivants, mâles et femelles), et de surcroît on ne quitte pas le domaine général de la maternité : le nourrissement n’est que la suite naturelle de la création maternelle. Tout cela prévient sérieusement contre un rapprochement trop rapide de sa philosophie avec celle de Thalès.

C’est le doxographe Aétius (vers 100) qui nous a transmis la seule phrase sûre qui nous reste d’Anaximène : « De même que notre âme, qui est d’air, nous soutient, de même le souffle (pneuma) et l’air enveloppent la totalité du monde ». Ce brutal changement d’échelle nous fait passer de Thalès à Anaximandre. De nombreux témoignages convergent pour dire qu’Anaximène a identifié l’Illimité d’Anaximandre à l’air. Et cette identification semble profonde. En lui-même, l’air est invisible, mais parce qu’il est constamment en mouvement, il subit localement des surpressions et des détentes ou « relâchements ». Les relâchements augmentent sa température locale, les surpressions la baissent au contraire. Au-delà d’un certain seuil, l’air change de forme : dans le relâchement, l’air devient feu, dans la surpression l’air devient eau puis terre. De là naissent toutes les choses, dont la durée de vie varie en fonction de leur adaptation à leur environnement : les êtres divins ont la vie la plus longue, car leur corps n’est pas distinct de leur âme, mais un souffle plus fort qu’eux peut toujours se lever et les emporter ; les autres êtres vivants, nés du mélange des quatre éléments, sont voués à y retourner. Quant au monde lui-même, il est voué à retourner à la forme normale de l’air, dès que les conditions qui ont permis son émergence locale disparaîtront, ce qui est inévitable du fait de la mobilité aérienne native. Le rapprochement avec Anaximandre est évident. Anaximène, c’est Anaximandre qui aurait fait le choix, plutôt que d’un Illimité transcendant, d’un illimité immanent, seulement caractérisé par sa mobilité et sa médiété en termes de température. Le changement d’approche est minime, mais suffisant cependant pour éloigner les deux philosophes.

En premier lieu, le rapport de l’Illimité au monde était chez Anaximandre de l’ordre du rapport du réel à l’illusion, du fait du caractère transcendant de l’Illimité. Ce ne peut plus être le cas chez Anaximène, et pourtant les surpressions et les détentes locales s’annulent bien les unes les autres en une moyenne qui donne à l’air sa forme normale. La contrariété est en fait pour Anaximène constitutive d’une partie « anormale » et non plus « illusoire » de la réalité, de ce qui a franchi le seuil de la transformation en feu, en eau et en terre. L’anormalité est mineure par rapport à la norme : elle est toujours localisée et en quelque sorte neutralisée dans l’infini aérien. Mais les êtres humains sont le fruit d’une telle anormalité locale, et vivent de la contrariété du tendu et du détendu, du froid et du chaud.

Il n’est pas inutile de retracer ici les grandes lignes de la cosmologie d’Anaximène. Pour lui, l’Illimité est une masse d’air infinie agitée de mouvements plus ou moins tourbillonnaires. Notre monde s’est créé à l’occasion d’un mouvement local singulier des courants aériens adoptant la figure d’une sphère en rotation emprisonnant de l’air en son sein et le coupant de l’air extérieur. Au gré de la rotation de la sphère venteuse, l’air intérieur a vu augmenter le différentiel de sa densité : se détendant aux pôles et se comprimant en un disque central horizontal (comme le plateau d’une table), à peu près orthogonal à l’axe vertical des pôles. Franchissant ses seuils caractéristiques, l’air détendu s’enflamme et l’air comprimé se transforme en eau et en terre. Le système n’est cependant pas stable : le disque terreux et aquatique subit la pression de l’air au-dessus et au-dessous de lui, il en perd des morceaux, éjectés dans la haute atmosphère et qui s’enflamment. Seuls ceux qui ont la forme de disques (soleil, lune, planètes et étoiles fixes) se maintiennent tant bien que mal, simplement emportés par la rotation du vent sphérique. Anaximène ne nous éclaire pas vraiment sur la fin du monde, mais on peut imaginer qu’elle intervient régulièrement par le brusque bris du disque de terre et sa lente reconstitution, et plus définitivement par une violente bourrasque de la masse d’air universelle, dispersant la sphère venteuse et rétablissant une densité moyenne, terre, eau et feu retournant à la forme normale de l’air.

En second lieu, la transcendance de l’Illimité chez Anaximandre lui permettait de l’identifier à une mère positive (Gaïa dans la terminologie hésiodienne) entourant de soins son enfant, de sa naissance à sa mort, enfant mâle dont la masculinité s’exprime au niveau de la conflictualité de son « organisme », notamment celle qui marque les lignages humains masculins, dont la négativité n’est tempérée que par un culte à la Mère transcendante rendu par l’intermédiaire de l’institution de la Cité, de ses lois et de ses tribunaux. L’immanence de l’air chez Anaximène l’oblige à faire reculer la limite du masculin et du féminin :

  • l’illimité aérien est mère nourricière de toute chose, toujours selon la référence à Gaïa,

  • la sphère venteuse qui crée les conditions pour une transgression locale des normes aériennes, est à la fois un rempart qui protège cette transgression contre l’air extérieur et un cadre au conflit des contraires, du tendu et du détendu, de la terre et du feu : elle figure non plus l’enfant mâle de Gaïa, mais Héra dans son rapport à la souveraineté masculine faite d’oppositions générationnelles, Héra capable de tempérer un vainqueur et de le faire agir au service de l’ordre qu’il a établi plutôt que pour l’expansion de son propre domaine,

  • le masculin se tient au sein de la sphère venteuse, marqué par la contrariété du dense et du rare, du froid et du chaud.

Anaximène, ramené à son astronomie et à sa psychologie, pourrait être considéré comme un philosophe « neutraliste », ne parlant que de choses et d’âmes indépendamment de leur identité de genre. Ce n’est cependant pas le cas, du fait des modèles qu’il reconduit en les enrichissant.

  • Anaximène prolonge le geste de Thalès en réduisant la maternité à un statut purement nourricier, ce qui revient à exproprier les femmes de la reproduction au sens strict, et prépare l’appropriation de cette dernière par le sexe masculin.

  • Anaximène prolonge le geste commun de Thalès et d’Anaximandre à l’égard des épouses, renouant au passage avec la figure hésiodienne de Héra, et faisant de celles-ci les vectrices de l’ouverture des lignages masculins les uns aux autres, donc des relations sociales interfamiliales, sur fond de culture féminine panhellénique.


Conclusion

Hésiode ne concevait pas la société des hommes sans les figures de la mère, de la concubine et de l’épouse. Il reconnaissait que sans ces trois fonctions féminines, les hommes laissés à eux-mêmes sombreraient dans la démesure.

L’école de Milet considère à son tour comme indispensables à la société des hommes les fonctions féminines liées aux figures de la mère et de l’épouse. La concubine, porteuse chez Hésiode des vertus indispensables au citoyen dans la vie publique, a cependant disparu, signe que les hommes du – VIe siècle se sont appropriés, en mettant en valeur les hommes sages, ce qui un siècle plus tôt était volontiers attribué à l’influence féminine. Il est tout à fait probable que la philosophie s’est développée parallèlement aux associations de femmes plutôt qu’en lien avec elles. Reconnues nécessaires, leur rôle reste valorisé pour la transmission de l’art de concevoir, de faire grandir un enfant, d’accoucher, de le nourrir, de lui donner une éducation formatrice, puis de l’art de séduire les hommes, de les lier à d’autres hommes. Les femmes sont encore considérées comme nécessaires à la paix sociale, mais plus par leur effort pour tempérer l’esprit belliciste des hommes, que par une culture collective du discours qu’elles mettraient en œuvre pour les réduire au silence. Qu’elles puissent s’associer pour développer leur culture, notamment les compétences en économie privée, ne pose pas problème, mais elles ne peuvent plus imposer leurs valeurs aux hommes, dès lors que les hommes se les sont appropriées et prétendent en parler mieux qu’elles ne le font. L’institution de la Cité isonomique (égalitaire en termes de droit), dont les dispositions constitutionnelles mettent en avant pacification, égalisation, protection, approvisionnement d’un côté, prudence, justice, etc. de l’autre, représente à cette époque le point d’orgue de cette appropriation de la culture féminine. Alors qu’Hésiode reconnaissait aux femmes, en la personne de Pandore, un pouvoir réel sur les hommes, on ne trouve plus, chez les trois sages milésiens, aucune allusion allant en ce sens : c’est la Cité qui intéresse désormais les philosophes, Cité dépositaire des vertus propres à Gaïa et à Héra, en même temps que des vertus apportées par Métis, Thémis, etc. à Zeus.

En ce qui concerne l’équilibre des genres, l’école de Milet semble s’être engagée assez timidement dans une voie « neutraliste », celle qu’on qualifie aujourd’hui de « mécanique » (mécanique céleste, transformations élémentaires). Cette timide neutralité voile un découpage du monde selon le genre dominant : alors que le monde se masculinise, ce qui le rend possible se féminise. Nous verrons que cette position encore favorable aux femmes ne tiendra pas longtemps : le neutre (le Un) va rapidement récupérer tous les droits du genre féminin. Ce sera l’œuvre principale des Éléates au – VIe siècle et au – Ve siècle, préparés pour cela par Pythagore et son école.