lundi 27 août 2018

Mon tribut à la fleur des romans gothiques : The mysteries of Udolpho, Ann Radcliffe


J'ai eu souvent l'occasion d'observer que la lecture d'œuvres non contemporaines, dont le personnage principal est féminin, diffère beaucoup de celle de textes donnant la première place à un homme, en ce qu'elle est quasi systématiquement une lecture-identification.

L'héroïne est jugée, ses choix, ses réactions sont évalués, et plus la lectrice a une conscience féministe développée, plus son jugement est présent, plus elle se fait la censeure sévère de sa conduite, comme s'il s'agissait seulement de se mettre à la place d'un être fictionnel, d'envisager ce que l’on aurait fait dans les mêmes circonstances, et forcément mieux fait. Rien de tel pour les personnages masculins de la littérature classique : personne n'a jamais reproché à l'Achille d'Homère, privé d'une partie de son butin, ses éternelles jérémiades, ni au père Goriot sa trop grande complaisance envers ses ingrates de filles !

Cette lecture ne doit pas être entreprise sans la conviction que les siècles antérieurs au nôtre avaient une toute autre perception de ce que nous considérons aujourd'hui comme des marques de faiblesse, je veux parler des plaintes, des syncopes et des larmes. Si aujourd'hui ces manifestations sont seulement tolérées chez les femmes, moquées et inhibées chez les hommes, cela n'a pas toujours été le cas : nos prédécesseur.e.s leur trouvaient au contraire de la valeur. Par ailleurs, larmes, plaintes et évanouissements, aujourd'hui dépréciés car considérés comme féminins, ou considérés comme féminins car dépréciés, n'ont pas toujours non plus tracé une ligne de séparation entre les genres. Les Mémoires de Mme de Créquy et les Lettres de Mme de Sévigné, de même que des romans comme la Nouvelle Héloïse ou nos Mystères d'Udolpho, font régulièrement mention d'hommes en larmes, tombant en syncope et même se laissant mourir d'amour et/ou de désespoir. Ces manifestations seront peut-être moins fréquentes ou moins vives que chez les femmes, mais il n'y a là tout au plus qu'une différence de degré.

Si ces manifestations sont communes aux deux sexes, elles servent cependant à opérer d'autres distinctions :

  • entre aristocrates et gens du commun,

  • entre âmes supérieures et âmes vulgaires, ces distinctions ne se recouvrant que partiellement (Rousseau ne s'est-il pas efforcé de montrer, dans ses œuvres, que l'on pouvait être roturier et avoir les sentiments d'un aristocrate ?),

  • entre gens de bien et méchant.e.s.

Elles rendent donc visible la supériorité du sujet, dont la faculté de sentir est à la fois délicate et raffinée (la délicatesse et le raffinement ne sont pas, comme souvent aujourd'hui, opposés à la puissance, mais à la grossièreté), et pleine de force (c'est parce que l'individu sent fortement les choses, qu'elles ont autant d'effet sur lui et provoquent larmes, plaintes et évanouissements).

Elles traduisent aussi la bonté de celui ou de celle qui s'y livre. On les croit un témoignage de sincérité : elles sont donc attendues dans certaines circonstances (la mort d'un grand personnage, par exemple, ou la confession religieuse, où les larmes sont le signe d'une véritable contrition).

La sensibilité est également inséparable de la force d'âme : point de force d'âme sans sensibilité. Un homme (et à moindre titre une femme) qui n'a pas donné la preuve, au préalable, d'un sentiment délicat, n'aura aucun mérite à montrer du sang-froid et de la fermeté dans les grandes épreuves de la vie. Il sera seulement un cœur sec, incapable de rien sentir.

Larmes et syncopes peuvent encore accompagner ou permettre le passage à un niveau de conscience supérieur, qu'il soit esthétique et artistique, ou mystique et religieux. On retrouve ici l'idée d'une supériorité du sujet sensible.


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Il y a quelques années, j'ai lu le plus célèbre roman d'Ann Radcliffe, The mysteries of Udolpho (1794). Je l'ai lu avec enthousiasme, entraînée à la suite de son héroïne de sa Gascogne natale à travers le Languedoc et les Alpes, jusqu'à Venise et dans les Apennins, terriblement impatiente que cette grande voyageuse si maltraitée du sort (ou plutôt par son impitoyable créatrice) arrive au terme de ses longues épreuves.

Je l'ai relu dernièrement en français, dans la belle traduction de Victorine de Chastenay, disponible sur Wikisource, et c'est l'une des choses les plus savoureuses qu'il m'ait été donné de lire. Connaissant l'issue de l'histoire, j'ai pu me concentrer sur le texte, goûtant une langue du XVIIIème siècle capable d'exprimer la complexité des pensées et des émotions avec une simplicité pleine d'élégance, ainsi que sur les idées philosophiques, esthétiques et morales, que l'autrice y développe et qui en font une œuvre-phare du courant littéraire du « roman sentimental », et qu'une première lecture, hâtée par un suspense assez haletant, entravée par mon peu de maîtrise de la langue anglaise, ne m'avait pas permis d'apprécier.


Ce que j'aime dans ce roman :

- J'aime les longues descriptions de paysage : si vous goûtez la littérature de voyage, vous trouverez sans doute beaucoup de plaisir dans le récit de celui qui mène Émilie à travers la France et l'Italie. La description de Venise et des abords de la Brenta, celle de la ville en fête célébrant le rite du « mariage avec la mer », sont, selon moi, particulièrement réussies.

Radcliffe est une femme de son temps, avec un goût prononcé pour la nature et les paysages grandioses qui annonce le romantisme. Mais en bonne pré-romantique, ce qui l'intéresse n'est pas la nature et les paysages en eux-mêmes, c'est le sujet regardant et son rapport à ceux-ci. Les descriptions sont toutes subjectives, leur objet étant vu à travers le prisme d’une sensibilité (celle d’Émilie en l’occurrence). Elles donnent une très large place aux sentiments mêlés : répulsion et admiration, peur délicieuse, horreur sublime… ambivalence caractéristique des sentiments de la jeune héroïne (les autres personnages sont tout d'une pièce), que l'on retrouve aussi dans son rapport aux croyances superstitieuses, qu'elle rejette, en tant qu'héritière des Lumières, mais dont elle est également curieuse et qui la fascinent.

Ce qui importe, c'est le rapport du sujet sensible à la réalité, rapport médiatisé par la culture et surtout par l'art. Comme souvent chez les pré-romantiques, il s'agit moins pour l’autrice de décrire la réalité, que de trouver en elle ce qui est déjà œuvre d'art et pourrait faire tableau. Le vocabulaire employé est révélateur de cette conception des choses, avec la répétition du mot « pittoresque » (ce qui est digne d'être peint) : la nature sauvage, où Radcliffe jette son héroïne, est au fond un monde profondément humain, que celle-ci ne découvre pas, n'explore pas, mais qu'elle reconnaît, puisque d'autres, avant elle, l'ont peinte ou l'ont écrite. L’épisode du passage des Alpes qui réactive le souvenir d’un passage des Alpes antérieur, celui d’Hannibal Barca, est à ce titre parfaitement représentatif.

- J'aime les longues dissertations morales qui jalonnent le récit, notamment celle, placée dans la bouche du père d'Émilie, sur les méfaits d'une sensibilité excessive. Radcliffe propose, avec cette réflexion, un dépassement du modèle du héros et de l'héroïne rousseauistes sensibles. Pour Rousseau, la sensibilité est ce qui fait d'un individu un être humain complet, ainsi que ce qui lui permet d'entrer en contact avec autrui (elle est aussi un fardeau, mais un fardeau désirable). Radcliffe reprend à son compte ces idées : aucun de ses personnages « positifs » n'est dépourvu de cette sensibilité qui fait leur valeur. Ainsi la compassion, la pitié de Valancourt, sa sensibilité à la beauté de la nature et de la poésie, sont les qualités qui font naître l'amour d'Émilie et approuver cet amour par son père. Cependant, si cette sensibilité est nécessaire, notamment parce qu'elle est la source de la compassion et de la bienfaisance, son excès est néfaste, puisqu'il rend la compassion impuissante, inactive et sans fruits.

- J'aime le positionnement de Radcliffe au sein de la littérature gothique. Dédaignant le merveilleux, choix d’Horace Walpole dans son Château d'Otrante, elle recourt à ce que Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique (1970), situe dans la catégorie de l’étrange ou du fantastique-étrange : Les mystères d'Udolpho multiplient les événements surnaturels, quand ses derniers chapitres opèrent un tournant résolument rationnel, proposant l'explication (quelque fois peu convaincante) selon des lois naturelles de tous les faits et phénomènes étranges auxquels l'héroïne a été confrontée. Ce choix est motivé par la volonté de l'autrice de faire de son œuvre un manifeste en faveur de la raison et contre la superstition, qui est, à ses yeux, le piège où tombent les esprits que n'a pas fortifiés l'éducation (cf. le personnage d’Annette la servante) ou que les malheurs ont affaiblis (cf. Émilie).

- J'aime l'humour inattendu que l'autrice parvient à introduire dans son récit pour alléger une atmosphère quelquefois particulièrement sombre. Il faut d’ailleurs lui reconnaître une grande maîtrise des différents registres littéraires, comique mais aussi pathétique, didactique ou lyrique, et une indéniable facilité à passer de l’un à l’autre.


J'aime peut-être moins :

- Certaines longueurs dans la deuxième partie, avec l'adjonction de nouveaux personnages, qui permettent certes d'explorer certaines thématiques chères à l’autrice et de conclure l'intrigue, mais celle-ci aurait gagné à être plus resserrée.

- Les caricatures que le roman n’évite pas et qui constituent d’ailleurs une loi du roman noir : les personnages italiens forcément passionnés, vindicatifs, ardents, les italiennes forcément raffinées, jalouses et intrigantes, la peinture du catholicisme est celle d’une protestante qui n’y voit qu’obscurantisme, superstitions, mômeries…


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Mon histoire avec Ann Radcliffe ne s'arrête pas là. Il y a quelques mois, sur les conseils d'une blogueuse, je commençais une autre de ses œuvres : La Forêt ou l'Abbaye de Saint-Clair (1791). Aborder l'univers de l’écrivaine par ce roman n’est pas vraiment une bonne idée : l’œuvre me semble peu aboutie et peu séduisante. Tous les thèmes, tous les types, tout ce qui importe à Ann Radcliffe et qu'elle développera avec tant de maîtrise dans les Mystères (et sans doute dans ses œuvres ultérieures) est déjà présent, mais à l'état d'ébauche : Adeline, sa jeune et malheureuse héroïne, n'est qu'une pâle Émilie, ses malheurs peinent à intéresser ; le marquis, méchant indispensable de ce genre de littérature, n'est pas le ténébreux châtelain d’Udolpho : il ne parvient qu'à répugner, alors que ce dernier fascine et effraie à la fois ; quant à l'abbaye de Sainte-Claire, elle préfigure le château des Apennins, mais n'en a pas la grandeur majestueuse ; enfin le choix des lieux où se situe l’action, plus vagues (on ignore, par exemple, dans quelle région de France se trouve l’abbaye), moins exceptionnels, moins variés, diminue de beaucoup l’intérêt des descriptions, qui sont l’un des plaisirs des Mystères et en font par moment un véritable récit de voyage, genre en pleine expansion à la fin du XVIIIe siècle.


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ÉMILIE


Très jeune*, très belle, bonne, sensible, spirituelle, cultivée et versée dans tous les arts, courageuse, voire héroïque, elle est le prototype de l'héroïne de romans sentimentaux, la sœur de la Clarissa de Richardson et de la Julie de Rousseau.

C'est le personnage central du roman, la narratrice de l’histoire qui passe à travers son point de vue (auquel se substitue partiellement celui d'une autre héroïne, de moindre importance, dans la seconde partie, ou qui par moment laisse place aux interventions d’un.e narrateurice omniscient.e qui juge, moralise ou clarifie). Ce point de vue est marqué, je l'ai dit, par l'ambivalence, ce qui fait d'elle un personnage très moderne, l'œil qui scrute et se détourne des films d'horreur, le sujet en mouvement qui, continuant d'avancer malgré tous les conseils de la prudence, fait progresser le récit. Du fait de cette ambivalence, elle fournit également le modèle des sentiments et des émotions que l'autrice veut susciter chez son lectorat, qui, dans l'idéal, doit balancer, pour ce qui est du gothique château d'Udolpho, de son mutique propriétaire, le condottiere Montoni, et des affreux secrets qui y sont recelés, entre horreur et fascination, attrait et répulsion.

Je l'ai représentée en chemise de nuit, l'imaginant parcourant les labyrinthiques souterrains et galeries d'Udolpho**. Mais sans doute ce vêtement ne lui convient-il guère, Émilie ayant l'habitude de dormir toute habillée, quelquefois même dans un fauteuil. D'ailleurs elle est sans doute l’un des personnages les plus couche-tard de la littérature ! Mais nous devons dire à sa décharge que les évasions nocturnes, les départs précipités au point du jour, les tentatives d'enlèvement, les apparitions de créatures de l'autre-monde, les longues rêveries mélancoliques sur les remparts ou à la fenêtre de sa chambre, ne lui permettent guère de goûter de longues heures d’un sommeil serein.

* Les héroïnes de roman au XVIIIe siècle sont généralement des adolescentes possédant l'esprit et la maturité d'un.e adulte dans l’âge mûr, bref, de leur créateur.rice. Ce décalage se retrouve chez presque tous les écrivain.e.s de l'époque, de Richardson à Rousseau.

** Que je soupçonne d'être, bien avant l'immeuble pérecquien de La vie mode d'emploi, une architecture impossible, une construction dont les parties, longuement décrites, ne pourraient être réunies en un tout cohérent.


VALANCOURT


Il est la version masculine et subalterne de notre héroïne et forme avec elle le couple de jeunes premiers qu'un entourage insensible et cupide s'attache à séparer. Finiront-ils par se retrouver ? Cette séparation des amants forme l'intrigue principale, sur laquelle se greffent plusieurs intrigues secondaires.

Je m'aperçois que je n'ai guère à dire sur lui, sans doute parce qu'il est absent d'une grande partie de l'œuvre et qu'Émilie l'éclipse un peu. Il rappelle à bien des égards St Preux, l'amant malheureux de La nouvelle Héloïse, figure de l'homme sensible et philosophe, mais aussi de l'homme faible, pour qui le malheur est une occasion de chute, quand il est pour l'héroïne le moyen de s'élever moralement, d'atteindre une grandeur qui confine presque à la sainteté. Cette supériorité du personnage féminin dans le roman sentimental est constante et je ne sais comment elle pouvait s'accorder avec une misogynie qui l'était tout autant à l'époque.


ANNETTE


Domestique de madame Chéron, tante d'Émilie, elle est la femme du peuple telle qu'aime à l'imaginer le XVIIIe siècle : dévouée, bavarde, superstitieuse, craintive et amusante malgré elle. Elle forme avec Ludovico le couple de domestiques emprunté à la comédie classique, exact parallèle dans le registre comique du couple des jeunes premiers.

Mon dessin la montre apeurée, s'exclamant et contribuant à épaissir l'atmosphère de terreur qui entoure notre héroïne, en relayant quelque rumeur effrayante, ou parfois, au contraire, à l'alléger par sa conduite si excessive et si dépourvue de bon sens qu'elle en devient comique. C'est un personnage que je trouve très réussi et qui prouve l'adresse de Radcliffe à peindre des caractères variés.


SAINT-AUBERT


Père d'Émilie, il s'est retiré assez jeune dans son château de La Vallée, abandonnant une vie mondaine, dont le mensonge et la corruption l'ont détourné. Il est un remarquable pédagogue pour sa fille et l'éducation qu'il lui dispense sera son viatique dans toutes les épreuves qu'elle aura ensuite à traverser. Je ne sais pas si l'on pouvait faire un plus beau plaidoyer en faveur d'une éducation féminine exigeante, que celui auquel se livre Radcliffe à travers la fiction !

Je m'aperçois, à la réflexion, que le personnage du bon père de famille est plus rare dans le roman sensible que ne le sont les tyrans domestiques, plus ou moins indifférents au bonheur de leurs enfants : je pense ici aux pères de Clarissa (Clarisse Harlowe) et de Julie (La nouvelle Héloïse) ; quant à celui d'Aline (Aline et Vacour), il est tout simplement monstrueux ! C'est assez curieux, quand on y pense, dans une époque qui exaltait la voix du sang et le sentiment paternel.

Vous remarquerez que mon Saint-Aubert fait un peu la tête, mais entre les douleurs du deuil et de la maladie et ses désillusions amères sur le genre humain, il a bien quelques excuses ! Il trouve néanmoins consolation dans sa religiosité profonde, dans un stoïcisme qui met le respect du devoir et la résignation au-dessus de toutes choses, dans le spectacle de la nature et, bien sûr, dans sa tendresse pour sa chère Émilie.


MONTONI



La quarantaine, époux de Mme Chéron, ancien condottiere, il fait un très beau personnage de méchant. Il est assez intéressant que Radcliffe, en le décrivant comme un « homme supérieur », livré à ses passions, comme tous les nombreux méchants de cette histoire, mais à des passions supérieures, impliquant la conduite énergique des hommes par leurs faiblesses, dépeint une figure presque hégélienne, que le philosophe avait construite sur le modèle de Napoléon. Il semblerait que l'Europe de la fin du XVIIIe siècle avait déjà élaboré la figure du grand homme et en attendait la venue, qu'elle l'a projetée sur Napoléon, qui a su l'incarner pour un temps.

Peu bavard (il a en effet beaucoup de coupables secrets ou desseins à cacher), il ne s'exprime qu'en termes impérieux et cinglants. N'attendez de lui ni politesse ni galanterie !

Si vous lui trouvez un air antipathique, c'est voulu de ma part : imaginez que c'est ce genre de visage qu'il présente à sa famille et ses hôtes, quand il les reçoit dans l'imposant « salon de Cèdre », et qui explique que toutes et tous tremblent devant lui.


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Au-delà de la littérature :

Je ne peux pas refermer cet article sans vous livrer l’analyse extrêmement pertinente que Michel Foucault (Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975) propose d’un autre roman attribué à A. W. Radcliffe, Les Visions du Château des Pyrénées (1803), et de la littérature gothique en général, et qui s’applique cependant parfaitement aux Mystères d’Udolpho.

« C’est bien autour du problème du droit et de l’exercice du pouvoir de punir que ces figures du monstre sont apparues. Ces figures sont aussi importantes pour une autre raison. C’est qu’elles ont un écho d’une très grande ampleur dans toute la littérature de l’époque, et la littérature au sens traditionnel du terme, en tout cas la littérature de terreur [la littérature gothique]. Il me semble que l’irruption soudaine de la littérature de terreur à la fin du XVIIIe siècle, dans les années qui sont à peu près contemporaines de la Révolution, est à rattacher à cette nouvelle économie du pouvoir de punir. La nature contre-nature du criminel, le monstre, c’est cela qui apparaît à ce moment-là. Et dans cette littérature, on le voit également apparaître sous deux types. D’une part, vous voyez le monstre par abus de pouvoir : c’est le prince, c’est le seigneur, c’est le mauvais prêtre, c’est le moine coupable. Puis, vous avez également, dans cette même littérature de terreur, le monstre d’en-dessous, le monstre qui revient à la nature sauvage, le brigand, l’homme des forêts, la brute avec son instinct illimité. Ce sont ces figures-là que vous trouvez dans les romans, par exemple, d’Ann Radcliffe. Prenez le Château des Pyrénées, qui est tout entier construit sur la conjonction de ces deux figures : le seigneur déchu, qui poursuit sa vengeance par les crimes les plus affreux, et qui se sert pour sa vengeance des brigands qui, pour se protéger et servir leurs propres intérêts, ont accepté d’avoir pour chef ce seigneur déchu. Double monstruosité : le Château des Pyrénées branche l’une sur l’autre les deux grandes figures de la monstruosité, et il les branche à l’intérieur d’un paysage, dans une scénographie, qui est d’ailleurs très typique, puisque la scène, vous savez, se déroule dans quelque chose qui est à la fois château et montagne. C’est une montagne inaccessible, mais qui a été creusée et découpée pour en faire un véritable château fort. Le château féodal, signe de la surpuissance du seigneur, manifestation, par conséquent, de cette puissance hors la loi qui est la puissance criminelle, ne fait qu’une seule et même chose avec la sauvagerie de la nature elle-même, où les brigands se sont réfugiés. On a là, je crois, dans cette figure du Château des Pyrénées, une image très dense de ces deux formes de monstruosité telles qu’elles apparaissent dans la thématique politique et imaginaire de l’époque. Les romans de terreur doivent être lus comme des romans politiques. »

lundi 30 juillet 2018

Le papa

David Straight

Je disais, dans un précédent article (http://gnathaena.blogspot.com/2018/06/le-pere.html), que le mot « père » et le mot « papa » avaient des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes, et qu'il convenait donc de les traiter séparément.


Papa vient du mot grec pappas, vocatif enfantin et familier pour appeler le grand-père.

On peut le mettre en regard du mot grec tatta / atta, vocatif enfantin et familier pour appeler le père, que l'on retrouve en indien védique, en latin et en roumain.

Ces deux termes réfèrent à une relation personnelle entre un adulte et un enfant de sexe masculin. La relation personnelle suppose une dimension affective et une non-substituabilité des personnes qu'elle lie, contrairement à la relation fonctionnelle, à laquelle réfère le mot pater / père, qui ne comporte pas d'affectivité et qui s'applique indifféremment à tous les membres de la famille patrilinéaire qui occupent la même place relative. Chez les Indo-européens, l'époux de la mère de l'enfant, ainsi que tous les frères de l'époux en question, sont ainsi appelés pater par l'enfant, car ils appartiennent tous à la génération antérieure. Tous ont la même autorité sur l'enfant, sont identiquement les relais de l'autorité suprême que possède le chef de famille (l'un des « grands-pères », également appelés pater par tous les hommes de la génération postérieure).


<<< L'époux de la mère n'est pas envisagé comme un père biologique, notion « moderne », dont on trouve la première trace dans une pièce du tragique grec Eschyle. Les Euménides (- 458) rapporte en effet une théorie de la conception, dans laquelle l'homme, par son sperme, donne sa substance à l'enfant, tandis que la mère, en le nourrissant au cours de la grossesse, lui apporte sa matière. Cet apport de matière, sans lequel l'enfant resterait à l'état de fluide spermatique, est vital (les auteurs de cette théorie n'ont pas pu nier le rôle évident de la mère dans la génération), mais en même temps il conduit à une déformation, à une dégradation du modèle paternel contenu en puissance dans le sperme, qui explique que le nouveau-né ne soit pas le clone de son géniteur, qu'il naisse dans un corps faible et chétif, qu'il possède certes toutes les vertus masculines, mais seulement à l'état de puissance (ce sera au père d'actualiser ces vertus par l'éducation), et qu'il soit, le cas échéant, une fille ! Pour la première fois, chez les Grecs du -Vème siècle, l'enfant devient donc enfant de son père, quand, auparavant, il était uniquement celui de sa mère, qu'il n'avait de relation avec son « géniteur » que parce que celui-ci entretenait une relation affective avec celle-là. >>>


Une relation fonctionnelle s'établit entre un enfant de sexe masculin et un adulte de la même famille patrilinéaire, qui peut être le grand-père ou le père. Dans la famille patrilinéaire, rien ne permet de distinguer les pères entre eux ou les grands-pères entre eux. Dans le groupe des pères, on ne peut séparer le père des oncles paternels, dans le groupe des grands-pères, le grand-père des grands-oncles paternels, SAUF si l'on fait intervenir un facteur extérieur à ces deux groupes : la mère de l'enfant. Dans la famille, il n'y a pas de relation de personne à personne (entre hommes), il ne peut exister de relation affective entre un enfant de sexe masculin et un homme adulte, sans la mère.

Parmi les adultes de la génération n+1, dans la classe des pater, un tatta / atta se distingue : c'est l'époux de la mère, l'homme qui a une relation personnelle avec elle (qui se traduit matériellement par le fait qu'il lui « donne à manger », en gros il lui passe le plat de nourriture, où il s'est servi en premier) et, par l'intermédiaire de celle-ci, avec son enfant (à qui il donne à manger dans un second temps). Le tatta / atta, c'est donc le « père nourricier », le don de nourriture symbolisant la relation affective et privilégiée.

Parmi les adultes de la génération n+2, la mère et le lignage maternel permettent d'individualiser un pappas dans le groupe indistinct des pater de la famille patrilinéaire : c'est l'oncle maternel de l'oncle maternel, que l'enfant appelle « grand-père » / papas, petit nom affectueux donné en retour de l'affection que celui-ci lui témoigne. Pourquoi cette affection du pappas pour l'enfant ? Parce qu'il le considère comme sa réincarnation, comme celui qu'il est dans l'avenir, du fait qu'il va reproduire ses « choix » familiaux, qu'il va nouer les mêmes alliances que lui.


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Cette situation primitive va évoluer avec la création des cités.

Dans la cité grecque, le cercle familial se restreint (un homme et une femme adultes, leurs enfants mineurs, leurs esclaves). Le père continue à être appelé tatta, en tant qu'il donne sa nourriture à l'enfant, ce qui ne vaut que dans les trois premières années de sa vie.

Le grand-père étant désormais absent du foyer, l'enfant ne noue plus avec lui de liens privilégiés. Le mot pappas devient donc disponible (les mots sont en quelque sorte des coquilles, dont le contenu varie en fonction des besoins : quand le contenu premier disparaît, parce qu'il ne renvoie plus à aucune réalité socio-culturelle, le mot va continuer d'être utilisé, mais avec un nouveau contenu, référant à une réalité nouvelle) pour désigner une personne avec qui l'enfant a une relation d'identification, en qui il reconnaît l'adulte qu'il sera un jour. Cette personne est quelquefois le chef de famille, qui, dans cette période, peut à la fois être une figure d'autorité et jouer un rôle affectif, mais, comme je l'ai déjà souligné dans mon article précédent, ces deux aspects étant difficilement conciliables, le rôle affectif est le plus souvent pris en charge par une autre personne.

À l'intérieur de la famille, cette personne sera paradoxalement un esclave (rappelons qu'en dehors du pater, tous les hommes de la maison sont des esclaves) : le pédagogue, qui accompagne l'enfant mâle dans son apprentissage et s'oppose au maître ou précepteur (1) (qui possède une fonction d'autorité comparable à celle du pater, mais sur un plan éducatif). Ce rôle d'accompagnateur est à prendre également au sens propre, puisque le pédagogue conduit tous les jours l'enfant à l'école, portant ses tablettes et lui faisant répéter ses leçons en chemin.

À l'extérieur de la famille, cette personne est l'oncle maternel.


On retrouve un exemple bien plus ancien de cette fonction de pédagogue, dans un contexte social différent, chez Homère dans l’Iliade. Car même si le monde homérique, avec sa constellation de petits royaumes nouant entre eux des relations vassaliques, est fort éloigné de celui de la cité grecque de l’âge classique, on reconnaît dans la description que fait Phénix de sa relation à Achille, la relation personnelle et affective qui s’établit entre l’enfant mâle et son pédagogue. (2)

« Et c'est moi qui ainsi t'ai fait ce que tu es, Achille pareil aux dieux, en t'aimant de tout mon cœur… » (Toutes les citations de l’Iliade sont tirées de la traduction de Paul Mazon aux Belles Lettres, 1937-1938.)

« Tu n'étais qu'un enfant, et tu ne savais rien encore du combat qui n'épargne personne, ni des Conseils où se font remarquer les hommes. Et c'est pour tout cela que Pélée m'avait dépêché : je devais t'apprendre à être en même temps un bon diseur d'avis, un bon faiseur d'exploits. »

Phénix est l’un de ces nombreux.ses exilé.e.s qui traversent l’histoire et la littérature grecques : des jeunes gens nobles qui ont fui, souvent, mais pas toujours, pour avoir commis un crime de sang, et cherchent asile, en tant que suppliant.e.s, dans un royaume voisin, où iels sont accueilli.e.s comme des hôtes. Phénix, lui, est parti pour ne pas tuer son père ! Le voilà bientôt chez le roi Pélée :

« Il m’accueillit avec bonté ; il se mit à m’aimer ainsi qu’un père aime son fils unique, héritier choyé d’innombrables biens ; il me fit riche, en m’octroyant un peuple immense… »

Son rapport à Achille est complexe, à la fois de sa famille et hors de sa famille.

« Aussi bien tu ne voulais pas toi-même de la compagnie d'un autre, qu'il s'agît ou de se rendre à un festin ou de manger à la maison : il fallait alors que je te prisse sur mes genoux, pour te couper ta viande, t'en gaver, t'approcher le vin des lèvres. Et que de fois tu as trempé le devant de ma tunique, en le recrachant, ce vin ! Les enfants donnent bien du mal. »

Ce rôle de père nourricier évoque une réalité sociale bien plus ancienne que celle prévalant dans la cité : la relation personnelle qui s’établit dans la famille élargie entre l’enfant mâle et l’un de ses pères fonctionnels, le tatta / atta, qui passe à travers le don de nourriture, médiatisé par la mère. La mère a ici disparu : Thétis, nymphe marine, est relativement absente dans la vie de son fils, mais la relation personnelle d’un homme à un enfant mâle ne s’en établit pas moins par l’intermédiaire du don de nourriture. On voit bien ici comment la paternité indo-européenne s’accommode parfaitement de l’absence des femmes. Et ce n’est pas le mythe de Dionysos et la figure de Silène, son père nourricier, se substituant à une mère tuée dès avant sa mise au monde, qui peut contredire cette affirmation !


(1) « Faites qu’aux ombres des anciens qui voulurent que les précepteurs tinssent le rang d’un père sacré la terre soit impalpable et légère, safrané le parfum de leurs urnes, perpétuel leur printemps. » Juvénal, Satire VII Misère des gens de lettres

(2) « Pour aider au succès de leur difficile ambassade auprès d'Achille, Nestor a sagement fait adjoindre à Ulysse et Ajax, ce bon vieillard qui saura toucher le cœur de son ancien pupille (et c'est bien avec attendrissement en effet qu'Achille répondra à son « bon vieux papa », comme il l'appelle : ἄττα γεραιὲ). » Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité (1948)


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Parmi les Chrétien.ne.s de Grèce, pappas désigne d'abord le prêtre, puis, à partir du IIIème siècle, l'évêque et enfin le premier des évêques : le pape (VIème siècle).

Le prêtre n'est donc rien moins qu'un chef de communauté* ; l'étymologie permet de définir sa fonction comme un accompagnement du ou de la prosélyte dans son initiation aux mystères de la foi chrétienne. Le prêtre hérite ainsi du rôle qui incombait auparavant à l'oncle maternel ou au pédagogue. Il assume une charge affective et éducative auprès d'un individu éventuellement adulte, mais éternel enfant et néophyte pour ce qui est de la foi. Notez également que cette relation privilégiée qui n'existait, dans le cadre de la famille, qu'entre hommes, concerne désormais aussi les femmes, évolution qui explique sans doute que ce mot soit employé aujourd'hui, dans les langues issues de l'indo-européen, par les enfants des deux sexes.

* Ce qu'est par contre le Christ, chef de l'ecclesia, dont les Chrétien.ne.s sont les fidèles.


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« Papa » n'a donc jamais eu, avant le Moyen Âge, le sens que nous lui donnons aujourd'hui. Aujourd'hui, une seule personne, le géniteur ou le père adoptif, concentre la fonction d'autorité de pater et le rôle affectif du pappas, auprès de ses enfants des deux sexes. On note également que le ou la professeur.e se doit d'être à la fois maître et pédagogue, sans que la difficulté de conjuguer ces deux rôles, indéniable, inscrite dans l'histoire même des mots, ne soit traitée autrement que par des jérémiades sur la crise de l'autorité et sur les désastres d'une éducation maternante.

dimanche 17 juin 2018

Le père

Ferenc Horvath


  • Pater comme mater font partie des rares mots que l'on retrouve à travers toute l'aire de diffusion des populations indo-européennes.

    Le sens premier de ces deux mots, qui s'est perdu mais que l'on a tenté de reconstituer, valait pour un type de société très éloigné de la nôtre, construit autour de la grande famille indo-européenne, que les fils ne quittent pas et qui peut dès lors comporter plusieurs dizaines de membres, donc sans rapport avec la famille nucléaire moderne. Le mot « père », appliqué à la famille, y désignait d'une part une fonction d'autorité exercée sur le groupe, fonction assurée par le dépositaire de la « loi familiale », l'un des « grands-pères » de la famille, et d'autre part la classe des hommes de la génération antérieure pour les hommes de la génération postérieure. Pour les enfants, ce sont tous les hommes de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères, pour ces derniers ce sont tous les hommes encore vivants de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères. De manière générale, dans la famille indo-européenne la plus ancienne, chaque individu masculin y a plusieurs pères, et il n'est jamais question de distinguer parmi eux un « géniteur ».

  • Le mot « père » et le mot « papa » ont des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes. Je reviendrai dans un prochain article sur le mot de papa.


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NAISSANCE de la PATERNITÉ moderne


Notre façon actuelle de voir le père naît en Grèce, parmi la population des cités qui s'y développent à partir du VIIème siècle av. J.-C. Cette conception devient dominante en Occident à partir du IIème siècle av. J.-C. Elle est liée à un type de famille nouveau, citadin : la famille nucléaire (un père, une mère et des enfants vivant dans un même foyer).

Le père y possède une autorité d'une part absolue et contraignante, d'autre part librement acceptée par ses enfants (filles et garçons) et non contraignante. Il a donc une double fonction. Ces deux fonctions sont si éloignées et si difficilement conciliables qu'elles sont parfois assurées par deux personnes différentes : le père conserve l'autorité pure et l'application de la loi familiale (thémis), tandis que l'oncle maternel récupère tout ce qui, dans le développement de l'enfant, relève du soutien et de l'assistance positive.


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DIEU le PÈRE


L'Église chrétienne occidentale s'est construite comme la projection sur une communauté entière du modèle familial nucléaire grec : les fidèles y sont donc considéré.e.s comme les frères et les sœurs d'une même famille, ce qui a permis d'introduire de façon innovante la mixité des sexes dans le culte. Dieu y cumule la double fonction du père grec : il exerce l'autorité suprême au travers des règles renfermées dans l'écriture sainte, et il prend soin de ses adeptes jusqu'après la mort, en leur faisant hériter du paradis, comme le père fait hériter ses enfants (le garçon par l'héritage et la fille par la dot). L'appropriation de la famille nucléaire par la religion chrétienne conforte en retour ce modèle social.

L'Église emprunte également au modèle grec sa conception de la mère : dans la famille grecque, c'est la mère qui crée le lien entre frères et sœurs, qui sont dit.e.s adelphoi et adelphai, c'est-à-dire issu.e.s du même utérus. La famille nucléaire est forcément limitée en nombre, puisqu'une femme a un nombre limité d'enfants. Dans le christianisme, où tout le genre humain est enfant de Dieu, la mère est devenue la nature humaine en général et le lien entre les frères et les sœurs dans la foi tient au seul fait de procéder de la même nature.

L'évolution du christianisme au cours des siècles complique un peu les choses, en assimilant l'Église au Christ, au fils de Dieu, chef des autres enfants de Dieu, en quelque sorte son fils aîné divin, accidentellement assassiné par ses frères et ses sœurs.

Seconde complication (suite aux controverses sur l'identité du Christ, qui se prolongent jusqu'au IVème siècle) : le Fils et le Père (et l'Amour qui les lie) sont un seul et même Dieu !


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Le PÈRE freudien


Freud va s'intéresser au Dieu chrétien et à l'Église chrétienne tels qu'ils lui parviennent après des siècles d'évolution et de construction. Il voit dans l'ecclesia une assemblée de frères (sans sœurs !), unis par le meurtre du père, car Dieu est mort sur la croix de la main des hommes. Pour lui, le Christ n'est qu'un substitut du Père, c'est le Père qui est visé par le désir de meurtre des fils. À partir de cette interprétation, Freud revient à la famille nucléaire, qu'il construit comme la relation entre un père et des fils qui désirent le tuer. Cette interprétation est-elle légitime ? Non, puisqu'il plaque sur l'Église fondamentalement mixte, le modèle non mixte de la sociabilité masculine bâtie sur la rivalité entre ses membres, qu'on retrouve à la fois dans la troupe guerrière germanique ou, plus encore, dans toutes les sociétés secrètes, toujours fondées sur un meurtre collectif originaire, où la coresponsabilité dans le crime conduit à l'unité du groupe par exclusion volontaire du reste de la société.

Au-delà de cette erreur, Freud admet à bon compte l'universalité et l'intemporalité de la famille nucléaire. Mais c'est un modèle qui n'existait pas, nous l'avons vu, chez les Indo-européens. Si l'on prend le cas des tribus germaines, l'on s'aperçoit que le père n'y a rien à voir avec le père freudien. La paternité chez les Germains est une fonction qui est remplie par le grand-père paternel, qui est aussi le grand-oncle maternel, et dont l'importance tient à sa double ascendance par lignage patrilinéaire et matrilinéaire. La relation de père à fils (selon nos termes, de grand-père à petit-fils) est donc une relation d'identité : le petit-fils est la réincarnation du grand-père, car il va contracter les mêmes alliances. L'identité est fondée sur le rôle des femmes.


Famille A

Famille B

Famille C

Le grand-père donne ses sœurs à A

A ← grand-père + ← C

Le grand-père épouse la fille de C

Le père épouse la fille de A

A → + père → C

Le père donne ses sœurs à C

Le fils donne ses sœurs à A

A ← fils + ← C

Le fis épouse la fille de C

L'oubli freudien des femmes (que ne compense pas sa théorie du désir d'inceste maternel du fils et du désir d'identification à la mère de la fille) ne lui permet pas de mettre en évidence le rapport privilégié, chez les Germains, du petit-fils au grand-père.

Une telle famille, où le père (fonctionnel) est le grand-père/grand-oncle (naturel), n'a pas les mêmes enjeux de rivalité masculine que ceux que Freud présume à la relation père-fils de la famille nucléaire. S'il devait y avoir une rivalité, ce serait entre le fils et le petit-fils pour obtenir l'amour du grand-père.


Malinowski a vivement critiqué Freud, son contemporain, en établissant, par son étude des habitant.e.s des îles Trobriand, que la structure familiale, à partir de laquelle ce dernier théorise les rapports père-fils, n'a rien d'universel. Chez les Trobriandais.es, le père biologique est purement autoritaire et l'oncle maternel est soutenant. Freud imagine que l'amour/admiration et la haine/le désir de meurtre du fils sont concentrés sur une même personne, le père. L'enfant trobriandais, qui n'a de relations affectives qu'avec son oncle, qui n'en a aucune avec son père, n'éprouve point le célèbre désir œdipien de tuer le père dans le but se substituer à lui, mais plutôt d'imiter l'oncle maternel à l'égard de son futur neveu utérin et de donner à sa sœur le mari le moins pénible.


On peut donc conclure de l'étude des structures familiales indo-européennes et trobriandaises que le freudisme n'est ni intemporel, ni universel, et qu'il faut toujours se méfier, sous peine d'erreur, de la déformation qu'apportent nos structures mentales à notre vision du monde et du passé.

dimanche 3 juin 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les Indo-européens #3 La fidélité


Le ciment de la grande majorité des institutions masculines indo-européennes est la délégation par les individus d'un groupe, à l'un d'entre eux, de ce qui, dans leur capacité à diriger, concerne le groupe dans son ensemble.
Deux critères, qui ne se trouvent pas toujours réunis, d'hérédité et de compétence déterminent cette délégation, critères dont la possession caractérise également l'être divin.
La délégation a pour fondement une conception religieuse, dans laquelle les hommes d'un groupe, par un transfert magique de puissance, font don de leur surcroît de virilité à l'un d'entre eux, qui leur fait ensuite bénéficier de sa surpuissance cumulative.
Pour le bénéficiaire de la délégation, dire « je », c'est alors dire « nous », c'est étendre son individualité à l'ensemble du groupe.

Ce type de délégation a cours autant dans les regroupements ludiques (chasse, jeux) que dans les troupes guerrières, les groupes professionnels et les assemblées politiques, où chaque chef de famille / clan prend la parole, s'appuyant sur une autorité qui dépend du poids de ses différents réseaux masculins (de guerre, de chasse, de jeu et de métier). Le vote consiste à évaluer quelle parole a le plus de poids, le poids de la parole dépendant non pas de son contenu, mais de la puissance et de la qualité des réseaux de celui qui la prononce. L'élection du chef de l'assemblée correspond donc à la reconnaissance de ce que l'un des chefs de famille / clan a plus de poids que les autres.

La représentation masculine étant fondée sur la délégation, elle est initialement occasionnelle (Untel pour le groupe à telle occasion), ou instituée temporairement (Untel pour le groupe durant telle période), et éventuellement transmissible (Untel pour le groupe durant telle période, parce que son prédécesseur l'a souhaité), mais dans ce cas avec l'approbation des individus du groupe.
En interne, le représentant politique a une fonction de juge qui statue sur les affaires courantes, en externe, une fonction honorifique de représentation auprès des étrangers à la communauté, mais en aucun cas il ne dirige et ne donne de direction à l'action, contrairement au délégué du groupe de chasseurs, de joueurs et de guerriers. Les choses vont évoluer avec le temps et le roi indo-européen finira par être à la fois représentant du peuple et chef de guerre.

Ce système de délégation et de représentation, qui transfère la puissance des membres d'un groupe à un chef local, à un roi, à un dieu (selon que le groupe est local, tribal ou inter-tribal), repose sur la fidélité masculine, fidélité d'un homme envers un autre homme ou envers un dieu.

La structure de la foi, dont dérivent les diverses formes de fidélité (chasse, guerre, jeu, métier), est apparentée à celle du don. D'abord exclusivement masculine, la foi met en rapport deux hommes : le dirigeant et le dirigé. Elle s'appuie sur une conception commune de l'individualité comme capacité à se diriger et à diriger les groupes auxquels on appartient, ainsi que comme capacité à déléguer cette dernière capacité dans le but de renforcer la capacité des groupes à se diriger. Elle est motivée, du côté du dirigeant, par le pouvoir, et du côté du dirigé, par l'attente d'un service en retour. Cette structure se réalise :
  • dans le fait, pour un individu, de placer en un autre individu sa capacité directrice groupale, se soumettant dès lors, en tant que membre du groupe, à sa direction,
  • dans le fait, pour l'individu en qui cette capacité directrice est déposée, de démultiplier sa puissance directrice de façon à pouvoir dire « nous » pour « je »,
  • dans le fait, pour l'individu qui délègue ainsi sa directivité groupale, de bénéficier d'un retour au moment où le besoin s'en fait sentir.

L'ensemble constitue le mécanisme de la foi. Fragiliser l'un des rouages de ce mécanisme, c'est fragiliser la foi, c'est la mettre à l'épreuve. Le christianisme peut être considéré à cet égard comme une épreuve de la foi par fragilisation de tous ces rouages jusqu'à un point limite (un seul bénéficiaire à la délégation, durée indéterminée de la délégation, attente indéfiniment différée du retour et, surtout, crainte d'être manquant dans tous les moments de la fidélité envers le bénéficiaire). Le christianisme diffère également de la fidélité ancienne, en liant le retour qu'attend le fidèle à l'évènement de sa mort : « Je place ma foi en Toi, Tu me diriges, Tu me dois une mort heureuse. »

La fidélité lie avant tout un individu à un autre individu : elle n'est donc pas constitutive d'une communauté, mais elle permet à une communauté de se consolider par son intermédiaire. Ainsi, la troupe guerrière est un groupement masculin fondé sur la rivalité guerrière ; mais la rivalité guerrière ne suffit pas à la consolider ; il lui faut un ciment liant personnellement les membres du groupe entre eux ; la fidélité de chaque guerrier envers le chef de la troupe est ce ciment, ce qui fait qu'une troupe guerrière ne tient que par son chef et que, sans lui, elle se désagrège (la rivalité conduisant immanquablement au conflit et à la rupture). Si une troupe guerrière ne subsiste que par la fidélité de chaque guerrier envers son chef, elle ne la sollicite pas outre mesure, car entre le chef et les guerriers doit subsister une forme de rivalité, soit une trace de rivalité ancienne (à l'époque où le chef n'était qu'un membre comme les autres de la troupe guerrière), soit une rivalité naissante (pour le temps où le chef devra être remplacé).
Cette mise en retrait relative de la fidélité par rapport à ce qui structure profondément la collectivité, la rivalité, est tout à fait caractéristique des groupements masculins « au premier degré » (de guerre, de chasse, de jeu, de métier). Les groupements politiques, qui sont « au second degré », c'est-à-dire qui rassemblent les chefs des groupements « au premier degré », se construisent au contraire sur la base de la primauté de la fidélité, dont bénéficie par ailleurs chacun de ses membres, et mettent au second plan la rivalité masculine, canalisée par le mécanisme formel du vote et de l'élection.
Les groupements politiques ont néanmoins fortement évolué avec la montée en puissance des cités notamment démocratiques.

LA FIDÉLITÉ POLITIQUE À ROME ET À ATHÈNES

À Rome,

À Rome, la fidélité a concerné les dieux et les hommes de pouvoir (rois, chefs des grandes familles, empereurs). De même qu'un dieu est d'autant plus puissant qu'il a plus de fidèles (et de meilleure qualité), de même un homme est d'autant plus influent qu'il a une clientèle plus large.
La clientèle est une relation juridique bien définie : le client doit un service au patron sur le plan militaire, politique et juridique, et le patron doit offrir à chacun de ses clients un lopin de terre pour pourvoir à sa subsistance (quoique ne lui permettant pas de vivre décemment).
La République, à l'exemple de la monarchie, a considéré la fidélité comme une chose sacrée (sa transgression est sanctionnée de la façon la plus dure qui soit : la privation de tout droit), tout en exacerbant sa dimension politique (les fidèles faisaient campagne pour leur patron). Sous l'Empire, la fidélité a principalement revêtu une dimension symbolique (cf. Mécène et sa clientèle de poètes), mais son assouplissement a permis à l'aristocratie de développer ses liens avec la plèbe, notamment avec les marchands dans le cadre d'alliances politico-économiques. C'est sans doute ce qui a permis in fine à l'aristocratie italienne médiévale de devenir capitaliste : ne touchant pas elle-même au commerce, mais accompagnant politiquement (et militairement) le développement commercial, elle a fini par investir dans des entreprises commerciales sans pouvoir exercer la profession de marchand, ce qui est au fondement de la posture capitaliste (investir mais ne pas exercer).

En Grèce,

La Grèce, elle aussi, a connu le clientélisme, mais les cités démocratiques, en étendant l'assemblée politique à l'ensemble des citoyens, ont été amenées à faire évoluer la fidélité typique du clientélisme. Entre fidélité clientéliste et fidélité démocratique, la différence significative est celle-ci :
  • dans le clientélisme, des hommes dont le rang social est élevé et qui sont en rivalité entre eux, s'entourent de nombreux fidèles qui devront les suivre dans leurs campagnes électorales et militaires ou dans leurs luttes judiciaires, et qui, dans le premier et le dernier cas, exceptionnellement dans le second, devront s'affronter entre eux pour la primauté de leur patron, en échange de quoi il reçoivent heredium, service juridique et service religieux ;
  • dans l'assemblée des cités démocratiques, les paroles énoncées en séance, rivales les unes des autres, reçoivent un certain nombre de suffrages ; celle qui l'emporte, emporte immédiatement l'obligation, pour l'ensemble de l'assemblée, de la suivre, mais elle est aussi simultanément elle-même dans l'obligation de rendre des comptes, lors d'une séance ultérieure de l'assemblée, selon les mêmes règles de votation.
La fidélité clientéliste lie des personnes ayant chacune leur propre intérêt à s'associer, quand bien même l'association est asymétrique : le patron étant celui qui commande et le client celui qui obéit. La fidélité démocratique lie moins des personnes que des actes de langage. De façon superficielle, on peut dire qu'au sein de l'assemblée, des orateurs en rivalité sont départagés par le vote, et que le vainqueur reçoit en récompense la fidélité de l'ensemble de l'assemblée au projet qu'il présentait, en échange de quoi il devra rendre des comptes de la réalisation de son projet et des bénéfices que la cité aura pu en tirer. Cette première façon de voir les choses a le mérite d'être encore compréhensible à la lumière du clientélisme, même si les éléments en jeu ici et là sont organisés de façon différente. Le fait pourtant que tout ne se passe, dans les cités démocratiques, qu'à l'assemblée, tend à indiquer que la fidélité en jeu est avant tout une affaire de parole. Cela est confirmé par le fait que c'est très rarement l'orateur qui dirige la mise en œuvre du projet, dont il a été le promoteur, et qui est appelé à rendre les comptes de l'entreprise dans une assemblée ultérieure.
En réalité, l'assemblée démocratique est un monde clos de jeux de langage :
  • ce n'est pas une personne (l'orateur) qui persuade, mais sa parole ;
  • la parole de l'orateur se cultive comme un art de faire, l'enseignement oratoire a explosé en Grèce avec la généralisation des assemblées, et d'autre part les logographes rédigent des discours-type pour en faire commerce : c'est la parole qui compte, et l'orateur ne vaut que pour sa capacité à bien prononcer la parole qui doit être dite, quitte à ne pas l'avoir inventée lui-même ;
  • la rivalité oratoire concerne bien sûr la façon de s'exprimer, mais aussi le contenu : les sophismes sont des armes subtiles qui peuvent se retourner contre celui qui les emploie, quand l'adversaire parvient à les démonter ; les projets sur quoi portent les prises de paroles sont décrits de façon à résister aux critiques, l'orateur concentre l'attention du public sur l'argumentation en la faveur de celui qu'il défend et sur les louanges promises à la cité dans le cas où l'assemblée déciderait de le mettre en œuvre ;
  • la victoire d'un discours sur ses rivaux est sanctionnée par un vote, acte de langage particulier qui exprime la fidélité du public aux discours prononcés ; le public y est en fait réduit à une capacité individuelle de juger entre des discours concurrents, capacité mise en action à l'occasion de la confrontation de discours et s'accomplissant dans le vote ;
  • le discours qui l'a emporté en suffrages devient la feuille de route de la cité, et en premier lieu de ses magistrats ; l'action qui s'ensuit disparaît dans la réalité non verbale avant de réapparaître au moment de la remise des comptes ;
  • la promesse relative à la réalisation du projet n'est pas une promesse de gain de pouvoir ou d'enrichissement par rapport aux cités concurrentes, mais une promesse de louanges de la part de « la Grèce entière » ; la réalisation de la promesse n'est pas laissée à l'appréciation de chacun, elle fait l'objet d'un débat en assemblée, où entrent en conflit éloges et blâmes, de sort qu'in fine le service est jugé rendu quand l'éloge a été préférée au blâme.

LA FIDÉLITÉ MISE À L'ÉPREUVE : INTERPRÉTATION INDO-EUROPÉENNE DE L'ESCLAVAGE

C'est la structure de la fidélité qui a permis aux peuples indo-européens de comprendre et de s'approprier l'une des pratiques commerciales les plus originales des civilisations sémitiques.
La guerre rituelle pratiquée en Mésopotamie entre principautés a la particularité de se conclure d'un côté par la reconnaissance de la souveraineté du vainqueur et le versement d'un tribut, de l'autre par la prise de l'armée ennemie et son intégration à la principauté victorieuse sous le statut de captifs placés au service du roi ou d'autres particuliers ; ce statut inclut le droit à être racheté par sa communauté d'origine, si celle-ci en fait la demande expresse par l'intermédiaire d'un « commerçant », terme qui semble désigner un agent de la principauté vaincue, doté d'équivalent monétaire par les familles des captifs, et chargé de payer leur libération ; ce droit à être racheté implique d'autres droits visant à préserver l'intégrité de la personne du captif (cf. pour plus de détails le code de Hammurabi, vers -1850). Cette très ancienne pratique semble avoir eu pour conséquence une certaine habitude, au moins dans les cercles royaux, de disposer d'esclaves, suite aux campagnes militaires lointaines, au retour desquelles une majorité de captifs n'avaient guère de chance d'être rachetés.
C'est sans doute sur cette base que s'est développée la piraterie phénicienne, les Phéniciens jouant d'abord le rôle de transporteurs maritimes pour les émissaires égyptiens ou mésopotamiens chargés de délivrer les captifs durant les conflits entre les deux grandes puissances, puis celui d'intermédiaire diplomatique se chargeant du rachat et du transit des captifs, puis celui de fournisseur de captifs enlevés dans les marges de la civilisation (îles et pourtours de la mer Égée) et dont le rachat est exclu.
Certains peuples indo-européens, Hittites et Perses, ont adopté ces pratiques, sans les interpréter outre mesure, parce qu'elles se trouvaient déjà là.
Les Grecs, victimes de la piraterie phénicienne, et coupés du modèle politique sémitique à cause du renouvellement brusque de leur population (« invasions éoliennes, ioniennes, doriennes »), ont de leur côté été obligés de fournir un effort d'interprétation. Cet effort se mesure à la distance qu'il y a entre la piraterie phénicienne et une pratique germanique singulière relevée par Tacite impliquant la fidélité, qui fut sûrement partagée par les nouvelles populations grecques, et à partir de laquelle celles-ci purent donner sens à la piraterie (et donc la pratiquer à leur tour).

Il existe chez les Germains de l'époque de Tacite une pratique consistant pour un homme à se dépourvoir volontairement de sa liberté au profit d'un autre homme, et pour celui-ci à rendre aussi vite que possible le captif à ses proches. Cette pratique, si elle ressemble structurellement à la captivité guerrière sémitique (privation de liberté puis rachat), n'a pas du tout le même sens.
La pratique germanique a pour source la rivalité ludique de la « maison des hommes ». Les jeux y font en général intervenir adresse et hasard ; certains jeux, comme les dés, sont censés relever du hasard pur ; le hasard, par définition, ne dépend que des dieux, et, dans le cas des dés, les lois statistiques manifestent l'impartialité des dieux (un grand nombre de lancers tend à égaliser les résultats possibles). On distingue ainsi les parties de bon augure, où chacun a autant perdu que gagné, ce qui prouve que le groupe est en faveur auprès des dieux, et les parties de mauvaise augure, où le balancier tarde au point que l'un des joueurs se trouve acculé à la mise de ses ultimes richesses personnelles ; lorsque c'est le cas, lorsqu'un joueur a tout perdu face à un autre joueur, il doit miser sa liberté de se diriger lui-même, car alors, s'il perd à nouveau, il n'est plus considéré comme une personne, ce qui évacue la malédiction divine sur l'ensemble du groupe des joueurs, cette évacuation laissant néanmoins une trace, une souillure qui touche le vainqueur, tenu de garder auprès de lui le vaincu, couple qui manifeste la démesure et la punition potentielles du groupe, le vainqueur ayant trop gagné et le vaincu trop perdu. La souillure est alors évacuée par le rachat du vaincu par sa famille ou ses amis auprès du vainqueur, rachat au montant qui aurait dû être honoré par le vaincu si sa richesse personnelle avait été plus grande et pour que le jeu puisse continuer « normalement », rachat qui réhabilite du même coup le vainqueur, qui de tyran latent, dirigeant des êtres dépersonnalisés (pour les Germains, on ne peut légitimement diriger que des hommes libres) devient simplement un homme favorisé par le sort.
Cette pratique s'inscrit dans le cadre structurel de la fidélité : elle la met à l'épreuve pour la restaurer in extremis. En effet la fidélité n'est plus fidélité, lorsque la délégation de la capacité à diriger est totale, lorsqu'elle s'étend à la capacité à se diriger soi-même, quand bien même elle serait volontaire ou conforme à l'honneur, car alors il y a dépersonnalisation, autant dire émasculation, et il n'y a plus de réciprocité possible (délégation contre service rendu), car seule une personne en tant que telle peut attendre quelque chose de son patron. Cette situation critique qui met en question la fidélité se résout finalement par l'intervention d'un tiers appartenant à l'entourage du vaincu.
La compréhension de l'esclavage par les Indo-européens passe par le fil rouge de cette pratique de rachat par un tiers de celui qui a trop donné lors d'une joute collective.

L'Odyssée témoigne d'une évolution dans la gestion des problèmes que peut poser la fidélité : le rachat par un tiers n'est plus lié à une délégation totale de directivité, mais à un refus de délégation partielle. Dans un épisode bien connu, les prétendants menacent les clients de la maison d'Ulysse de les saisir pour les vendre, non pas ici à leurs proches, mais à des étrangers, car ne leur étant pas fidèles, ils ne peuvent leur apporter mieux que de l'argent.

Ce qui reste une menace chez Homère devient bien réel avec la montée en puissance des cités. Les cités tendent en effet à se constituer en États indépendants les uns des autres, et la fidélité devient le ferment de l'union civique (autour de divinités souveraines). Les territoires qui n'appartiennent pas en propre à la cité ou qui n'appartiennent pas à des cités alliées sont considérés comme des territoires ennemis. La confrontation entre cités ennemies, alimentée par le besoin de disposer d'un espace vital suffisant, se traduit par des razzias, y compris humaines.
Cette pratique pose un double problème : comment intégrer les citoyens vaincus restés fidèles à leur cité et comment gérer la souillure inhérente à la destruction d'une société toute entière ? La solution consiste ici à dépersonnaliser les vaincus, en les déportant et en les séparant les uns des autres, puis à les vendre, non pas à leurs proches (captifs eux aussi), mais aux citoyens et aux établissements publics (comme les mines) de la cité victorieuse, qui ont le devoir de les racheter. On mesure la distance qu'il y a avec les pratiques sémitiques : en Grèce, ce sont les vainqueurs qui s'achètent les vaincus, alors qu'en Mésopotamie (comme chez les Germains), ce sont les vaincus qui s'achètent aux vainqueurs. Qu'il s'agisse des Germains ou des Grecs, l'achat libère et le vainqueur et le vaincu : l'esclave grec possède un statut qui le soustrait à sa dépersonnalisation, il est membre à part entière de la cité, même s'il y occupe la place la moins honorable. Il peut désormais jouir notamment d'un pécule, esquisse de reconquête personnelle, puis surtout être libéré et accéder à un statut d'hôte, voire in fine devenir citoyen. Malgré sa dépersonnalisation, l'esclave conserve une valeur, liée à sa capacité à intégrer une nouvelle société. C'est cette valeur conservée qui va déterminer le prix à payer lors de son rachat.
Le cas des femmes est à signaler. Exclues des relations de fidélité qui sont au fondement de la vie politique citoyenne, on ne les suppose fidèles à leur cité que lorsque celle-ci a été vaincue et qu'il s'agit de les vendre.

La consolidation des États grecs centrés sur une cité a eu pour conséquence la dépendance de l'économie domestique à l'égard des esclaves, d'où la création de marchés dédiés, la pratique d'un commerce d'esclaves à longue portée. Les Grecs rejoignaient ainsi les Phéniciens, mais par un tout autre chemin.

LA FIDÉLITÉ ET L'ÉCONOMIE MARCHANDE

L'activité commerciale grecque est à l'origine de l'économie au sens moderne du terme. Elle s'est établie, dans le monde indo-européen, sur fond d'esclavage, interprété comme processus de revalorisation de celui qui a perdu toute valeur dans la ruine de sa cité. Son lieu propre, là où elle trouve sa marchandise, est un non-lieu, celui de la démesure du vainqueur et de la dépersonnalisation du vaincu, non-lieu temporaire, hautement risqué sur le plan religieux. Mais c'est de ce non-lieu que peut se créer de la valeur économique, et c'est cela qui anime le cœur du champ économique, au prix d'un contact assumé avec la souillure et d'une défaillance du langage pour le nommer. Le commerce n'avait auparavant aucun lieu propre. Il était toujours associé à des pratiques sociales plus larges (alliances notamment).
En faisant de la création de valeur son principe directeur, le commerce pouvait amorcer la constitution d'un champ économique autonome.

L'expansion du champ économique sur cette base n'a pu se réaliser qu'à partir du commerce lointain des biens de luxe, des valeurs étrangères, ces biens seuls pouvant soutenir la comparaison avec des hommes. Il s'est ensuite étendu aux biens qui permettent au marchand de réaliser une forte plus-value du fait de la séparation des territoires de production et des territoires de consommation. Dans ce passage d'un territoire à un autre, il y a une perte du sens social originel de l'objet, charge aux acheteurs de lui redonner ensuite un sens, c'est-à-dire une valeur.
Les opérations financières, modifiant le principe de création de valeur propre au commerce lointain, ont forgé celui de génération de valeur, où la valeur ne se crée pas à partir de rien, mais multiplie une valeur préexistante (« l'argent fait des petits »).
Dépositaire de ces deux principes, le champ économique se trouvait doté d'un cœur stable et pouvait songer à son expansion.

La notion de créance, économique à l'époque moderne, sociale dans l'Antiquité et magique chez les Indo-européens de l'époque pré-historique, dérive de celle de fidélité. À l'origine, elle est donc liée à un échange en deux temps entre un homme et un dieu. Le premier temps est celui du placement du *kred-, unité individuelle de force que fournit un homme à un dieu de façon à augmenter ses chances de vaincre dans ses combats célestes. Le second temps est celui de l'assistance du dieu à l'homme qui a placé en lui son *kred-, tout comme dans la fidélité est attendue du chef un retour. Le créancier apparaît ainsi à l'origine comme le fidèle d'un dieu. Mais lorsque le champ économique s'empare de la notion de créance, l'accent est mis sur la dette qu'elle implique, sur l'obligation qui résulte du crédit, obligation juridique placée dans l'ombre du châtiment. L'économie marque en cela sa différence avec la religion, puisqu'il est inconcevable qu'un dieu soit l'obligé d'un homme.